Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 195-214).

CHAPITRE XIII


Quand Belton arriva à la maison qui était maintenant la sienne, il savait déjà que Clara résidait au cottage : il n’avait donc aucune raison d’être mécontent ; cependant il l’était, et un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’il annonça l’intention d’aller la trouver.

« Ne le faites pas, je vous en prie, Will, lui dit sa sœur.

— Pourquoi pas ?

— Vous vous nuisez par trop de précipitation.

— Il est absolument nécessaire qu’elle soit instruite de sa position, bien que je sois honteux de la lui apprendre. Oui, je serai honteux de la regarder. Que pensera-t-elle de moi après que je l’ai assurée qu’elle aurait la propriété ?

— Elle ne l’aurait pas acceptée, maintenant elle sera à son aise…

— Je voudrais bien l’être aussi.

— Si vous pouviez seulement attendre.

— Je déteste d’attendre. Je n’en vois pas la nécessité. Du reste, je ne compte lui parler de rien aujourd’hui ; mais être ici et ne pas la voir, c’est impossible. Je vais laisser passer l’heure du lunch et j’irai au cottage. »

Il fut enfin résolu que Will demanderait à voir Clara en présence du colonel Askerton.

La question d’argent serait plus facile à traiter devant un tiers.

« Le voici ! s’écria mistress Askerton en entendant le son de la cloche. Je savais bien qu’il viendrait immédiatement. »

Durant toute la matinée, mistress Askerton avait soutenu que Belton viendrait le jour de son arrivée, et Clara avait assuré qu’il n’en ferait rien.

« Le voici, s’écria mistress Askerton. Je reconnais son pas. Il marche comme quelqu’un qui sent qu’il est Belton de Belton et que tout lui appartient ici… On le fait entrer dans le cabinet du colonel ! Que peut-il lui vouloir ? »

Au bout de dix minutes, la femme de chambre vint prier miss Amadroz de passer chez le colonel. Clara se leva sans dire un mot, cherchant par un effort de volonté à conserver son calme extérieur. En une seconde elle avait la main dans celle de son cousin, et il la regardait de ses yeux brillants, avec cette expression d’ardente affection qui rendait sa physionomie si agréable à ceux qu’il aimait.

« Votre cousin m’a fait part des arrangements qu’il a pris dans votre intérêt avec les hommes d’affaires, dit le colonel Askerton ; tout ce que je puis dire, c’est que je voudrais que toutes les dames eussent des cousins si généreux et si capables de l’être.

— J’ai pensé que je devais voir d’abord le colonel, parce que vous êtes chez lui. Quant à de la générosité, il n’en est rien. Il faut que vous sachiez, Clara, qu’un homme ne peut pas faire ce qu’il veut de son bien dans ce pays-ci. J’ai été tellement harcelé par les gens de loi que j’ai été obligé de leur céder. J’aurais voulu que vous eussiez la vieille maison pour en faire ce qu’il vous plairait.

— C’était impossible, Will.

— Certainement, » dit le colonel. Et voyant que Belton ne poursuivait pas, il expliqua à Clara la situation qui lui était faite.

« Mais c’est tout aussi impossible, dit-elle. Je ne peux pas vous voler de cette manière. Qu’ai-je besoin d’un pareil revenu ? J’étais décidée à accepter quelque chose de votre bonté, ne fût-ce que pour l’honneur de la famille, et si vous aviez parlé de cinq mille francs par an…

— Je n’ai pas eu la permission de donner mon avis ; les gens de loi ont dit vingt-cinq mille francs, c’est une affaire réglée… Quand viendrez-vous voir Mary ? »

Il ne fut pas répondu à cette question, et Will s’en alla immédiatement sans demander à voir mistress Askerton, en quoi il se conduisit comme un ours, au dire de cette dame. — Mais quel ours magnifique !

« Avec un pareil revenu, continua-t-elle, on pourrait se passer de se marier. N’importe, tout sera à lui de nouveau avant que vous y ayez touché.

— Je vous prie, mistress Askerton, de ne plus toucher à ce sujet. Mon cousin a changé d’avis ; sans cela, serait-il venu ainsi et reparti sans dire un seul mot ? »

La voix de Clara, en prononçant ces paroles, semblait sortir difficilement de son gosier.

