Le Docteur Herbeau



V.

Cependant les choses semblaient avoir repris leur cours accoutumé. Sur le rapport d’Adélaïde, le docteur Herbeau avait cru, avec Saint-Léonard, que c’en était fait pour lui de la clientèle du château, et que le diamant de sa couronne allait passer, au premier jour, entre les mains de son heureux confrère. Mais au grand étonnement de la ville et à la grande joie du docteur, la visite de M. Riquemont à M. Savenay n’avait eu d’autre résultat que d’occuper pendant tout le jour l’oisiveté des méchans et des sots ; M. Herbeau continuait, comme par le passé, ses soins à la jeune et belle châtelaine. En apparence rien n’était changé, et les sympathies en déroute s’étaient une fois encore ralliées autour d’Aristide Herbeau, faibles, il est vrai, ébranlées, tremblantes et prêtes à lâcher pied au premier choc, retenues seulement par l’autorité du château de Riquemont qui pesait sur elles, comme ces plaques de marbre ou de bronze qu’on pose sur les feuilles volantes pour empêcher le vent de les disperser. Déjà même quelques transfuges avaient passé dans le camp ennemi, mais ces désertions étaient rares, et, si l’on en excepte celle de Mme d’Olibès, trop peu importantes pour causer un dommage réel aux intérêts de la maison Herbeau. M. Savenay se montrait d’ailleurs médiocrement empressé de profiter du trouble qu’il avait jeté dans l’existence d’Aristide. Tout entier au soin de son installation, il faisait disposer, selon ses goûts, une maisonnette qu’il avait louée sur le boulevart. On ne l’avait encore vu dans aucun cercle ; il ne répondait qu’avec une excessive réserve aux avances des officieux, et ne manquait jamais d’exalter la science du docteur Herbeau, toutes les fois que l’occasion lui en était offerte. Il semblait n’être venu à Saint-Léonard que pour exercer la médecine en amateur, et déjà le bruit courait que c’était un prince étranger, voyageant incognito de ville en ville, pour étudier les mœurs et les coutumes de la France. Les lettrés de l’endroit citaient, à l’appui de cette opinion, l’exemple du czar Pierre-le-Grand qui s’était fait charpentier à Saardam.

La confiance était rentrée dans le cœur du docteur Herbeau, mais non dans celui d’Adélaïde. L’épouse jugeait sainement de la position et ne prenait pas au sérieux ce temps d’arrêt sur le bord de l’abîme. Elle comprenait parfaitement qu’Henri Savenay n’était pas un prince étranger, mais un bel et bon médecin qui ne se ferait point faute de gripper un à un les malades du crédule Aristide. Aussi ne se reposait-elle que sur le prochain retour de Célestin, qu’elle attendait d’un jour à l’autre. La chambre qu’on lui destinait sous le toit paternel était prête à le recevoir ; Mme Herbeau l’avait parée elle-même avec la tendre coquetterie d’une mère ; tout y était blanc et virginal, comme l’ame qui devait l’habiter : un nid de colombe, un sanctuaire de vestale. Cependant les jours suivaient les jours, et Célestin n’arrivait pas. Mais Aristide trouvait à ces retards mille prétextes ingénieux, mille spécieuses excuses. On ne quitte pas en vingt-quatre heures une ville où l’on a séjourné pendant cinq ans et plus. Célestin devait avoir des affaires à régler, des relations à ménager. Lord Flamborough s’était opposé sans doute à ce brusque départ. Peut-être aussi quelques études à compléter ; Célestin n’avait pas voulu quitter le jardin des Hespérides sans en avoir dérobé toutes les pommes d’or. Peut-être enfin les loups interceptaient-ils le passage entre Castaro et Langogne : mieux valait un retard de quelques jours que de savoir Célestin exposé à l’appétit de ces grossiers animaux. Adélaïde se rendait à ces raisons, et le perfide et bon docteur s’en remettait à la destinée du soin de dévider l’écheveau de fil qu’il avait si étourdiment embrouillé.

Le château de Riquemont avait, de son côté, repris son mouvement, disons mieux, son repos habituel. M. Riquemont était retourné à ses champs et à ses poulains, Louise aux ennuis qui la consumaient. Le poids de l’existence, un instant soulevé, venait de retomber plus lourd et plus écrasant sur son cœur. Il ne lui restait plus qu’un souvenir confus de l’apparition lumineuse qui avait brillé dans sa vie, comme un rayon traverse l’ombre ; elle n’en gardait plus qu’une vague impression, pareille à celles produites par les rêves. Ç’avait été dans son ame comme une de ces aubes resplendissantes qui s’allument parfois dans la nuit et semblent annoncer le jour. Le voyageur qui chemine dans l’ombre, voyant soudain l’horizon blanchir, s’étonne de la fuite des heures ; les oiseaux gazouillent dans leurs nids et secouent leurs ailes humides ; les coqs chantent dans les villages ; écoutez, le feuillage n’a-t-il pas frissonné sous le frais baiser des brises du matin ? Mais les feuilles sont immobiles ; voilà déjà que les trompeuses lueurs pâlissent et s’effacent ; l’horizon s’éteint, la terre se rendort, le voyageur poursuit sa route à la clarté des étoiles, et le char de la nuit reprend sa course silencieuse.

Depuis le grand jour de la consultation, plusieurs jours s’étaient écoulés, et M. Savenay n’avait point reparu au château de Riquemont. Une fois seulement il avait envoyé demander des nouvelles de Louise. Le docteur Herbeau était redevenu, comme par le passé, l’unique distraction du logis ; mais Louise n’y trouvait plus le charme d’autrefois. Elle était d’une tristesse que rien ne pouvait dissiper ; Aristide, d’une gravité qui n’osait plus se compromettre. M. Riquemont, toujours présent à leurs entrevues, les observait tous deux avec une attention qui imposait singulièrement au docteur et ne lui permettait même pas de risquer à la dérobée un sourire, un regard, une pression de main furtive.

Ce n’était déjà plus entre ces trois personnages l’intimité dont nous parlions voici quelques heures. Les petits incidens qui l’avaient si long-temps égayée semblaient devoir ne plus jamais se reproduire. M. Riquemont n’avait plus cette brutale jovialité qui valait autrefois de si doux dédommagemens à son hôte. Il se montrait grave, sérieux, presque poli ; Aristide ne savait que penser de ce changement de manières et se tenait prudemment sur ses gardes.

D’un autre côté, l’humeur enjouée de Louise, n’étant plus attisée par la galanterie de l’ami ni par les vertes saillies du maître, achevait de s’éteindre sous les cendres de la jeunesse. Louise se souvenait d’un jour où mille voix divines s’étaient mises à chanter en elle et autour d’elle, d’un jour éclatant où la vie avait fait explosion dans son sein et s’y était épanouie en gerbes éblouissantes ; ce souvenir aggravait ses ennuis. Son caractère, que n’avaient pu altérer deux années de souffrance, était devenu tout à coup inégal, inquiet, bizarre, inexplicable ; elle allait même parfois jusqu’à s’irriter de la présence et des soins de l’excellent docteur. Le pas de Colette l’agaçait, la sollicitude d’Aristide lui était importune. Un jour, elle refusa de le recevoir, et le bonhomme s’en retourna l’ame toute navrée. Mais cette petite disgrace devait raffermir le galant vieillard dans son bonheur, et le reporter au meilleur temps de sa liaison avec la jeune châtelaine.

