Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 195-214).


CHAPITRE XII

ESPOIR !


Je regardais le docteur avec inquiétude… Jamais je ne l’avais vu si agité, si loquace, si exubérant…

Tantôt il se levait, faisait de petits bonds ridicules et se rasseyait devant ses électrodes ; tantôt il se couchait à plat ventre, passait la tête sous son appareil et cela tout en chantonnant, d’une voix fausse et enrouée…

Je crus que notre séjour dans Mars avait déjà eu de fâcheux effets sur l’intelligence de mon pauvre ami et que sa tête autrefois si solide devait battre la breloque ; à force de réfléchir nuit et jour aux moyens de correspondre avec la Terre, son cerveau déjà fortement ébranlé par les péripéties sans nombre de notre voyage avait certainement dû se déséquilibrer…

Il était impossible qu’il pût en être autrement.

D’ailleurs, tout dans l’attitude et les propos du docteur dénotait une excitation maladive, une nervosité suspecte… Il ne parlait plus, il chantait… il improvisait des airs bizarres, aux tonalités sauvages ; il ne marchait plus, il sautillait à la façon des passereaux en tenant sa tête renversée en arrière.

Le pauvre savant était si grotesque… que Fred, qui pourtant n’était guère observateur, me dit un jour en son langage pittoresque :

— Je crois que le docteur « déménage ».

Je relevai comme il convenait cette appréciation un peu trop osée, mais simplement pour la forme… au fond, j’étais intimement convaincu que Fred avait raison.

La première nuit passée auprès de notre télégraphe sans fil ne donna aucun résultat… Toutes les heures, le docteur envoyait des courants électriques vers la Terre, ou plutôt vers l’espace, et, l’émission terminée, il restait immobile, le visage collé sur son récepteur… un vrai récepteur Morse, disait-il, qui lui avait coûté un mois de travail.

Fred et moi, nous nous étions endormis… Quand vint le jour, nous retrouvâmes le savant devant son appareil. Le pauvre homme était très pâle et il me sembla que sa tête avait augmenté de volume… ce qui le faisait un peu ressembler à un Mégalocéphale martien…

Je m’approchai et lui touchai l’épaule.

— Eh bien ?

— Encore rien, me répondit-il…

— Et vous espérez toujours ? fis-je en souriant.

Le docteur me regarda d’un œil irrité… haussa les épaules et ronchonna :

— Vous n’y entendez rien, monsieur Borel… vous êtes d’une ignorance qui me désespère…

Et il se mit à piétiner frénétiquement le sol en se frappant le crâne de la paume de ses deux mains.

Je l’avais encore une fois mis en colère et cela était cruel de ma part… Il est des moments où il ne faut point mécontenter les chercheurs.

Pendant huit jours, le docteur Oméga dirigea ses ondes hertziennes sur la terre et notre récepteur ne reçut aucune transmission… pas même un léger choc.

Il ne fallait donc plus compter sur les communications interplanétaires…

Néanmoins le docteur n’avait pas perdu toute confiance.

De temps à autre, il allait jeter un coup d’œil sur ses chers appareils… Il les avait placés tout près du « réservoir » où nous couchions et, grâce à un système des plus ingénieux, une sonnerie devait vibrer aussitôt que son récepteur recevrait une communication…

— Vous verrez… vous verrez, disait le vieux savant avec conviction, un jour ou l’autre cela sonnera… j’en suis sûr… il est impossible qu’il en soit autrement.

Je me gardai bien de le décourager, cependant, je lui reparlai d’une chose à laquelle il ne songeait plus : la reconstruction du Cosmos

Il m’avait dit un jour que les ouvriers martiens étaient assez bien outillés pour reproduire exactement, d’après les plans donnés, un véhicule dans le genre de celui qui nous avait amenés dans Mars. D’ailleurs, ne fallait-il pas qu’ils fussent habiles pour avoir exécuté un récepteur Morse ?

