Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 104-128).

CHAPITRE VIII


Belton arriva au château comme à sa première visite, dans le cabriolet de Taunton. Mais alors il était venu au grand jour ; les chars à foin encombraient la porte ; il faisait chaud et l’on était environné de toutes les grâces de l’été. Maintenant c’était l’hiver. Il y avait eu un commencement de neige dans la matinée, et le vent gémissait dans la vieille tour. À mesure que le jour baissait, le squire commença à s’inquiéter et à donner des ordres pour l’arrivée de Will, comme si Clara dans sa préoccupation ne pouvait songer qu’à son rival. M. Amadroz, qui n’avait pas quitté sa chambre depuis bien des jours, monta s’assurer que le feu était allumé chez Will.

« Je voudrais pouvoir aller le recevoir, dit M. Amadroz d’un ton plaintif, j’espère qu’il ne se formalisera pas.

— Vous pouvez en être sûr.

— Il est si bon ! personne ne serait si bon pour moi que lui. »

Clara comprenait très-bien ce que cela voulait dire et que les éloges donnés à son cousin impliquaient un blâme pour le capitaine Aylmer et pour elle-même qui l’avait accepté. Enfin la voiture s’arrêta devant la porte, et Belton entra dans le vestibule, enveloppé jusqu’aux yeux dans son pardessus humide.

« Comme c’est bon à vous de venir par un pareil temps ! dit Clara.

— Je trouve que c’est un bon temps pour la saison, » dit-il. C’était la même voix cordiale et franche qui avait disposé en sa faveur, lors de sa première arrivée à Belton. Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées depuis qu’il avait parcouru les rues de Londres dans un tel désespoir qu’il avait presque maudit le jour où il était né. Son chagrin était le même, mais sa voix était joyeuse. On prétend que les oiseaux se cachent dans des trous pour y mourir seuls, et que les animaux blessés s’écartent de leurs semblables pour n’en pas être vus. Les hommes ont le même instinct pour dissimuler leur faiblesse.

M. Amadroz reçut Will avec ses plaintes accoutumées.

« Je ne vous gênerai plus longtemps, dit-il. Vous aurez bientôt la propriété sans payer la ferme.

— J’espère que ce jour n’arrivera pas de longtemps, répondit Belton.

— Pourquoi désirerais-je vivre quand j’aurai vu ma fille établie ? »

Sur ce sujet il était impossible à Will de rien dire, et quand il se trouva seul avec sa cousine à dîner, aucun des deux ne sut comment entamer la conversation. On parla de la ferme, de Bessey qui était si bien apprivoisée qu’elle entrait partout, et que tout le monde gâtait ; mais aucun sujet ne réussissait. Après un silence :

« Comment avez-vous laissé votre sœur ? demanda Clara.

— Comme à l’ordinaire. Elle a mieux supporté les premiers froids que l’an passé.

— Je voudrais bien la connaître.

— Je ne vois pas comment ce serait possible. Il n’est pas probable que vous veniez à Plainstow maintenant, et elle ne le quitte jamais que pour aller chez mon oncle.

— Vous semblez en colère contre moi, Will ?

— Je suis en colère, mais non contre vous.

— Ni contre aucun des miens, j’espère ?

— M. Green m’a appris que vous alliez vous marier, dit-il tout à coup ; est-ce vrai ? » et comme elle ne répondait pas, « est-ce vrai ? répéta-t-il.

— Il est vrai que je suis engagée.

— Au capitaine Aylmer ?

— Oui, au capitaine Aylmer. Vous savez que je le connais depuis longtemps, J’espère que vous n’êtes pas fâché contre moi parce que je ne vous ai pas écrit. Il n’y a pas huit jours que c’est décidé. Je n’aurais pu vous adresser ma lettre qu’ici.

— Je n’y pensais pas. Que vous m’eussiez écrit ou non, quelle différence cela ferait-il ?

— Vous n’allez pas me chercher querelle, Will, parce que… parce que… si vous aviez été mon frère, comme vous me l’aviez promis autrefois, vous auriez approuvé ce que j’ai fait.

