Société du Mercure de France (p. 269-285).


xiv

LA MORT ET LE MASQUE


Mais ce plan ne fut jamais exécuté.

Non que j’aie hésité à le mettre en action. J’y restai toujours déterminé ; et si quelque doute me vint sur l’existence du péril à éviter, ce fut déjà quand mes projets ne se trouvaient plus réalisables. Tant qu’ils le furent, au contraire, j’attendis avec impatience l’occasion de les accomplir, et même, je l’accorde, ma hâte d’en finir s’activait d’une frayeur sans cesse accrue…

Partout le danger se montrait à mes yeux hallucinés, d’autant plus perfide et mystérieux qu’il n’y avait souvent rien à craindre. — Emma passait les nuits dans ma chambre. Les trous de serrure, les fentes des portes, toutes les issues par où les rayons visuels du redoutable voyeur pouvaient s’infiltrer, furent aveuglés. Malgré la sécurité de l’endroit, Emma se plaignit de ma froideur, — je n’osais plus m’en distraire. Une fois que je l’essayais, son étrange pâmoison terminale fut provoquée plus tôt qu’à l’ordinaire ; je pense aujourd’hui que c’était à cause du jeûne préalable ; mais, sur le fait même, cette absence précipitée me fit supposer un nouveau malheur : N’était-ce pas en Emma que l’âme étrangère venait de passer à l’instant ?… Et l’horreur d’avoir assouvi le sadisme du vieux Lerne sous les espèces de ma compagne m’écarta définitivement de son accolade. — Je ne me hasardais plus à dévisager mon oncle en face. J’allais, vaincu de l’épouvante, baissant les yeux et fuyant ceux des autres, même ceux des portraits, dont le regard vous suit partout. Un rien me faisait sursauter. J’avais peur d’une bête quelconque à tête blanche, de la plante balancée au souffle de l’air, de cette voix que les oiseaux prêtent aux arbres…

Vous voyez bien qu’il était temps de partir et que j’y aspirais de toutes mes forces ! Mais j’avais résolu de choisir le moment où Lerne entendrait ma proposition d’une oreille accommodante, afin de n’utiliser la menace qu’en désespoir de cause. Et ce moment tardait. La Découverte ne voulait pas éclore. L’insuccès minait le professeur. Ses éblouissements — ou plutôt : ses expériences — multipliés, l’affaiblissaient rapidement. Et son caractère s’en ressentait.

Nos promenades seules avaient conservé la prérogative de le récréer ; il y chantait encore « Roum fil doum » en s’arrêtant chaque dix mètres pour énoncer quelque vérité scientifique. Mais l’automobile surtout enchantait l’enchanteur.

Donc, en dépit du mauvais résultat obtenu dans les mêmes conditions plusieurs mois auparavant, il fallait se résoudre à lui parler durant un circuit de ma 80-chevaux.

Et je l’aurais fait sans l’accident.


Il arriva dans les bois de Lourcq, trois kilomètres avant Grey, comme nous rentrions à Fonval d’une pointe en automobile vers Vouziers.

Nous montions une légère côte, grand train. L’oncle menait. Moi, je repassais le discours que j’allais prononcer, je m’en répétais pour la centième fois les périodes longuement préparées, et l’appréhension me séchait la langue. Depuis notre départ, j’avais retardé de moment en moment celui d’interpeller mon tyran sur le ton ferme qui l’intimiderait. Avant chaque village, avant chaque tournant, je m’étais prescrit : « C’est là que tu parleras ». Mais nous avions traversé toutes les bourgades et doublé tous les coudes, sans que j’eusse articulé une syllabe. Il me restait à peine dix minutes. Allons ! j’ouvrirais le feu au sommet de la côte. Dernier délai !…

Ma première phrase était prête à l’entrée de ma mémoire et elle attendait qu’on l’exprimât, quand la voiture fit une embardée formidable vers la droite, et se relança vers la gauche, virant sur les deux roues latérales… Nous allions verser !… J’empoignai le volant, bloquai tout ce que je pus, des pieds et des mains… L’automobile atténua petit à petit ses écarts, ralentit sa marche, et s’arrêta juste sur la hauteur.