Un matin, après notre petit déjeuner qui consistait en la simple absorption de trois pilules nutritives, je pris le bras du docteur et l’entraînai dans le parc qui avoisinait notre demeure…

Après lui avoir donné à entendre que je comptais beaucoup sur une réponse électrique de la terre — ce qui n’était pas vrai — je lui représentai qu’il ne serait peut-être pas inutile de songer à la reconstruction du Cosmos

— On ne sait pas ce qui peut arriver, ajoutai-je insidieusement… vos communications ont dû parvenir dans notre planète… un de ces jours un savant terrien vous répondra, et puis après ? Il ne pourra que nous plaindre… s’apitoyer sur notre exil, nous engager à prendre notre mal en patience, mais quant à faire quoi que ce soit pour nous délivrer, il ne pourra même y songer… Il lui faudrait pour cela découvrir cette merveilleuse répulsite dont vous êtes l’inventeur… Croyez-m’en, essayons de nous refaire un véhicule… quand il sera prêt à fonctionner — et il n’est pas nécessaire qu’il soit aussi perfectionné que le premier — nous nous rendrons à la grotte où nous retrouverons notre enveloppe… Le tout est de faire le nouveau Cosmos à l’exacte dimension de l’ancien.

— Cela est facile, répondit le docteur, je me rappelle toutes les mesures… Oui… vous avez peut-être raison, monsieur Borel, nous pouvons toujours essayer de hâter notre évasion… Dès ce soir, je vais me mettre à travailler mes plans… Je les soumettrai, quand ils seront terminés, aux Mégalocéphales et je leur demanderai de les faire exécuter… Ils ne s’y refuseront pas, c’est certain… ils m’ont déjà demandé des détails sur notre véhicule… Je crois, qu’au fond, ils espèrent découvrir dans notre système de locomotion une application nouvelle de la force motrice, une simplification de rouages et de leviers, car, vous avez pu le remarquer, tous leurs chariots et toutes leurs machines-outils sont terriblement compliqués… ce ne sont que bielles extensibles, excentriques exagérés, leviers à genouillères, etc., etc…

« Tenez, monsieur Borel, vous avez eu une riche idée de me faire songer à un projet qui m’était complètement sorti de l’esprit depuis que je travaille aux communications terrestres… Je vais m’occuper activement. »

Et de fait, le soir même, le brave docteur traçait sur des feuilles de métal, à l’aide d’un poinçon, les plans du « Cosmos no 2 ».

De temps à autre, il abandonnait bien son travail pour aller surveiller ses électrodes et son récepteur, mais il revenait aussitôt à ses croquis.

Quinze jours après, il avait terminé ; dix grandes tablettes de métal étaient couvertes de traits, de hachures, de coupes, d’arabesques bizarres à la vérité, mais qui, pour un ingénieur, devaient être fort simples.

Le docteur montra ses plans aux Mégalocéphales. Ces diables de petits hommes comprirent immédiatement ce que voulait le vieux savant et l’un d’eux, que l’on appelait, je crois, Tiziraoû, compléta même d’un coup de poinçon un tracé insuffisamment indiqué.

Les Martiens avaient, on peut le dire, la mécanique dans le « sang ».

Rien de ce qui touche à la statique, à la composante et à la résultante, à la décomposition des forces et aux équations d’équilibre ne leur était étranger. Du premier coup d’œil ils comprirent le fonctionnement du Cosmos et supprimèrent même divers organes trop lourds pour les remplacer par d’autres plus légers et tout aussi puissants, ce qui vexa un peu le docteur.

Avec l’autorisation du grand Razaïou, une usine martienne appelée Büttowanohaz (c’est-à-dire la reine des constructions métalliques) entreprit la fabrication de notre véhicule…

Les travaux furent poussés activement, mais un incident se produisit qui faillit tout compromettre.

Les « Mégalocéphales » voulaient absolument allonger la coque de l’obus… prétextant que, plus il serait long et effilé, moins il offrirait de résistance à l’air, mais le docteur qui avait, comme on le sait, de sérieuses raisons pour que l’engin fût en tous points semblable à celui que les Martiens avaient détruit, insista avec tant de chaleur, trouva de si plausibles raisons que les ingénieurs aux grosses têtes consentirent à suivre exactement ses indications.

Peu à peu, l’obus se précisait, prenait forme ; on l’avait coulé en deux parties comme au Creusot ; mais l’avant et l’arrière, c’est-à-dire l’ogive et le culot formaient une seule pièce…

Cependant une difficulté s’éleva quand il s’agit des roues ; on sait que celles-ci sont remplacées dans la planète Mars par des cylindres renforcés aux extrémités… La chose en elle-même n’eût eu aucune importance, si ce véhicule avait été destiné uniquement à rouler dans les territoires de Razaïou : mais nous lui réservions un autre sort.

