Le Docteur Herbeau



VI.

Le soir du même jour, M. Riquemont entra dans la chambre de sa femme. Il s’étendit, comme de coutume, sur un canapé, et, après avoir parlé de choses et d’autres, des chevaux qu’il avait vendus à la foire de Pouligny, des fureurs du dernier orage, de ses bœufs écrasés, de sa ferme écroulée, de ses moissons détruites :

— À propos, Louison, dit-il avec un air d’indifférence, que penses-tu de ce nouveau docteur ?

— Ce que je pense du nouveau docteur ? répondit Louise troublée par cette question inattendue, qui semblait s’adresser aux secrètes préoccupations de son cœur ; je n’en pense absolument rien.

— Allons donc, ma chère ! tu plaisantes, s’écria M. Riquemont ; si je te demandais ton avis sur la valeur d’un pré, ou sur le prix d’une bête à cornes, à la bonne heure ! mais pardieu ! il s’agit bien ici d’autre chose ! Je te demande, Louison, ce que tu penses du nouveau docteur ?

— Quelle étrange insistance ! dit-elle en rougissant, car dans son innocence alarmée elle craignait déjà de se trouver coupable ; que répondriez-vous, si je demandais ce que vous en pensez vous-même ?

— Je répondrais, ma chère, que M. Savenay est fort de mon goût, que c’est un garçon d’un rare mérite, un jeune homme simple et modeste, et que je le préfère certainement à ton Aristide, qui n’est qu’un vieux sot.

— Mon ami, dit Louise, vous êtes sans pitié pour ce pauvre docteur. Que M. Savenay ait beaucoup de mérite, je ne le conteste pas ; mais vous oubliez que M. Herbeau me prodigue depuis deux ans des soins véritablement paternels.

— Paternels ! paternels ! dit M. Riquemont en serrant les poings ; que ces soins soient véritablement paternels, je ne le conteste pas, mais tu oublies que depuis deux ans que le docteur Herbeau te prodigue des soins véritablement paternels, ta santé ne fait que décroître de jour en jour. N’aimerais-tu pas mieux des soins moins véritablement paternels et plus véritablement efficaces ?

— Mon ami, dit Louise qui ne voyait pas bien clairement où son mari voulait en venir, je ne vous comprends pas. Si je n’ai pu me rétablir, il ne faut en accuser personne, et le docteur Herbeau moins que tout autre. N’avez-vous pas entendu M. Savenay lui-même approuver en tout point le traitement auquel je suis soumise ? Je conçois que vous soyez ennuyé de me voir souffrir ; mais, si cet ennui doit vous rendre injuste, je voudrais que ce ne fût pas envers mon pauvre docteur.

— Louison, répondit brusquement M. Riquemont, je ne suis injuste envers personne, et je persiste à déclarer que M. Herbeau est un sot, dont je ne voudrais même pas pour soigner mes poulains malades.

— Je le conçois, répondit Louise. Mais comme jusqu’à ce jour vous l’avez trouvé assez bon pour soigner votre femme, je ne sais pas pourquoi vous voudriez aujourd’hui…

— C’est toi qui deviens injuste, ma chère ; tu oublies que M. Herbeau ayant été jusqu’alors l’unique docteur de la contrée, je n’ai pas eu l’embarras du choix. Au reste, il est bon que tu saches que, si je l’ai préféré au vétérinaire de Saint-Léonard, c’est moins par amour pour ta santé que par respect pour ta personne.

— Mon ami, dit Louise, je vous remercie.

— Mais à présent, Louison, c’est autre chose ! Voilà qu’il nous arrive enfin un nouveau docteur, un docteur de Paris, celui-là, un enfant de la jeune médecine, qui a suivi les progrès de la science, et qui nous apporte les nouvelles découvertes de l’art. Puisque M. Herbeau, avec son grec et son latin et ses phrases poudrées à frimas, n’a pu déterminer encore une amélioration dans ton état, je crois qu’il serait sage et convenable de recourir à d’autres remèdes et d’essayer d’un système nouveau ; en un mot, dans ma sollicitude, que tu n’apprécies point assez, je viens te proposer d’en finir avec M. Herbeau et de mettre à l’épreuve le talent de M. Savenay.