— Mais je ne suis pas votre frère, et je n’ai aucun droit d’approuver ou de désapprouver.

— Je ne puis pas dire que j’eusse fait dépendre mon engagement avec le capitaine Aylmer de votre approbation, ce ne serait pas bien agir envers lui, mais excepté cela, il n’est rien que je ne fisse pour vous. J’ai une si haute idée de votre jugement et de votre bonté, et je tiens tant à votre affection ! Oh ! Will, dites-moi une bonne parole !

— Quelle bonne parole ?

— Il faut que vous sachiez que le capitaine Aylmer…

— Ne me parlez pas du capitaine Aylmer. Ai-je rien dit contre lui ? Je reconnais sa supériorité sur moi. Je sais qu’il est homme dû monde, qu’il est instruit et que je ne sais rien. Je vois la différence, mais cela ne me rend pas plus heureux.

— Will, je l’aimais avant de vous connaître.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? j’aurais su que je n’avais rien à espérer.

— Rien n’était décidé alors. Je ne savais pas encore bien moi-même que je l’aimais. Ne pouvez-vous me comprendre ? Ne vous en ai-je pas dit assez ?

— Oui, je comprends.

— Et vous ne me blâmez pas ?

— Je suppose qu’il n’y a personne à blâmer que moi. Mais soyez indulgente ; j’étais si heureux et maintenant je suis si misérable ! »

Elle ne pouvait rien dire pour le consoler, mais elle reconnaissait qu’elle s’était méprise sur la nature de l’affection dont elle était l’objet et aussi sur le caractère de l’homme qui l’aimait. Si elle l’avait mieux connu, elle eût empêché cette seconde visite. Maintenant il ne lui restait qu’à attendre que Will eût la force de renfermer sa souffrance en lui-même.

Le lendemain, Belton et M. Amadroz traitaient le même sujet, mais la conversation ne se prolongea pas. Will était bien résolu à ne pas montrer sa faiblesse au père comme il l’avait fait à la fille.

« J’aurais été si heureux de penser que le fils de ma fille aurait habité la maison de son grand-père ! murmura M. Amadroz.

— Qui sait ? peut-être en sera-t-il ainsi. Mais toutes ces choses sont si incertaines, qu’un homme a tort d’y attacher son bonheur. »

Trois semaines se passèrent, et Belton ne parlait pas de départ. Pendant ce temps le nom de mistress Askerton ne fut pas prononcé, et il fut rarement parlé du capitaine Aylmer. Cette réserve rendait la conversation difficile entre Will et Clara. Quant à M. Amadroz, il était de mauvaise humeur contre le monde entier, et Belton avait souvent besoin de toute sa patience.

Pendant la visite de son cousin, Clara reçut deux lettres du capitaine Aylmer, qui passait les fêtes de Noël dans sa famille. Ces lettres faisaient fort peu mention de sir Anthony, son père, mais étaient pleines de lady Aylmer, des espérances de lady Aylmer, des craintes de lady Aylmer. Clara, ne devant pas épouser lady Aylmer, était persuadée de pouvoir maintenir son indépendance, tant que son mari prendrait son parti plutôt que celui de sa mère ; et comme les premières lettres du capitaine contenaient l’expression d’un amour sincère, Clara passa facilement sur tout le reste. La troisième lettre arriva la veille du départ de Will, et comme elle a rapport à des matières importantes pour notre histoire, nous allons la donner tout entière, espérant que nos lecteurs y trouveront un spécimen de l’épître qu’ils ne doivent pas écrire à leur fiancée :


« Château d’Aylmer, 19 janvier 186…
« Très-chère Clara,

« J’ai reçu hier votre lettre du 16 ; j’ai vu avec peine que vous ne me disiez rien concernant les idées de ma mère sur la maison de Perivale. J’ai été obligé de le lui avouer, et elle en a été peinée. Ayant donné son consentement à notre mariage, elle est naturellement désireuse de vous voir partager ses affectueux sentiments. Je l’ai assurée que ma chère Clara était la dernière personne à manquer d’égards envers ma mère. Souvenez-vous que je suis votre caution, et envoyez-moi dans votre prochaine lettre quelque message pour lady Aylmer.

