Le Docteur Herbeau
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XI.

Ce n’est que lorsqu’il est passé qu’on peut évaluer les dégâts causés par l’orage. Ainsi, ce ne fut qu’après le départ de leur fils que les deux époux purent apprécier nettement leur désastre et leur désespoir. Célestin présent, l’ivresse de la douleur, l’étourdissement, la consternation, la stupeur, ne leur avaient pas permis de mesurer l’étendue de leur infortune ; mais, lorsqu’après deux mois de cet horrible cauchemar, ils se réveillèrent seuls, dans cette maison que Célestin venait de dévaster comme une trombe, lorsqu’ils comprirent enfin que ces deux mois n’étaient pas un rêve, mais une sombre réalité, ce fut un terrible réveil, et ce dut être un spectacle digne d’une pitié profonde, que ces deux vieillards mêlant silencieusement leurs larmes sur les débris de leur bonheur et sur les ruines de leurs espérances.

De même que les orages du ciel ne s’éloignent pas tout d’un coup, et que, long-temps après que l’horizon s’est éclairci, partent encore de loin en loin des éclairs et des coups de foudre, de même la tempête que Célestin avait amassée sur le toit paternel gronda longtemps après sa fureur apaisée. Long-temps encore des tonnerres lancés de Montpellier, sous forme de lettres de change, vinrent de loin en loin éclater dans le salon du docteur Herbeau.

Écrions-nous avec le roi-prophète : Que les gloires de la terre sont vaines et périssables ! Voici quelques mois à peine, le docteur Herbeau s’épanouissait au faîte des félicités humaines. Tout lui souriait et lui faisait fête. L’aisance et le bien-être affluaient à son foyer. Des amis empressés égayaient sa fortune. Il s’endormait dans la confiance et s’éveillait dans la joie de sa destinée. Une étoile invisible illuminait son front ; dans son cœur fleurissait une mystérieuse violette. Mais, ainsi qu’il suffit de quelques coups de hache pour mettre le cèdre au niveau de l’hysope, il a suffi de quelques jours pour abattre tant de prospérités. Hélas ! combien est rapide et facile à descendre la pente du bonheur, si lente et si rude à gravir !

Ce n’est déjà plus la haine qui veille à sa porte, mais le silence et la solitude. Le docteur Herbeau n’a plus même d’ennemis. Les gendarmes lui ont pardonné ; maître Grippard seul vient de temps en temps lui présenter quelques autographes de son fils. L’indifférence pèse sur son nom, l’oubli l’enveloppe de son froid linceul. Il assiste vivant à sa mort. Tout ce pays qu’il a soigné durant vingt-cinq ans ne s’inquiète pas de savoir si le docteur Herbeau existe encore. Les cercles, qu’il a si long-temps charmés par sa grace et par son esprit, ne remarquent plus son absence. Il a filé comme une étoile, sans laisser de vide au ciel. Bientôt Saint-Léonard se demandera ce que c’était qu’Aristide Herbeau. Il se déciderait à reprendre le cours de ses visites, qu’il ne trouverait pas un malade qui le fit appeler, sinon les pauvres qui l’aimaient, et qui seuls ont gardé sa mémoire. Sa maison est morne, sa table silencieuse, son foyer désert. Ses amis, comprenant que son malheur est sans ressource, se sont retirés de lui. Les amis sont pareils aux feuilles des arbres, ils tombent au vent de l’adversité comme les feuilles au souffle de l’hiver. Cependant le bon docteur a tenu sa promesse. Sur l’emplacement de son kiosque s’élève un petit temple grec ; sur le fronton, on lit : à l’amitié. Chef-d’œuvre d’architecture ! tout s’y trouve, colonnade, feuillage d’acanthe, intérieur élégant et simple ; il n’y manque que des amis.