Louise était bonne et charmante ; le docteur n’était pas au bout de l’allée du parc, qu’elle eût voulu pouvoir le rappeler ; elle pria même son mari de faire courir après Colette, mais le rustre s’y refusa, disant que c’était bonne justice, et que Louison aurait dû, dans l’intérêt de sa santé, en agir plus tôt de la sorte. Il partit de là pour se répandre en invectives contre le docteur. Louise ne souffla pas un mot ; mais le soir, retirée dans sa chambre, elle ne voulut pas s’endormir sur le mal qu’elle avait fait. Elle écrivit à son vieil Herbeau une adorable petite lettre qu’il reçut le soir même par un garçon du village venu tout exprès à la ville. C’était une de ces lettres dont les femmes ont seules le secret. Mme Riquemont avait retrouvé pour l’écrire toutes les graces de son esprit, toutes les coquetteries de son cœur. Aristide baisa le précieux billet à plusieurs reprises. Le lendemain, bien que ce ne fût pas son jour de visite au château, il ne put s’empêcher, en se rendant à Savigny, de faire une pointe à Riquemont. Louise était seule ; l’entrevue fut courte, mais touchante. Aussitôt qu’elle aperçut Aristide, la jeune femme lui tendit la main et s’excusa avec de douces larmes.

— Pardonnez-moi, lui dit-elle ; ami bien cher, pardonnez à cette enfant qui vous aime. J’ai mes mauvais jours, depuis quelque temps surtout. J’ignore ce qui se passe en moi. Vous qui savez tout, ne pourriez-vous me l’expliquer ? Autrefois je n’étais pas ainsi. Voyez, voilà que j’afflige ce que j’ai de meilleur au monde. Oh ! vous ne m’en voulez pas, docteur ! J’étais folle, je ne sais pas ce que j’avais.

Son regard était suppliant, sa voix caressante, et ses paroles tombaient comme une rosée bienfaisante sur le cœur ému du docteur. Toutefois le brave homme n’était pas à l’aise, et la crainte d’être surpris par M. Riquemont dans un amoureux tête-à-tête gênait cruellement les transports de sa joie. Il écoutait Louise d’un air distrait ; les bruits du dehors le faisaient pâlir et frissonner ; il lui semblait voir à chaque instant la figure du terrible châtelain apparaître railleuse et menaçante à la fenêtre. Aussi s’empressa-t-il de couper court lui-même aux séductions de cette heure enivrante.

— Il faut que je m’arrache de vos bras, s’écria-t-il en portant galamment à ses lèvres le bout des doigts de la jeune malade.

Comme il allait se retirer :

— Croyez, lui dit-elle en le retenant par la main et en tournant vers lui ses beaux yeux bleus encore tout humides, croyez bien que si je l’avais pu, je serais allée chercher moi-même à Saint-Léonard le pardon que vous m’avez si généreusement apporté.

— Quelle imprudence ! s’écria le docteur. Malheureuse enfant, c’eût été vous perdre.

— Le pouvais-je ? répondit Louise avec un triste sourire ; mes forces sont épuisées, je ne saurais me soutenir jusqu’à la grille du parc. Je voudrais bien pourtant, ajouta-t-elle, ne pas mourir sans avoir visité votre maison, les fleurs de votre jardin, et ce kiosque merveilleux dont vous m’avez tant de fois parlé.

— Quelle folie ! dit Aristide, que de pareilles fantaisies ne charmaient pas le moins du monde, et qui, tremblant de voir arriver M. Riquemont, se pencha vers Louise pour la baiser au front en signe de dernier adieu.

Par un gentil mouvement de tête, Louise esquiva le baiser, et, retenant toujours le docteur par la main :

— Vous êtes bien pressé, dit-elle d’un ton de doux reproche.

Il était sur des charbons ardens, et cherchait des yeux quelque armoire dans laquelle il put se blottir au besoin.

— Ne partez pas encore, poursuivit l’impitoyable enfant, qui, ne comprenant rien aux angoisses du docteur, ne voulut point le renvoyer sans l’avoir cajolé de son mieux en expiation de la veille. Je veux vous dire un rêve que je caresse depuis long-temps avec amour. Si Dieu et vous me rendez la santé…

— Nous vous la rendrons, Louise, affirma M. Herbeau avec assurance.

— Eh bien ! quand vous me l’aurez rendue, le premier usage que je me suis promis d’en faire sera de m’échapper de Riquemont, et d’aller, par une belle matinée, vous surprendre à Saint-Léonard. Vous me recevrez dans votre kiosque, nous visiterons ensemble tout votre petit domaine. Je le veux ; ne le voulez-vous pas ? Quelle joie pour moi, docteur, et pour vous aussi, quelle joie de me voir courir sur le sable de votre jardin ! car c’est à vous, ami, que je devrai la vie, la santé, la jeunesse.

Ces paroles comblèrent Aristide de bonheur et d’effroi, et il s’éloigna ivre d’orgueil, mais aussi d’épouvante, en songeant à quels égaremens l’exaltation de la passion pouvait pousser cette jeune tête. Heureusement l’état de Louise lui promettait encore de longs loisirs. Un fois en selle, il aiguillonna Colette de l’éperon, du geste et de la voix, et se hâta de gagner la route de Savigny, craignant de voir M. Riquemont surgir à chaque détour de haie. Lorsqu’il eut perdu de vue les tourelles du château et qu’il se vit hors des champs de l’ogre, le docteur respira plus à l’aise, et, ralentissant le pas de sa monture, se prit à déguster en vrai gourmet les délices dont son ame était pleine.

Le soir du même jour, M. Riquemont, en rentrant au gîte, crut reconnaître dans le sentier l’empreinte du sabot de Colette. Pour s’en assurer, il interrogea une gardeuse de dindons qui filait sa quenouille de chanvre sur le revers d’un fossé, tandis que son troupeau gloussant picorait aux alentours. La gardeuse répondit qu’en effet elle avait vu passer dans la matinée monsieur le médecin revenant du château ; elle ajouta même que, sauf respect, elle lui avait demandé un remède pour un de ses oiseaux malade.

De retour au logis, M. Riquemont entra chez sa femme, et attendit vainement qu’elle lui fît part de la visite du docteur Herbeau. Soit qu’elle craignît d’irriter l’humeur de son mari, soit plutôt indifférence de la chose et paresse de raconter un fait sans importance qu’elle n’imaginait pas intéresser en rien M. Riquemont, Louise garda là-dessus le silence le plus absolu. Le châtelain imita la réserve de Louise, et se retira sans avoir fait la moindre allusion à la visite du docteur ; mais son visage était sombre, et l’on eût pu voir ses sourcils, épais et touffus comme la queue d’un blaireau, relevés en panaches menaçans sur son front.