Le docteur, à force de chercher, trouva un système très pratique qui permettrait de se débarrasser instantanément de ces cylindres quand nous voudrions glisser sur le véhicule notre enveloppe de répulsite.

Enfin, on adapta à l’intérieur de l’engin un mécanisme électrique fort réduit et qui cependant lui donnait une force de près de 350 HP.

De petits Martiens, tout au plus gros comme des lièvres et noirs comme des corbeaux, adaptèrent à l’intérieur un changement de vitesse aussi simple qu’ingénieux et dont je donnerai un jour le secret à nos industriels français, puis on plaça un volant qui, au lieu d’avoir comme chez nous la forme d’une roue, était absolument carré…

Une fois terminé, le Cosmos no 2 ne ressemblait à son infortuné frère que par la forme : ses flancs, au lieu d’être cerclés de frettes boulonnées, étaient lisses et brillants, les hublots étaient fermés à l’aide d’une sorte de glace bleu pâle que l’on appelle dans Mars « Onozitis » (pierre transparente) et qui a toutes les propriétés du verre sans en avoir la fragilité.

Un ingénieur martien essaya devant nous l’automobile, mais il faillit être victime de son audace… Ses faibles tentacules ne pouvaient maintenir la direction, et bien qu’il ne fût parti qu’en première vitesse, il faisait des embardées inquiétantes.

Le docteur le remplaça au volant et, à la grande joie de tous, fit évoluer le véhicule avec une réelle maëstria…

Fred et moi allions monter avec lui, mais le vieux savant nous dit en haussant les épaules :

— À quoi bon ? nous ne partons pas encore…

— Pourquoi attendre ? fis-je avec dépit…

— Monsieur Borel, vous serez toujours le même… imprévoyant et téméraire !… Croyez-vous que je vais m’embarquer sans biscuits et surtout sans avoir consulté ma carte ?

— Quelle carte ?

— Mais parbleu, celle que j’ai relevée de la mer jusqu’ici… Avec ma boussole, je crois que je retrouverai facilement notre route…

— Et quand partirons-nous ?

— Ce soir… mais chut !… on nous observe… ces petits gnomes sont rusés… voyez, ils semblent se demander ce que nous disons… il faut que personne ne se doute de notre projet… sans quoi le Grand Razaïou, craignant que nous n’allions prêter main-forte à ses ennemis les Cococytes, nous ferait peut-être retenir ici.

Cette remarque était de la dernière justesse… en effet, Razaïou nous tolérait dans ses États à la condition que nous demeurassions constamment sous sa surveillance.

Cependant, les choses allaient se compliquer d’étrange sorte.

La nuit venue, quand le docteur, Fred et moi nous nous dirigeâmes vers l’endroit où nous avions laissé notre Cosmos no 2, nous ne le trouvâmes plus.

Les Martiens méfiants l’avaient caché, mais où ?

Nous le cherchâmes pendant près d’une heure ; Fred et moi escaladâmes des échafaudages, descendîmes dans des cages métalliques, mais notre véhicule demeura introuvable.

Errer plus longtemps dans la ville industrielle martienne c’était attirer sur nous la méfiance ; nous rentrâmes donc à notre « Métal Hôtel » ; déjà les Mégalocéphales, nos gardiens, semblaient très inquiets.

Lorsqu’ils nous virent, ils se rassurèrent et échangèrent entre eux de petits clignements d’yeux…

Quand nous fûmes étendus sur nos couches, le docteur nous dit très bas :

— Tant pis ! nous partirons en plein jour… et s’ils veulent nous suivre…

— Il faudra qu’ils « en mettent », ricana Fred, qui, ayant autrefois travaillé dans une usine de bicyclettes, affectionnait tout particulièrement le vocabulaire sportif…

Nous nous endormîmes un peu troublés, en nous demandant si nous retrouverions notre nouveau Cosmos.