Alors je regardai Lerne.

Il était penché hors de son baquet, la tête ballante et les yeux hagards derrière ses lunettes ; l’un de ses bras pendait. — Un éblouissement ! Nous l’avions échappé belle !… Mais, dans ce cas, c’étaient donc de vraies syncopes, ces éblouissements ? qu’avais-je encore inventé, moi, avec mes sottes idées !…

Cependant mon oncle ne se ranimait pas. L’ayant décoiffé de la casquette à conserves, je vis que sa figure glabre était d’une pâleur de cierge ; ses mains, dégantées, avaient aussi la teinte d’une cire. Je les pris et, fort ignorant de médecine, je les tapai vigoureusement, ainsi qu’on fait aux actrices pour les vapeurs de théâtre.

L’applaudissement claqua dans le repos champêtre. Sonore et funéraire, il saluait la sortie du grand cabotin.

Frédéric Lerne avait cessé de vivre, en effet. Je l’appris de ses doigts refroidis, de ses joues plus livides, de son œil sans âme, de son cœur arrêté. L’affection cardiaque à laquelle je m’étais refusé de croire venait de le supprimer, selon la coutume de ces maladies : sans crier gare.

La stupéfaction, et aussi l’énervement du casse-cou auquel j’avais échappé, me clouaient sur place… Ainsi, en une seconde, il ne restait de Lerne qu’une chair à vermine et qu’un nom pour l’oubli, — rien. Malgré ma haine de cet homme nuisible et mon soulagement de le savoir inoffensif, la prestesse de la Mort, escamotant d’une jonglerie cette monstrueuse intelligence, ne laissait pas que de m’épouvanter.

Comme un fantoche vidé de la main qui le vivifia, pantin prostré sur le rebord de la scène, Lerne, affalé, allongeait flasquement son bras vers le sol ; et la mort enfarinait davantage sa face de Pierrot funèbre.

Pourtant, à mesure que le génie évadé s’éloignait d’elle dans l’Inconnu, la dépouille de mon oncle me parut s’embellir. L’âme est si louangée par rapport à la chair, qu’on s’étonne de voir celle-ci se parer de l’abandon de celle-là. Je suivis aux traits de Lerne les progrès du phénomène. Le grand mystère illuminait son front d’une sérénité divine, comme si la vie était une nuée dont le passage révolu démasque on ne sait quel soleil. Et le visage prenant des tons de marbre blanc, le mannequin devenait statue.

Une larme brouilla ma vue. Je me découvris. Si mon oncle avait péri quinze ans plus tôt, en plein bonheur, en pleine sagesse, le Lerne d’autrefois n’eût pas été plus beau…

Mais je ne pouvais éterniser ma rêverie et ce tête-à-tête, sur une route fréquentée, avec un cadavre. Je l’étreignis donc sans enthousiasme, et l’assis à gauche. Les courroies du porte-bagages l’attachèrent solidement à la carrosserie. Une fois ses mains regantées, sa face dissimulée sous la coiffure rabattue, les lunettes et le foulard, il sembla dormir.

Nous partîmes côte à côte.

Personne, à Grey, ne remarqua la raideur de mon voisin, et je pus le reconduire doucement à Fonval, pénétré de vénération envers le savant défunt, et de pitié pour ce vieil amoureux qui avait tant souffert. J’oubliais les offenses devant la fin de l’offenseur. Il ne m’inspirait plus qu’un immense respect et, faut-il le dire ? une répugnance insurmontable, qui m’écartait de lui au plus profond de mon baquet.


Depuis notre rencontre au milieu du labyrinthe le matin de mon arrivée, je n’avais pas adressé la parole aux Allemands. — Je les allai quérir au laboratoire, ayant laissé devant la porte du vestibule, sous la garde de la servante, l’automobile et son chauffeur sépulcral.