« Pas un mot ! un homme vous donne vingt-cinq mille livres de rente, et vous appelez cela ne pas dire un mot ?

— Pas un mot, excepté au sujet de l’argent. Mais il a raison, je sens qu’il ne me parlera plus jamais… d’autre chose.

— Et s’il vous en parlait, quelle réponse lui feriez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Voilà bien les femmes ! sous prétexte de dignité féminine, elles tourmentent ceux qui les aiment. Il est vrai qu’elles se tourmentent tout autant elles-mêmes. Vous trouviez l’autre jour que votre cousin ne devait pas de longtemps vous parler de son amour, et vous êtes désespérée parce qu’il ne vous fait pas de déclaration devant le colonel Askerton, dans une entrevue d’affaires où il a eu le bon goût de ne traiter que ce sujet.

— Que va-t-il faire maintenant ?

— Il va dîner, il est près de cinq heures, et votre père dînait à cinq heures.

— Je ne peux pas aller voir Mary avant qu’il soit revenu.

— Il reviendra assez vite : je ne serais pas étonnée qu’il fût ici ce soir. »

En cela, mistress Askerton se montra bon prophète.

Lorsque Will Belton eut terminé son entrevue dans le cabinet du colonel, il s’en alla errer à travers la propriété qui était maintenant la sienne. C’était une belle terre, et il n’était pas insensible à la satisfaction d’en être possesseur. C’est un grand bonheur que de se sentir propriétaire du sol, même quand cette propriété est de date récente. Mais quand il s’y joint les souvenirs de famille et l’orgueil de race, le bonheur est plus que doublé. Les Belton de Belton avaient vécu là pendant plusieurs siècles. Leur descendant revenait à la demeure de ses ancêtres. Il se sentait justement fier de sa position : « Et pourtant, se disait-il, j’ai acquis tout cela par un triste hasard ; l’homme qui fait sa position lui-même a seul le droit d’en être fier. » Il repassait ensuite dans son esprit les événements de la dernière année : son arrivée au château, sa soudaine résolution de faire de Clara sa femme, ses courtes espérances et son amer chagrin en apprenant que sa cousine devait épouser le capitaine Aylmer. Mais maintenant cette barrière détestée n’existait plus entre eux : Clara était libre, libre de donner sa main à celui qui obtiendrait son cœur. Will pouvait, sans l’offenser, renouveler ses instances, et Mary lui conseillait d’attendre. Fallait-il laisser un nouveau capitaine Aylmer venir lui donner de nouveaux soucis ? Non, il n’attendrait pas, il reverrait sa cousine le soir même.

« Mary, dit-il en rentrant, j’irai au cottage après dîner.

— Avez-vous un rendez-vous ?

— Non, je n’ai pas de rendez-vous. En est-il besoin pour aller voir sa cousine à la campagne ?

— Je ne connais pas les habitudes de la maison.

— Je n’entrerai pas, mais j’ai besoin de la voir. »

Sa sœur le regarda avec ses grands yeux tendres et mélancoliques. Elle l’aimait tant, qu’elle eût donné sa main droite pour lui obtenir ce qu’il désirait. Mais elle s’affligeait de le lui voir désirer si ardemment. Immédiatement après dîner, Will prit son chapeau sans rien dire et se dirigea vers la porte du cottage. C’était une belle soirée d’été, à cette époque de l’année dans laquelle les belles soirées commencent et où l’air est plus doux, les fleurs plus odorantes, la forme du feuillage plus élégante qu’à tout autre moment. Il était huit heures, mais le crépuscule n’avait pas commencé, bien que le soleil fût bas dans le ciel. Les habitants du cottage étaient assis sur le gazon et Belton, en s’approchant, les vit.

« Je vous l’avais bien dit, murmura mistress Askerton à l’oreille de Clara.

— Il ne fait que passer, il n’entrera pas, » répondit Clara.

Quand Will ne fut plus qu’à quinze mètres, le colonel l’appela par-dessus la balustrade du jardin et l’invita à entrer.

« J’étais venu proposer une promenade à ma cousine Clara, dit-il ; elle peut être de retour pour le thé. »

Il fit sa proposition d’un ton calme, il n’avait pas l’air du tout d’un amoureux.