Le règne du docteur Herbeau est passé ; celui du docteur Savenay commence. Que dis-je ! il est déjà dans l’éclat de toute sa gloire. Il n’est bruit dans la ville et aux alentours que de la guérison merveilleuse de la jeune dame de Riquemont. En moins d’un an, M. Savenay a rendu la santé à cette charmante femme, que tout le pays avait cru perdue à jamais. Ce n’est de toutes parts qu’un cantique de louanges en l’honneur du savant médecin qui vient d’accomplir cette cure miraculeuse. Toutes les mères le convoitent, ainsi qu’elles faisaient autrefois de Célestin. Il en est qui, pour l’attirer, ordonnent à leurs filles d’être malades. Toutes les vierges rougissent à son nom, baissent les yeux à son aspect. Mme d’Olibès l’accable de vers et de fleurs des quatre saisons. Mais, comme le farouche Hippolyte, M. Savenay est inaccessible à toutes les agaceries, insensible à toutes les prévenances ; tous les traits s’émoussent sur son cœur de Scythe. C’est Mme d’Olibès qui prétend qu’une Amazone de la Thrace l’a nourri de son lait sauvage, sur les bords du Termodoon. Il n’en est rien. M. Savenay a pris avec lui sa vieille mère, excellente femme, née tout simplement, voici quelque soixante années, à Saint-Léonard, sur les bords de la Vienne : heureuse de pouvoir achever ses jours sous le coin de ciel qui l’a vue naître, près de son fils qui l’entoure de tous les témoignages de la plus adorable tendresse. Un confrère de M. Savenay, de la Faculté de Paris, le jeune docteur Lombard, déjà cher à la science presqu’autant qu’à ses amis, est venu dernièrement s’établir dans la même ville. Il a épousé Mme Savenay, honnête et belle fille de vingt ans à laquelle il a su plaire, et que le bonheur et l’amour ont guérie, comme le soleil guérit les fleurs qui souffraient à l’ombre. Tout ce monde se mêle peu à la province, vit heureux, travaille et s’aime. Déjà le jeune ménage a fait présent à Savenay, pour le jour de sa fête, d’une jolie petite nièce, blanche et rose comme sa mère.

Pendant ce temps, Célestin accomplit ses destinées. Il se réhabilite par l’ordre et par le travail. Il expie courageusement les égaremens de sa jeunesse. Célestin a trouvé son maître. M. Pistolet est un apothicaire de la vieille roche. À peine a-t-il vu notre jeune ami, qu’il a fait aussitôt appeler un barbier du voisinage pour faucher ce luxe incongru de barbe épaisse et de longs cheveux. Vainement Célestin s’est débattu. Deux jeunes Purgon en herbe vous l’ont empoigné, vous l’ont scellé sur une chaise, et Figaro a promené sur cette tête inculte et sur ce visage feuillu les branches de ses ciseaux et la lame de son rasoir. Puis, la moisson achevée, on a passé un tablier de toile verte autour du corps de l’homœopathe, on lui a mis un pilon entre les mains, et on vous l’a placé tout d’abord devant un mortier de marbre. Le jour même de son arrivée, il a pilé durant dix heures consécutives. Le soir, il s’est délassé à rouler dans de la poussière de réglisse les pilules qu’il avait préparées le matin ; ainsi des jours suivans. On ne saurait croire quelle influence a le pilon sur ce caractère indomptable. Il semble que Célestin ait mis dans le même mortier tous ses défauts, tous ses vices, tous ses travers, et qu’il les pile, les écrase et les réduit en poudre. Déjà, vous ne reconnaîtriez plus l’étudiant de Montpellier. Mais quelle n’est pas sa confusion en voyant, un jour, entrer dans la pharmacie de son patron Mme K…, qui recule elle-même d’étonnement en reconnaissant le nourrisson des muses, occupé à lui préparer une potion suivant l’ordonnance ! Se remettant aussitôt, Corinne, qui avait à se venger, le salua de ces trois vers d’un poète qu’un poète venait tout récemment de découvrir et de donner à la France :

Apollon, dieu sauveur, dieu des savans mystères,
Dieu de la vie et dieu des plantes salutaires,
Dieu vainqueur de Python, dieu jeune et triomphant !