« Lorsque je lui ai parlé de la longue maladie de votre père, elle s’en est montrée peinée. Mais elle ne pense pas que la visite de M. Belton doive se prolonger. Je lui ai fait remarquer que M. Belton était votre plus proche parent. Elle dit qu’il n’y a pas de différence entre les cousins et les autres personnes. Et, en cela, elle a raison. Je sais que ma Clara n’attachera pas à ce que je lui écris un autre sens que celui que j’y mets. Mais, comme vous n’avez pas le bonheur d’avoir une mère, vous ne serez pas fâchée d’avoir l’opinion de la mienne sur une matière qui vous touche de si près.

« Et maintenant, j’arrive à un autre sujet qui vous causera une grande surprise.

« Vous vous rappelez que ma tante Winterfield avait exprimé la crainte que votre père n’eût pas pris assez d’informations avant de vous permettre de vous lier avec mistress Askerton. Il est prouvé qu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être, loin de là. Il paraît que mistress Askerton avait d’abord épousé un certain capitaine Berdmore, et qu’elle l’a quitté sous la protection de son mari actuel. Dans ces circonstances, vous comprendrez, comme le dit lady Aylmer, que tout rapport entre vous et cette dame doit cesser. Le sentiment de ce qui est convenable à une jeune fille et à ma future femme vous fera voir qu’il en doit être ainsi. Je pense qu’à votre place je dirais tout à M. Amadroz, mais je laisse cela à votre discrétion ; je vous assure que lady Aylmer a les preuves de ce que je vous apprends.

« Je pars pour Londres en février. Je ne puis guère espérer vous voir avant les vacances, en juillet où en août. Mais je compte que d’ici là nous aurons fixé le jour qui fera de moi le plus heureux des hommes.

« À vous, avec la plus sincère affection,

« F. F. Aylmer. »


C’était là une désagréable lettre, de la première à la dernière ligne. Pas un mot, pas une pensée qui ne dût donner à Clara des craintes pour son bonheur futur. Mais l’information concernant les Askerton lui fit, pour le moment, presque oublier lady Aylmer et son insolence. Cette histoire pouvait-elle être vraie ? et, si elle était vraie, Clara devait-elle obéir aux ordres qui lui étaient donnés ? Qu’avait-elle à faire pour savoir la vérité ? Alors elle se souvint de la promesse de mistress Askerton : « Si vous avez jamais quelque question à m’adresser, j’y répondrai. »

La révélation que mistress Askerton semblait craindre avait été faite : non pas par Will Belton que mistress Askerton dénigrait, mais par le capitaine Aylmer dont elle chantait continuellement les louanges. En songeant à cela, Clara éprouva un sentiment de triomphe. Elle savait bien que Will n’attaquerait pas une femme. Le capitaine Aylmer l’avait fait, elle en était à peine surprise, et pourtant le capitaine Aylmer était l’homme qu’elle aimait et qu’elle avait promis d’épouser.

Clara ne parla à personne de la lettre qu’elle avait reçue et évita même d’y penser jusqu’après le départ de son cousin. Lorsque Will eut quitté Belton, elle passa une longue matinée à réfléchir.

En admettant que l’histoire qu’on lui racontait sur mistress Askerton fût vraie, dans quelle mesure devait-elle en tenir compte ? Si Clara avait connu ces faits lorsque mistress Askerton s’était établie au cottage, cela aurait empêché toute intimité. Mais maintenant que cette intimité existait, et que mistress Askerton avait régularisé sa position par un second mariage, Clara devait-elle l’abandonner pour une faute commise depuis de longues années ?

Il était clair qu’on attendait cela d’elle ; et elle reconnaissait que celui dont elle allait devenir la femme avait le droit de la conseiller. Mais elle se déclara à elle-même qu’elle n’obéirait pas à lady Aylmer. Elle se déciderait par son propre jugement et son propre instinct. Si, en agissant de la sorte, elle encourait la désapprobation du capitaine Aylmer, eh bien ! tout valait mieux qu’une servile obéissance aux lois édictées à Aylmer-Park.

