Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 43-52).

CHAPITRE V


La soirée qui suivit la scène que nous venons de raconter fut terrible pour Clara. Will ne faisait aucun effort pour dissimuler son chagrin, et M. Amadroz, devinant, malgré son peu de sagacité, quelque mésintelligence entre sa fille et Belton, devint impatient et de mauvaise humeur. À la fin ils se séparèrent, et Clara, selon son habitude, entra dans la chambre de son père.

« Papa, dit-elle, M. Belton m’a demandé d’être… d’être sa femme, et il m’a dit qu’il avait votre consentement.

— Et pourquoi n’aurait-il pas mon consentement ? Pourquoi ne vous épouserait-il pas si vous lui plaisez ? Vous sembliez l’aimer beaucoup.

— Oui, papa, je l’aime beaucoup, mais pas de cette manière, et je n’aurais jamais cru qu’il pensât à moi.

— Et pourquoi ne penserait-il pas à vous ? Ne serait-ce pas pour vous un fort bon mariage au point de vue de l’argent ?

— Vous ne voudriez pas me voir épouser quelqu’un pour cette raison, n’est-ce pas, mon père ?

— Non, si vous ne l’aimez pas, je ne peux pas vous le faire aimer. Mais si j’avais pu penser qu’après moi cette maison deviendrait votre demeure, cela m’aurait rendu heureux… bien heureux. »

Elle s’approcha de lui et lui prit la main.

« J’espère, papa, que vous n’avez pas d’inquiétude à mon sujet. Je m’en tirerai fort bien. Vous ne pouvez désirer que je vous quitte pour me marier.

— Comment vous en tirerez-vous ? Si votre tante Winterfield a l’intention de vous laisser quelque chose, il serait bien de sa part de me le faire savoir pour m’ôter cette anxiété. »

Clara savait à quoi s’en tenir sur les intentions de sa tante, mais elle ne se sentit pas le courage d’en informer son père. Elle se contenta de lui donner de vagues assurances qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter de l’avenir.

« Et vous ne changerez pas de détermination à l’égard de Will ? dit-il enfin.

— Je ne changerai pas, certainement. »

Alors il se détourna d’elle, et Clara vit qu’il était mécontent.

Quand elle fut seule, il lui fallut bien se demander pourquoi elle était si sûre de ne pas changer. Hélas ! il ne pouvait y avoir aucun doute dans son esprit à ce sujet. Elle ne pouvait aimer son cousin Will Belton, parce que son cœur appartenait au capitaine Aylmer.

Mais Clara savait aussi qu’elle n’avait rien reçu en échange. Aylmer avait été bon pour elle au moment de la mort de son frère. Même avant cette époque, il avait envers elle des manières douces et affectueuses, de ces façons tendres qui peuvent ne rien signifier bien qu’elles signifient souvent tant de choses ! Quand mistress Winterfield avait exprimé l’espoir que le capitaine Aylmer devînt le mari de sa nièce, Clara avait répondu que c’était impossible, comme toute jeune fille l’aurait fait à sa place, et jamais jusqu’alors elle ne s’était avoué à elle-même quels étaient ses sentiments.

Elle établit une comparaison entre les deux hommes. Son cousin Will était, à son avis, le plus généreux et le plus énergique, peut-être le mieux doué des deux. Il l’emportait certainement par les dons extérieurs, mais il était rude, gauche, son esprit manquait de culture, et il n’avait, aucun des goûts qui charmaient Clara Amadroz. Will ne pouvait pas lui lire de poésie ni lui dire ce qui se passait dans le monde des lettres, ou ce qui s’y était passé dans d’autres temps. Il était douteux que Belton pût nommer les ministres actuels, ou qu’il sût le nom d’un seul évêque, excepté, celui du diocèse dans lequel se trouvait sa paroisse ; mais le capitaine Aylmer connaissait tout le monde, avait tout lu et entendait d’instinct tous les mouvements du milieu dans lequel il vivait.

