Le Dossier n° 113/Chapitre 12

E. Dentu (p. 196-221).


XII

LE DRAME


À deux lieues de Tarascon, sur la rive gauche du Rhône, non loin des merveilleux jardins de MM.  Audibert, on aperçoit, noirci par le temps, négligé, délabré, mais solide encore, le château de Clameran.

Là, vivaient, en 1841, le vieux marquis de Clameran et ses deux fils, Gaston et Louis.

C’était un personnage au moins singulier, ce vieux marquis. Il était de cette race, aujourd’hui presque disparue, d’entêtés gentilshommes dont la montre s’est arrêtée en 1789 et qui ont l’heure d’un autre siècle.

Attaché à ses illusions plus qu’à sa vie même, le vieux marquis s’obstinait à considérer les événements survenus depuis 89 comme une série de déplorables plaisanteries, tentatives ridicules d’une poignée de bourgeois factieux.

Émigré des premiers à la suite du comte d’Artois, il n’était rentré en France qu’en 1815, à la suite des alliés.

Il eût dû bénir le ciel de retrouver une partie des immenses domaines de sa famille, faible, il est vrai, mais très-suffisante pour le faire vivre honorablement ; il ne pensait pas, disait-il, devoir au bon Dieu de la reconnaissance pour si peu.

Tout d’abord, il s’était fort remué pour obtenir quelque charge à la cour. À la longue, voyant ses démarches vaines, il avait pris le parti de se retirer en son château, plaignant et maudissant tout ensemble son roi qu’il adorait, et qu’au fond du cœur il traitait de jacobin.

De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large et facile des gentilshommes campagnards.

Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensait tous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac, prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraie Restauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous ses domaines.

À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune, Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie de plaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu ; l’aîné, Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque, travaillant, lisant, recevant en cachette certains journaux, dont le titre seul eût paru à son père un pendable blasphème.

En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieux marquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvant mieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré des bourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleries parfois spirituelles.

Les heures ne lui semblaient guère lourdes que l’été, par les chaleurs terribles de la vallée du Rhône, ou quand le mistral soufflait par trop fort.

Cependant, même en ce cas, il avait sous la main un moyen de distraction infaillible, toujours neuf bien que toujours le même, toujours vif, toujours piquant.

Il disait du mal de sa voisine, la comtesse de La Verberie.

La comtesse de La Verberie, la « bête noire » du marquis, comme il le disait peu galamment, était une grande et sèche femme, anguleuse de structure et de caractère, hautaine, méprisante, glaciale avec ceux qu’elle jugeait ses égaux et dure pour le petit monde.

À l’exemple de son noble voisin, elle avait émigré avec son mari, tué depuis à Lutzen, non dans les rangs français, malheureusement pour sa mémoire.

En 1815 également, la comtesse était rentrée en France.

Mais, pendant que le marquis de Clameran recouvrait une aisance relative, elle ne put, elle, obtenir de ses protecteurs et de la munificence royale que le petit domaine et le château de La Verberie, et sur le milliard d’indemnité 2,500 francs de rente, dont elle vivait.

Il est vrai que le château de La Verberie eût suffi à bien des ambitions.

Plus modeste que le manoir de Clameran le joli castel de La Verberie a de moins fières apparences et de moins hautes prétentions.

Mais il est de dimensions raisonnables, commode, bien aménagé, discret, et facile pour le service comme la petite maison d’un grand seigneur.

C’est d’ailleurs au milieu d’un vaste parc qu’il ouvre au soleil levant ses fenêtres sculptées.

Une merveille pour le pays, que ce parc, qui s’étend de la route de Beaucaire jusqu’au bord du fleuve ; une merveille, avec ses grands arbres, ses charmilles, ses bosquets, sa prairie et son clair ruisseau qui la traverse d’un bout à l’autre.

Là vivait, toujours se plaignant et maudissant la vie, la comtesse de La Verberie.

Elle n’avait qu’une fille unique, alors âgée de dix-huit, ans, nommée Valentine, blonde, blanche, frêle, avec de grands yeux tremblants, belle à faire tressaillir dans leur niche les saints de pierre de la chapelle du village où elle allait tous les matins entendre la messe.

Même, le renom de sa beauté, porté sur les eaux rapides du Rhône, s’était étendu au loin.

Souvent les mariniers, souvent les robustes haleurs qui poussent leurs puissants chevaux moitié dans l’eau, moitié sur le chemin de halage, avaient aperçu Valentine, assise, un livre à la main, à l’ombre des grands arbres, au bord de l’eau.

De loin, avec sa robe blanche, avec ses beaux cheveux demi-flottants, elle semblait à l’imagination de ces rudes et braves gens comme une apparition mystérieuse et de bon augure. Et souvent, entre Arles et Valence il avait été parlé de la jolie petite fée de La Verberie.

Si M.  de Clameran détestait la comtesse, Mme  de La Verberie exécrait le marquis. S’il l’avait surnommée la Sorcière, elle ne l’appelait jamais que le vieil étourneau.

Et cependant, ils étaient nés pour se comprendre, ayant sur le fond même des faits une opinion pareille, avec des façons différentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dans d’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendre ni se fâcher jamais.

Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digérait bien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissait de rage et verdissait de jalousie.

Peu importe ! Ils eussent passé ensemble des délicieuses soirées. Car enfin, ils étaient voisins, très-proches voisins.

De Clameran, on voyait très-bien le lévrier noir de Valentine courir dans les allées du parc de La Verberie ; et de La Verberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de la salle à manger de Clameran.

Même, à propos de cette illumination quotidienne, la comtesse, quotidiennement et à la même heure, disait, et de quel ton !

— Ah ! voici leurs orgies qui commencent.

Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône, un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flots rapides.

Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plus profonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.

D’où venait cette haine ?

La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de le dire avec quelque exactitude.