Aiguillonné par l’amour-propre, Célestin faillit répondre une impertinence ; mais il montra bien, par un silence respectueux, quelles victoires éclatantes il savait déjà remporter sur lui-même.

Cependant le docteur Herbeau offrait à ses concitoyens, qui ne paraissaient pas s’en soucier le moins du monde, le plus beau spectacle qui se puisse voir, celui d’un homme aux prises avec l’adversité et ne se laissant point abattre : grave, résigné, plus fort que le destin, plus grand que son malheur.

Il n’en fut pas de même d’Adélaïde. Son caractère, qui n’était déjà pas de miel rosat, acheva de s’aigrir ; son humeur jalouse, ne pouvant s’attaquer au présent, tant la conduite de son époux était d’un juste et d’un sage, se prit à remuer les cendres du passé, et trouva le moyen d’en faire jaillir de vives étincelles. Un jour, en fourrageant les tiroirs d’Aristide, elle découvrit le portrait de Louise avec la lettre d’envoi. Dès-lors le docteur Herbeau dut se résigner à se voir lacéré journellement par les vipères de la jalousie. Il n’opposa qu’un dédaigneux silence aux fureurs de sa vieille lionne ; mais la discorde veillait sous son toit et la tristesse dans son cœur. Sa femme l’avait pressé inutilement de reprendre le cours de ses visites ; il persista dans son abdication, préférant un noble repos aux soucis d’une agitation vaine. Il ne se plaignait pas. Parfois seulement, en se promenant dans son jardin, il s’écriait avec amertume : Ingrate, ô ingrate patrie ! Les arts, les lettres, la poésie latine, occupaient ses heures oisives. Il sortait rarement ; de temps à autre, il allait seul et rêveur sur les bords de la Vienne, mais jamais on ne le rencontrait dans le sentier qui mène de Saint-Léonard à Riquemont.

Malgré le coup de pied qu’elle avait donné dans l’échelle, il avait conservé pour Colette une tendresse véritable. Chaque matin il la visitait, lui adressait de douces paroles, et ne la quittait jamais sans avoir caressé son poil gris. Colette avait assisté à la dernière bataille de son maître ; il avait, lui aussi, son cheval blanc de Waterloo.

Le sort n’est pas toujours de fer. Le ciel, dans sa clémence, daigna ravir Adélaïde à la terre. Bien qu’elle l’eût abreuvé de fiel durant sa vie entière, le docteur Herbeau la pleura sincèrement. D’or ou de fer, de chanvre ou de soie, l’habitude est un lien qu’on ne rompt pas impunément. Aristide pleura sa femme après l’avoir à jamais perdue, comme le prisonnier de Chillon regretta son cachot après avoir recouvré la liberté. Il continua de vivre seul avec son cher Horace, qui lui, du moins, ne l’avait pas abandonné. Eheu ! Posthume, Posthume, s’écriait-il souvent, fugaces labuntur anni.

Les années fuyaient en effet. Jeannette était restée fidèle à son vieux maître. Vainement le bon docteur l’avait engagée à chercher une condition meilleure ; elle déclara qu’elle ne sortirait de la maison qu’avec le cercueil du docteur Herbeau. Il est à remarquer qu’elle s’est toujours refusée à reconnaître Célestin, et qu’à cette heure même, qu’il a coupé sa barbe et qu’il édifie tout Saint-Léonard par sa conduite et par ses vertus, Jeannette soutient plus haut que jamais que ce n’est point le fils de son ancien maître, mais un vil intrigant qui, pour se faire apothicaire, a volé le nom du docteur Herbeau. Lorsqu’elle rencontre Célestin dans la rue, elle ne se gêne pas pour l’invectiver, car Jeannette est forte en gueule, comme les servantes de Molière, et jamais elle ne passe devant la boutique du jeune pharmacien sans y jeter un regard de travers et quelque parole outrageante.