« Je suis sûre qu’elle en sera bien aise, dit mistress Askerton, s’approchant de la balustrade. Clara, allez chercher votre chapeau. Mais, monsieur Belton, que vous ai-je fait pour que vous ne m’ayez pas adressé la parole depuis votre arrivée ?

— Je vous demande pardon, dit-il en lui tendant la main par-dessus les arbustes, j’oubliais que je ne vous avais pas vue ce matin.

— Il faut vous pardonner, puisque c’est le jour de votre prise de possession.

— Je ne sache pas avoir pris particulièrement possession de rien.

— J’espère, monsieur Belton, qu’avant la fin de la journée vous aurez pris possession de quelque chose de très-précieux : Clara est allée chercher son chapeau.

— Pensez-vous qu’elle ait l’intention de venir ?

— Je le pense, monsieur Belton ; la voilà à la porte. N’oubliez pas de la ramener pour le thé. »

Clara partit pour cette promenade avec la résignation d’une victime : elle se sentait désormais incapable de commander à sa destinée. Avec le capitaine Aylmer, du moins, elle avait lutté à armes égales et ne s’était jamais sentie vaincue ; mais, ce soir, elle allait être obligée d’avouer sa défaite. Si elle avait été libre, elle ne se serait pas promenée avec son cousin ce soir-là. Elle avait pleuré dans l’après-midi en pensant que Will ne reviendrait pas. Il était revenu aussitôt que possible, et elle était presque tentée de désirer qu’il fût resté au château.

« J’espère que vous avez bien compris que ma visite de ce matin avait pour seul objet de régler nos affaires, dit Belton aussitôt qu’ils furent seuls.

— C’est bien bon à vous d’être venu sitôt après votre arrivée.

— J’ai dit à ces gens d’affaires que je voulais que tout fût réglé immédiatement pour n’avoir plus à y penser.

— Je ne sais que vous dire, Will ; certainement je n’aurai jamais besoin de tant d’argent.

— Ne parlons plus d’argent. Je déteste ce sujet… Ainsi, vous êtes brouillée avec vos amis Aylmer.

— Ils n’étaient pas tous mes amis ; je suis obligée de vous contredire.

— Le capitaine Aylmer ne me plaît pas, dit Will après une pause.

— Je l’ai bien vu, Will. Je ne crois pas qu’il vous aimât beaucoup non plus.

— Il ne s’occupait probablement guère de moi ; mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser à lui.

— Nous n’avons pas besoin d’en parler davantage, Will.

— Non, sans doute. Tout cela est fini, je suppose.

— Oui, tout cela est fini. »

Ils marchèrent un instant sans rien dire, et Clara sentit diminuer son appréhension. Mais, en même temps, son cœur se serra comme après la visite du matin. Elle avait donc raison, et mistress Askerton se trompait ! Il était revenu à elle simplement comme cousin, et il lui parlait ainsi pour le lui faire comprendre. Tout à coup ils arrivèrent à la jonction de deux sentiers. Il se tourna vers elle et lui demanda vivement lequel des deux ils devaient prendre. Elle n’eut pas besoin de regarder pour savoir que l’un des sentiers menait aux rochers.

« Je ne me soucie pas beaucoup de la direction que nous prenons, dit-elle.

— Mais je m’en soucie, moi. Ne vous souvenez-vous pas où mène ce sentier ? »

Elle ne sut que répondre. Elle se souvenait bien des protestations de Will de ne revenir en cet endroit que s’il y venait comme son fiancé.

« Voulez-vous aller aux rochers ? demanda Will.

— J’ai peur que nous ne soyons en retard, si nous nous éloignons.

— Qu’est-ce que cela fait ? Voulez-vous venir ?

— Je le veux bien, Will, si vous le désirez. »

Elle avait toujours pensé que le rocher serait l’autel sur lequel la victime devait être sacrifiée, et lui, il avait toujours compté renouveler sa demande dans cet endroit sacré. Mais il n’avait pas attendu d’être arrivé jusque-là. L’offre venait d’être faite et acceptée pendant la petite discussion à propos du chemin. Il n’était pas nécessaire d’en dire davantage.

