Société du Mercure de France (p. 256-268).


xiii

EXPÉRIENCES ?… HALLUCINATIONS ?…


Emma, Lerne et moi, nous étions au petit salon, après déjeuner, quand le professeur eut un éblouissement.

Ce n’était pas le premier ; j’avais déjà remarqué dans la santé de mon oncle des troubles similaires. Mais celui-ci fut nettement caractérisé, j’en pus observer tous les détails, et des circonstances bizarres l’accompagnèrent. C’est pourquoi je parlerai surtout de lui. Un assistant non prévenu aurait attribué ces accidents au surmenage intellectuel. À la vérité, mon oncle fournissait une dose de travail excessive. Le laboratoire, la serre et le château ne lui suffisaient plus ; il leur avait annexé le parc. Maintenant, tout Fonval se hérissait de perches compliquées, de mâtures anormales, de sémaphores insolites ; et, quelques arbres gênant les expériences, une équipe de bûcherons fut mandée afin de les abattre. — La joie de voir la propriété rendue à la libre circulation me consola de cette coupe sacrilège. — À travers la cuve, immense atelier, on voyait le professeur aller et venir fiévreusement d’un bâtiment à l’autre, d’une machine à un dispositif, acharné à la suppression du fatal pédicule. Parfois cependant il faiblissait, sous le coup d’un de ces éblouissements très particuliers dont il s’agit. C’était toujours pendant qu’il réfléchissait profondément, les yeux fixés sur un objet quelconque et dans toute l’activité de la pensée, que l’attaque le faisait défaillir. Alors il pâlissait de plus en plus… jusqu’à ce que les couleurs lui revinssent aux joues, d’elles-mêmes et progressivement. Ces crises le laissaient veule et sans force. Elles lui retiraient sa belle confiance, et je l’entendis se plaindre à la suite de l’une d’elles, murmurant d’un ton découragé : « Je n’y arriverai jamais, jamais ! » Bien souvent j’avais été sur le point de lui en toucher deux mots. Je m’y déterminai ce jour-là.


Nous prenions le café. Lerne, assis dans un fauteuil en face de la fenêtre, tenait à la main sa tasse. On causait à propos interrompus qui, d’ailleurs, se raréfiaient. À défaut de sujet méritoire, la conversation languissait ; peu à peu elle cessa, comme un feu s’éteint faute de combustible.

La pendule sonna, et l’on vit passer les bûcherons se rendant à l’ouvrage, la cognée sur l’épaule. J’évoquai de pesants licteurs déguenillés allant perpétrer le supplice des arbres.

Lesquels périraient aujourd’hui d’entre mes vieux camarades ? Ce hêtre-ci ? Ce marronnier-là ?… Je les voyais de la fenêtre, chargés de tous les blonds de l’automne alezane, depuis le cuivre le plus foncé jusqu’à l’or le plus pâle, chacun faisant, parmi le bariolage de tous ces jaunes, sa tache d’ombre fauve ou bien de clarté russe. — Les sapins noircissaient. Des feuilles tombaient à leur gré, car il n’y avait pas de brise. — Un peuplier colosse, à la cime chenue, dominait les frondaisons de sa flèche cathédrale. Je l’avais toujours connu ainsi : monumental, et sa contemplation remuait les souvenirs de mon enfance…

Une panique d’oiselets s’en échappa soudain ; deux corbeaux le quittèrent avec des croassements ; un écureuil sauta de branche en branche et se réfugia sur un noyer voisin. Quelque bête puante, grimpée dans l’arbre, les avait sans doute effarouchés. Je ne pus la distinguer ; d’ailleurs, un bouquet de buissons me cachait toute la partie basse du peuplier. Mais je fus péniblement surpris de voir celui-ci frémir du faîte au pied, s’ébranler d’une ou deux secousses, et balancer lentement ses rameaux. On eût dit qu’un vent s’était levé qui soufflait pour lui seul.

Je pensai aux bûcherons, sans me faire un concept fort précis du rôle qu’ils pouvaient jouer en cette histoire. « Est-ce que mon oncle, me dis-je, leur a commandé l’exécution du peuplier, ce patriarche vénérable, ce roi de Fonval ? Ce serait trop fort ! » — Et là-dessus, voulant m’informer de la chose auprès de Lerne, je m’aperçus qu’il avait un éblouissement.