Les aides comprirent tout de suite, à mes gesticulations, qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire, et me suivirent. Ils avaient cette mine soucieuse des coupables, qui prévoient néfaste le moindre événement. Lorsqu’ils furent certains de celui qui les frappait, les trois complices ne cachèrent pas leur désappointement ni leur anxiété. Ils engagèrent un colloque véhément. Johann se fit hautain, les deux autres devinrent obséquieux. — J’attendais leur bon plaisir.

Enfin ils m’aidèrent à monter le professeur dans sa chambre et à le coucher sur son lit. Emma nous aperçut, cria, s’enfuit ; et, les Allemands partis sans plus de formes, Barbe et moi nous demeurâmes seuls avec mon oncle. La grosse servante pleura quelques larmes, en l’honneur, je suppose, de la mort envisagée comme entité, et non pour satisfaire aux mânes de son maître. Elle le considérait du haut de sa corpulence. Lerne changeait, le nez pincé, les ongles bleuis.

Un silence.

— Il faudrait faire sa toilette, dis-je tout à coup.

— Laissez-moi la besogne, répondit Barbe, elle n’est pas régalante, et moi, ça me connaît.

Je tournai le dos à l’habillage mortuaire. Barbe possédait le savoir des commères villageoises, qui sont toutes un peu sages-femmes et un peu croque-morts. Elle m’annonça bientôt :

— C’est fait, et bien fait ! Rien n’y manque, à part l’eau bénite, et les décorations que je ne trouve pas…

Lerne était si blanc sur son lit tout blanc, qu’ils se mêlaient ensemble et prenaient l’air d’un sarcophage d’albâtre à l’effigie tombale, tous deux sculptés dans un même bloc. Mon oncle, soigneusement coiffé, avait une chemise à plis, cravatée de blanc. Les mains, si pâles ! se joignaient, passées dans un chapelet. Un crucifix s’étoilait au plastron. Les genoux et les pieds saillissaient sous les draps, semblables à des collines aiguës et neigeuses, très lointaines. Sur la table de nuit, derrière l’assiette sans eau bénite où gisait vainement, goupillon superflu, un rameau de buis sec, deux bougies se consumaient ; Barbe avait fait du meuble une espèce d’autel, et je lui reprochai vivement cette inconséquence. Elle riposta que c’était l’habitude, et, là-dessus, ferma les persiennes. Des ombres se creusèrent au visage du mort, anticipant l’avenir créant des marbrures prématurées.

— Ouvrez la fenêtre, dis-je, toute grande ! laissez entrer le jour, les chants des oiseaux et l’odeur du jardin…

La servante m’obéit « bien que ce fût contraire à l’usage », puis, quand elle eut reçu de moi les instructions pour les démarches obligées, elle me quitta sur ma prière.


Du parc venait le puissant arome des feuilles mortes. Il est infiniment triste. On le respire comme on écoute une hymne de funérailles… Des corneilles passèrent en craillant comme elles craillent dans les édifices, et leur passage imitait la fuite énorme et prodigieuse d’une basilique… L’approche du soir assombrissait la journée.

J’inspectai la chambre, afin de regarder ailleurs que dans le lit. Au-dessus du secrétaire, un pastel, rappelant ma tante Lidivine, souriait. On a tort de les faire sourire, les portraits : ils sont destinés à voir trop de navrances, telle cette Lidivine de couleurs ayant souri de voir son époux forniquer avec une gaupe, et qui souriait encore devant ses restes déplorables… Le tableau datait de vingt ans, mais la poudre des pastels, qui ressemble à la poussière de l’âge, lui donnait un cachet plus ancien. Chaque jour, aussi bien, l’estompait davantage et semblait le vieillir de plusieurs. Il reculait donc fort loin dans le passé ma tante et ma jeunesse. Il me déplut.