On racontait que sous le règne de Henri IV ou de Louis XIII, un La Verberie avait séduit et mis à mal une Clameran.

La séduction avait amené un duel ; il y avait eu des épées au soleil et du sang sur le pré.

Voilà tout ; et encore les faits n’avaient-ils pas été bien éclaircis à l’époque.

Mais sur ce canevas, à peu près historique, la légende avait jeté ses broderies capricieuses, et ce simple récit, transmis de génération en génération, passant de bouche en bouche, était devenu une histoire tragique, lugubre, pleine de sang, de perfidies et d’horreur.

C’est pourquoi il advint ce qui devait advenir, ce qui arrive toujours dans la vie réelle et souvent dans les romans, qui, après tout, si exagérés qu’ils soient, gardent toujours un reflet de la vérité qui les a inspirés.

Il arriva que Gaston ayant vu Valentine à une fête, la trouva belle et l’aima.

Il advint que Valentine remarqua Gaston et ne put, désormais, se défendre de penser à lui.

Mais tant d’obstacles les séparaient !… Chacun d’eux, pendant près d’une année, garda religieusement son secret, enfoui comme un trésor, au plus profond de son cœur.

Et cette année, toute de rêveries dangereuses et charmantes, devait décider de leur avenir. Aux douceurs de l’impression première, un sentiment plus tendre succéda, puis l’amour vint, chacun d’eux parant l’autre de qualités surhumaines et d’idéales perfections.

C’est que la passion forte et sincère ne peut s’épanouir que dans la solitude, l’air des villes lui est mortel, pareille à ces robustes fleurs des savanes qui, transplantées dans nos serres, perdent leur éclat et leur parfum.

Gaston et Valentine, après ne s’être vus qu’une fois, étaient déjà tout l’un pour l’autre, quand la fatalité qui avait présidé à leur première rencontre les rapprocha de nouveau.

Ils se trouvèrent passer une journée entière chez la vieille duchesse d’Arlange, venue dans le pays pour vendre ce qu’elle y avait encore de propriétés.

Cette fois, ils se parlèrent, et comme de vieux amis, surpris de trouver en eux un écho des mêmes pensées.

Puis de nouveau, ils furent séparés des mois. Mais déjà, sans s’être entendus, ils se trouvaient, à de certaines heures, au bord du Rhône, et, d’un côté à l’autre du fleuve, ils s’apercevaient.

Enfin, un soir du mois de mai, comme Mme de La Verberie était à Beaucaire, Gaston osa pénétrer dans le parc et se présenter à Valentine.

Elle fut à peine surprise et ne fut pas indignée. L’innocence véritable n’a pas les façons et les pudeurs effarouchées dont s’affuble l’innocence de convention. Valentine n’eut même pas d’idée d’ordonner à Gaston de se retirer.

Longtemps, elle appuyée sur son bras, ils marchèrent à petits pas, le long de la grande avenue.

Ils ne se dirent pas qu’ils s’aimaient, ils le savaient ; ils se dirent, les larmes aux yeux, qu’ils s’aimaient sans espoir.

Ils reconnaissaient que jamais ils ne triompheraient des haines absurdes de leurs familles ; ils s’avouaient que toute tentative serait une folie. Ils se jurèrent de ne s’oublier de leur vie, et se promirent de ne se revoir jamais, non, plus jamais… qu’une seule fois encore.

Hélas ! Valentine était plus excusable que bien d’autres. Âme timide et aimante, toujours les expansions de sa tendresse avaient été comprimées, glacées, par les duretés de la comtesse. Jamais entre Mme  de La Verberie et Valentine, il n’y avait eu une de ces causeries intimes pendant lesquelles une bonne mère lit dans le cœur de sa fille comme en un livre ouvert.

De sa fille, Mme  de La Verberie ne voyait que la beauté. Elle se disait alors :

— L’hiver prochain, j’emprunte, je conduis cette petite à Paris, dans le monde, et je serai bien malheureuse s’il ne se trouve pas quelque riche et amoureux prétendant, prêt à l’épouser pour ses beaux yeux et à me tirer, moi, de ma nauséabonde médiocrité.

Elle appelait cela aimer sa fille !…

Aussi le second rendez-vous ne fut pas le dernier.

Et pourtant, que d’obstacles à ces entrevues ! Gaston ne voulait se confier à aucun batelier, et, pour trouver un pont, il fallait faire plus d’une lieue.

C’est alors qu’il pensa que, franchir le fleuve à la nage serait bien plus court ; mais il était médiocre nageur, et traverser le fleuve à cet endroit est considéré par les plus habiles comme une grande témérité.

Peu importe ! il s’exerça en secret, et un soir, Valentine, épouvantée, le vit sortir de l’eau presqu’à ses pieds.

Elle lui fit jurer de ne plus renouveler cet exploit. Il jura, et recommença le lendemain et jours suivants.

Seulement, comme Valentine croyait toujours le voir entraîné par le courant furieux, ils convinrent d’un signal qui devait abréger ses angoisses.

Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’une des fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, il était aux genoux de son amie.

Quels étaient alors les projets et les espérances de Gaston et de Valentine ? Hélas ! ils ne projetaient, ils n’espéraient rien.

Les yeux fermés, sans réflexions, presque sans craintes, ils s’abandonnaient au dangereux bonheur de se voir tous les jours. Sans souci du coup de foudre qui devait les réveiller, ils s’endormaient dans leur félicité présente.

Toute passion sincère n’est-elle pas ainsi ? La passion subsiste par soi et de soi, enflammée par les choses mêmes qui sembleraient devoir l’éteindre : l’absence, les obstacles. Elle est assez exclusive pour ne s’inquiéter de rien, ni de l’avenir, ni des circonstances ; hors la satisfaction actuelle, elle ne voit rien.

D’ailleurs, Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret de leurs amours.

Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieuses précautions ! Ils se surveillaient si attentivement ! Ils étaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvre de dissimulation et de prudence !