Immobilité, pâleur, fixité du regard, je vérifiai les signes distinctifs de son mal, et je parvins à déterminer ce qu’il lorgnait avec une persistance de somnambule. Or, ce qu’il lorgnait, c’était le peuplier, cet arbre animé dont l’apparence actuelle évoquait si effroyablement les dattiers de la serre, amoureux ou batailleurs… Je me souvins du carnet. N’y avait-il pas, entre l’absence de cet homme et la vie de cet arbre, quelque formidable correspondance ?…

Tout à coup le son d’une hache sur un tronc tonna sourdement. Le peuplier frissonna, se tordit…, et mon oncle fit un haut-le-corps : sa tasse lâchée se brisa contre le parquet, et, tandis que ses joues reprenaient leurs couleurs, il porta vivement la main à ses chevilles, comme si la hache avait frappé l’homme et l’arbre du même coup.

Cependant Lerne se remettait petit à petit. Je parus n’avoir rien remarqué, sinon la défaillance, et je lui dis qu’il devrait se soigner, que ces faiblesses répétées finiraient par le terrasser. « Connaissait-il au moins leur provenance ? »

Mon oncle fit signe que oui. Emma s’empressait autour de son fauteuil.

— Je sais, dit-il enfin,… palpitations… syncopes… cardiaque…, je me traite.

Cela, non ! le professeur ne se traitait pas. Il brûlait les étapes de la vie à la poursuite de sa chimère, sans plus préserver sa peau qu’une vieille nippe de corvée, bonne à remplacer dès la besogne finie.

Emma lui conseilla :

— Si vous sortiez ? l’air vous ferait du bien…

Il sortit. Nous le vîmes se diriger vers le peuplier en fumant sa pipe. Les coups de cognée redoublaient. L’arbre se pencha, il tombait… Sa chute fit le bruit d’un tremblement de terre. Mon oncle fut cravaché par les branches, — il n’avait pas fait un pas de côté.

À présent, diminué de son campanile naturel, Fonval s’aplatissait plus bas au fond du val, et je cherchai, dans le ciel dévasté, à repérer la place de l’arbre, — oubliée déjà, — et sa hauteur, — déjà légendaire.

Lerne s’en revint. Il ne se doutait même pas d’avoir commis une imprudence. Son étourderie donnait le frisson quand on pensait qu’il pouvait l’apporter dans les expériences les plus hasardées, par exemple ces transfusions d’âme dont parlait le calepin…

Était-ce à l’une de ces tentatives que je venais d’assister ? — J’y méditais avec une sorte d’appréhension, avec ce sentiment bizarre tant de fois ressenti à Fonval et qu’engendre une marche à tâtons dans une obscurité inconnue. — Entre la syncope de Lerne et l’agitation de l’arbre, y avait-il simple coïncidence ? ou bien si quelque lien mystérieux les unissait au moment du coup de hache ?… Certainement, l’arrivée des bûcherons au pied du peuplier aurait suffi à provoquer la fuite des oiseaux… Quant au frémissement, pourquoi l’élagueur ne l’aurait-il pas produit en montant de l’autre côté du tronc afin d’y assujettir la corde traditionnelle ?…

Une fois de plus, le carrefour des probabilités m’offrait, comme autant de voies, ses différentes solutions. Mais je n’avais pas l’esprit aux perspicacités : l’effet déprimant des opérations circéennes persistait, et le régime d’amour intensif, appliqué par ma maîtresse et favorisé par mon oncle, n’avait rien de tonique.

Or, la luxure étant pour moi la Bonne Drogue, je ne pouvais pas plus me priver d’Emma que le fumeur d’opium ou le morphinomane de sa pipe ou de sa seringue. (Que la délicieuse pécore me pardonne l’inconvenance d’une telle comparaison, en faveur de sa justesse). Même, je m’étais enhardi jusqu’à rejoindre souvent dans sa chambre l’inspiratrice de mes extases. Lerne, un soir, nous y avait surpris, et, le lendemain, il avait saisi cette occasion de nous redire les termes de notre contrat : « Licence entière de vous aimer, sous condition de ne pas me fuir. Autrement, vous n’aurez rien de moi. » Et, ce disant, il s’adressait à Emma, car il savait l’argument irrésistible en ce qui la concernait.

C’est un sujet d’étonnement, qui me plonge en des gouffres de perplexité, que d’avoir accepté aussi bénévolement cette honteuse convention… Mais la femme surpasse l’enchanteur le plus sorcier : une œillade, un roulis des hanches, et nous voilà transformés dans notre personnalité la plus intime plus radicalement que ne le feraient baguettes magiques ou bistouris prestidigitateurs. Qu’est-ce que Lerne auprès d’Emma ?

Emma !… Je l’ai eue toutes les nuits, malgré la proximité du savant. Il respirait, là, de l’autre côté de cette cloison ; il pouvait nous entendre à sa fantaisie, nous voir au trou de la serrure… Dieu m’excuse ! j’y trouvais comme une excitation, un piment vicieux à nos cènes orgiaques !