Malgré cette résolution, Clara trouvait des prétextes pour différer de se rendre au cottage : la pluie, la santé de son père ; mais le troisième jour elle reçut un billet de mistress Askerton lui demandant ce qu’elle devenait, et elle répondit qu’elle irait au cottage le lendemain.

— Vous voilà donc enfin, s’écria mistress Askerton en la voyant entrer, je craignais quelque malheur.

— Quel malheur ?

— Quelque chose de terrible. On a souvent de ces craintes vagues. Quand je suis seule, j’attends toujours quelque catastrophe ; et je suis si souvent seule !

— Cela veut dire que vous vous ennuyez, je suppose.

— Quand nous étions aux Indes, nous logions près d’une poudrière, et nous nous attendions à chaque instant à sauter. Avez-vous jamais logé près d’une poudrière ?

— Non, jamais, à moins qu’il y en ait une à Belton : mais, que voulez-vous dire ?

- Ne prenez pas cet air ingénu, Clara ; vous savez parfaitement ce que je veux dire. Quel a été le résultat de l’enquête faite par votre cousin ?

— Mistress Askerton, vous vous trompez sur le compte de mon cousin. Il n’a pas prononcé une fois votre nom pendant son séjour.

— Alors, je lui demande pardon.

— Mais pourquoi disiez-vous que vous viviez près d’une poudrière ?

— Suis-je obligée de vous répondre ?

— Avant l’arrivée de mon cousin, vous m’avez dit que si je vous adressais une question, vous me répondriez.

— Et vous m’adressez cette question maintenant ?

— Oui, si cela ne vous offense pas.

— Mais si cela m’offensait ? … — Qui aimerait à être interrogé ?

— J’ai cru parfois que vous désiriez me parler à cœur ouvert.

— Oui, parfois. »

Clara se sentit prisé de remords. Il lui semblait qu’elle n’agissait pas franchement en demandant ce qu’elle savait déjà ; elle aurait voulu que mistress Askerton lui dît la vérité sans qu’elle eût besoin de la demander ; sa tâche eût été plus facile. La crainte de l’hypocrisie lui fit brusquer le dénoûment.

— Mistress Askefton, dit-elle, je sais tout : vous n’avez rien à m’apprendre.

— Que savez-vous ?

— Que vous avez épousé il y a longtemps M. Berdmore.

— Ah ! M. Belton a été assez bon pour parler de moi, lorsqu’il était ici. » En disant cela elle s’était levée, et restait debout devant Clara les yeux étincelants.

— Il n’a pas dit un mot. Je l’ai appris d’autre part.

— Qui vous a informée ? Est-ce un homme ou une femme qui a pris la peine de revenir sur mes chagrins passés, pour détruire ma réputation ? Mais qu’importe ! Oui, j’ai épousé le capitaine Berdmore. Je l’ai quitté pour mon mari actuel. Pendant trois ans, j’ai été sa maîtresse. Après la mort de ce pauvre misérable, nous nous sommes mariés et sommes venus ici. Maintenant vous savez tout. Mais non, vous ne savez pas tout. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert avant d’en arriver à m’échapper, et combien a été bon pour moi celui… » Alors elle se retourna du côté de là fenêtre pour cacher ses larmes.

Pendant un instant, Clara demeura immobile ; elle ne savait comment exprimer sa sympathie. À la fin elle se leva et suivit l’autre femme à la fenêtre.

Elle ne dit pas un mot, mais passa doucement son bras autour de la taille de mistress Askerton. La pression fut d’abord bien légère ; mais, après une faible résistance, la pauvre femme cacha sa figure sur l’épaule de Clara, et elles restèrent ainsi sans proférer une parole, ne faisant aucun effort pour retenir leurs larmes, et contemplant avec leurs yeux humides le paysage d’hiver qui s’étendait devant elles. À ce moment, Clara résolut que tous les Aylmer du monde ne la feraient pas abandonner l’amie qu’elle aimait maintenant plus que jamais.