Qui sait si le grand Razaïou ne réserverait pas cet étrange véhicule pour son musée et s’il ne le ferait point placer dans une vitrine avec cette inscription rédigée en martien : « Regardez… mais n’y touchez pas. ( « Coaïa bo ua tomaïozôs. » )

Mais fort heureusement, le lendemain, nos craintes se dissipèrent, car nous retrouvâmes notre carriage à l’endroit où nous l’avions laissé la veille… Les Martiens ne l’avaient caché que pendant la nuit.

Le docteur le considéra avec attention, en vanta les organes et la forme, puis invita quatre « grosses têtes » à y prendre place.

Les Mégalocéphales ne se firent point prier pour grimper dans le Cosmos… Alors, sur un signe du savant, Fred et moi entrâmes dans l’obus et, quelques secondes après, nous roulions à toute allure hors de la ville.

Les Mégalocéphales ne semblaient nullement étonnés ; cependant, quand ils virent que nous allions franchir la zone de feu, ils agitèrent furieusement leurs tentacules et poussèrent de petits cris de terreur…

— Ne craignez rien, dit le docteur en martien… nous ne courons aucun danger…

Et il ajouta en s’adressant à Fred et à moi :

— S’ils s’approchent du moteur ou des organes de transmission, attachez-les avec ces fils de fer.

Mais les Mégalocéphales étaient médusés… Blottis dans le fond du véhicule, ils nous regardaient avec des yeux agrandis par l’épouvante… Il était évident que ces petits êtres nous prêtaient les plus noirs desseins.

Le docteur crut devoir les rassurer en leur disant qu’il avait depuis longtemps l’intention de retourner au bord des mers glaciales où il avait laissé un curieux engin qu’il désirait beaucoup faire admirer au grand Razaïou… Il s’excusa même fort poliment d’avoir ainsi emmené quatre ingénieurs martiens sans leur expliquer le but du voyage.

Les Mégalocéphales parurent reprendre confiance, mais l’un d’eux, nommé Barazionii, et qui était fort peureux, chercha à convaincre le docteur du danger qu’il y avait à parcourir les régions de feu et ensuite les contrées glaciaires.

Mais sa petite voix fut couverte par le ronflement du moteur qui maintenant battait avec un bruit terrible.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Notre voyage dura cent vingt heures ; nous marchâmes nuit et jour jusqu’au moment où nous arrivâmes dans les régions glaciaires ; là, à cause de la végétation diurne, nous fûmes obligés de nous arrêter pour attendre que les plantes gigantesques écloses sous l’effet du soleil eussent été détruites par le froid de la nuit.

Enfin, nous aperçûmes les collines de glace qui bordaient la mer martienne…

Les Mégalocéphales, qui n’étaient pas habitués au froid, grelottaient comme de pauvres chiens mouillés et faisaient peine à voir.

Nous les enveloppâmes dans nos habits et ils nous surent gré de cette attention, car leurs pauvres petites figures grimacèrent un sourire…

À cent mètres environ des falaises, le docteur arrêta le véhicule et Fred partit en exploration ; il devait revenir nous trouver aussitôt qu’il aurait découvert la grotte où était enfouie notre enveloppe de répulsite.

Pendant que sa longue silhouette bondissait au milieu de la neige, je questionnai le docteur :

— Alors, lui dis-je… nous ne reviendrons pas chez Razaïou ?

— Non… répondit le savant… Dès que nous aurons notre enveloppe nous l’ajusterons au véhicule et nous repartirons pour la Terre… à moins, monsieur Borel, que vous ne préfériez rester ici pour y coloniser…

Cette facétie m’étonna de la part d’un homme aussi grave que le docteur. Pour plaisanter ainsi, il fallait qu’il fût bien joyeux… Quant à moi, est-il besoin de le dire, j’étais dans le ravissement et je revoyais déjà mon cher petit cottage et mon délicieux Stradivarius.

Cependant, en jetant les yeux sur les Mégalocéphales, une pensée me vint à l’esprit :

— Et ces Martiens, qu’en ferons-nous !

— Eh ! parbleu, répondit le docteur, nous les emmènerons… Ils prouveront aux sceptiques, à ceux qui nous traiteront de visionnaires ou de mystificateurs, que nous sommes réellement allés dans une planète inconnue…

— Pauvres petits êtres… mais ils mourront !…

Le docteur ne répondit pas… et regarda par un des hublots…

Fred revenait… il avançait aussi rapidement qu’un coureur et cependant on voyait qu’il ne faisait aucun effort.