Toujours Valentine avait choisi l’heure où elle était certaine que sa mère ne s’inquiéterait pas d’elle.

Jamais Gaston ne s’était ouvert à personne, pas même à son frère Louis.

Ils s’étaient interdit de prononcer leur nom tout haut. Ils se refusaient une minute, un dernier baiser, quand ils pressentaient quelque danger.

Pauvres amoureux naïfs !… Comme si on pouvait dissimuler quelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à la curiosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs, incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’un cancan inoffensif ou mortel.

Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà il avait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leurs amours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries des veillées.

Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barque glissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient :

— C’est quelque pêcheur attardé qui rentre.

Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés des curieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient, en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers, leur honteuse expédition.

C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connut enfin la funeste vérité.

De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait : on le voyait à la couleur des eaux ; on craignait une inondation.

Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux, c’eût été tenter Dieu.

Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant y passer le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve, jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.

Par une fatalité inouïe, lui qui toujours lorsqu’il venait à Tarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de la place de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel des Trois-Empereurs.

Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, où ils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champ de foire.

La salle, assez petite, de cet établissement, était, lorsqu’ils y entrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étant libre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et se mirent à jouer au billard.

Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention de Gaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaient d’une table du fond.

De ce moment, préoccupé de ces rires, qui, bien évidemment, avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes tout de travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, tout surpris, lui dit :

— Qu’as-tu donc ? tu n’es plus au jeu, tu manques des carambolages tout faits.

— Je n’ai rien.

La partie continua une minute encore, mais tout à coup Gaston devint plus blanc que sa chemise, lança violemment sa queue sur le billard et s’élança vers la table du fond.

Ils étaient là cinq jeunes gens qui jouaient aux dominos en vidant un bol de vin chaud.

C’est à celui qui paraissait l’aîné, un beau garçon de vingt-six ans, aux grands yeux brillants, à la moustache noire fièrement retroussée, nommé Jules Lazet, que Gaston de Clameran s’adressa.

— Répétez donc, lui dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, osez donc répéter ce que vous venez de dire !

— Qui donc m’en empêcherait ? répondit Lazet, du ton le plus calme. J’ai dit et je répète que les filles nobles ne valent pas mieux que les artisanes, et que ce n’est pas la particule qui fait la vertu.

— Vous avez prononcé un nom.

Lazet se leva comme s’il eût prévu que sa réponse exaspérerait le jeune Clameran, et que, des paroles, on en viendrait aux voies de fait.

— J’ai, dit-il, avec le plus insolent sourire, j’ai prononcé le nom de la jolie petite fée de La Verberie.

Tous les consommateurs du café et même deux commis voyageurs qui dînaient à une table près du billard, s’étaient levés et entouraient les deux interlocuteurs.

Aux regards provoquants qu’on lui lançait, aux murmures — aux huées plutôt — qui l’avaient accueilli quand il avait marché sur Lazet, Gaston devait comprendre, et il comprenait, qu’il était entouré d’ennemis.

Les méchancetés gratuites, les continuelles railleries du vieux marquis, portaient leurs fruits. La rancune fermente vite et terriblement dans les cœurs et dans les têtes de la Provence.

Mais Gaston de Clameran n’était pas homme à reculer d’une semelle, eût-il eu cent, eût-il eu mille ennemis au lieu de quinze ou vingt.

— Il n’y a qu’un lâche, reprit-il d’une voix vibrante et que le silence rendait presque solennelle, il n’y a qu’un misérable lâche pour avoir l’infamie et la bassesse d’insulter, de calomnier une jeune fille dont la mère est veuve et qui n’a ni père ni frère pour défendre son honneur.

— Si elle n’a ni père, ni frère, ricana Lazet, elle a ses amants, et cela suffit.

Ces mots affreux : « ses amants… » portèrent à leur comble la fureur à grand’peine maîtrisée de Gaston, il leva le bras, et sa main retomba, avec un bruit mat, sur la joue de Lazet.

Il n’y eut qu’un cri, dans le café, un cri de terreur. Tout le monde connaissait la violence du caractère de Lazet, sa force herculéenne, son aveugle courage.

D’un bond, il franchit la table qui le séparait de Gaston, et tombant sur lui, il le saisit à la gorge.

Ce fut un moment d’affreuse confusion. L’ami de Clameran voulut venir à son secours, il fut entouré, renversé à coups de queues de billards, foulé aux pieds et poussé sous une table.

Également vigoureux, jeunes et adroits l’un et l’autre, Gaston et Lazet luttaient sans qu’aucun d’eux obtint d’avantage marqué.

Lazet, brave garçon, aussi loyal que courageux, ne voulait pas d’intervention. Les témoignages sur ce point sont unanimes. Il ne cessait de crier à ses amis :

— Retirez-vous, écartez-vous, laissez-moi faire seul !

Mais les autres étaient bien trop animés déjà pour rester simples spectateurs du combat.

— Une couverture ! cria l’un d’eux, vite une couverture pour faire sauter le marquis !

En même temps, cinq ou six jeunes gens se ruant sur Gaston le séparaient de Lazet, et le repoussaient jusqu’au billard. Les uns cherchaient à le terrasser, les autres, avec une courroie, s’efforçaient de paralyser les mouvements de ses jambes.

Lui se défendait avec l’énergie du désespoir, puisant dans le sentiment de son bon droit une force dont jamais on ne l’aurait cru capable. Et tout en se défendant furieusement, il accablait d’injures ses adversaires, les traitant de lâches, de misérables bandits, qui se mettaient douze contre un homme de cœur.

Il tournait autour du billard, cherchant à gagner la porte, la gagnant peu à peu, quand une clameur de joie emplit la salle :

— Voici la couverture ! criait-on.