Mais qu’importait la comparaison ? Si Clara avait pu se prouver à elle-même que son cousin Will était le plus digne d’être aimé, cela n’aurait rien changé. L’amour ne se décide pas par le mérite. Elle n’aimait pas assez son cousin pour lui donner sa main, et, hélas ! c’était l’autre qu’elle aimait.

Je doute que cette nuit-là Belton dormît aussi profondément qu’à l’ordinaire. En tout cas, le matin, avant de sortir de sa chambre, il avait pris une résolution : c’était de ne pas s’abandonner lui-même, de persévérer et de revenir à Noël.

En conséquence, lorsqu’il se trouva seul avant déjeuner avec Clara, il lui donna une poignée de main comme de coutume et ne fit aucune allusion à la veille. M. Amadroz descendit immédiatement, et Belton saisit la première occasion de dire qu’il reviendrait à Noël.

« Je croyais que c’était chose arrangée, répondit le squire.

— Certainement, mais hier j’ai dit sottement quelques paroles qui semblaient remettre le projet en question. J’y ai pensé de nouveau, et maintenant je crois pouvoir revenir. »

Là-dessus il parla de ses plans de bâtisse.

« Je crains que la construction en brique ne soit pas jolie, dit M. Amadroz.

— Je crois qu’elle sera très-jolie, dit Clara.

— Dans tous les cas, ajouta le squire, je ne serai pas longtemps là pour la voir. »

Belton répondit gaiement à ce discours mélancolique, et il sembla à Clara et à son père qu’il avait bien vite pris son parti.

Immédiatement après déjeuner, se passa un petit incident qui ne fut pas sans influence sur les trois personnes dont nous venons de parler. On vit arriver par l’avenue jusque devant la porte d’entrée une vache, menée par un enfant. C’était une vache d’Alderney ; et toute personne s’y connaissant pouvait voir qu’elle était parfaite dans son genre. Ses yeux étaient doux et brillants, ses jambes ressemblaient à celles du cerf ; et, dans toute son attitude, elle semblait démentir son nom et prouver qu’elle avait une plus noble origine qu’une simple vache, utile animal mais lourd, et vu avec plus davantage à distance que de près.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » dit M. Amadroz, qui, n’ayant pas de vache à lui, n’aimait pas à en voir une devant sa porte.

Clara comprit tout de suite ; mais elle fut peinée et ne dit rien. Si la vache était venue avant la scène de la veille, elle l’aurait accueillie cordialement et aurait promis à son cousin que la vache serait chérie à cause de lui ; mais après ce qui s’était passé, comment pourrait-elle accepter un présent de lui ?

Mais Belton ne tint aucun compte de la difficulté.

« Je vous avais dit que je vous donnerais une vache, dit-il, et la voilà.

— Quel besoin a-t-elle d’une vache ? demanda M. Amadroz.

— Je suis sûr qu’elle en a besoin. En tout cas elle ne peut refuser un présent de moi. N’est-ce pas, Clara ? »

Que pouvait-elle répondre ?

« Si mon père me permet de l’accepter.

— Mais nous n’avons pas d’herbe à lui donner, dit le squire.

— Il y a plus d’herbe qu’il n’en faut, dit Belton. Allons, monsieur Amadroz, je tiens beaucoup à donner cette bête à Clara ; ne me contrariez pas. »

Comme toujours, il l’emporta. Et Clara le remercia les larmes aux yeux.

Les deux jours suivants passèrent sans incident. Belton fit une visite au cottage, mais le colonel était sorti, et on ne lui proposa pas de voir mistress Askerton. Comme Will devait partir le matin avant six heures, il fit ses adieux à M. Amadroz la veille au soir, avant de se séparer pour la nuit ; il pensait aussi prendre congé de Clara, mais elle lui dit doucement, si doucement que son père ne l’entendit pas, qu’elle se lèverait pour lui donner sa tasse de café et le voir monter en voiture.

