Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 129-136).

CHAPITRE IX


Belton était à déjeuner avec sa sœur avant de partir pour la chasse, lorsque le télégramme lui fut apporté par une servante effarée. On ne recevait pas souvent de dépêches à Plainstow, et on les regardait encore avec effroi.

Will déposa le couteau et la fourchette avec lesquels il se disposait à découper le jambon placé devant lui. Il était vêtu d’un habit rouge avec une culotte de peau de daim et des bottes molles, et dans ce costume sa sœur le trouvait le plus bel homme du comté de Norfolk.

« Oh ! Mary ! s’écria-t-il.

— Qu’est-ce, Will ?

— M. Amadroz est mort. »

Elle lui prit le papier des mains, comme si en lisant la nouvelle elle-même, elle l’eût mieux comprise.

« Comme cette mort a été soudaine ! dit-elle.

— Soudaine, en vérité. Quand je l’ai quitté, il n’était pas bien portant, c’est vrai, mais il aurait pu vivre encore vingt ans comme cela. Pauvre vieillard ! Je ne sais trop pourquoi, mais je m’étais pris à l’aimer.

— Vous vous mettez à aimer tout le monde, Will.

— Non, il y a des gens que je n’aime pas. »

Will Belton, en disant cela, pensait au capitaine Aylmer et enfonçait le talon de sa botte sur le parquet.

« Que va-t-elle devenir, Will ?

— C’est à quoi je pensais.

— Sans doute vous y pensez, je le vois bien. Je voudrais que vous n’y songeassiez pas autant.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Mais que va-t-elle devenir ? Ne pourrait-elle venir ici ? Vous êtes maintenant sa plus proche parente, Mary. »

Mary le regardait avec ses grands yeux tristes, et il vit qu’elle n’approuvait pas son projet.

« Je pourrais m’en aller, continua-t-il, et elle pourrait venir près de vous sans avoir l’ennui de me voir.

— Mais où iriez-vous, Will ?

— Qu’importe ? Au diable sans doute.

— Oh ! Will !

— Vous savez ce que je veux dire. J’irai n’importe où, pourvu qu’elle puisse avoir un asile jusqu’à ce qu’elle soit mariée.

— Ne peut-elle demeurer au château pour le présent ?

— Comment ! toute seule ?

— Elle y est maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui, certainement. Il n’y a personne près d’elle que mistress Askerton, et il n’est pas bon pour elle de n’avoir pas d’autre société dans un pareil moment.

— Je ne pense pas que mistress Askerton puisse lui nuire.

— Mistress Askerton ne lui nuira en aucune façon, et tant que Clara ignorera son histoire, elle lui sera aussi utile que tout autre ; mais cependant…

— Ne puis-je aller la trouver, Will ?

— Non, chérie, le voyage vous tuerait en hiver, et puis il n’en serait pas content ; or nous sommes forcés d’y songer, bien que ce soit une créature sans cœur ni âme.

— Je ne vois pas pourquoi il serait si mauvais que cela.

— Ni moi non plus, mais je sais qu’il est tel. Mais pourquoi parlerions-nous de lui ? Je suppose qu’elle va aller à Aylmer-Park et qu’ils l’y garderont jusqu’à ce que tout soit fini. Je vais vous dire, Mary, je lui donnerai la propriété.

— Le château de Belton ?

— Pourquoi pas ? Avez-vous envie d’y aller vivre ?

— Je ne parle pas pour moi : mais vous êtes Belton de Belton et vous devez continuer à l’être.

— Mary, j’aimerais mieux être Will Belton sans un pouce de terrain au monde, mais avec Clara Amadroz près de moi. Je serais plus riche ainsi. »

Il sortit et se dirigea vers la cour. Sa sœur crut qu’il avait l’intention de suivre la chasse ce jour-là malgré la triste nouvelle, et elle en fut fâchée. Elle se résolut à écrire elle-même à Clara pendant que son frère serait absent.

Au bout d’un moment, il rentra dans la maison et monta dans le petit salon où se tenait sa sœur.

« Je ne chasserai pas aujourd’hui, dit-il.

— Je le pensais, répondit-elle.

— Je vais vous dire, Mary, je crois que je vais aller à Belton, après tout. »

Sa sœur ne sut que lui répondre. Elle aurait désiré le voir oublier Clara Amadroz, et elle sentait qu’un voyage à Belton dans un pareil moment n’y contribuerait pas ; et puis le capitaine Aylmer pourrait en être mécontent, et ils étaient obligés de se préoccuper de ce qu’il en penserait. Malgré tout, elle ne pouvait prendre sur elle de le contrarier en rien.