— Dans la couverture, l’amant de la petite fée !…

Ces cris, Gaston les devina, plutôt qu’il ne les entendit. Il se vit vaincu, aux mains de ces forcenés, subissant le plus ignoble des outrages.

D’un mouvement terrible de côté, il fit lâcher prise aux trois assaillants qui le tenaient ; un formidable coup de poing le débarrassa d’un quatrième.

Il avait les bras libres ; mais tous les ennemis revenaient à la charge.

Alors il perdit la tête. À côté de lui, sur la table où avaient dîné les commis voyageurs, il saisit un couteau, et par deux fois il l’enfonça dans la poitrine du premier qui se précipita sur lui..

Ce malheureux était Jules Lazet. Il tomba.

Il y eut une seconde de stupeur. Quatre ou cinq des assaillants se précipitèrent sur Lazet pour lui porter secours. La maîtresse du café poussait des cris horribles. Quelques-uns des plus jeunes sortirent en criant : « À l’assassin ! »

Mais tous les autres, encore dix au moins, se ruèrent sur Gaston, avec des cris de mort.

Il se sentait perdu, ses ennemis se faisaient arme de tout, il avait reçu trois ou quatre blessures, quand une résolution désespérée lui vint. Il monta sur le billard et, prenant un formidable élan, il se lança dans la devanture du café. Elle était solide, cette devanture, pourtant il la brisa ; les éclats de verre et de bois le meurtrirent et le déchirèrent en vingt endroits, mais il passa.

Gaston de Clameran était dehors, mais il n’était pas sauvé.

Surpris d’abord et presque déconcertés de son audace, ses adversaires, vite remis de leur stupeur, s’étaient jetés sur ses traces.

Lui, courait à travers le champ de foire, ne sachant quelle direction prendre.

Le temps était mauvais, le sol était détrempé, de gros nuages noirs couraient au ciel, poussés par le vent d’ouest, mais la nuit était claire.

Tout en courant d’arbre en arbre, faisant des crochets, à tout moment sur le point d’être saisi et entouré, Gaston se demandait quel parti prendre.

Enfin, il se décida à gagner Clameran, s’il le pouvait.

Il cessa donc ses feintes, et avec une incroyable rapidité, il traversa diagonalement le champ de foire, se dirigeant vers la levée, la levade, comme on dit dans le pays, qui met la vallée de Tarascon à l’abri des inondations.

Malheureusement, en arrivant à cette levée, plantée d’arbres magnifiques, une des plus délicieuses promenades de la Provence, Gaston oublia que l’entrée en est fermée par une de ces barrières à trois montants qu’on place devant les endroits réservés aux seuls piétons.

Lancé à toute vitesse, il alla se heurter contre, et fut renversé en arrière, non sans se faire un mal affreux à la hanche.

Il se releva promptement, mais les autres étaient sur lui.

Cette fois, il n’avait pas de merci à attendre. Les furieux qui le poursuivaient poussaient ce cri sinistre qui, plus d’une fois, aux mauvais jours, a épouvanté les échos de la vallée : Au Rhône ! au Rhône, le marquis !

Sa raison l’avait abandonné, il ne savait plus ce qu’il faisait. Un éclat de bouteille lui avait fendu le front, et le sang qui coulait en abondance de cette blessure, tombant dans ses yeux, l’aveuglait.

Il fallait se dégager ou mourir.

Le malheureux ! Il avait gardé à la main son couteau sanglant, il frappa ; un homme encore tomba en poussant un gémissement terrible.

Ce second coup lui donna un moment de répit, fugitif comme l’éclair, mais qui lui permit de tourner la barrière et de s’élancer sur la levée.

Deux des poursuivants s’étaient agenouillés près du blessé, cinq reprirent la chasse avec une ardeur plus endiablée.

Mais Gaston était leste, mais l’horreur de la situation triplait son énergie ; échauffé par la lutte, il ne sentait aucune de ses blessures, il allait, les coudes au corps, ménageant son haleine, rapide comme un cheval de course.

Bientôt il distança ceux qui le poursuivaient : le souffle de leur respiration haletante s’éloignait, le bruit de leurs pas arrivait moins distinct ; enfin, on n’entendit plus rien.

Cependant Gaston courut pendant plus d’un quart de lieue encore, il avait pris les champs, franchissant les haies, sautant les fossés, et c’est lorsqu’il fut bien convaincu que le rejoindre était impossible, qu’il se laissa tomber au pied d’un arbre.

Toute cette scène terrible s’était passée avec une rapidité inconcevable. Entre le moment où Gaston était entré au petit café avec son ami et l’instant actuel, il ne s’était pas écoulé plus de quarante minutes.

Mais que d’événements en ce peu de temps ! Cette soirée seule allait peser dans sa vie plus que les vingt-cinq années de son existence.

Entré dans cet établissement maudit, la tête haute, le cœur joyeux, heureux de vivre, assuré de l’avenir, il en ressortait perdu… car il avait tué.

Il avait tué, et il tenait encore d’une main convulsive l’instrument du meurtre ; il le jeta au loin avec horreur.

Et il s’efforçait de se rendre compte des circonstances, comme s’il importait à qui gît brisé au fond de l’abîme de savoir quelle pierre roulant sous son pied l’a précipité.

Si encore il eût été perdu seul !… Mais non ; Valentine aussi était perdue : c’en était fait de sa réputation de jeune fille. Et c’était lui qui, faute de savoir se maîtriser, avait mis en lambeaux cet honneur à lui confié, et auquel il tenait plus qu’au sien même.

Cependant, il ne pouvait rester étendu là. Nul doute que la force armée ne fût prévenue. On le cherchait déjà. On était sur ses traces. On allait à tout hasard venir au château de Clameran, et avant de s’éloigner, peut-être pour toujours, il voulait voir son père, il voulait, une fois encore, serrer Valentine entre ses bras.