Ce même soir, le ciel, qui avait été serein durant tout le jour, se chargea au couchant de nuages épais et immobiles, au milieu desquels le soleil s’abîma comme dans un sanglant linceul. La journée, d’ailleurs, avait été brûlante. La nuit fut plus lourde et plus accablante encore. Louise la passa tout entière à sa croisée ouverte. De vifs éclairs partaient du banc de nuages qui pesaient sur l’horizon comme une chaîne de montagnes ; mais la foudre était muette, pas un bruit ne troublait le silence de l’air. La nature semblait affaissée sous le poids de l’atmosphère. Tout souffrait : les fleurs étaient penchées sur leur tige, les plantes se crispaient, les feuilles flétries pendaient languissamment aux branches. Au lieu de rosée, le ciel versait du feu à la terre.

Louise veillait sous ces orageuses influences. Un invincible malaise l’agitait ; une anxiété non encore éprouvée l’oppressait. Elle se jeta sur son lit à plusieurs reprises sans pouvoir y trouver un instant de repos. Elle appuya, sans pouvoir le rafraîchir, son front sur le marbre de la cheminée. Elle pleura, et son cœur ne fut pas soulagé. Le retour de la lumière, au lieu de les calmer, ne fit que redoubler ces angoisses.

Le soleil se leva sans rayons, dans une vapeur embrasée, comme un disque de fer sortant rouge de la fournaise. Presque aussitôt ces lourdes vapeurs se changèrent en une épaisse nuée, pareille à celle qui, depuis la veille, se tenait immobile au couchant. Soudain l’air frémit, la cime des arbres se courba, l’orient et l’occident déchaînèrent à la fois leurs vents et leurs tempêtes ; les deux nuées s’ébranlèrent, et toutes deux, les flancs chargés de foudre, s’avancèrent l’une contre l’autre, comme deux corps d’armée près d’en venir aux mains. En cet instant, la nature entière fut saisie d’un inexprimable sentiment de terreur. Le parc se prit à mugir comme la colère de l’océan ; les chiens hurlèrent, les bestiaux dans les étables poussèrent des mugissemens de détresse. Épouvantée, Louise fit appeler M. Riquemont.

M. Riquemont se campa devant la fenêtre, et, les bras croisés sur sa poitrine, observa l’état du ciel. Les deux nuages avançaient toujours, échangeant de rapides éclairs qui serpentaient en lignes de feu sur leurs flancs noirs et allaient s’éteindre dans le lac d’azur qui les séparait encore.

— Louison, dit enfin M. Riquemont, tu vas voir dans deux heures tomber des grêlons gros comme des œufs de pigeon, qui broieront nos blés et couperont nos fruits aussi proprement que pourraient le faire cent mille canons chargés à mitraille. Nous en serons quittes, moi pour vendre mes grains plus cher, toi pour ne pas manger d’abricots. — Voilà un bon temps, ajouta-t-il, pour les malades du docteur Herbeau !

Comme il disait, la voûte céleste craqua avec un bruit terrible, et la foudre découronna un chêne séculaire qui s’élevait à l’angle de la terrasse. Louise poussa un cri et cacha sa tête entre ses mains.

— Ne me quittez pas, dit-elle.

— Et mes poulains ! s’écria-t-il ; tu es à l’abri, toi, tandis que ces agneaux sont aux champs !

— Ah ! de grace, ne me quittez pas ! répéta Louise avec effroi, toute pâle et toute tremblante.

M. Riquemont la regarda d’un air de pitié narquoise.

— Je croyais, dit-il en ouvrant la porte, avoir épousé un homme ; je me trompais, Louison ; décidément, tu n’es qu’une femme.

Il sortit en haussant les épaules, et Louise demeura seule. Hélas ! oui, ce n’était qu’une femme, et encore des plus faibles et des plus timides. Mais ce sont les vraies, celles-là, les seules qu’il soit doux d’aimer. C’est à ces craintives ames qu’il est doux d’inspirer la passion qui brave tout, le dévouement que rien n’effraie, l’héroïsme que rien n’arrête. L’ardeur des lionnes n’a rien qui nous surprenne ; mais donner du courage aux gazelles et les mener à la bataille, c’est le triomphe de l’amour.

L’orage éclata bientôt dans toute sa furie. Les deux nuées s’étaient heurtées et confondues, on eût dit une mêlée de combattans. Les éclairs se succédaient sans intermittence, et les coups de foudre se répondaient de tous les points de l’horizon. C’était un orage sec, ceux-là sont les plus redoutables : images des grandes douleurs qui ne pleurent pas. Les nuages de bronze et de cuivre ne versaient pas une goutte de pluie à la terre altérée ; seulement il s’en échappait par intervalles de rares grêlons qui frappaient, brisaient et bondissaient comme des balles.

Louise éperdue priait. Tout à coup un cheval effaré déboucha sur la terrasse du château, et, au bout de quelques instans, Mme Riquemont vit entrer M. Savenay, pâle, défait, couvert d’écume. Ses gants étaient en lambeaux et ses mains ensanglantées. Parti, le matin, de Saint-Léonard, avec l’espoir de trouver dans la campagne un peu d’air et de fraîcheur ou d’échapper par le mouvement aux influences de l’atmosphère, il avait été surpris par l’orage aux alentours de Riquemont, et il venait demander au château une hospitalité de quelques heures. À cette brusque apparition, le trouble de Louise redoubla ; mais, remarquant presque aussitôt la pâleur du jeune homme, ses vêtemens en désordre et ses mains tachées de sang :

— Vous êtes blessé ? s’écria-t-elle.

M. Savenay raconta en quelques mots que son cheval, effrayé, s’étant jeté à travers champs, ç’avait été, pour gagner Riquemont, une véritable course au clocher.

— Mais vous-même, madame, vous êtes émue et tremblante ? Louise confessa ingénument qu’elle avait peur de l’orage ; le jeune homme, assis auprès d’elle, l’écoutait avec bonté et la rassurait en souriant. Il essaya de lui faire comprendre la grandeur et la magnificence du spectacle qu’offraient en cet instant tous les élémens déchaînés. M. Riquemont avait parlé en agronome, M. Savenay s’exprimait en poète ; Louise sentit, en l’écoutant, son effroi se changer en un sentiment exalté de religieuse admiration. D’ailleurs, la voix de Savenay couvrait celle de la tempête, et déjà ce n’était plus l’orage qui la troublait ainsi, cette enfant.

Cependant la nuée creva, et, comme l’avait prévu M. Riquemont, il y eut une décharge de grêle, telle que les naturels ne se rappellent pas avoir jamais vu rien de pareil en ces contrées. Ce fut une averse de cailloux blancs et drus qui tomba, durant près d’un quart d’heure, avec une fureur inouie.