Et pourtant, quel festin déjà ! meilleur de nuit en nuit !…

Emma, femme ingénue, amante ingénieuse, savait à l’infini varier les noces antiques, dont le fond est immuable, par des rites nouveaux qui les travestissaient jusque dans leur issue. Elle faisait toujours différemment les honneurs de son désir, non pas au moyen de ces arrangements classiques, numérotés, catalogués et d’ailleurs fastidieux, mais grâce à je ne sais quoi d’original, d’inouï, de charmant. Elle était multiple dans l’amour, et, d’elle-même, sans le vouloir, savante d’instinct, se faisait tour à tour la maîtresse tyrannique ou la proie docile. Son corps, il est vrai, son corps insidieux et récréatif, se prêtait admirablement aux caprices de ces diverses physionomies. Car, s’il devenait, dans l’action et par le geste naturels, celui d’une courtisane effrénée, soudain quelque grâce volontairement pudique, ou son immobilité, rendaient mon amie pareille à une très jeune fille déjà parfaite dans sa forme. Ah ! ce corps de vierge folle, aux étranges nudités impubères !…

J’ai assez insisté, il me semble, sur nos divertissements, pour enseigner quel prix je leur attribuais, et pour montrer que si je dus me résoudre à les interrompre, la raison d’agir ainsi devait être sans réplique.

Cette raison, je la distinguai dans l’avanie suivante, que j’aurais sans doute imputée à mon état nerveux sans la connaissance du carnet. Je l’aurais alors dénommée « une conséquence pathologique des opérations », et Lerne m’eût bafoué jusqu’au bout. — Heureusement, j’augurai sa tactique dès le premier assaut.

Un soir que je traversais comme d’habitude les appartements du rez-de-chaussée pour aller de ma chambre à celle d’Emma, j’entendis traîner un siège au-dessus de la salle à manger, chez mon oncle. À cette heure tardive il avait coutume de se tenir tranquille ; mais cet infime détail me laissa fort indifférent. Je poursuivis, sans étouffer le bruit de mes pas, une expédition autorisée et non clandestine.

Emma frisait pour la nuit sa dernière boucle. Il rôdait, parmi les aromes coquets de la chambre, cette odeur du papier roussi où l’on a mesuré la chaleur des fers, et qui mêle symboliquement le fumet du Diable au parfum des jolies filles court-vêtues.

À côté, tout bruit avait cessé. Par surcroît de précaution, je tirai le petit verrou intérieur qui fermait la porte de Lerne. Nous pouvions être sans crainte quant à une entrée impromptue de mon oncle, pas dangereuse à coup sûr, mais inopportune. À la serrure, aucune clarté. Jamais je n’avais pris autant de garanties.

Toute palpitante, Emma, soyeuse de mousselines et de chair plus encore, m’entraîna vers le lit.

Deux fortes lampes brûlaient sur la cheminée, car c’est un beau spectacle à ne point mépriser, celui des allégresses que l’on dispense ; et il convient de remercier la Nature, qui veut que chacun de nos sens prenne sa part des jeux éperdus, et qu’en cette seule occasion leur nombre soit de six.

Emma les impressionnait tous graduellement. Mes bonheurs s’allumaient aux siens et s’avivaient à leur flamme grandissante. Avec elle, la divine comédie formait une intrigue complète. Rien n’y manquait : prologue, péripéties, coups de théâtre, dénouement. Et c’était comme en les pièces excellentes, où les événements qu’on souhaite doivent toujours se produire mais de façon inopinée.

Emma voulut d’abord se laisser caresser…

Puis, jugeant que l’avant-propos avait assez duré, elle prit position d’héroïne et voulut, ce soir-là, comme tant d’autres, galoper certaine chevauchée nuptiale et fantaisiste.

Mais alors, comme elle courait à l’abîme des satisfactions en Walkyrie experte, il se passa une chose surprenante et terrible.

Au lieu de monter la pente voluptueuse vers le paroxysme imploré, il me sembla au contraire que je la descendais, passant d’un plaisir à un plaisir moindre et glissant peu à peu à l’indifférence. Je me comportais toujours vaillamment, une ardeur croissante animait la fureur de mon corps, mais plus il jouait beau jeu, moins mon esprit en éprouvait de contentement… Ce pauvre résultat me rendit inquiet. Et voilà que cette inquiétude elle-même se rapetissa… Je voulus arrêter mon satané physique. Pfffttt ! bernique ! ma volonté diminuait au point d’être sans force. Je sentais mes facultés se réduire constamment, se tasser ; et mon âme, devenue lilliputienne, était impuissante à gouverner mes muscles comme à recevoir l’impression de leurs manœuvres. À peine pouvais-je me rendre compte des actions de mon corps, et retenir qu’il témoignait d’un entrain tout à fait exceptionnel, dont Emma se félicitait visiblement.