Il se leva, mais non sans peine, car la réaction était venue, et ses nerfs et ses muscles, bandés outre mesure, se détendaient ; la sueur du combat et de la course se glaçait sur son corps agité de frissons. Il avait mal partout, mais au côté surtout, et à l’une des épaules. La blessure de son front ne saignait plus guère, seulement le sang s’était figé autour des paupières, et c’est à peine s’il pouvait ouvrir, les yeux.

Quand, après une route affreusement pénible, il sonna à la grille du château, il était plus de dix heures.

À sa vue, le vieux valet qui était venu lui ouvrir, recula terrifié.

Grands dieux ! monsieur le comte, que vous est-il arrivé ?

— Silence ! fit Gaston, de cette voix rauque et brève que donne la conscience d’un danger imminent, silence ! Où est mon père ?

— M. le marquis est dans sa chambre avec M. Louis ; M. le marquis a été pris de sa goutte, ce tantôt, il ne peut bouger ; mais vous, monsieur…

Gaston ne l’entendait plus. Il avait gravi rapidement le grand escalier, et entrait dans la chambre où son père et son frère jouaient au tric-trac.

Son aspect impressionna le vieux marquis à ce point qu’il lâcha le cornet qu’il tenait.

Et, certes, cette impression s’expliquai. Le visage, les mains, les vêtements de Gaston étaient couverts de sang.

Qu’y a-t-il ? demanda le marquis.

— Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernière fois et vous demander les moyens de fuir, de passer à l’étranger.

— Vous voulez fuir ?

— Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant ; on me poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut être ici. J’ai tué deux hommes.

Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, il essaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.

— Où ? quand ? interrogea-t-il d’une voix affreusement altérée.

— À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaient quinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau !

— Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vous avait insulté, comte ?

— On insultait devant moi une noble jeune fille.

— Et vous avez châtié les drôles Jarnibleu ! vous avez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en sa présence des faquins manquer à une personne de qualité ! Mais de qui avez-vous pris la défense ?

— De Mlle Valentine de La Verberie.

— Oh ! fit le marquis, oh !… de la fille de cette vieille sorcière. Jarnitonnerre ! Ces La Verberie, que Dieu les écrase, nous ont toujours porté malheur.

Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de la race parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc :

— N’importe ! comte, vous avez fait votre devoir.

Cependant, chez les serviteurs du château, la curiosité devint bientôt plus forte que la crainte du maître, et Saint-Jean, le vieux valet de chambre du marquis, osa bien ouvrir la porte de la chambre, entrer et demander :

— Monsieur le marquis a sonné ?

— Non, maître drôle, non, répondit M. de Clameran, je n’ai pas sonné, et tu le sais bien. Mais puisque te voici, tant mieux. Vite, du linge ; vite des vêtements. Apporte ici tout ce qu’il faut pour changer et panser M. le comte. En un moment, l’ordre fut exécuté.

Gaston n’était pas aussi abîmé qu’il le croyait. À l’exception d’un coup de couteau, un peu au-dessous de l’épaule gauche, ses autres blessures étaient légères.

Après avoir reçu les soins que réclamait son état, Gaston se sentit un autre homme, prêt à braver de nouveaux périls ; une énergie nouvelle étincelait dans ses yeux.

D’un signe, le marquis fit retirer les domestiques :

— Et, maintenant, demanda-t-il à Gaston, vous croyez devoir passer à l’étranger ?

— Oui, mon père.

— Mon frère n’a pas à hésiter, insista Louis. S’il reste, on l’arrête, on le met en prison, on le traduit en cour d’assises, et… qui sait ?…

— On ne sait que trop, gronda le vieux marquis, il serait condamné. Voilà les bienfaits de l’immortelle Révolution, comme ils disent. Ah ! si nous étions au temps de ma jeunesse, nous prendrions nos armes, tous les trois, nous monterions à cheval, nous marcherions sur Tarascon, et alors… Tandis qu’aujourd’hui il faut fuir.

— Et il n’y a pas un instant à perdre, fit observer Louis.

— C’est vrai, répondit le marquis ; mais, pour fuir, pour passer à l’étranger, il faut de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner, là, sur-le-champ.

— Mon père !…

— Non, je n’en ai pas ! Ah ! vieux fou prodigue que je suis, vieil enfant imprévoyant !… Ai-je seulement cent louis ici !…

Sur ses indications, son second fils, Louis, ouvrit le secrétaire.

Le tiroir servant de caisse renfermait 920 fr. en or.

— Neuf cent vingt francs !… s’écria le marquis ; ce n’est pas assez. L’aîné de notre maison ne peut fuir avec cette misérable somme, il ne le peut…

Visiblement désespéré, le vieux marquis resta un moment abîmé dans ses réflexions. À la fin, prenant un parti, il ordonna à Louis de lui apporter une petite cassette de fer ciselé placée sur la tablette inférieure du secrétaire.

Le marquis de Clameran portait au cou, suspendue à un ruban noir, la clé de la cassette.

Il l’ouvrit, non sans une violente émotion, que remarquèrent ses enfants, et en tira lentement un collier, une croix, des bagues et divers autres bijoux.

Sa physionomie avait pris une expression solennelle.

— Gaston, mon fils bien-aimé, dit-il, votre vie, à cette heure, peut dépendre d’une récompense donnée à propos à qui vous aidera.

— Je suis jeune, mon père, j’ai du courage.

— Écoutez-moi. Ces bijoux que je tiens là sont ceux de la marquise votre mère, une sainte et noble femme, Gaston, qui du ciel veille sur nous. Ces bijoux ne m’ont jamais quitté. En mes jours de misère, pendant l’émigration, à Londres, quand je donnais pour vivre des leçons de clavecin, je les conservais pieusement.