Le docteur Herbeau recevait de temps à autre des lettres de son digne ami, M. Pistolet, toutes à la louange de Célestin. Ce jeune homme marchait à pas de géant dans la carrière nouvelle qu’il s’était ouverte ; sa conduite devenait de jour en jour plus exemplaire, et son patron ne doutait pas qu’il ne prît place un jour parmi les apothicaires les plus distingués du royaume. Mais, tout en le rassurant sur l’avenir de son fils, ces bulletins ne consolaient que bien médiocrement l’orgueil du docteur Herbeau, qui ne pouvait s’empêcher de souffrir à la pensée que son nom figurerait un jour sur l’enseigne d’un pharmacien de Saint-Léonard.

Comme le roi-prophète que nous citions tout-à-l’heure, Aristide était devenu pareil au pélican des déserts et au hibou, qui n’habite que les lieux solitaires. Frappé dans sa race, délaissé de ses amis, trahi, oublié, abandonné de tous, le docteur Herbeau finit par se réfugier dans la pensée de Mme Riquemont. Il se replia tout entier sur ce souvenir toujours jeune et toujours enchanté. Il lui arrivait souvent de s’oublier des heures entières dans le temple de l’Amitié, à relire les lettres, à baiser le portrait de Louise, à respirer les fleurs desséchées qu’il rapportait autrefois de Riquemont, et qu’il avait religieusement conservées. Il se plaisait à remonter le courant des jours écoulés, à retrouver sur le rivage les poétiques accidens qui l’avaient si long-temps charmé. Il achevait d’une voix mélancolique et tendre ce grand duo de l’amour qu’il avait chanté durant deux ans et plus, sans se douter qu’il le chantait à lui tout seul. Nature naïve et vraiment aimable qu’on ne saurait s’empêcher d’aimer dans une époque de cœurs blasés et d’ames appauvries avant l’âge, où l’on voit la jeunesse elle-même se targuer de son impuissance et désespérer hautement de la jeunesse et de l’amour !

Il avait goût à la solitude, et, s’il en souffrait parfois, c’est qu’il lui eût été doux d’entendre de loin en loin le nom de son enfant bien-aimée. La santé de Louise l’inquiétait. Jeannette lui avait bien rapporté qu’on disait Mme Riquemont entièrement rétablie ; mais ces bruits qui venaient du dehors ne suffisaient pas à rassurer sa sollicitude. Un soir, quand les ombres de la nuit eurent enveloppé Saint-Léonard, le docteur sortit furtivement de sa maison, et, se glissant le long des murs, il gagna, par des rues détournées, le logis de M. Savenay. Il refusa d’entrer, et fit avertir le jeune docteur qu’il l’attendait à la porte. C’était par une soirée d’hiver ; M. Savenay causait au coin du feu avec sa vieille mère. Aussitôt prévenu, il se hâta d’accourir, et supplia M. Herbeau de venir prendre place au foyer. Le vieillard s’en défendit.

— N’insistez pas, dit-il tristement ; voici bien long-temps que je ne suis plus de ce monde, et que ma place est vide même au foyer de mes amis. Mais je n’ai pas voulu mourir sans entendre parler une fois encore de la jeune beauté que je vous confiai jadis. Jeune homme, dois-je croire ce qu’on m’a rapporté ? Est-il vrai que la science ait triomphé de la nature ? Est-il vrai que cette belle enfant ait recouvré la santé, et que je puis quitter la vie, rassuré sur cette chère tête ?

— Rien n’est plus vrai, monsieur, répondit Henri Savenay. Mme Riquemont brille à cette heure de tout l’éclat de la jeunesse.

— Béni soit Dieu et béni soyez-vous, jeune homme ! s’écria le vieux docteur en prenant avec attendrissement les mains de M. Savenay.