« À présent vous savez tout, dit enfin mistress Askerton.

— N’est-ce pas mieux ainsi ?

— Je ne sais pas.

— Ne le savez-vous pas maintenant ? »

Et, en disant ces mots, Clara la prit dans ses bras, et baisa son front et ses lèvres.

« Mais vous partirez, et l’on vous dira que vous avez eu tort.

— Qui me dira cela ?

— Votre mari.

— Je n’ai pas encore de mari.

— Non, mais vous en aurez un bientôt, et vous lui direz tout.

— Il le sait. C’est lui qui me l’a appris.

— Qui ? Le capitaine Aylmer ? Et qu’a-t-il dit ?

— Peu importe. Le capitaine Aylmer n’est pas encore mon mari. S’il m’épouse, il faut qu’il me prenne comme je suis et non comme il aurait désiré que je fusse.

— Lady Aylmer le sait-elle ?

— Oui, lady Aylmer est une de ces femmes rigides qui ne pardonnent pas.

— Ah ! je comprends maintenant, Clara. Il faut m’oublier et ne plus revenir ici. Je ne veux pas que votre générosité vous perde.

— Si le mécontentement de lady Aylmer doit me perdre, je n’ai qu’à le supporter. Je ne la prendrai pas pour mon guide. Je suis trop vieille et j’ai été trop longtemps indépendante pour cela. Ne vous inquiétez pas. En cette affaire, je compte juger par moi-même.

— Et votre père, ne l’informerez-vous pas ?

— Vous savez que mon pauvre père est malade. S’il était bien, je le lui dirais, et il penserait comme moi. »

Par degrés, mistress Askerton raconta toute sa triste histoire, et Clara passa des heures à l’écouter. Peut-être se fût-elle passée de ces détails. Mais s’il est quelquefois difficile d’obtenir une confidence, il est impossible de l’arrêter une fois commencée.

« Et maintenant qu’allez-vous faire ? demanda mistress Askerton, comme Clara, se préparait à la quitter. Vous écrirez au capitaine Aylmer ?

— Oui, je lui écrirai.

— Et que lui direz-vous ?

— Je voudrais bien le savoir moi-même. Si j’avais à écrire à sa mère, ma lettre serait plus facile à faire.

— Et que lui diriez-vous ?

— Je lui dirais que je suis seule responsable du choix de mes amis. »

Et, après l’avoir encore une fois embrassée, Clara rentra seule au château en traversant le parc. Elle trouva son père de mauvaise humeur à cause de sa longue absence, et se plaignant de ce qu’elle restait si longtemps au cottage.

« Mais il faut bien, soupira-t-il, que je m’accoutume à la solitude, puisque vous allez me quitter pour vous marier.

— Pas de longtemps, papa. Notre engagement est un de ceux où aucun des deux n’est bien pressé. »

Elle dit cela avec un ton d’amertume que le vieillard remarqua sans le comprendre. Clara resta avec lui toute la soirée à lui faire la lecture pendant qu’il sommeillait. Ses soirs d’hiver à Belton n’étaient pas bien gais. Mais elle y était accoutumée et ne se plaignait pas. Avant de se coucher, elle se mit à écrire à son fiancé. Elle avait résolu que la lettre serait finie ce soir-là. La lettre fut finie, mais Clara passa une partie de la nuit à l’écrire. La voici :


« Château de Belton, jeudi soir.
« Cher Frédéric,

« J’ai reçu votre lettre samedi, mais je n’ai pas pu y répondre plus tôt, parce qu’elle demandait beaucoup de réflexion et aussi quelques renseignements que je n’ai eu qu’aujourd’hui. En ce qui concerne le plan de vivre à Perivale, je n’ai pas grand’chose à dire, parce que mon esprit est occupé ailleurs. Je crois cependant pouvoir vous promettre que je ne mettrai jamais aucun obstacle inutile à vos projets.