Quand il fut à dix mètres du Cosmos, il cria :

— J’ai retrouvé la cachette.

Et le bruit de sa voix fit vibrer le véhicule comme une cloche de cristal.

Le docteur me dit alors :

— Monsieur Borel, je vais faire avancer le Cosmos jusqu’à l’endroit où se trouve dissimulée notre répulsite… pendant que Fred et moi ramènerons notre enveloppe, vous resterez ici… je vous confie les Martiens. Vous comprenez bien que nous ne pouvons nous absenter tous trois… les petits monstres n’auraient qu’à s’enfuir avec le Cosmos

Et le vieux savant sortit du véhicule avec la légèreté d’un jeune homme… puis disparut, suivi de Fred, derrière les montagnes de glace.

J’attendais anxieux… Je suis, on a pu le voir, un intuitif… quelque chose me disait que nos espoirs allaient s’envoler… qu’un malheur nous menaçait… Il y a de ces choses que l’on sent, ou mieux que l’on pressent comme malgré soi… On dirait qu’à certains moments, une force inconnue se plaît à frapper notre esprit et à lui donner une acuité qui tient du surnaturel.

Bientôt, je revis le docteur et Fred.

Ils étaient consternés. Tête basse, bras ballants, ils revinrent au véhicule, dans lequel ils entrèrent sans proférer un mot…

Je devinai aussitôt ce qui s’était passé…

Après quelques instants de silence, le docteur prononça enfin de sa voix grave :

— Monsieur Borel, notre dernière espérance est retournée vers la terre…, notre enveloppe n’est plus dans la caverne… Les petits Martiens de la côte, ces vilains monstres que nous aurions dû tous massacrer sans pitié, ont coupé les amarres… et tiré la répulsite en plein air… elle s’est envolée… et maintenant… il ne nous reste plus qu’à retourner chez Razaïou et à nous faire pardonner notre équipée… en attendant qu’un savant de la Terre vienne nous délivrer.

— Alors… nous attendrons toute notre vie…

— Monsieur Borel… vous êtes décourageant, fit le docteur en devenant cramoisi… vous ne comprenez décidément rien aux choses scientifiques… vous… n’êtes qu’un… violoniste !…

Être traité de violoniste par le docteur, c’était la suprême… la sanglante injure…

Je ne répondis point et m’assis dans un coin du véhicule, à côté des Mégalocéphales qui grelottaient toujours.

— Oui… oui… pensais-je…, le docteur a raison… Je ne suis qu’un violoniste… il faut être un violoniste, en effet, pour se lancer dans une aventure comme celle-là… ; un homme qui réfléchit, qui pense, n’aurait point tenté ce voyage planétaire…

Le retour s’effectua tristement… nos visages s’étaient allongés, notre belle assurance de la veille avait fait place à un véritable abattement. Seuls, les petits Martiens étaient d’une gaîté folle à mesure que nous nous rapprochions des domaines de Razaïou !

Heureux Mégalocéphales ! nous voulions les arracher à leur planète pour les montrer aux habitants de la nôtre, et c’étaient eux qui nous ramenaient vers leur affreuse ville !

Lorsque enfin, nous aperçûmes les échafaudages gigantesques, les ponts métalliques et les belvédères de la Cité du fer, je ne pus réprimer un geste de dépit.

Quant à Fred, il était navré, et je vis une grosse larme glisser lentement le long de sa joue…

Les rues et les places étaient noires de Martiens ; notre arrivée avait été signalée et toute la population s’était rassemblée, curieuse d’apprendre la cause de notre départ précipité.

À peine le Cosmos fut-il arrêté qu’un Mégalocéphale se précipita au hublot et regarda dans l’intérieur du véhicule. En apercevant ses congénères, il poussa un petit hurlement de joie et s’écria :

Lozi na Boulanoï ! (ils ne sont pas morts !).

Et les Martiens nous entourèrent en sautant comme des fous.

— Tout va bien, pensai-je.