Dans l’espoir de couper court au phénomène, je condensai la puissance de mon autorité. Ce fut en vain. On aurait dit qu’une autre âme avait envahi la place de la mienne, dirigeant à sa guise ma conduite et savourant par mes nerfs le régal des délices impures. Cette personnalité avait refoulé mon propre « moi » dans un coin de mon cerveau ; un intrus me trompait avec ma maîtresse, elle-même abusée, à la faveur d’un infâme déguisement !…

Ces réflexions — microscopiques — agitaient mon âme — naine. Elle devint si menue à l’instant de l’apothéose du couple, que j’eus peur de la sentir disparaître.

Puis elle se développa, grandit, s’épanouit, et, progressivement, réoccupa son domaine. Mes idées reprirent leurs proportions. Je pus ressentir la grande fatigue heureuse, arrière-garde d’Éros, — et une crampe dans le mollet droit. À mon épaule, un contact s’alourdit en pression : la tête d’Emma s’y appuyait, et sa pâmoison inévitable écrasait sur ma poitrine la double douceur de sa gorge détendue.

J’achevai de me reposséder. C’était long. Mes yeux, même, n’avaient pas encore cligné : ils fixaient un point, et je m’aperçus que, durant ces minutes extravagantes, ils n’avaient pas cessé de regarder la serrure de Lerne. Maintenant encore ils ne pouvaient pas s’en détacher.

Ils le purent soudain. Je me dégageai de l’amante inutile et intempestive… Il y eut contre la porte de mon oncle, du côté de sa chambre, un craquement de chaise, le bruit de quelqu’un qui se lève d’un siège et s’éloigne sur la pointe des pieds… — Le trou de la serrure avait l’air d’une petite fenêtre obscure donnant à même sur le Mystère…

Emma soupirait :

— Tu n’as jamais été aussi à la hauteur, Nicolas, excepté une fois… Si on recommençait ?… Dis ?

Je m’enfuis sans répondre.

Maintenant je voyais clair. Le professeur ne m’avait-il pas confié : « J’ai songé à me travestir de ton aspect afin d’être aimé à ta place » ? Son empressement à sauver mon corps assommé, la méthode exposée dans le carnet, et l’histoire du peuplier, tout cela coordonné me faisait une religion. Les prétendus éblouissements avaient tout l’air d’expériences où Lerne, par une sorte d’hypnotisme, injectait son âme aux êtres fixés. L’œil au trou de la serrure, il avait transfusé son « moi » dans mon cerveau, usant du pouvoir que lui procurait sa découverte inachevée, pour pratiquer la substitution de personnes la plus invraisemblable !… — On me dira que cette qualité d’invraisemblance aurait dû me faire hésiter sur la valeur de mon raisonnement ; mais à Fonval, l’incohérence étant de règle, une explication avait d’autant plus de chances d’être la bonne qu’elle se rapprochait davantage de l’absurde !

Ah ! cet œil de Lerne au trou de la serrure ! Il me poursuivait, tout-puissant, pareil à celui de Jéhovah foudroyant Caïn du haut de son judas triangulaire !…

Bien que j’en plaisante à présent, j’avais aperçu le danger nouveau et je songeais uniquement à le conjurer. Après une assez longue délibération, je m’arrêtai au seul parti raisonnable que j’aurais dû mettre à exécution depuis longtemps : le départ. Le départ avec Emma, bien entendu, car maintenant, pour rien au monde je ne l’aurais laissée à mon oncle, ayant recouvré avec l’anatomie des hommes leur toquade pour la femme.

Mais Emma n’était point de celles qu’on enlève contre leur gré. Consentirait-elle à quitter, du même coup, Lerne et la richesse promise ? Certainement non. La pauvre fille ne voyait pas, autour d’elle, se dérouler le conte bleu désagréablement modernisé ; les fastes à venir l’occupaient seulement ; elle était niaise et cupide. Pour la décider à me suivre, il faudrait l’assurer qu’elle n’y perdrait pas un centime… Et Lerne seul pouvait le lui déclarer valablement.

C’était donc le consentement du professeur qu’il s’agissait d’obtenir !… Certes, il ne pouvait être question que d’un consentement arraché par la contrainte, mais l’intimidation ferait merveille en ceci. Je jouerais habilement du meurtre de Mac-Bell et de l’assassinat de Klotz, mon oncle effrayé parlerait à Emma selon mes vœux, et j’emmènerais mon amie…, quitte à priver M. Nicolas Vermont d’un héritage sans doute fort ébréché, et Mlle  Bourdichet de magnificences d’ailleurs bien chimériques.

Mon plan fut bientôt dressé en détail.