Le lendemain matin elle était levée avant lui et ne pouvait comprendre elle-même pourquoi elle agissait ainsi. Si Will était résolu à oublier la scène qui avait eu lieu, elle devait éviter d’en rappeler le souvenir. Mais il lui avait promis la sollicitude d’un frère, n’était-elle pas tenue à agir à son égard comme une sœur ? Telles étaient les raisons qu’elle se donnait à elle-même.

Elle apporta de ses propres mains le café dans le petit parloir et le lui servit. Qui n’a vu, en pareille occasion, une jeune fille descendre de bonne heure sans tout le fini de sa toilette ordinaire, et cependant paraissant plus fraîche, plus jolie et plus charmante aux yeux de celui qui est l’objet de cette apparition matinale ? Et quel homme n’a pas aimé celle qui lui faisait cette faveur, quand même il n’aurait pas été d’avancé aussi profondément amoureux que le pauvre Will Belton ?

« Comme c’est bon à vous, dit-il.

— Je voudrais bien savoir comment être bonne pour vous, répondit-elle (et en prononçant ces mots elle s’aperçut qu’elle abordait, contre son intention, un terrain dangereux), je vous suis si reconnaissante de ce que vous voulez bien revenir à Noël. »

Il avait résolu de ne plus parler de son amour jusqu’à l’hiver ; mais en la voyant le regarder si doucement, il fut fortement tenté de la prendre dans ses bras, de l’embrasser vingt fois, et de jurer qu’il ne la laisserait plus aller ; cependant il se contint.

« Il est naturel d’aimer ses parents, dit-il.

— J’ai bien compris que c’était là le sentiment qui vous faisait agir ; mais je crains que vous ne dépensiez beaucoup d’argent à cause de nous.

— Pas du tout, je rentrerai dans mon argent ; mais qu’importe ? Ce n’est pas d’argent que je manque. »

Elle ne pouvait lui demander ce qui lui manquait. Elle fut obligée de poursuivre :

« J’espère qu’à Noël vous viendrez pour plus de huit jours.

— Je tâcherai ; mais en attendant ne m’écrirez-vous pas un mot pour me dire quand l’abri sera terminé ?

— Volontiers, et je vous dirai comment va Bessey (c’était la vache) ; je l’aimerai tant ! Elle vient déjà à moi pour avoir des pommes. »

Belton pensa qu’il irait à elle partout où elle serait, quand il ne devrait pas avoir de pommes.

« C’est de l’affection intéressée, dit-il, mais je vais vous dire ce que je ferai. Quand je reviendrai, je vous amènerai un chien qui vous suivra sans songer aux pommes. »

Le bruit du cabriolet de Taunton se fit entendre sur le sable de la cour et Belton fut forcé de partir. Pendant un moment il se demanda si son devoir n’était pas d’embrasser sa cousine (beaucoup de cousins s’adressent la même question), mais il résolut que, s’il l’embrassait jamais, ce ne serait pas en qualité de cousin.

« Adieu, dit-il en lui tendant sa grande main.

— Adieu, Will, et que Dieu vous bénisse ! »

Je crois vraiment qu’il aurait pu l’embrasser sans se demander en quelle qualité il le faisait.

Clara resta devant la porte, regardant le cabriolet s’éloigner, regardant autant que ses larmes le lui permettaient. Quel bon cousin ! et quel dommage que leur affection fraternelle eût été troublée ! Mais ce n’était sans doute que pour un moment. Clara savait que les hommes et les femmes ont des opinions très-différentes sur l’amour. Elle, ayant aimé une fois, ne pouvait changer, que son amour fût heureux ou malheureux ; mais son cousin, bien que sincère dans son offre, s’était consolé, en une nuit, du refus qu’il avait éprouvé. En pensant à cela, les larmes de Clara redoublèrent, et, remontant dans sa chambre, elle y resta à pleurer jusqu’à ce qu’elle pensât qu’il était temps d’essuyer ses yeux pour aller retrouver son père.

Mais elle était enchantée que Will eût si bien pris la chose ! Enchantée ! son cousin ne lui ferait pas la cour.