Mais un Mégalocéphale s’avança gravement au-devant de nous et dit au docteur :

— Le Grand Razaïou veut vous voir…

Ces mots me glacèrent le cœur…

On nous fit monter dans un véhicule martien et nous nous dirigeâmes vers le palais du Roi…

Celui-ci nous reçut dans la grande salle du Trône, cette salle si somptueuse qui avait fait notre admiration quelques mois auparavant.

Razaïou paraissait courroucé ; des veines bleues apparaissaient sur son front couleur d’ivoire et sa bouche triangulaire avait des frémissements de mauvais augure ; il agitait nerveusement son sceptre lumineux dans ses tentacules gris et ses jambes de sauterelle se tendaient et se détendaient avec des mouvements brusques.

Le docteur s’approcha du trône, fit les salamalecs d’usage et prononça :

— Grand Roi… nous te saluons.

— D’où vient, grogna Razaïou, que les Babazeïos (c’est ainsi qu’on nous appelait) aient quitté mon territoire sans autorisation et emmené avec eux quatre des lumières de mon royaume ?

Le docteur, je l’ai dit, parlait très mal le martien.

Je voulus répondre pour lui.

— Taisez-vous, astucieux Babazeïo, grinça le Roi.

Je reculai d’un pas et saluai d’un air confus.

Le docteur qui comprenait que la situation était grave, reprit tout son aplomb. En termes mesurés, choisis, il s’efforça d’expliquer au Grand Razaïou qu’il voulait lui faire une surprise en ramenant dans ses États une chose merveilleuse qu’il avait laissée au bord des mers de glace.

— Et quelle est cette chose merveilleuse ? demanda le monarque curieux.

— Une voiture volante…

Il y eut un grand éclat de rire parmi l’assistance… Razaïou lui même se tenait les côtes de ses tentacules…

Quand enfin l’hilarité fut calmée, le roi martien dit au docteur :

— Faible Babazeïo, apprenez que l’on n’émerveille jamais le Grand Razaïou avec des voitures volantes… Il faut être simple et inintelligent comme un habitant de la Terre pour voir des merveilles dans les choses les plus naturelles… Ici, les voitures volantes sont nombreuses ; si vous aviez mieux visité mes États, vous auriez vu nos « mayocleï ».

Et s’adressant à ses serviteurs : « Ouvrez le dôme, leur dit-il, afin que ces Terriens puissent constater que, dans la grande planète, les voitures peuvent voler aussi bien que les oiseaux.

Le grand dôme lumineux s’écarta rapidement et le ciel apparut…

— Quatre « mayocleï » commanda Razaïou.

Quatre Martiens s’avancèrent sur des sortes de motocyclettes montées sur deux cylindres creux très étroits et pourvues à l’arrière d’une hélice fort large…

Il y eut un bruit sec, on entendit un ronflement et les motocyclettes partirent à toute allure sur les dalles du palais… Mais soudain, elles s’élevèrent presque à angle droit et s’élancèrent dans l’espace où elles se perdirent bientôt…

Le docteur ouvrait de grands yeux… Fred et moi croyions avoir été le jouet de quelque hallucination.

Mais de nouveaux « mayocleï » arrivèrent en roulant.

Je les examinai attentivement et j’en saisis à peu près le mécanisme. Les Martiens se lançaient d’abord à toute allure sur ces engins qu’actionnait une puissante hélice, puis, quand ils avaient obtenu une vitesse suffisante, ils déployaient un écran de métal mince qui, se relevant à demi, imprimait aussitôt au véhicule une direction en hauteur. Figurez-vous un grand carton à dessin placé devant une motocyclette, et pouvant s’élever ou s’abaisser à volonté. C’était là tout le secret des Martiens. Quand je fus revenu sur la Terre, j’appliquai en partie cette invention, et la bicyclette à hélice que vous avez pu voir fonctionner récemment avait été construite sur mes plans. Très prochainement, je ferai, avec mon ami le comte Henry de la Vaulx, l’expérience de l’écran élévateur et je ne doute pas d’arriver à un résultat satisfaisant…

Le Grand Razaïou, après nous avoir montré que, dans sa planète, le mécanisme avait atteint son dernier perfectionnement, nous dit d’un ton hautain :

— Vous voyez, Babazeïos, que nous connaissions les voitures volantes et que vous ne m’auriez pas émerveillé en me montrant la vôtre. Cependant, pour que la fantaisie ne vous prenne plus de vous évader de mes États, je donne l’ordre de briser le véhicule que j’avais consenti à laisser construire… De plus, j’exige que dorénavant vous ne sortiez plus en ville… Vous resterez dans votre demeure, et quand vous voudrez vous promener, vous irez dans le parc que j’ai mis à votre disposition. J’ai dit…

Le trône de Razaïou roula sur des coulisses invisibles et le Roi disparut derrière une muraille lumineuse.