Je tâchai de m’intéresser à d’autres objets, à la brune tombante, aux premières chauves-souris, aux bibelots de la chambre, aux bougies qui l’éclairaient mal, à regret, de lueurs dansantes…

Le vent qui s’éleva sut m’occuper un instant ; il faisait mugir à travers la feuillée un invisible torrent, et, à l’écouter dans l’âtre fendre la nuit en gémissant, on croyait entendre passer le Temps. D’une poussée plus forte il éteignit une bougie ; l’autre vacilla. Je fermai la fenêtre vivement. Rester sans lumière ne me séduisait pas.

Et soudain je fus sincère avec moi-même et ne cherchai plus à me duper : — j’avais besoin de regarder le mort, de surveiller son impuissance.

Alors j’allumai la lampe et je plaçai Lerne dans un flot de clarté.

Vraiment, il était beau. Très beau. Rien ne persistait de la physionomie farouche que j’avais retrouvée après quinze ans d’éloignement, rien… sauf, peut-être, une ironie errant sur la bouche, une ombre de rictus. Feu mon oncle avait-il encore une arrière-pensée ? Mort, il semblait toujours défier la Nature, lui qui, de son vivant, avait retouché le Grand Œuvre…

Et son ouvrage, à lui, m’apparut, avec les sublimes audaces et les hardiesses criminelles qui lui auraient valu le pilori comme le piédestal et, tout ensemble, la verge et la palme. Naguère je le savais digne des uns et j’aurais bien juré qu’il ne mériterait pas les autres ! Mais quelle aventure capitale, voilà près de cinq ans, l’avait fait devenir le mauvais châtelain meurtrier de ses hôtes ?…

Je me le demandais. Et, cependant, les fantômes de Klotz et de Mac-Bell semblèrent crier leur supplice au fond de la cheminée venteuse. La bourrasque, tournée en tempête, sifflait aux portes disjointes ; la flamme des bougies s’inquiéta ; un rideau, soulevé, retomba d’un geste découragé ; les cheveux de Lerne volèrent, blancs et légers. L’ouragan les éparpillait, ces cheveux, et il les retroussa longtemps, il les ébouriffa dans tous les sens…

Et tant que l’impondérable main de la rafale se joua parmi la chevelure, moi, figé de stupeur, je demeurai penché sur le lit, à regarder sans cesse paraître et disparaître sous les mèches argentées la cicatrice violette encerclant d’une tempe à l’autre la tête de Lerne !…

L’effroyable demi-couronne, indice de l’opération circéenne ! Mon oncle opéré ! Par qui ?…

Otto Klotz, parbleu !

Le mystère s’illumina. Son dernier voile, un suaire, s’était déchiré. Tout s’expliquait ! Tout : la brusque métamorphose du professeur coïncidant avec la disparition de son aide principal, avec le voyage de Mac-Bell, avec l’éclipse même de Lerne ! Tout : les lettres rebutantes, l’écriture changée, ma non-reconnaissance, l’accent germanique, les manques de mémoire, et, par ailleurs, le caractère emporté de Klotz, sa témérité, sa passion pour Emma, et puis les travaux répréhensibles, les crimes sur Mac-Bell et sur moi ! Tout ! tout !! tout !!!…

En évoquant le récit de mon amie, je pus reconstituer l’histoire d’un forfait inimaginable :

Quatre années avant mon retour à Fonval, Lerne et Otto Klotz reviennent de Nanthel où ils ont passé la journée. Lerne est probablement joyeux. Il va retrouver ses études généreuses sur la greffe, dont le but, le seul but, est de soulager l’humanité. Mais Klotz, amoureux d’Emma, veut donner à ces recherches un autre objet, — de profanation et de lucre surtout : — l’échange des cerveaux. Sans doute même, cette idée (qu’il n’a pu creuser à Mannheim, faute d’argent), l’a-t-il déjà proposée à mon oncle, et cela sans résultat.