Louise contemplait ce grand désastre avec une émotion douloureuse. Elle pensait à ses fermiers, à ses paysans, aux pauvres gens de ses domaines, aux misères du prochain hiver.

— Là finit la poésie, dit-elle tristement en montrant à M. Savenay les ravages de l’ouragan.

— Et commence la bienfaisance, ajouta le jeune homme, qui avait deviné les pensées qui la préoccupaient.

En moins de cinq minutes, le sol fut enseveli sous un ciment de grêlons si épais et si dur, qu’il en resta jusqu’au soir des vestiges. La foudre continuait de gronder, et le vent fracassait les grands arbres. Les ardoises du toit tourbillonnaient dans l’air, les volets battaient les murs, et le château semblait devoir à chaque instant être emporté par la tourmente. Louise et Savenay se tenaient silencieux, Louise parfois encore tressaillant d’épouvante, mais aussitôt rassurée par le regard affectueux qui veillait sur elle ; il y avait même dans l’appréhension d’un danger commun quelque chose qui ne lui déplaisait pas, et elle y trouvait un charme mystérieux qu’elle eût été fort embarrassée d’expliquer.

Enfin l’orage s’apaisa, la nuée s’éclaircit, et le soleil, sans paraître encore, y sema des trouées d’azur. Les vents s’étaient calmés, le tonnerre s’éloignait, et le ciel versait doucement une pluie tiède et menue, comme pour guérir les blessures que la grêle avait faites. L’air était frais et sonore ; déjà les oiseaux chantaient sous la feuillée, l’horizon fumait, et de toutes parts s’exhalait l’enivrant parfum de la terre mouillée par l’orage. Louise partageait le sentiment de bien-être et de délivrance répandu sur la nature entière, et le premier rayon qui perça les nuages descendit aussitôt dans son cœur. Savenay, silencieux comme elle, la contemplait avec un intérêt grave et tendre. Ils demeurèrent long-temps ainsi. Puis ils causèrent, et tout ce que disait ce jeune homme arrivait à Louise comme un écho de ses pensées. Ils parlaient de choses et d’autres, une conversation brisée, mais charmante dans ses hasards. Louise s’était tant de fois entendue railler par M. Riquemont, qu’elle avait fini par douter d’elle-même et par se dire que son mari avait raison peut-être. Elle comprit enfin que le monde de ses sentimens, de ses idées et de ses rêves, ce monde que M. Riquemont, en ses jours de gaieté, appelait l’hôpital des fous, existait quelque part, et que du moins son ame n’était pas seule à l’habiter. Pour la première fois, elle trouvait à changer son or ; elle découvrait pour la première fois que c’était de l’or en effet.

— Il a pourtant fallu cet orage pour vous ramener au château, dit Louise en souriant ; mon mari vous grondera, monsieur, car vraiment vous avez fait le cruel avec lui. Savez-vous qu’on vous a attendu ici tout un jour et que tout était prêt pour vous recevoir ? Il est vrai, ajouta-t-elle, que ce n’est pas bien gai, le château de Riquemont.

— Madame, répliqua Savenay, je n’ai vraiment été cruel qu’envers moi-même. Les prévenances de M. Riquemont me sont allées droit au cœur, et croyez qu’il m’eût été doux de pouvoir y répondre ; mais le pouvais-je sans démériter de M. Herbeau, sans affliger cet excellent homme qui vous aime et que vous aimez ? Toute affection vraie est ombrageuse, inquiète et jalouse, et vous-même, madame, n’auriez-vous pas souffert de voir un étranger usurper en ces lieux les droits d’une vieille amitié ?

Louise remercia par un regard ; ces paroles avaient répondu à tous les nobles instincts de son cœur. Le nom de M. Herbeau une fois prononcé, on parla du bon docteur, Louise avec tendresse, Savenay avec toute sorte de respect et de bienveillance. Puis, par je ne sais quelle transition, la conversation alla s’égarer sur les rivages de la Creuse. Ils regrettaient ces bords heureux, ils en parlèrent avec amour. Savenay récita les vers qu’un poète, leur compatriote, adressa, exilé comme eux, à la rivière de ce doux pays, et lorsqu’il arriva à ces deux vers :

Le bonheur était là, sur ce même rocher
D’où nous sommes partis tous deux pour le chercher,

Louise se troubla et ses yeux se remplirent de larmes. Ils s’entretinrent aussi de cette jeune sœur qui avait été tout d’abord un mystérieux lien entre eux. Louise écouta, comme au premier jour, avec un avide intérêt, le douloureux poème de cette languissante jeunesse. Il se trouva que le coin de terre où s’était élevé M. Savenay avoisinait presque le domaine de Marsanges, où Louise avait passé les meilleurs jours de son enfance. Ils avaient dû boire aux mêmes sources, gravir les mêmes coteaux, s’asseoir sous les mêmes ombrages. Ils auraient pu se rencontrer aux alentours, mais Louise n’était encore qu’une enfant, qu’il allait déjà, loin des champs paternels, demander au travail les secrets de la science. Comme Louise semblait s’étonner qu’aimant ainsi le sol natal, ce jeune homme s’en fût exilé pour venir se fixer à Saint-Léonard, il raconta que sa mère était née à Saint-Léonard, et que sa dernière ambition était de pouvoir achever la vie où elle l’avait commencée. D’ailleurs, ajoutait Savenay, les braves gens qui nous ont vu naître nous voient toujours avec des lisières, et il est moins difficile d’être prophète que médecin en son pays.

Comme ils devisaient de la sorte, arriva M. Riquemont, en sabots et crotté jusqu’à l’échine ; ajoutez d’une humeur de dogue. Mais ces dispositions chagrines ne tinrent pas contre la présence du jeune docteur. Aussitôt qu’il l’aperçut, le rustre poussa, en signe de joie, un effroyable jurement, et, lui serrant les mains à les briser :

— Comment se porte votre cheval ? s’écria-t-il ; j’ai trois de mes poulains qui viennent d’attraper un écart, mes trois chéris, la fleur de mon haras, Manuel, Benjamin et le dernier des Beaumanoir. N’en dites rien à M. Herbeau : il l’écrirait à la Gazette. Manuel et Benjamin s’en relèveront peut-être, mais le petit Beaumanoir est bien malade. Quel orage, mes enfans ! tout a été broyé, coupé, haché comme chair à pâté. Ma ferme de Grosbois a croulé comme un château de cartes ; au Coudray, trois bœufs ont été écrasés dans leur étable. Le tonnerre a mis le feu à mes granges de Saint-Herblain. Pas une cloche dans mes melonnières, pas un carreau de vitre dans mes domaines qui ne soit en mille morceaux. C’est un désastre dont on n’a pas d’exemple. Louison, nous n’irons pas en Italie cet automne, et nous ne recevrons pas le prochain hiver. Nous nous occuperons de nos pauvres.

Puis s’adressant au jeune docteur :

— Comment diable, docteur Savenay, vous trouvez-vous ici par un temps pareil ? Toujours le bien-venu, jeune homme ! ajouta-t-il en lui tendant la main.