Jamais l’idée de les vendre ne m’est venue, les engager même m’eût paru un sacrilége. Mais aujourd’hui… prenez ces parures, mon fils, vous les vendrez, elles valent une vingtaine de mille livres…

— Non, mon père, non !…

— Prenez, mon fils. Votre mère, si elle était encore de ce monde, vous dirait comme moi. J’ordonne. Il ne faut pas que le salut, que l’honneur de l’aîné de la maison de Clameran soit en danger faute d’un peu d’or.

Ému, les larmes aux yeux, Gaston s’était laissé glisser aux genoux du vieux marquis ; il lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres.

— Merci, mon père, murmura-t-il, merci !… Il est arrivé qu’en ma présomptueuse témérité de jeune homme, je me suis permis de vous juger, je ne vous connaissais pas, pardonnez-moi !… J’accepte, oui j’accepte ces bijoux portés par ma mère ; mais je les prends comme un dépôt confié à mon honneur, et dont quelque jour je vous rendrai compte…

L’attendrissement gagnait le marquis de Clameran et Gaston, ils oubliaient. Mais l’âme de Louis n’était pas de celles que touchent de tels spectacles.

— L’heure vole, interrompit-il, le temps presse.

— Il dit vrai ! s’écria le marquis, partez comte, partez, mon fils, Dieu protège l’aîné des Clameran !

Gaston s’était relevé lentement.

— Avant de vous quitter, mon père, commença-t-il, j’ai à remplir un devoir sacré. Je ne vous ai pas tout dit : Cette jeune fille, dont j’ai pris la défense ce soir, Valentine, je l’aime…

— Oh ! fit M. de Clameran stupéfait, oh ! oh !…

— Et je viens vous prier, mon père, vous conjurer à genoux, de demander pour moi à Mme  de La Verberie la main de sa fille, Valentine, je le sais, n’hésitera pas à partager mon exil, elle me rejoindra à l’étranger…

Gaston s’arrêta, effrayé de l’effet que produisaient ses paroles. Le vieux marquis était devenu rouge, ou plutôt violet, comme s’il eût été près d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.

— Mais c’est monstrueux, répétait-il, bégayant de colère, c’est de la folie !…

— Je l’aime, mon père ; je lui ai juré que je n’aurais pas d’autre femme qu’elle.

— Vous resterez garçon.

— Je l’épouserai ! s’écria Gaston qui s’animait peu à peu, je l’épouserai parce que j’ai juré et qu’il y va de notre honneur…

— Chansons !

Mlle  de La Verberie sera ma femme, vous dis-je, parce qu’il est trop tard pour reprendre ma parole, parce que même ne l’aimant plus je l’épouserais encore, parce qu’elle s’est donnée à moi, parce qu’enfin, entendez-vous, ce qu’on disait au café, ce soir, est vrai, Valentine est ma maîtresse.

L’aîné des Clameran avait compté sur l’impression de cet aveu, que lui arrachaient les circonstances ; il se trompait. Le marquis, si irrité, sembla soulagé d’un poids énorme. Une joie méchante étincela dans ses yeux.

— Ah ! ah ! fit-il, elle est votre maîtresse. Jarnibleu ! j’en suis charmé. Mes compliments, comte ; on la dit agréable, cette petite.

— Monsieur, interrompit Gaston presque menaçant, je l’aime, je vous l’ai dit, vous l’oubliez. J’ai juré.

— Ta ! ta ! ta ! s’écria le marquis, je trouve vos scrupules singuliers. Est-ce qu’un de ses aïeux, à elle, n’a pas détourné du bon chemin une de nos aïeules à nous ? Maintenant, nous sommes quittes. Ah ! elle est votre maîtresse…

— Sur la mémoire de ma mère et sur notre nom, je le jure, elle sera ma femme !

— Vraiment ! s’écria le marquis exaspéré, vous osez le prendre sur ce ton !… Jamais, entendez-vous bien ? jamais vous n’aurez mon consentement. Vous savez si l’honneur de notre maison m’est cher ? Eh bien, j’aimerais mieux vous voir pris, jugé, condamné, j’aimerais mieux vous savoir au bagne que le mari de cette péronelle.

Ce dernier mot transporta Gaston.

— Que votre volonté soit donc faite, mon père, dit-il ; je reste, on m’arrêtera, on fera de moi ce qu’on voudra, peu m’importe !… Je ne veux pas d’une vie sans espoir. Reprenez ces bijoux, ils me sont inutiles désormais.

Une scène terrible allait certainement éclater entre le père et le fils, quand la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas. Tous les domestiques du château se pressaient dans le couloir.

— Les gendarmes ! disaient-ils, voici les gendarmes !…

À cette nouvelle, le vieux marquis se dressa et réussit à rester debout. Tant d’émotions l’agitaient depuis une heure, que la goutte cédait.

— Des gendarmes ! s’écria-t-il, chez moi, à Clameran ! Nous allons leur faire payer cher leur audace ! Vous m’aiderez vous autres !…

— Oui ! oui ! répondirent les domestiques, à bas les gendarmes !

Par bonheur, en ce moment où tout le monde perdait la tête, Louis conservait tout son sang-froid.

— Résister serait folie, prononçait-il ; nous repousserons peut-être les gendarmes ce soir, mais demain ils reviendront plus nombreux.

— C’est vrai, dit amèrement le vieux marquis, Louis a raison. Ne faut-il pas, comme on dit maintenant, que force reste à la loi ? On chantait déjà cela, en 93. Ne devrais-je pas savoir que les gendarmes sont tout-puissants ! Ne s’en trouve-t-il pas, quand je chasse, d’assez hardis pour venir me demander mon port d’armes, à moi, un Clameran…

— Où sont-ils ? interrogea Louis.

— À la grille, répondit La Verdure, un des palefreniers. Monsieur le vicomte n’entend-il pas le bruit affreux qu’ils font avec leurs sabres ?

— Alors Gaston va fuir par la porte du potager.

— Gardée ! monsieur, s’écria La Verdure, désespéré, elle est gardée, et la petite porte du parc aussi. Ils sont tout un régiment. Même, quelques-uns sont en faction le long des murs du parc.

