Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 37-42).

CHAPITRE IV


Lorsque les deux cousins furent seuls dans le parc, Ils parlèrent encore quelque temps de mistress Askerton et de sa singulière ressemblance. Will, tout en causant, considérait à part lui comment il amènerait le sujet qui l’intéressait sans se nuire par trop de précipitation.

En quittant le cottage, ils avaient pris à travers le parc un chemin conduisant à un rocher élevé d’où l’on découvrait la mer d’un côté, et de l’autre une grande étendue de pays. Arrivés là, ils s’assirent.

« Cet endroit est le plus joli de toute l’Angleterre, dit Clara.

— Je n’ai pas vu toute l’Angleterre, répondit Belton.

— Allons, Will, ne soyez pas si positif. Je dis que c’est le plus joli endroit d’Angleterre et vous ne me contredirez pas.

— Et moi je dis que vous êtes la plus jolie fille d’Angleterre et vous ne me contredirez pas. »

Cette manière de parler déplut à Clara. Elle trouva que son incomparable cousin n’était pas aussi parfait qu’elle le pensait.

« Je vois, dit-elle, que si je dis des enfantillages, j’en serai punie.

— Est-ce une punition pour vous de savoir que je vous trouve jolie ?

— Il m’est très-désagréable d’entendre traiter ce sujet. Que penseriez-vous si je me mettais à vous adresser de sots compliments ?

— Ce que je dis n’est pas sot, et il y a une grande différence entre nous. — Clara, je vous aime plus que tout au monde. »

Elle le regarda, mais elle ne le crut pas encore : était-il possible qu’elle se fût méprise à ce point !

« J’espère que vous m’aimez, dit-elle, vous y êtes obligé. N’avez-vous pas promis d’être mon frère ?

— Mais cela ne me suffit plus, Clara. — Clara, je veux être votre mari.

— Will ! s’écria-t-elle.

— Maintenant vous savez tout. Pardonnez-moi si j’ai été trop brusque.

— Oh ! Will, oubliez ce que vous venez de dire. Que tout ne soit pas rompu entre nous.

— Pourquoi y aurait-il rien de rompu entre nous ? Pourquoi serait-ce mal à moi de vous aimer ?

— Que dira mon père ?

— M. Amadroz a déjà donné son consentement. Je le lui ai demandé dès que j’ai été décidé, et il m’a dit que je pouvais m’adresser à vous.

— Vous avez parlé à mon père ! Que vais-je devenir ?

— Vous suis-je donc si odieux ? »

En disant cela il se leva et resta debout devant elle. C’était un homme grand et bien fait. Son attitude et ses traits prenaient une grande expression de noblesse quand il était ému comme en ce moment.

« Odieux ! ne savez-vous pas que j’ai appris à vous aimer et à me confier en vous comme si vous étiez vraiment mon frère, mais tout est fini maintenant.

— Vous ne pouvez pas m’aimer comme votre mari, alors ?

— Non. »

Elle ne prononça que ce monosyllabe. Et il s’éloigna d’elle comme si ce petit mot tranchait la question alors et pour toujours. Il s’éloigna d’elle peut-être de deux cents mètres, comme si l’entrevue était terminée et qu’il demeurât sans espoir. En le voyant s’en aller, elle souhaita qu’il revînt pour lui adresser quelques paroles de consolation, bien qu’elle ne pût lui dire le seul mot qui l’eût consolé. Quand son cousin lui avait fait son aveu, elle avait d’abord été fâchée contre lui. Il avait trompé son attente et elle lui en voulait. Maintenant sa colère avait fait place à de l’attendrissement. Elle était touchée de son amour et l’en aimait davantage, et cependant elle ne pouvait l’aimer comme il le désirait.

Quand Will eut descendu une partie de la colline, il avait changé de résolution. Il revint lentement vers sa cousine. Il avait l’habitude de mettre les pouces dans les emmanchures de son gilet tandis que ses deux larges mains reposaient sur sa poitrine. Il prenait toujours cette attitude quand il pensait être dans son droit et comptait faire prévaloir sa volonté. Clara s’en était déjà aperçue.

« Chère Clara, dit-il, j’ai été rude et précipité en vous parlant, je vous demande pardon ; mais dans un sujet d’une si grande importance, vous laisserez-vous influencer par ma maladresse ?

— Ce n’est pas cela, je vous assure.

— Écoutez-moi, chérie. Il est vrai que j’ai promis d’être votre frère, mais je ne savais pas combien je devais vous aimer. Votre père, lorsque je lui ai parlé, m’a demandé de ne pas être précipité, mais cela est dans ma nature. Je n’ai pas su attendre. Dites-moi que je puis venir à Noël chercher une réponse, et je ne dirai plus un mot qui puisse vous faire de la peine. Je serai votre frère au moins jusqu’à Noël.

— Soyez mon frère toujours. »

Un nuage passa sur le front de Will lorsqu’il entendit cette demande. Elle le regarda anxieusement.

« Ne voulez-vous pas attendre jusqu’à Noël ? » demanda-t-il.

Elle pensa qu’il était cruel de refuser sa requête, et cependant elle savait que ce délai ne modifierait pas ses sentiments. Elle ne voulut pas lui faire concevoir de fausses espérances.

« Remettre ma réponse quand je sais ce qu’elle doit être ne servirait de rien. Pourquoi prolonger l’incertitude ?

— Voulez-vous dire qu’il vous est impossible de m’aimer ?

— Pas de cette manière, Will.

— Et pourquoi non ? » Il s’arrêta. « Mais je suis fou de faire une telle question, et je serais pire que fou si j’insistais. C’est donc une chose terminée ? »

Elle se leva et lui prit le bras.

« Oh ! Will, ne me regardez pas comme cela.

— C’est donc une chose terminée ? répéta-t-il.

— Oui, Will, que ce soit terminé, je vous en prie. »

Il s’assit de nouveau sur le rocher et elle vint se mettre près de lui, mais pas si près qu’avant. Elle le regarda, mais ne lui parla pas. Il resta ainsi quelque temps sans parler, les yeux fixés en terre.

« Je crois que nous pouvons rentrer, dit-il enfin.

— Donnez-moi votre main, Will, et dites moi que vous m’aimez encore comme votre sœur. »

Il lui donna sa main.

« Si vous avez jamais besoin de la sollicitude d’un frère, vous l’aurez de moi, dit-il.

— Mais pas l’affection d’un frère ?

— Non, comment les deux pourraient-elles aller ensemble ? Je ne cesserai pas de vous aimer parce que j’aime en vain. Au lieu de me rendre heureux, mon amour me rendra malheureux. Ce sera la seule différence.

— Je donnerais ma vie pour vous rendre heureux si c’était possible.

— Vous ne voulez pas me donner votre vie de la seule manière dont je la voudrais. »

Après cela ils reprirent en silence le chemin de la maison, et quand il eut ouvert la porte pour la faire entrer, Will la quitta et resta seul et immobile sous le porche, pensant à son infortune.