M. Savenay ne put, cette fois, échapper au dîner de M. Riquemont. Le châtelain traita royalement son hôte ; les vins les plus exquis furent servis à profusion. Louise ne parut qu’au dessert. Le repas achevé, on se leva de table pour aller prendre le café sur le perron. Il faisait une soirée charmante. Le soleil se couchait tranquille dans sa gloire. Des nuages blancs et roses se jouaient dans l’azur du ciel, comme une troupe folâtre de cygnes et de flammans. Les insectes ailés bourdonnaient dans l’air du soir ; les hirondelles joyeuses traçaient de grands cercles autour du château. Une vapeur transparente, pareille à une gaze d’argent, flottait sur la cime des arbres, et le feuillage, encore tout meurtri, exhalait ses plus vertes senteurs. Assise sur le perron, Louise se tenait silencieuse et recueillie. M. Riquemont vidait, en fumant, un flacon de genièvre. Silencieux comme Louise, M. Savenay était visiblement souffrant. La pâleur de son visage, qu’il avait expliquée d’abord par l’émotion de la course, était devenue livide : il s’efforçait de sourire et de faire bonne contenance ; mais par intervalles ses traits se contractaient douloureusement, et son front se couvrait de sueur. Louise l’observait avec inquiétude.

— Jeune homme, vous ne buvez pas, disait M. Riquemont, chaque fois qu’il remplissait son verre.

— Vous souffrez, monsieur, dit enfin Mme Riquemont.

Savenay essaya de se lever, mais il chancela aussitôt, et on eût dit que le souffle de la mort venait de passer sur son visage. Louise courut à lui et remarqua avec effroi que son gilet était taché de sang. M. Riquemont le prit dans ses bras et le porta dans la chambre qui lui avait été réservée. Louise n’osa pas l’y suivre : elle attendit avec anxiété, donnant des ordres et veillant à toute chose avec une sollicitude que rien ne saurait exprimer. Au bout d’un quart d’heure, M. Riquemont descendit. Ce n’était rien ; en luttant contre son cheval effaré, M. Savenay avait reçu un coup violent dans la poitrine, et ce coup avait rouvert une blessure mal fermée ; voilà tout.

— Mais cela est très grave, dit Louise. Qu’est-ce que cette blessure ?

— Louison, répondit M. Riquemont, je crois pouvoir affirmer que c’est un joli petit coup d’épée. Quelque histoire galante ! quelque aventure romanesque ! ajouta-t-il en se frottant les mains de l’air d’un homme qui se connaît à ces sortes d’affaires.

— Il faut envoyer chercher M. Herbeau, dit Louise.

— C’est inutile, répliqua M. Riquemont ; les loups ne se mangent pas entre eux. D’ailleurs, Savenay, en homme d’esprit, a déclaré qu’il se soignerait lui-même.

Louise, accompagnée de son mari, se rendit auprès du malade. Il était assez calme et ne souffrait que d’une forte oppression. Il voulut parler, mais la jeune femme l’en ayant empêché par un geste charmant, pendant que M. Riquemont rôdait dans la chambre en sifflant, il lui prit une main qu’il baisa silencieusement. Louise n’avait jamais senti sur ses mains d’autres lèvres que celles du docteur Herbeau ; elle se retira le cœur en émoi. La nuit qu’elle passa fut moins calme encore que la précédente ; turbulente, agitée, fiévreuse et cependant inondée d’un sentiment de bonheur qui en fit une nuit enchantée. L’aube recommençait, l’aube resplendissante dont nous parlions tout à l’heure. À cette enfant qui venait de vivre les deux plus belles années de sa jeunesse près de M. Riquemont, et qui n’avait eu jusqu’alors d’autres distractions à ses ennuis que la galanterie de M. Herbeau, ni d’autres évènemens dans sa vie que les visites du médecin, cette journée devait sembler tout un poème. Ce fut un poème en effet qui se chanta dans ce jeune cœur. Au lieu de chercher le sommeil, elle entretint avec complaisance les pensées tumultueuses qui veillaient en elle. Elle joua avec les incidens de ce jour comme elle avait fait une fois avec la chambre de Savenay. Elle les embellit des rêves de son imagination, comme elle avait paré des fleurs de son jardin les vases de la cheminée. L’arrivée de ce jeune homme, au plus fort de l’orage, pâle, défait, ensanglanté ; le danger qu’il avait couru, ce qu’il avait dû souffrir lorsqu’il causait doucement auprès d’elle ; l’évanouissement sur le perron, cette blessure rouverte, ce baiser silencieux sur une main tremblante, tous ces détails prirent, aux yeux de Louise, une solennité poétique qui ne laissa pas un instant de repos à son esprit. Ce coup d’épée surtout, dont avait parlé M. Riquemont, la tint durant toute la nuit dans une préoccupation étrange. Un coup d’épée dans la poitrine ! Et cela s’appelait une histoire galante, une aventure romanesque ! Elle ignorait pourquoi, mais ce coup d’épée la contrariait, elle en souffrait, elle en était jalouse ; et cependant, à son insu, peut-être n’était-elle pas fâchée qu’il eut reçu ce coup d’épée : M. Riquemont, lui, n’avait jamais reçu que des coups de pied de cheval. Louise ne s’endormit qu’au matin, bercée par une voix qui chantait à son chevet. Elle rêva que M. Savenay avait été blessé pour elle, et qu’elle s’était faite sœur grise pour le soigner.

Louise dormait encore que M. Savenay était sur pied, faible il est vrai, mais assez fort, il le croyait du moins, pour pouvoir retourner à Saint-Léonard. Il craignait d’abuser de l’hospitalité du château. En l’entendant parler de la sorte, le Riquemont entra dans une épouvantable colère et jura qu’il mettrait plutôt le feu à tous ses domaines que de laisser partir ainsi son hôte. Il était de bonne foi dans son affection pour Savenay ; d’un autre côté, il se faisait une fête de montrer au docteur Herbeau son rival installé au château. Au reste, dans l’état de santé où se trouvait M. Savenay, il n’était guère possible qu’il retournât à la ville, soit à pied, soit à cheval, et les sentiers abîmés par l’orage ne devaient pas, de quelques jours encore, être praticables pour la carriole qui servait de calèche au châtelain dans les grandes solennités. Louise, qu’avaient réveillée les éclats de voix de M. Riquemont, était venue prendre part à la discussion ; elle se rangea timidement de l’avis de son mari.

— Qui vous presse ? dit celui-ci ; vos malades n’en mourront pas. Vous avez ici bonne table et bon gîte. Il faut que j’aille aujourd’hui à la foire de Pouligny. Vous tiendrez compagnie à ma femme. Cette petite s’ennuie quand elle est seule. N’est-ce pas, Louison, ajouta-t-il en lui pinçant la joue, que tu t’ennuies, quand tu n’as pas ton petit Riquemont ?

— Mais, mon ami, dit Louise, qui s’effrayait instinctivement à l’idée de demeurer seule avec ce jeune homme, ne sauriez-vous vous dispenser de vous absenter aujourd’hui ? Je crains que monsieur ne s’ennuie.