À cette proposition, Louise tressaillit d’effroi. Soit que le trouble de son cœur se fût trahi déjà, et que son mari cherchât à le surprendre, soit que M. Riquemont parlât sérieusement et fût décidé à remplacer le vieux médecin par le jeune, les deux cas étaient également embarrassans pour Louise, qui n’entrevoyait ni dans l’un ni dans l’autre de grands motifs de sécurité. Toutefois, il faut le dire à la gloire de la pauvre enfant, elle s’effrayait moins des soupçons qui pesaient peut-être sur son innocence, que des dangers réels qui la menaçaient. L’idée que M. Savenay pourrait venir au château aussi fréquemment que l’avait fait le bon Aristide, la frappait d’une instinctive épouvante. Louise était d’ailleurs sincèrement attachée au docteur Herbeau, et son cœur ne pouvait se résoudre à congédier ce vieil ami, dont la tendresse avait distrait si souvent les ennuis d’une tristesse amère. Mme Riquemont fut donc de bonne foi dans la chaleur qu’elle mit à repousser la proposition de son mari.

— Mon ami, s’écria-t-elle vivement, vous n’y songez pas ! quitter M. Herbeau que nous connaissons depuis deux ans, un homme de cœur, un ami sûr et dévoué, le quitter sans motif, pour M. Savenay que nous connaissons à peine ! Vous-même ne le voudriez pas. Que M. Savenay soit un sujet distingué, un médecin habile, je vous l’accorde ; mais n’est-ce pas une raison de plus pour conserver M. Herbeau, puisque M. Savenay, dont vous reconnaissez le mérite, a rendu un hommage éclatant à celui que vous dénigrez ? Qu’est-ce donc que cette humeur irascible que vous nourrissez contre M. Herbeau ? vous êtes sans pitié pour ses ridicules ; tous, n’avons-nous pas les nôtres ? Mon ami, ayez quelque indulgence. Je vous livre bien volontiers Colette, mais, de grace, laissez-moi mon docteur, ajouta-t-elle en souriant.

— Voilà bien comme vous êtes toutes ! s’écria le campagnard, qui interprétait dans le sens de sa jalousie la résistance de Louise ; voilà comme vous êtes toutes ! répéta-t-il en se levant. Si je vous proposais de conserver M. Herbeau, vous pleureriez pour avoir M. Savenay. Eh bien ! je vous dis, moi, que M. Savenay sera votre docteur. Pensez-vous qu’il me soit agréable d’entretenir ici une vieille perruque qui n’est bonne à rien ? de payer deux visites par semaine, d’avoir un âne à ma table, une bourrique dans mon écurie, et vous malade, par-dessus le marché ? Non, de par tous les diables ! Vous me demandez ce que j’ai contre votre Herbeau : je vous demande, moi, ce que vous avez contre mon Savenay ? Parce qu’il ne vous crible pas de complimens, qu’il ne fait pas la roue devant votre soleil, qu’il ne roucoule pas autour de vous comme ce gros pigeon d’Aristide, ce jeune homme ne vous plaît pas ? j’en suis fâché ! il me plaît, à moi, et charbonnier est maître en sa maison.

— Encore une fois, dit Louise les larmes aux yeux, mon ami, vous n’y songez pas ; réfléchissez un instant, et vous comprendrez que, lors même que M. Herbeau serait tout aussi déplaisant que vous le prétendez, ce qui n’est pas, il faudrait encore lui conserver ses droits.

— Qu’est-ce à dire ? demanda brutalement M. Riquemont.

— Il est des circonstances où nous devons savoir sacrifier nos sympathies et nos antipathies aux exigences du monde, et de toute façon il serait peu convenable que les assiduités de M. Savenay succédassent ici à celles de M. Herbeau.

— Qu’est-ce à dire, madame ? répéta M. Riquemont d’une voix tonnante.

Louise rougit, se tut, puis enfin, faisant un pénible effort sur sa timidité :

— Je veux dire, mon ami, répondit-elle, que la sollicitude que vous semblez avoir pour ma santé me touche vivement, mais que je désirerais vous voir aussi jaloux du soin de ma réputation. Je veux dire que vous êtes rarement au château, que M. Savenay est jeune, et que le monde est méchant.

— Madame, répliqua M. Riquemont avec un ton sentencieux, la réputation est à la vertu ce que la physionomie est au cœur, et vous savez qu’il est des physionomies menteuses. Pour ce qui est de la rareté de ma présence au château, j’y suis encore assez souvent pour ne rien perdre de ce qui s’y passe ; et quant à la jeunesse de M. Savenay, je conviens avec vous que les vieux sont beaucoup plus commodes.

Là-dessus, M. Riquemont se retira, laissant Louise à sa douleur, à son effroi et à ses réflexions, car les dernières paroles de son mari étaient une énigme pour elle, et vainement elle essaya d’en pénétrer le sens.