Ce n’était que trop vrai. Le bruit de la mort de Lazet, aussitôt répandu, avait mis Tarascon sens dessus dessous. On avait fait monter à cheval, pour arrêter le meurtrier, non-seulement les gendarmes, mais encore un peloton des hussards de la garnison.

Une vingtaine de jeunes gens de la ville, au moins, guidaient la force armée.

— Ainsi, fit le marquis, recouvrant à l’heure du péril toute sa présence d’esprit, ainsi, nous sommes cernés.

— Pas une chance d’évasion ne reste, gémit Saint-Jean.

— C’est ce que nous allons voir, jarnibleu ! s’écria M. de Clameran. Ah ! nous ne sommes pas les plus forts. Eh bien ! nous serons les plus adroits. Attention tous ! Toi, Louis, mon fils, tu vas descendre aux écuries avec La Verdure ; vous monterez les deux meilleurs chevaux, vous en prendrez chacun un en main, et vous irez vous placer en faisant le moins de bruit possible, toi, Louis, à la porte du parc, toi, La Verdure, à la grille. Vous autres, vous irez vous poster chacun à une porte, prêts à ouvrir. Au signal que je donnerai, en tirant un coup de pistolet, toutes les portes seront ouvertes à la fois, Louis et La Verdure lâcheront leur cheval de main et feront tout au monde pour s’élancer dehors et attirer les gendarmes sur leurs traces.

— Je me charge de les faire courir, affirma La Verdure.

— Attendez. Pendant ce temps, le comte, aidé de Saint-Jean, franchira le mur du parc, et remontera, le long de l’eau, jusqu’à la cabane de Pilorel, le pêcheur. C’est un vieux matelot de la République, un brave qui nous est dévoué, il prendra le comte dans sa barque, et une fois sur le Rhône, ils n’auront plus à craindre que Dieu !… Vous m’avez entendu, allez…

Resté seul avec son fils, le vieux marquis glissa dans une bourse de soie les bijoux que Gaston avait replacés sur la table, et ouvrant les bras

— Venez, mon fils, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme, venez que je vous bénisse.

Gaston hésitait.

— Venez, insista le marquis, je veux vous embrasser une dernière fois. Sauvez-vous, sauvez votre nom, Gaston, et après… vous savez bien que je vous aime. Reprenez ces bijoux…

Pendant près d’une minute, le père et le fils, aussi émus l’un que l’autre, se tinrent embrassés.

Mais le bruit qui redoublait à la grille, leur arrivait distinctement.

— Allons ! fit M. de Clameran.

Et, prenant à sa panoplie une paire de petits pistolets, il les remit au comte en détournant la tête et en murmurant :

— Il ne faut pas qu’on vous ait vivant, Gaston…

Malheureusement, Gaston, en quittant son père, ne descendit pas immédiatement.

Plus que jamais il voulait revoir Valentine, et il entrevoyait la possibilité de lui adresser ses derniers adieux. Il se disait que Pilorel pourrait arrêter son bateau le long du parc de La Verberie.

Il prit donc, sur les quelques minutes de répit que lui laissait la destinée, une minute pour monter à sa chambre et faire briller à la fenêtre le signal qui annonçait sa venue à son amie. Il fit plus : il attendit une réponse.

— Mais venez donc, monsieur le comte, répétait Saint-Jean, qui ne comprenait rien à sa conduite, venez, au nom du ciel !… vous vous perdez.

Enfin, il descendit en courant.

Il n’était encore que dans le vestibule, quand un coup de feu — le signal donné par le vieux marquis — retentit.

Aussitôt, et presque simultanément, on entendit le bruit de la grande grille qui s’ouvrait, le cliquetis des sabres des gendarmes et des hussards, le galop effrayé de plusieurs chevaux, et de tous les côtés, dans le parc et dans la grande cour, des cris terribles et des jurements.

Appuyé à la fenêtre de sa chambre, la sueur au front, le marquis de Clameran attendait, si oppressé qu’il pouvait à peine respirer, l’issue de cette partie dont l’enjeu était la vie de l’aîné de ses fils.

Ses mesures étaient excellentes.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Louis et La Verdure réussirent à se faire jour et se lancèrent à fond de train dans la campagne, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun entraînant à sa suite une douzaine de cavaliers. Montés supérieurement, ils devaient faire voir du pays à ceux qui les poursuivaient.

Gaston était sauvé, quand la fatalité — ne fut-ce que la fatalité ? — s’en mêla.

À cent mètres du château, le cheval de Louis butta et s’abattit, engageant sous lui son cavalier. Aussitôt, entouré par des gendarmes et par des volontaires à pied, le second fils de M. de Clameran fut reconnu.

Ce n’est pas l’assassin, s’écria un des jeunes gens de la ville ; vite, revenons sur nos pas, on veut nous tromper !…

Ils revinrent en effet, et assez à temps précisément, pour voir, aux clartés indécises de la lune, dégagée pour un moment des nuages, Gaston qui franchissait le mur du potager.

— Voilà notre homme ! fit le brigadier de gendarmerie ; ouvrez l’œil, vous autres, et en avant, au galop !

Et tous, rendant la main à leurs chevaux, s’élancèrent vers l’endroit où ils avaient vu Gaston sauter.

Sur un terrain boisé, ou seulement accidenté, il est facile à un homme à pied, s’il est leste, s’il garde sa présence d’esprit, d’échapper à plusieurs cavaliers.

Or, le terrain, de ce côté du parc, était des plus favorables au jeune comte de Clameran. Il se trouvait dans d’immenses champs de garance, et chacun sait que la culture de cette précieuse racine, destinée à rester trois ans en terre, nécessite des sillons qui atteignent jusqu’à 60 et 70 centimètres de profondeur.

Les chevaux, non-seulement ne pouvaient courir, mais à grand’peine ils se tenaient debout.