— Me dispenser d’aller à la foire de Pouligny ! s’écria M. Riquemont, la plus belle foire de chevaux du département !… Le docteur ne s’ennuiera pas avec toi : pas vrai, docteur ? Manquer la foire de Pouligny ! c’est comme si M. le curé manquait la messe le dimanche.

En disant cela, il s’attachait autour du corps une ceinture de cuir garnie de gros écus sonnans, passait sur son habit une blouse bleue à passemens rouges, et s’armait d’un gros bâton ferré qu’il portait aux foires en guise de cravache. Son cheval de bataille l’attendait sur la terrasse. Il serra la main de Savenay, et partit en promettant de revenir le soir.

Ce fut encore un heureux jour. Louise emmena Savenay visiter avec elle les métairies voisines qui avaient le plus souffert de l’orage de la veille. Faibles tous deux et souffrans, ils marchaient d’un pas lent, non sans des haltes fréquentes le long des sentiers couverts. Ils purent s’assurer eux-mêmes des dégâts causés par la foudre et la grêle. M. Riquemont n’avait rien exagéré. Ils aperçurent au loin la ferme de Gros-Rois qui n’était plus qu’un monceau de ruines. Louise, sur son passage, essuya plus d’une larme et fit renaître l’espoir dans plus d’un cœur découragé. Elle était bonne pour ses paysans, et tous l’aimaient. Tous semblèrent heureux de la voir au bras de ce beau jeune homme qui l’accompagnait, et les petits enfans de Saint-Herblain lui demandèrent, en la tirant par sa robe, si elle avait changé de mari. La journée se passa ainsi, çà et là, sous les toits de chaume. Ils partagèrent gaiement le repas rustique et émiettèrent le pain bis dans le lait fumant. Savenay se prêtait à tous ces enfantillages avec une grace dont sa gravité naturelle relevait singulièrement le prix. Il y avait un mariage au Coudray : Louise et Henri restèrent quelques instans à voir danser la noce dans une grange. Ils attendirent pour retourner au château que le soleil eût amorti l’ardeur de ses rayons. Ils revinrent, causant des misères qu’ils avaient soulagées, admirant les jeux de la lumière dans le feuillage et sur les coteaux, comparant les sites de la Vienne avec les aspects de la Creuse, s’entretenant des livres aimés, des poètes préférés, et mêlant ainsi dans une conversation sans fin leur cœur, leur esprit et leur ame. Louise s’enivrait sans crainte de ce plaisir tout nouveau pour elle. Comment cette enfant se serait-elle défiée du charme de ces chastes entretiens ? Elle ne savait rien de l’amour ; jamais une pensée mauvaise n’avait terni l’éclat de sa blanche jeunesse. Elle ignorait, voici quelques jours à peine, sous quelle influence s’effeuillait la couronne de son printemps, et maintenant elle s’épanouissait, aux rayons vivifians, sans savoir et sans se demander d’où lui venaient la chaleur et la vie.

Leur retour au château ne précéda que de quelques minutes celui de M. Riquemont. Le châtelain revint en belle humeur. Il avait fait des affaires d’or, et, comme ces sortes d’affaires ne se traitent pas sans de copieuses libations, M. Riquemont était à peu près ivre. Aussitôt arrivé, il demanda son lit, but un verre d’absinthe et s’alla coucher. Ce retour de son mari ramena Louise au sentiment de la réalité et termina assez prosaïquement cette poétique journée. Pour la première fois elle comprit nettement quel homme c’était là et combien était lourde la chaîne qu’elle portait. Elle tomba dans une tristesse que Savenay n’essaya pas de dissiper. Tous deux restèrent silencieux le reste de la soirée. Près de se retirer, il arrêta sur Louise un regard où se peignait une sympathie douloureuse ; par un brusque mouvement, elle lui tendit la main sans rien dire ; il la pressa gravement et sortit.

Le lendemain était jour de visite du docteur Herbeau. Sur le coup de midi, Colette trottinait dans l’allée du parc, où M. Riquemont se promenait depuis une heure. Aussitôt qu’il l’aperçut, Aristide mit pied à terre et salua le châtelain, qui lui rendit poliment son salut. Colette, la bride sur le col, gagna l’écurie d’un pas guilleret.

— Votre jument boite, dit M. Riquemont.

— Je le sais, monsieur, répondit le docteur en soupirant. Il le savait depuis quelque vingt ans.

— C’est dommage, ajouta M. Riquemont, car c’est une jolie bête.

— Monsieur, dit le docteur, nous n’avons pas lieu de rire. Un grand malheur vient de frapper la ville de Saint-Léonard, et nous sommes tous plongés dans une consternation que vous partagerez sans doute.

— Pardieu ! monsieur, s’écria M. Riquemont, j’ai bien le temps de m’intéresser aux malheurs de Saint-Léonard ! savez-vous ce qui m’arrive ? ma ferme de Gros-Bois est écroulée, j’ai trois bœufs écrasés, deux granges brûlées, trois chevaux sur le flanc. Par-dessus le marché, ma femme est malade depuis deux ans, et vous êtes son médecin. Que Saint-Léonard s’arrange ! s’il s’agit de souscription, merci : je ne donnerai pas un rouge liard. Je me suis ruiné pour les Grecs.

— Monsieur, dit le docteur, nous avons tous souffert de cet affreux orage, et moi-même j’ai vu mon kiosque emporté par un coup de vent et précipité dans la Vienne. Le tonnerre s’est introduit dans mon salon par la cheminée de la cuisine et s’est échappé par la fenêtre, après avoir saccagé ma vaisselle et tordu indignement tous les instrumens de ma trousse. Jour funeste ! Mais plût à Dieu que nous n’eussions pas de plus grand désastre à déplorer !

— Ah ça ! monsieur, où voulez-vous en venir ? s’écria M. Riquemont avec impatience. Mme Herbeau est-elle morte ?

M. Savenay, ce grand médecin, cet aimable jeune homme qui avait su vous plaire, vient d’être enlevé prématurément à la science et à ses amis. M. Savenay n’est plus.

— Il n’est plus ! s’écria M. Riquemont.

— Il n’est plus ! répéta le docteur Herbeau. Le jour de ce fatal orage, on a vu, dans la matinée, ce jeune imprudent sortir à cheval de la ville ; on ne l’a pas vu revenir, et ce matin nous avons reçu la nouvelle que son cadavre a été retrouvé dans la Vienne, près du moulin de Champfleuri.

— Vous avez la chance, monsieur, dit le châtelain : les dieux sont pour vous.

— Monsieur, veuillez croire à la sincérité de mes regrets, s’empressa de répondre Aristide.

— Sans doute, ces regrets vous honorent, et je m’y associe de grand cœur. C’était un brave jeune homme, que j’aimais beaucoup. Je n’oublierai jamais le déjeuner que j’ai fait chez lui : il traitait bien, son vin valait mieux que le vôtre. Mais enfin, monsieur, c’était pour vous un rival, un rival dangereux, j’ose le dire.