On nous reconduisit à notre réservoir… c’était là désormais que nous devions vivre…

C’était fini ! tout espoir de fuite était désormais inutile… nous étions et nous demeurerions les prisonniers des Martiens…

Fred pleurait à chaudes larmes… moi je l’aurais bien imité, mais je me contins et m’efforçai d’avoir l’air aussi crâne que le docteur.

Le vieil homme ne semblait nullement attristé ; derrière les verres de ses lunettes c’étaient toujours les mêmes yeux calmes et profonds… on eût dit que rien ne s’était passé.

Après avoir mangé quelques pilules, Fred et moi nous nous couchâmes…

Seul le docteur veilla.

On lui avait laissé son télégraphe sans fil, et il allait continuer à envoyer à la terre des dépêches qui probablement ne dépasseraient pas quelques milles de distance… Pauvre docteur Oméga ! À ce moment il me faisait pitié tant j’étais convaincu de l’inanité de ses expériences, et cependant je l’admirais… oui je l’admirais pour son opiniâtreté, pour son inébranlable foi en cette science qui le trahissait.

Au milieu de la nuit je fus réveillé en sursaut par la voix de mon vieil ami… une voix claire, chaude, vibrante que je ne lui connaissais pas.

— Monsieur Borel… Monsieur Borel… ils ont répondu… oui… ils ont répondu.

J’ai reçu une dépêche d’Helvétius… du grand Helvétius !!…

Je crus que le docteur avait perdu la raison. Mais il me poussa vers l’appareil de télégraphie sans fil où vibrait encore une sonnerie grêle… et sur la bande de papier qu’il avait fabriquée avec les feuilles de son calepin, je vis ces signes :

— Qu’est-ce que cela signifie ? m’exclamai-je.

— Comment, vous ne connaissez pas les signes de l’alphabet Morse ? Mais cela signifie… cela signifie : compris… où êtes-vous ?… Helvétius.

— Vous en êtes sûr ? interrogeai-je, incrédule…

— Mais voyons… êtes-vous fou, monsieur Borel… vous n’avez donc jamais vu fonctionner un récepteur ?… Regardez ces deux bobines qui entourent deux électro-aimants… voyez ce ruban que ce petit mouvement d’horlogerie fait avancer de façon continue et régulière et qui reçoit ainsi des traces proportionnelles en longueur à la durée de chaque passage du courant… Ah ! vous vous moquiez de mon appareil…, mais il est parfait… aussi perfectionné, grâce au talent des Martiens, que les télégraphes de France… Parbleu je savais bien que les ondes hertziennes se comportaient à travers l’espace comme les ondes lumineuses… oui je le savais bien… victoire, mes amis, victoire !

Et saisissant mes mains et celles de Fred, le docteur Oméga nous entraîna dans une ronde folle…

Ainsi, c’était donc vrai…, nous étions réellement en communication avec la Terre…

Notre appel avait été compris !

Et moi, qui traitais intérieurement le docteur de fou… moi qui croyais que le vieillard s’illusionnait sur la puissance des ondes hertziennes !…

J’aurais cependant dû prévoir que mon ami était un merveilleux savant… aussi fort que les Newton, les Mariotte, les Ruhmkorff, les Edison et les Marconi !… N’avait-il pas trouvé la « répulsite », ce corps nouveau qui bouleversait toutes les idées admises jusqu’à ce jour !…

N’avait-il pas conçu et exécuté le plus extravagant des voyages ?…

J’eus honte d’avoir douté du génie du docteur Oméga…

Mais je suis ainsi fait…

Je doute, je doute toujours, je doute sans cesse… Pour que je croie… il me faut des réalités, des preuves…