Cependant l’aide a son idée, — machiavélique. Avec le secours de ses trois compatriotes, prévenus à l’avance et cachés dans le fourré, il terrasse le professeur, le bâillonne, et enferme dans le laboratoire cet homme dont il convoite la richesse et l’indépendance, autrement dit : la personnalité.

Pourtant il veut profiter une dernière fois de cette vigueur physique dont il va se démunir, et il passe la nuit avec Emma.

Le lendemain, devant l’aurore, il rentre au laboratoire où Lerne, gardé à vue, l’attend. Ses trois affidés les endorment tous deux et pratiquent la greffe du cerveau de Klotz dans le crâne de mon oncle. Quant au cerveau de Lerne, on se contentera de le fourrer sous le front de Klotz, qui n’est plus qu’un cadavre, et l’on enterrera le tout, à la hâte, avec les débris anatomiques.

Voilà donc Otto Klotz derrière le masque, revêtu de l’apparence désirée, costumé en Lerne, maître de Fonval, d’Emma, des travaux, sorte de bernard-l’ermite abrité dans la coquille de l’être qu’il a tué.

Emma le voit sortir du laboratoire. Il réintègre le château, pâle et chancelant, bouleverse le train de vie habituel, et fait s’entrecroiser les routes du labyrinthe. Puis, certain de l’impunité, il commence dans son repaire inabordable ses terribles expériences.

Expériences inutiles, heureusement ! Le voleur de physique avait expiré trop tôt, sans avoir recueilli le fruit d’un larcin dont il était victime, puisque la maladie de cœur qui venait d’enlever l’esprit de Klotz appartenait en toute propriété au corps de Lerne. Ainsi le larron d’un logis se trouve châtié quand le toit s’écroule sur lui.

Je comprenais pourquoi ce visage avait repris la véritable physionomie de mon oncle ! l’âme de l’Allemand n’était plus là-derrière pour lui donner son expression !…

Klotz meurtrier de Lerne, et non pas Lerne assassin de Klotz !… Je n’en revenais pas. Voilà une confidence que le double personnage avait oublié de me faire !… Et, vexé d’avoir été sa dupe aussi longtemps, je me dis que, vivant seul avec lui, je me serais probablement aperçu de la supercherie, mais que la société de gens confiants au degré d’Emma, ou complices comme les aides, m’avait entraîné dans cette berne, à la suite de leur propre erreur ou de leur mensonge.

« Ah ! ma tante Lidivine ! pensai-je, vous avez raison de sourire avec vos lèvres de pastel. Votre Frédéric a succombé dans un odieux guet-apens depuis près de cinq ans, et l’esprit n’est pas le sien qui vient de quitter cette forme. Rien n’y demeure plus d’étranger, à part un cerveau désert, un globe charnel aussi banal que le foie. C’est donc bien votre excellent mari que nous veillons, si c’est l’autre qui vient de mourir et de payer sa dette… »

À cette idée, je sanglotai de tout mon cœur en face de l’étonnant décédé. Mais le rictus sardonique laissé lors de sa fuite par l’âme gredine, ainsi qu’une estampille, gênait encore mon expansion. Je l’effaçai du bout du doigt, modelant à mon goût la bouche durcie, à peine malléable.

Au moment où je m’éloignais pour mieux juger de l’effet, on gratta doucement à la porte.

— C’est moi, Nicolas, moi… Emma.

L’innocente fille ! allais-je lui dire la vérité ? Comment prendrait-elle une pareille divagation de la Destinée ?… Je la connaissais. Mainte fois narguée, elle m’aurait reproché de la vouloir mystifier… Je me tus.

— Repose-toi, fit-elle à voix basse. Barbe va te remplacer.

— Non, non, merci ; laisse-moi.

Il me fallait poursuivre la veillée de mon oncle. Je l’avais inculpé de trop de méfaits, et j’aurais voulu demander pardon à sa mémoire et à celle de ma tante.