« Mon cousin Will nous a quittés lundi : ainsi votre mère ne doit plus avoir aucune inquiétude à ce sujet. Sa présence fait du bien à mon père, et pour cette raison je suis fâchée qu’il soit parti. Je puis vous assurer que je n’ai jamais cru que votre remarque renfermât la plus légère insinuation. Will est mon plus proche parent ; et, bien entendu, vous devez désirer que j’aie de l’affection pour lui : ce qui est.

« Et maintenant venons à l’autre sujet qui, je l’avoue, m’a beaucoup peinée, comme vous le supposiez. Il m’est bien difficile de séparer dans votre lettre ce qui est de vous de ce qui est de lady Aylmer. Je voudrais bien entendu faire la séparation. Chacune de vos paroles a beaucoup de valeur pour moi. Comme je ne connais pas encore lady Aylmer, je ne peux pas tenir aussi grand compte de son opinion, et j’aurais beau la connaître que je ne pourrais avoir pour elle la même déférence que pour l’homme qui doit être mon mari. Je ne vous dis cela que parce que je crains de n’avoir pas la même opinion que lady Aylmer au sujet de mistress Askerton.

« Ce que vous m’en avez écrit est vrai. Mais la personne qui vous a informé ne paraît pas savoir ce que mistress Askerton a eu à souffrir. Elle était maltraitée par le capitaine Berdmore, qui était un ivrogne. Il était absolument impossible de vivre avec lui, et elle l’a quitté. Si je pouvais vous faire comprendre combien elle avait été malheureuse, je pense que vous seriez plus porté à l’excuser. Elle a épousé le colonel Askerton aussitôt après la mort de son premier mari, et avant de venir à Belton. Tout cela s’est passé aux Indes, et je ne vois pas quel droit nous avons de nous en informer.

« En tout cas, je la connais intimement depuis longtemps ; et comme je suis sûre qu’elle s’est repentie de ce qu’elle avait pu faire de mal, je ne pense pas devoir rompre avec elle maintenant. Je le lui ai promis, et je crois devoir vous dire toute la vérité.

« Veuillez offrir mes respects à votre mère, et lui dire que si elle était à ma place, elle jugerait différemment. Cette pauvre femme n’a pas d’autre amie dans le pays. Et qui suis-je pour m’arroger le droit de la condamner ? Je ne puis le faire, cher Frédéric. Ne m’en veuillez pas si je me dirige par mon propre jugement ; j’y suis obligée dans ma position. Je serais bien fâchée de ne pas penser comme vous, mais je ne peux pas trouver que j’aie tort ; si vous étiez ici, nous en causerions et vous finiriez par être de mon avis. Si vous pouvez venir à Pâques et quand le Parlement ne vous retient pas à Londres, nous serons enchantés de vous voir.

« Votre bien affectionnée,
« Clara Amadroz. »


Cette lettre arriva a Aylmer-Park le matin du dimanche, et Frédéric Aylmer la trouva sur son assiette en prenant sa place à déjeuner. D’après les habitudes, qui à Aylmer-Park étaient inflexibles, on disait les prières à neuf heures moins un quart. À neuf heures moins vingt, lady Aylmer était dans la salle à manger pour faire le thé et ouvrir le sac contenant le courrier. Comme elle se trouvait toujours seule à ce moment, elle était bien plus au courant de la correspondance des autres, que les autres de la sienne.

Ces opérations terminées, elle sonnait. Les domestiques entraient sur deux rangs et prenaient place sur des bancs disposés près du buffet et qu’ils emportaient en se retirant. Lady Aylmer lisait elle-même les prières ; sir Anthony ne se montrait guère qu’au milieu du déjeuner ; Belinda, la fille aînée, se précipitait au son de la cloche de sa mère dont elle avait une grande frayeur ; quant à Frédéric Aylmer, il entrait rarement dans la salle à manger avant que les prières ne fussent finies. À Perivale il eût été plus régulier, mais à Perivale il y avait intérêt. Pendant ses cinq minutes de solitude, lady Aylmer distribuait les lettres sur les assiettes, non sans regarder le timbre. Ce jour-là elle vit pour son fils une lettre de Clara.