— Je n’ai jamais souhaité la mort de personne ! s’écria le docteur Herbeau.

— Sans doute ; mais il ne faut pas être ingrat envers le ciel lorsqu’il veut bien se charger lui-même du soin de nos intérêts. Vous ne vous êtes pas dissimulé, n’est-ce pas ? que l’établissement de M. Savenay en ce pays vous était on ne peut plus préjudiciable ? Il ne s’agissait, croyez-moi bien, que de la ruine de votre maison.

— Monsieur…

— Je mets de côté la question de mérite ; je fais plus, j’admets, avec vous, votre supériorité : vous n’en étiez pas moins perdu, monsieur. Rappelez-vous l’histoire de ce jeune médecin de Montpellier que vous m’avez racontée vous-même, dans cette même allée, le jour de la consultation. Savenay était jeune et beau, vous n’auriez pas tenu long-temps contre ces deux avantages. Comptez plutôt les défections que vous avez essuyées en moins d’un mois. Je ne nommerai que Mme d’Olibès ; mais il en est vingt autres que je pourrais citer. Je ne vous cacherai pas que ce jeune homme plaisait singulièrement à ma femme.

— Quoi qu’il en soit, monsieur, répliqua le docteur Herbeau, je déplorerai toujours le coup affreux qui vient de le frapper.

— Qui vous parle, monsieur, de vous en réjouir ? Je dis seulement que la vie du docteur Savenay était la mort du docteur Herbeau.

— Il est bien vrai, dit Aristide en soupirant, que ce malheureux jeune homme était l’espoir de mes ennemis. Mais plut à Dieu qu’il vécût encore ! Ce n’était pas ainsi que je devais triompher de leur orgueil.

— Oui, sans doute, reprit M. Riquemont, plût à Dieu qu’il vécût encore ! Je l’aimais, moi ; il buvait sec. Mais avez-vous songé, monsieur, à la destinée que ce jeune homme préparait à Célestin ? car vous êtes père, monsieur, vous avez un fils. Vous n’êtes pas de ces gens qui peuvent jeter gaiement leur bonnet par-dessus les moulins, en s’écriant : Après moi la fin du monde ! Que serait devenu Célestin ?

— Il est certain, dit le docteur Herbeau, que cet infortuné jeune homme avait compromis l’avenir de mon cher enfant.

— N’en doutez pas ; Savenay vivant, Célestin n’aurait pu recueillir le fruit des labeurs de son père. Tenez, papa Herbeau, nous sommes souvent en contradiction l’un avec l’autre. Nous n’avons pas les mêmes opinions politiques ; vous êtes vif, emporté et même un peu colère. De là des discussions qui dégénèrent aussitôt en dispute. Mais au fond, papa, nous nous aimons ; vous avez beau dire et beau faire, vous êtes un brave homme : votre famille m’intéresse. J’ai toujours eu de la sympathie pour Mme Herbeau, et je sens là quelque chose pour ce jeune Célestin. Eh bien ! franchement, entre nous, il ne faut pas trop murmurer de ce qui arrive.

— Ah ! monsieur, c’est un grand malheur, c’est une perte irréparable.

— Que voulez-vous ? nous n’y pouvons rien, et la Providence ne nous a pas consultés. Nous pleurerions toutes les larmes de notre corps, nous nous frapperions la poitrine à coups de poing, nous nous couvririons la tête de cendres, que tout cela ne changerait rien à l’affaire. D’ailleurs, ce pauvre garçon, je ne le connaissais pas, moi. C’est vous qui me l’avez amené.

— Je ne le connaissais pas davantage, reprit le docteur Herbeau ; je l’ai vu chez vous pour la première et dernière fois.

— Vous était-il ami ?

— Pas le moins du monde.

— Parent ?

— À Dieu ne plaise !

— Eh bien donc ! pourquoi se désoler ? et si nous pleurons les indifférens, que ferons-nous pour nos morts ? Je vous l’ai dit, vous avez la chance, et le ciel vous protége. Et puis, voyons, sérieusement, est-ce pour la science une si grande perte ?

— Je n’ai vu qu’une fois ce jeune homme, dit le docteur, et je n’oserais décider…

— Osez, monsieur, osez : indulgence pour les vivans, mais justice aux morts. Il me faisait l’effet, à moi, de mieux s’entendre à la culture des melons qu’à la guérison des malades, et de vider plus volontiers un verre de vin de Bordeaux qu’une question scientifique.

— Il faut bien avouer que sa conversation était quelque peu frivole.

— L’avez-vous observé pendant la consultation ? Je suis obligé d’en convenir, vous l’avez roulé, papa.

— Entre nous, dit Aristide en souriant, je crois qu’il n’était pas très fort.

— Je crois, moi, que c’était une ganache, dit M. Riquemont en enfonçant résolument ses mains dans ses poches.

— Vous pourriez bien ne pas vous tromper, s’écria le docteur en riant.

— C’eût été un fléau pour le pays.

— Il aurait fait beaucoup de mal.

— Et savez-vous, docteur, qu’il était plein de morgue et d’insolence ? Vous n’ignorez pas comment je l’ai reçu, quelles avances je lui ai faites. Le drôle est mort sans nous avoir rendu sa visite de digestion !

— À vrai dire, c’était un jeune homme assez mal élevé. Peu de tenue, point de manières, un laisser-aller incroyable !

— Un beau-fils !

— Un faiseur d’embarras !

— Tranchons le mot, c’était un faquin.

— Ma foi ! monsieur, dit le docteur, ce n’était pas grand’chose de bon.

— Et d’où venait-il ? je vous le demande. Sa famille, ses amis, ses antécédens ? Ni vu ni connu. Il s’appelait Henri Savenay, c’est tout ce que nous en savons. Henri Savenay, qu’est-ce que cela, je vous prie ? Qui connaît les Savenay ? Où les Savenay perchent-ils ? Riquemont, Herbeau, voilà des noms, à la bonne heure ! Mais Henri Savenay, ne pensez-vous pas que ce devait être quelque enfant trouvé ?

— Tout est possible, répondit le docteur.

— Tenez, papa, voulez-vous que je vous parle à cœur ouvert ? Voulez-vous que je vous dise toute mon opinion ?

— Monsieur, vous me ferez plaisir.

— Eh bien !… dit M. Riquemont à voix basse, en se penchant à l’oreille du docteur.

Il s’interrompit et regarda autour de lui pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre.

— Eh bien ? demanda le docteur d’un air effaré.

— Eh bien ! monsieur, mon opinion est que c’était un espion du gouvernement.

— Je crois, monsieur, que vous allez trop loin, s’écria le docteur Herbeau ; nous devons respecter les morts et ne point accuser qui ne peut se défendre.