Ce fut probablement l’opinion de Will, car, prompt comme l’éclair, il prit Clara dans ses bras, et l’embrassa comme il l’avait fait ce jour où il s’était senti indigne de pardon. Mais, maintenant, il se sentait dans son droit.

« William ! William ! dit Clara, comment pouvez-vous être si brusque !

— Clara, dites-moi que vous m’aimez ?

— Ne vous ai-je pas toujours aimé, Will, depuis le premier moment que je vous ai vu ?

— Vous ne me répondez pas. Clara, j’ai eu bien du chagrin. Dites un mot pour me consoler, si vous pouvez dire ce mot.

— Vous savez bien que je vous aime.

— Plus que personne au monde ?

— Plus que tout le monde réuni.

— Et, enfin, vous serez ma femme ?

— Sans doute, puisque vous le désirez.

— Le désirer ! dit-il en se levant et en jetant son chapeau parmi les broussailles. Le désirer ! Je ne crois pas que vous ayez jamais compris combien je le désirais. Je m’aperçus, à mon retour en Norfolk, que je ne pouvais pas vivre sans vous.

— Je n’aurais pas cru que vous fussiez si malheureux.

— Non, aucune femme ne croit jamais ces choses-là. Je ne l’aurais pas cru moi-même. J’étais décidé à partir pour la Nouvelle-Zélande. J’aurais étranglé cet homme si j’étais resté.

— Comment pouvez-vous parler ainsi ?

— Il faut avoir éprouvé cela pour le comprendre mais qu’importe, maintenant, tout est réparé. Ô Clara, je suis si heureux ! Embrassez-moi. Vous ne m’avez jamais embrassé.

— Quel enfantillage !

— Si vous ne m’embrassez pas, vous ne rentrerez pas pour le thé ce soir, mon cher amour ! Ma parole ! Clara, je crois que je deviendrai fou quand je commencerai à réfléchir.

— Je pense que vous l’êtes déjà.

— Non, mais je le deviendrai quand je serai seul. Que puis-je vous dire, Clara, pour vous faire comprendre combien je vous aime ? Vous vous rappelez la chanson :


Pour Annie Laurie, je saurais mourir.


Ce qu’un homme a de mieux à, faire sans doute, c’est de vivre pour la femme qu’il aime. Mais c’est là ce que j’éprouve. Je suis prêt à vous donner ma vie, et s’il était quelque chose à faire pour vous, je le ferais, quoi que ce fût. Me comprenez-vous ?

— Cher Will !

— Vous suis-je cher ?

— Ne le savez-vous pas ?

— Oui, mais j’aime à vous l’entendre dire ; j’aime à sentir que vous n’êtes pas honteuse d’en convenir. Vous devez bien me le dire à moi qui vous l’ai répété si souvent.

— Vous l’entendrez assez si je vis.

— Et moi qui étais si triste dans le train en venant…

— Et maintenant ?

— Maintenant je suis heureux. Et Mary qui me conseillait d’attendre !

— Mary sait ce qui vous est bon ; et comme vous n’avez pas voulu l’en croire, vous voilà tombé dans un piége d’où vous ne pouvez plus vous tirer. Mais, rentrons ; que pensera-t-on de nous ?

— Je ne serais pas étonné qu’on devinât quelque chose de la vérité.

— Quoi que vous en croyiez, rentrons ; il est plus de neuf heures.

— Avant, dites-moi une chose, Clara. Êtes-vous heureuse ?

— Très-heureuse.

— Et vous m’aimez ?

— Oui, je vous aime. Que puis-je dire de plus ?

— Alors, dit-il en la serrant dans ses bras, montrez-moi que vous m’aimez. »

Je voudrais bien savoir si Clara, lorsqu’elle repassa dans son esprit les événements de la soirée avant de s’endormir, remarqua que le capitaine Aylmer et William Belton avaient des manières bien différentes ; mais, je voudrais surtout savoir lesquelles elle préférait.

Deux mois après la scène que nous venons de raconter, lorsqu’on était au milieu de l’été, Clara reçut deux lettres de ses deux prétendants, et nous allons les soumettre au lecteur, en commençant par celle du capitaine Aylmer, qui fut la première lue. Clara garda l’autre pour la dernière, comme les enfants gardent leur meilleur bonbon.