L’arrivée de cette lettre fut annoncée à Frédéric avant qu’il ne fût assis.

« Frédéric, dit lady Aylmer de sa voix la plus majestueuse, je suis bien aise de vous dire qu’à la fin voilà une lettre de Belton. »

Il ne répondit pas ; mais, gagnant lentement sa place, il prit la lettre dans sa main, la retourna un moment et la mit dans sa poche. Puis il commença à manger son œuf et à boire son thé. Pendant trois minutes sa mère s’efforça d’en faire autant, mais l’impatience la gagnant :

« Ne voulez-vous pas lire votre lettre, Frédéric ? dit-elle.

— Certainement je la lirai, madame.

— Mais pourquoi pas maintenant, quand vous savez combien nous sommes inquiets ?

— Il est des lettres qu’on aime mieux lire en particulier.

— Mais quand le sujet est si important ? dit Belinda.

— L’importance, Bel, est pour moi et non pour vous, lui répondit son frère.

— Tout ce que nous voulons savoir, continua la sœur, c’est si elle promet de se laisser guider par vous dans cette affaire, et, bien entendu, nous sommes sûrs qu’elle le fera.

— Si vous en êtes sûre, cela doit vous suffire.

— Je pense, dit lady Aylmer, que vous ne devriez pas chercher querelle à votre sœur parce qu’elle s’inquiète de l’honorabilité (je n’ai pas d’autre mot) de la personne que vous devez épouser. Je vous assure que je m’inquiète beaucoup moi-même. »

À cela le capitaine Aylmer ne fit aucune réponse, mais la lettre resta dans sa poche. Il mangea en silence, but ses deux tasses de thé accoutumées, et, son déjeuner fini, se leva pour quitter la chambre.

« Vous viendrez à l’église avec nous, je suppose ? dit lady Aylmer.

— Je ne le promets pas, madame ; mais si j’y vais, je traverserai le parc ; ainsi ne m’attendez pas. »

La mère et la sœur surent de la sorte que le député de Perivale n’avait pas l’intention d’aller à l’église ce jour-là. Quand la famille revint de l’église, Frédéric Aylmer avait reçu d’autres nouvelles du château de Belton, qui l’empêchaient pour le moment de songer à la lettre. Sa mère le trouva dans la bibliothèque, une bande de papier à la main.

« Je viens de recevoir une dépêche, dit-il.

— Qu’est-ce que c’est, Frédéric ? ne m’effrayez pas si vous pouvez l’éviter !

— Il n’y a pas lieu à vous effrayer, ma mère, vous ne le connaissiez pas. M. Amadroz est mort.

— Vraiment ! dit lady Aylmer en s’asseyant.

— Mort ! s’écria Belinda en élevant les mains.

— Dieu me bénisse ! dit le baronnet qui avait suivi ces dames dans la bibliothèque ; mais, Fred, il était de cinq ans plus jeune que moi… »

Alors le capitaine Aylmer lut le télégramme : « M. Amadroz est mort ce matin à cinq heures, j’ai prévenu le notaire et M. Belton. »

« De qui est-ce signé ? demanda lady Aylmer.

— Du colonel Askerton. »

Lady Aylmer secoua la tête d’un air indigné.

« Il n’y avait personne autre, vous savez, dit le capitaine Aylmer.

— N’y a-t-il pas de pasteur dans la paroisse ou même de domestiques dans la maison ? Mais je suis la dernière personne à juger sévèrement une jeune fille dans un pareil moment. Que disait-elle dans sa lettre, Fred ? »

Le capitaine Aylmer avait passé deux heures à réfléchir au contenu de cette lettre avant l’arrivée du télégramme, et il n’était pas arrivé à une conclusion satisfaisante. Il s’était demandé s’il pouvait épouser une femme capable d’écrire une telle lettre. S’il se décidait à une rupture, il valait mieux montrer la lettre à lady Aylmer qui l’aiderait volontiers, mais il n’était pas arrivé à une décision avant la réception de la dépêche. Maintenant que M. Amadroz était mort, Clara quitterait Belton et mistress Askerton, et commencerait pour ainsi dire une vie nouvelle. Il suspendit donc son jugement, et lady Aylmer, se doutant de ce qu’il pensait, évita de renouveler sa question au sujet de la lettre.