— Je soutiens, répliqua M. Riquemont, que ce jeune homme n’était pas plus médecin que vous et moi. Est-il naturel qu’un homme libre vienne exercer une profession indépendante dans un pays où il ne connaît personne, où personne ne le connaît ? Comment expliquez-vous qu’ayant à choisir dans quatre-vingt-six départemens, il ait mis précisément le doigt sur Saint-Léonard ? Voici long-temps, monsieur, que les opinions avancées de Saint-Léonard inquiètent le pouvoir ; le pouvoir, sachez-le bien, a les yeux sur Saint-Léonard ; je pense, moi, que ce Savenay était un envoyé du pouvoir.

— Au fait, on aurait vu des choses plus étonnantes que celle-là, dit Aristide en hochant la tête.

— Vous voyez donc bien, monsieur, que la mort de cet homme n’est pas un si grand malheur que vous le prétendiez d’abord, et je veux que ce soir, à dîner, nous vidions ensemble un vieux flacon, en signe de réjouissance.

À ces mots, comme ils venaient de monter les marches du perron, M. Riquemont ouvrit la porte du salon et poussa en avant le docteur Herbeau, qui aperçut Louise et Savenay assis l’un près de l’autre et causant.

Peut-être n’a-t-on pas oublié l’effet que produisit, un soir, sur le docteur Herbeau la carte du docteur Savenay. Certes, ce fut pour Aristide un rude moment à passer, et Jeannette a raconté souvent qu’elle n’avait pas vu deux fois son maître dans un état pareil. Eh bien ! la terreur qu’alors il éprouva, terreur bien légitime et bien cruellement justifiée, puisque c’est à partir de cette heure fatale que l’astre des Herbeau pâlit et déclina, ne fut qu’une frayeur d’enfant, comparée à celle qu’il ressentit en apercevant son rival assis auprès de Louise, dans le salon du château de Riquemont. Le diable en personne l’eût frappé de moins d’épouvante. Son chapeau et sa cravache échappèrent à ses mains défaillantes, et il demeura debout, immobile, les pieds vissés, rivés, scellés au parquet. M. Riquemont se tenait derrière lui, les bras croisés, souriant d’un sourire satanique. Louise et Savenay s’étaient levés et regardaient d’un air étonné.

— La chose est facile à dire, s’écria enfin M. Riquemont. Docteur Savenay, on vous croit mort à Saint-Léonard. M. Herbeau me racontait, en venant, qu’on a repêché votre cadavre dans la Vienne, près du moulin de Champfleuri. Le brave homme pleurait en me faisant ce récit lamentable, et moi, je n’avais garde de le détromper, tant je jouissais de ces larmes qui vous honoraient tous deux. En vous apercevant, plein de vie et de santé, dans ce salon, près de ma femme, la surprise, la joie, le saisissement… Allons ! papa, ne vous gênez pas, lâchez la bride à vos transports et jetez-vous dans les bras de votre confrère.

En parlant ainsi, il le poussait vers Savenay, qui, fort embarrassé lui-même, ne savait quelle contenance tenir.

— Oui, balbutia le docteur Herbeau qui se sentait mourir de jalousie, de stupeur et de honte, oui, la surprise, la joie, le saisissement… je vous croyais mort… Souffrez, jeune homme, que je vous embrasse.

— Ce tableau m’attendrit jusqu’aux larmes, s’écria M. Riquemont. Ah ! docteur Savenay, vous pouvez vous flatter d’avoir un ami dans papa Herbeau. Embrassez-vous encore, car je ne sais rien de plus beau ni de plus touchant que deux médecins qui s’embrassent. Jeune homme, si vous aviez entendu, comme moi, l’oraison funèbre que M. Herbeau a prononcée sur votre cadavre, le cantique de louanges et de regrets qu’il a chanté en votre honneur, vous seriez satisfait, j’ose l’affirmer.

M. Herbeau eût été plus à l’aise dans un buisson d’épines ou dans un nid de serpens.

— Non, docteur Savenay, poursuivit le féroce châtelain, non, vous ne sauriez croire quel ami vous avez là ! Papa Herbeau n’aurait pas pleuré autrement son fils Célestin. Comme je cherchais, pour l’éprouver, à déprécier votre mérite et votre caractère, essayant, par des insinuations perfides, de l’amener à reconnaître que votre mort était pour lui une bénédiction du ciel, croiriez-vous que ce patriarche a levé sa cravache et déclaré qu’il m’en frapperait plutôt que de me laisser parler de la sorte ? Papa, je n’y tiens plus, ajouta-t-il en ouvrant les bras, souffrez qu’à mon tour je vous embrasse. Je veux que nous dînions ensemble pour fêter dignement ce beau jour.

M. Herbeau tenta à plusieurs reprises, mais toujours en vain, de détourner les persécutions du bourreau. Celui-ci ne se lassa point de harceler sa victime. Confus et jaloux, blessé à la fois dans son amour et dans son amour-propre, honteux de s’être laissé prendre au piége, aiguillonné sans relâche par le rustre qui s’acharnait à lui comme un taon, Aristide finit par arriver à un état d’exaspération difficile à décrire. La meilleure crème s’aigrit. On a vu des moutons devenir enragés. Le cerf aux abois se retourne contre les chiens qui le poursuivent, et succombe rarement sans en avoir éventré deux ou trois. Poussé à bout, le docteur Herbeau jura de se venger, et Mme Riquemont, qu’avait si long-temps respectée son amour, fut l’holocauste promis à sa vengeance.

— C’est toi, Riquemont, qui l’as voulu ! s’écria-t-il dans son cœur, en serrant ses poings avec rage.

M. Herbeau s’excusa de ne pouvoir dîner au château, et, profitant d’un instant où M. Riquemont causait avec M. Savenay, qui se préparait, lui aussi, à prendre congé de ses hôtes, il s’approcha de la jeune femme.

— Louise, lui dit-il à voix basse et d’un ton déterminé, il faut que je vous voie sans témoins, non pas au château où nous pourrions être surpris, mais aux environs. Fixez vous-même le jour, l’heure et le lieu.

— Mais, cher docteur, répondit Louise en riant, c’est un rendez-vous que vous me demandez.

— Oui, Louise, c’est un rendez-vous que je vous demande, répliqua M. Herbeau de l’air le plus sérieux du monde.

Et comme Mme Riquemont réfléchissait et ne répondait pas :

— Louise, jusqu’à ce jour je ne vous ai rien demandé, dit Aristide d’un ton de reproche.

— Mon Dieu ! rien de plus simple, dit enfin Mme Riquemont, tout étonnée d’avoir pu hésiter un instant à satisfaire la fantaisie de cet excellent homme ; si ma santé me le permet, j’irai, jeudi prochain, dans l’après-midi, visiter mes pauvres de Saint-Herblain. Venez à la métairie entre quatre et cinq heures ; j’y serai.

— Jeudi prochain, de quatre à cinq heures, à la métairie de Saint-Herblain ? répéta le docteur d’un air mystérieux.

— Est-ce entendu ? dit Louise.

— C’est entendu, répondit le docteur Herbeau.

Un sourire indéfinissable passa sur ses lèvres, et l’ame de don Juan rayonna un instant sur ce pacifique visage.