« Chère miss Amadroz,

« Avant de quitter Londres, j’ai appris que vous alliez épouser votre cousin M. William Belton, et j’ai pensé qu’il vous serait agréable de recevoir un mot de moi vous disant combien j’approuve ce mariage. (Je ne me soucie guère de son approbation ou de sa désapprobation, dit Clara en lisant ces mots.) C’est ce que vous pouviez faire de mieux pour aplanir les difficultés provenant de la substitution. (Il n’y eut jamais de difficulté, dit Clara.) Veuillez offrir à M. Belton mes compliments et mes félicitations, et lui dire que je fais des vœux sincères pour son bonheur. (Il est bien bon ! dit Clara, et en cela elle était injuste, mais les phrases convenues du capitaine Aylmer lui portaient sur les nerfs.)

« J’espère que vous apprendrez avec quelque intérêt que je vais aussi me marier. J’épouse une personne que je connais depuis longtemps et pour laquelle j’ai toujours eu la plus grande estime. C’est lady Emily Tagmaggert, la plus jeune fille du comte de Mull. (Je ne peux pas comprendre pourquoi Clara se représenta aussitôt lady Emily comme une vieille fille desséchée et avec un nez rouge.)

« Lady Emily est une amie intime de ma sœur, et vous qui savez l’union qui règne dans notre famille, vous comprendrez combien je suis heureux de voir ma mère approuver mon mariage. Il aura lieu, je pense, au commencement du printemps. Nous passerons chaque année quelques mois à Perivale, et j’espère que nous aurons quelquefois le plaisir de vous y recevoir. (Clara frémit intérieurement en lisant ceci, et se promit bien de ne jamais revoir les rues de la triste petite ville.)


Après quelques détails sur le payement du fameux legs de mistress Winterfield, la lettre se terminait ainsi :


« Et maintenant, chère miss Amadroz, je vais prendre congé de vous en vous assurant de ma sincère estime et en faisant du fond du cœur des vœux pour votre bonheur futur.

« Croyez-moi toujours votre dévoué,

« Frédéric F. Aylmer. »


— Il n’aura jamais pour personne un autre sentiment que l’estime, se dit Clara en finissant.

— Voici maintenant la seconde lettre :


« Plainstow, août 186…
« Chère Clara,

« Je crois que je n’en aurai jamais fini et je prends l’agriculture en horreur. Plainstow est bien désert, et je passe mes soirées tout seul à me demander pourquoi je suis condamné à une si triste vie, tandis que vous et Mary êtes agréablement ensemble à Belton ; aussi dès que le blé sera rentré, je laisse l’orge et je pars.

« Mon amour chéri, je ne voudrais pas vous déplaire, mais je ne vois pas la raison de ce que vous m’écrivez.

« J’ai autant de respect que personne pour la mémoire de votre père, mais en quoi est-ce manquer à ce que nous lui devons que de nous marier maintenant ? ne pensez-vous pas qu’il l’eût désiré ? nous n’avons besoin d’inviter personne à la cérémonie, et si nous allons simplement à l’église et rentrons chez nous sans bruit, je ne vois pas qui pourrait nous blâmer. J’ai bien souffert, vous en conviendrez, pendant l’année qui vient de s’écouler. Je devrais être dédommagé.

« Quant à la résidence, cela dépend de vous. Vous vivrez à Tombouctou si vous voulez. Je ne voudrais pas abandonner entièrement Plainstow, parce que mon père et mon grand-père l’ont cultivé eux-mêmes. Mais je ne désire pas y vivre. Une ferme ne vous conviendrait pas. Ce que je voudrais, serait d’abattre la vieille maison de Belton et d’en bâtir une nouvelle. Mais il ne faut pas remettre notre mariage jusqu’après l’achèvement de la construction, ou je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre.

« Embrassez Mary pour moi. J’espère qu’elle est mon avocat. Pensez-y encore, et cédez si vous pouvez. S’il y avait quelque utilité à attendre, je ne dirais pas un mot. Mais à quoi bon torturer les gens pour rien. Il me tarde tant de sortir de ce purgatoire ! Puisse Dieu vous bénir, ma chère bien-aimée. Je vous aime tant !