« Ce sera un bien long Voyage, dit-elle.

— Qu’est-ce que cela fait ? Je lui ai promis d’être un frère pour elle et je le serai avec l’aide de Dieu. »

Alors il monta en courant dans sa chambre, sonna à tour de bras pour avoir sa valise, prit dans son secrétaire son carnet de chèques, et vingt minutes après il reparut devant sa sœur en costume de voyage, sa couverture sur le bras.

« Est-ce que vous partez aujourd’hui ? dit-elle.

— Je vais gagner le train de onze heures quarante. À quoi sert d’y aller si je n’y vais tout de suite ? Elle n’a peut-être personne auprès d’elle.

— Il y a le pasteur et le colonel Askerton, même quand le capitaine Aylmer n’y serait pas.

— Le pasteur et le colonel Askerton ne lui sont rien ; et si cet homme y est, je puis revenir.

— Vous ne vous querellerez pas avec lui, Will ?

— Quel motif aurais-je ? Je ne suis pas assez fou pour chercher querelle à un homme parce que je le hais. S’il est là, je la verrai une ou deux minutes et je reviendrai.

— Je sais qu’il est inutile de chercher à vous dissuader.

— Parfaitement inutile. Adieu, Mary, je ne serai pas longtemps absent. » Il embrassa sa sœur et, quelques minutes après, il sortait de la cour de Plainstow. Son cheval, sympathisant avec l’impatience de son maître, arpentait la route à son allure la plus rapide.

En arrivant à Londres, Will se fit conduire chez M. Green.

« Je comptais bien vous voir, lui dit le notaire, mais je ne vous attendais pas si tôt.

— J’aurais dû être ici un jour plus tôt, seulement nous ne recevons pas de dépêches le dimanche.

— Vous dînerez avec moi ce soir ?

— Non, je compte prendre le train-poste.

— Quel homme pressé ! Vous ne pouvez guère prendre possession avant l’enterrement.

— Me prenez-vous pour un oiseau de proie ?

— Ôtez votre paletot, Will, et ne me regardez pas de cet air furieux. Je sais fort bien que vous n’êtes pas avide. Dites-moi ce que vous comptez faire et si je puis vous aider.

— Je n’en sais rien encore. Je vais voir ce qu’elle devient. Elle est peut-être toute seule.

— Je le crois.

Il n’y a pas été ?

— Qui ? le capitaine Aylmer ? il n’est jamais pressé. J’ai eu une lettre de lui ce matin, il me charge d’envoyer à miss Amadroz les intérêts du legs de sa tante : deux mille francs.

— Deux mille francs ! et vous êtes sûr qu’il n’y a pas été lui-même ?

— Il ne connaissait pas le vieux squire, il n’y a donc pas de raison pour qu’il assiste aux funérailles.

— Aucune raison au monde, si ce n’est que c’est un homme à se trouver où on n’a pas besoin de lui. Que le diable l’emporte !

— Ainsi-soit-il. Mais je ne pense pas que vous le trouviez à Belton. Il est plus probable que votre cousine ira à Aylmer-Park.

— Pourquoi ne viendrait-elle pas auprès de ma sœur ?

— Parce qu’elle doit épouser le fils de lady Aylmer et non pas le frère de votre sœur. Du reste, cette situation vous ôte la nécessité de faire en sa faveur aucun sacrifice pécuniaire, comme vous m’en aviez exprimé l’intention.

— Je vais vous dire, Joe : je compte lui donner Belton, mais je veux arranger les choses de telle manière qu’il ne puisse pas y toucher. C’est en quoi vous pouvez m’aider.

— Mon cher Will, vous dites des absurdités et je ne vous aiderai jamais à commettre une pareille folie. Vous vous marierez et vous aurez peut-être une douzaine d’enfants à pourvoir. Que l’aîné ait Belton et tout sera dans l’ordre. »

Belton avait les pincettes dans la main et tisonnait en silence. Tout à coup il se leva, prit son chapeau et remit son paletot.

« Je ne peux pas espérer que vous me compreniez tout de suite, dit-il. Parce qu’une jeune fille ne veut pas m’épouser, et me préfère un homme qui me déplaît, je ne suis pas assez fou pour abandonner ma propriété. Mais j’ai le sentiment que Belton ne doit pas m’appartenir. Adieu ; quand j’aurai quelque chose à vous dire, je vous écrirai. »

Le capitaine Aylmer avait envoyé deux mille francs à sa fiancée. Will ne pensait qu’à cela dans le train qui le menait à Taunton. Belton était prêt à renoncer pour Clara à l’idée d’être jamais Belton de Belton, et le capitaine Aylmer lui envoyait deux mille francs !