« Elle devra quitter Belton, je suppose, dit sir Anthony.

— La propriété appartiendra à un cousin éloigné… un M. William Belton.

— Et où ira-t-elle ? dit lady Aylmer. Je suppose qu’elle n’a aucun endroit où elle puisse se dire chez elle.

— Ne serait-il pas bien de lui demander de venir ici ? dit Belinda. »

Cette question était très-imprudente de la part de miss Aylmer. En premier lieu on lui laissait rarement le choix des hôtes d’Aylmer-Park, et puis elle aurait dû comprendre qu’une telle proposition devait être pesée par sa mère avant d’être faite devant Frédéric.

« Je pense, dit-il généreusement, que ce serait très-bien. »

Lady Aylmer secoua la tête.

« J’aimerais à savoir ce qu’elle dit de cette malheureuse intimité avant de la prendre sous ma protection. Fred comprendra qu’il en doit être ainsi. »

Mais Fred quitta la chambre sans montrer la lettre, et se retira dans la solitude pour tâcher de prendre une résolution, Après deux heures de réflexion, il rentra et écrivit à M. Green d’envoyer immédiatement à miss Amadroz la somme de deux mille francs, intérêts du legs de sa tante. Il savait qu’il aurait dû écrire lui-même, immédiatement ; mais comment pouvait-il écrire tandis que les choses étaient dans cette situation ? S’il lui écrivait une lettre de condoléance sur la mort de son père sans faire mention des Askerton, ce serait effacer le passé et reconnaître la justesse des arguments donnés par Clara, et il ne lui resterait plus aucun prétexte pour la rupture qu’il méditait.

Quel misérable sans-cœur ! dira-t-on. C’était une nature froide et peu généreuse, mais ce n’était pas un misérable. Il avait assez de cœur pour être un bon fils, un bon mari et un bon père. Il était équitable et ne voulait obtenir que ce qui lui était dû en toute justice. Les artistes ont tellement pris l’habitude de nous peindre nos amis sans aucune de leurs rides et de leurs verrues, que nous nous détournons avec dégoût d’un portrait où leurs défectuosités sont reproduites.

Avant le dîner, le capitaine Aylmer montra à sa mère la lettre de Clara. Lady Aylmer la lut en l’accompagnant de commentaires indignés, et la rendit à son fils d’un air de triomphe.

« Quant à moi, dit-elle, je n’ai qu’un conseil à vous donner.

— Je pense que nous devons lui laisser une autre chance.

— Quelle chance ! si elle est obstinée à sa perte.

— Vous pourriez l’inviter à venir ici comme Belinda l’a suggéré.

— Belinda a été sotte de parler ainsi sans réflexion.

— Je suppose que ma future femme sera bien accueillie ici.

— Certainement, Frédéric, mais doit-elle être votre femme ?

— Nous nous sommes engagés. Si elle n’est pas invitée ici, il faut que j’aille la trouver. »

Lady Aylmer comprenait fort bien le danger de laisser son fils à Belton ; elle se décida donc après trois jours de réflexion à écrire à Clara. Le billet ne contenant strictement que l’invitation de venir pendant quelque temps à Aylmer-Park fut envoyé dans une lettre du capitaine Aylmer.

Quand tout fut réglé, Frédéric partit pour Londres. Il devait ramener Clara à Aylmer-Park dans le cas où elle accepterait d’y venir.

« Vous n’irez pas la chercher à Belton ? dit la mère.

— Non, je ne pense pas que cela soit nécessaire, répondit le fils.

— Je ne le pense pas non plus. »

Nous allons maintenant suivre la seconde dépêche du colonel en Norfolk, où elle arriva seulement le lundi matin.