Cette circonstance arrêta net les gendarmes qui tenaient à leurs bêtes. Seuls, quatre hussards se risquèrent. Mais leurs efforts furent inutiles. Sautant de sillon en sillon, Gaston eut vite gagné un espace très-vaste, encore mal défriché, et coupé des maigres plants de châtaigniers.

La poursuite offrait alors d’autant plus d’intérêt qu’évidemment le fugitif avait des chances. Aussi tous les cavaliers se passionnaient-ils, s’encourageant, poussant des cris pour s’avertir quand Gaston quittait un bouquet d’arbres pour courir à un autre.

Pour lui, connaissant admirablement le pays, il ne désespérait pas. Il savait qu’après les châtaigniers il rencontrerait des champs de chardons, et il se souvenait que les deux cultures étaient séparées par un large et profond fossé.

Il pensait que se jetant dans ce fossé, il y serait caché, et qu’il pourrait le remonter fort loin, pendant qu’on le chercherait encore parmi les arbres.

C’est qu’il ne songeait pas à la crue du fleuve. En arrivant près du fossé, il vit qu’il était plein d’eau.

Découragé, mais non déconcerté, il prenait son élan pour le franchir, quand, de l’autre côté, il aperçut trois cavaliers.

C’étaient des gendarmes qui avaient tourné les garancières et les châtaigniers, se disant que sur le terrain uni des champs de chardons, ils reprendraient l’avantage.

À leur vue, Gaston s’arrêta court.

Certes les tromper par un faux élan lui paraissait facile, mais ne serait-il pas pris dans ces champs à l’extrémité desquels il découvrait la cabane de Pilorel, le passeur ?

Rebrousser chemin, c’était se livrer aux hussards.

Sur sa droite, à une faible distance, il connaissait bien un petit bois, mais entre ce bois et lui, sur la route, il entendait sonner les sabots de plusieurs chevaux. Par là aussi, il était pris.

Enfin, à sa gauche, il avait le fleuve, grossi, près de déborder ; le Rhône écumant, bouillonnant, roulant avec un bruit sinistre ses eaux bourbeuses.

Que faire ?… Il sentait autour de lui se rétrécir le cercle dont il était le centre.

Fallait-il donc avoir recours au pistolet, et là, au milieu des champs, traqué par les gendarmes comme une bête fauve, se faire sauter la cervelle ? Quelle mort pour un Clameran !

Non. Il se dit qu’une chance encore de salut lui restait, faible, il est vrai, chétive, misérable, désespérée, mais enfin une chance. Il lui restait le fleuve.

Il y courut rapidement, tenant toujours ses pistolets armés, et alla se placer à l’extrémité d’un petit promontoire qui s’avançait de trois bons mètres dans le Rhône.

Ce cap de refuge était formé d’un tronc d’arbre renversé, le long duquel mille débris, fagots et meules de paille, qu’entraînaient les eaux, s’arrêtaient.

L’arbre, sous le poids de Gaston, s’enfoncait, vacillait et craquait terriblement.

De là, il distinguait fort bien tous ceux qui le poursuivaient, hussards et gendarmes ; ils étaient douze à quinze, tant à droite qu’à gauche, et poussaient des exclamations de joie.

— Rendez-vous ! cria le brigadier de gendarmerie.

Gaston ne répondit pas. Il pesait, il évaluait ses chances de salut. Il était bien au-dessus du parc de La Verberie, pourrait-il y aborder, s’il n’était pas du premier coup roulé, entraîné et noyé ? Il songeait qu’en ce moment même, Valentine éperdue errait au bord de l’eau, de l’autre côté, l’attendant et priant.

— Une seconde fois, cria le brigadier, voulez-vous vous rendre ?

Le malheureux n’entendait pas. La voix imposante du torrent, mugissant et tourbillonnant autour de lui, l’assourdissait.

Il en était à cette minute suprême du seuil de l’éternité, où l’homme, en un instant plus rapide que l’éclair, revoit sa vie entière et se juge.

Calme, bien qu’il eût la mort sous ses pieds, Gaston cherchait de l’œil la place où il se précipiterait, et recommandait son âme à Dieu.

— Il faudrait cependant en finir, disaient les gendarmes, il restera là jusqu’à ce qu’on aille le chercher, mettons pied à terre.

Mais Gaston avait achevé sa prière.

D’un geste violent il lança ses pistolets du côté des gendarmes, il était prêt.

Ayant trouvé pour son pied un point d’appui, solide, il fit le signe de la croix, et la tête la première, les bras en avant, il se lança dans le Rhône.

La violence de l’élan avait détaché les dernières racines de l’arbre ; il oscilla un moment, tourna sur lui-même et partit à la dérive.

L’horreur et la pitié, bien plus que le dépit, avaient arraché un cri à tous les cavaliers.

— Il est perdu, murmura un des gendarmes, c’est fini ; on ne lutte pas contre le Rhône ; on recueillera son corps demain, à Arles. Les hussards, surtout, paraissaient désolés de la mort de ce noble et beau jeune homme, qu’un instant avant ils poursuivaient avec tant d’acharnement. Ils admiraient son courage et son énergie, et aussi sa résignation, car, enfin, résolu à mourir et ayant des armes, il aurait pu se défendre et vendre chèrement sa vie.

Vrais soldats français, ils étaient maintenant de tout cœur du côté du vaincu, et il n’en est pas un qui n’eût été prêt à tout tenter pour le sauver et faciliter son évasion.

— Fichue besogne ! grommela le vieux maréchal des logis qui commandait les hussards.

— Bast ! fit le brigadier, un philosophe, autant le Rhône que la cour d’assises ! Nous autres, demi-tour. Ce qui me peine, c’est l’idée de ce pauvre vieux qui attend des nouvelles de son fils… Lui dira la vérité qui voudra, je ne m’en charge pas.