« Votre bien affectionné,

« W. Belton. »


Elle baisa la lettre deux fois et resta silencieuse pendant une demi-heure à réfléchir. Elle faisait mentalement une comparaison entre les deux hommes qui venaient de lui écrire. Elle se souvenait de la manière dont Aylmer avait agi quand il avait été froid et prudent, comme il l’avait sermonnée et menacée des sermons de sa mère. Il avait médité de sacrifier la vie de sa femme à la sienne, et de la laisser végéter à Perivale, tandis qu’il aurait continué à mener la vie de garçon à Londres.

Les idées de Will étaient bien différentes. Venez à moi, sans retard, et tout ce que vous voudrez sera fait. Voilà ce qu’il lui disait. Clara lui savait gré de sa générosité, et plus encore de son impatience.

Quant à leur future résidence, qu’importe où elle vivrait, pourvu qu’elle vécût avec lui et pour lui. Mais il était Belton de Belton et ne pouvait habiter que son domaine.

« Mary, dit Clara à sa cousine, Will vous envoie mille tendresses.

— Et que dit-il ?

— Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que je vous dise tout ce qu’il m’écrit.

— Je ne m’y attends pas. Mais il aurait pu avoir quelque chose à me dire. »

La conversation se serait arrêtée là si Clara l’avait voulu, mais elle désirait se faire conseiller par Mary, ce que Will désirait qu’elle fît.

« Pensez-vous que nous devions vivre ici ? reprit-elle.

— Certainement, si vous le désirez tous les deux.

— Il est si bon et si peu égoïste, qu’il ne songe qu’à ce qui me convient.

— Et que préférez-vous ?

— Je pense qu’il doit résider sur la propriété de famille. J’avoue que le nom est beaucoup pour moi. Il dit qu’il veut bâtir une maison neuve.

— Pense-t-il l’avoir finie pour votre mariage ?

— Ah ! voilà justement la difficulté. Peut-être, après tout, feriez-vous mieux de lire sa lettre ; elle ne vous apprendra que ce que vous savez déjà, qu’il est l’homme du monde le plus généreux. »

Mary lut la lettre.

« Que dois-je lui dire ? demanda Clara. Il est difficile de refuser quelque chose à quelqu’un de si bon.

— C’est difficile, en effet.

— Mais la mort de mon pauvre père est si récente !

— Je ne connais pas l’opinion du monde en ces matières.

— Je crois que nous devrions attendre un an, dit Clara tristement.

— Pauvre Will ! il sera désespéré avant ce temps ; mais quand le moment viendra, il n’en sera que plus heureux. »

Clara, en entendant sa cousine parler ainsi, la détesta presque, non pour elle, mais à cause de Will. Il avait si grande confiance en sa sœur ! Ne pouvait-elle mieux plaider sa cause ? Clara pensa que si elle avait eu un frère dans une semblable position, elle aurait répondu autrement. Elle eût dit à la jeune fille que son premier devoir était envers celui qu’elle devait épouser, et n’eût pas parlé de l’opinion du monde.

Ce même jour Clara alla voir mistress Askerton et parvint à avoir son avis sans lui montrer la lettre de Will.

« Je sais ce que contient sa lettre, dit mistress Askerton. Ou je le connais bien mal, ou il demande à se marier demain.

— Il n’est pas tout à fait si pressé.

— Le jour d’après, alors. Il est impatient, et je ne vois pas de raison pour le faire attendre. Je pense que vous hésitez à cause de votre deuil.

— Il y a si peu de temps !… je voudrais faire ce qu’il me demande, mais…

— Eh bien, écrivez-lui, ma chère, et dites-lui qu’il sera fait suivant ses désirs. Croyez-moi, nous ne sommes plus au temps de Jacob. Les hommes ne savent plus attendre aujourd’hui. Si j’étais à votre place, je ne penserais qu’à lui et je ferais exactement ce qu’il voudrait. »

Clara embrassa son amie en la quittant et résolut que toutes les fautes de cette femme seraient pardonnées. Une femme qui donnait de si bons conseils méritait bien l’indulgence.

« Ils seront mariés avant la fin de l’été, dit mistress Askerton à son mari ce soir-là. Je pense qu’un homme peut obtenir tout ce qu’il demande s’il le demande avec assez d’insistance. »