C’est pourquoi, malgré le bacchanal de l’orage, nous conversâmes toute la nuit, le mort, le pastel et moi.


Barbe étant venue à l’aube, je sortis dans le froid du matin qui apaise sur la peau le feu des veilles.

Le parc en automne exhalait une odeur fanée de cimetière. Le grand vent de la nuit avait cueilli toutes les feuilles, et mes pas bruissaient parmi leur couche épaisse ; on n’en voyait plus aux squelettes des arbres, qu’une ou deux par-ci par-là, encore ne savait-on pas si c’était des feuilles ou des moineaux. En quelques heures, le parc avait fait ses préparatifs d’hivernage. Que devenait la merveilleuse serre, aux approches des gelées ?… Peut-être réussirais-je à m’y introduire, à la faveur de ce trépas qui avait désemparé les Allemands. J’obliquai de son côté. Mais ce que je vis de loin me fit accélérer la marche. La porte de la serre était ouverte, et une fumée s’en échappait, âcre et fuligineuse, qui s’élevait aussi par des trous de vitrail.

J’entrai.

La rotonde, l’aquarium et la troisième nef présentaient le spectacle de la destruction. On y avait tout saccagé, brisé, incendié. Des tas d’ordures s’amoncelaient au milieu des trois halls ; j’y retrouvai, mêlés, des plantes rompues avec des pots cassés, des morceaux de cristal et des corolles marines, des fleurs souillées contre des bêtes crevées : bref, trois immondes fumiers où le triple palais voyait la fin de ses merveilles agréables, émouvantes ou répulsives. Des chiffons, dans un coin, brûlaient encore ; dans un autre, sur un monticule de cendres, quelques branches — les plus compromettantes — finissaient de se consumer en braises grésillantes. Des os calcinés puaient à l’envi.

Assurément les aides s’étaient livrés à ce pillage pour anéantir tout vestige de leurs travaux, et l’orage seul m’avait empêché de les entendre. Mais ils n’avaient pas dû s’arrêter en si beau chemin…

Pour m’en assurer, je visitai le charnier de la falaise. Il n’y avait là, dans une fosse béante, que des ossements et des carcasses d’animaux quelconques, les uns sans crâne, les autres sans tête. Klotz n’y était plus. Nelly n’y était pas.

Le sac du laboratoire me fit l’impression d’un chef-d’œuvre. Il démontrait l’aptitude innée à ce jeu, des hommes en général et de certaines nations en particulier. Je parcourus la maison à ma volonté, tous les vantaux claquant et battant au gré du vent. Dans la cour il ne restait que des bêtes vivantes n’ayant pas subi de traitement ; les autres, je ne les découvris que plus tard. Ici, donc, rien d’abîmé. — Les salles d’opération, par contre, renfermaient un chaos indescriptible de fioles brisées, dont les liqueurs mélangées inondaient le carrelage d’un lac pharmaceutique. Le massacre des livres, fiches et cahiers se dispersait à travers l’holocauste des appareils tordus. Enfin, la plupart des instruments de chirurgie avaient été dérobés. Les malandrins s’étaient enfuis avec le secret de l’opération circéenne et l’attirail voulu pour la pratiquer. Leur pavillon, en effet, avec ses commodes et ses armoires vides, son mobilier sens dessus dessous, m’apprit le déménagement des trois compères.

Comme je quittais la maison ravagée, mon attention se porta sur un filet bleuâtre qui montait derrière l’aile gauche du bâtiment. Il provenait d’un amas de détritus à demi-carbonisés dont l’odeur cadavéreuse m’écœura. J’approchai néanmoins, et l’un de ces détritus, ayant remué, se détacha de la butte pestilentielle : c’était un misérable rat boiteux et grillé, qui, rendu fou, me sauta aux jambes. Sa tête, trépanée en rond, laissait voir à nu la cervelle sanguinolente.

Saisi d’horreur et de pitié, j’achevai sous mon talon la dernière victime des monstres.