— C’est vous, monsieur, qu’il faut bénir, répliqua modestement le jeune homme, en serrant avec respect la main de son vénérable confrère. C’est à vous, à vous seul, après Dieu, que revient la gloire de cette guérison. Pour moi, monsieur, je n’ai d’autre mérite que d’avoir suivi religieusement le traitement que vous aviez commencé et que vous avez daigné m’indiquer. Je n’ai pas fait autre chose que recueillir le prix de vos soins.

— Ainsi, monsieur, c’est mon système qui l’a guérie ? s’écria le bon docteur, avec un sentiment d’orgueil bien permis et bien légitime.

— Oui, monsieur, répartit Savenay, et je dois dire comme Alexandre, en parlant du roi son père, que vous ne m’avez laissé rien à faire.

— C’est mon système ! répéta le docteur Herbeau, qui ne se sentait pas de joie. Ah ! jeune homme, c’est mon dernier triomphe, c’est mon triomphe le plus doux. J’en étais sûr, monsieur, j’étais sûr qu’avec les antiphlogistiques nous aurions raison de cette cruelle maladie. Chère enfant ! Et vous dites, jeune homme, qu’elle rayonne à présent de tous les dons de la santé et de la jeunesse ? Dieu soit béni d’abord, puis la science qui l’a sauvée !

— C’est à vous, monsieur, à vous seul, ajouta M. Savenay, que Mme Riquemont reporte sa reconnaissance ; c’est vous qu’elle remercie chaque jour, à toute heure…

— Elle parle de moi ?…

— Sans cesse. Pourrait-il en être autrement ? Hier soir encore, dans l’allée du parc, Mme Riquemont me confiait qu’elle n’attendait qu’un jour de soleil pour s’échapper à cheval et vous aller visiter à Saint-Léonard.

— Qu’elle s’en garde bien ! s’écria le docteur avec effroi, — car ç’avait été là sa crainte incessante, et même à cette heure qu’Adélaïde n’était plus, il redoutait pour Louise et pour lui-même les représailles de M. Riquemont. Dites-lui, monsieur, dites à cette enfant, reprit-il d’une voix plus calme, que je suis touché de son aimable souvenir, mais que son vieux ami en a désormais fini avec le monde, et qu’il s’est condamné à une solitude éternelle.

À ces mots, il salua M. Savenay, et s’en retourna tout fier et tout joyeux.

— Jeannette, s’écria-t-il en rentrant, on ne vous avait pas trompée, ma fille : il est bien vrai que Mme Riquemont est entièrement rétablie. C’est votre maître qui a fait ce miracle. Je veux vider ce soir un vieux flacon pour fêter la confirmation de cette heureuse nouvelle.

Jeannette, tout heureuse elle-même de voir son bon maître ainsi dispos, s’empressa de courir à la cave, et le docteur Herbeau demeura jusqu’à près de minuit attablé avec son poète de Tibur, traduisant dans son cœur Lydie par Louise, et dans son verre Falerne par Saint-Émilion.

Ce fut là son dernier bonheur, le dernier rayon qui dora le soir de sa vie. Un jour, il trouva Colette étendue sur sa litière. Il l’appela vainement : pour la première fois la noble bête ne répondit pas. Elle était morte de décrépitude. Une grosse larme tomba sur sa crinière : ce fut son oraison funèbre.

La mort de Colette fut pour Aristide d’un sinistre présage. Depuis long-temps il était souffrant et chétif ; bientôt il se prit à décliner visiblement. Il ne sortait plus de sa chambre. Son jardin était négligé ; les ronces croissaient dans les plates-bandes ; les mauvaises herbes étouffaient les fleurs ; le gazon poussait dans les allées. Le docteur Herbeau vivait étranger à toutes choses. Vieux fidèle pourtant, il avait dévotement continué son abonnement à la Quotidienne ; mais depuis plusieurs mois il n’en avait pas ouvert un numéro, et, plein de confiance dans les destinées de la royauté, il ne s’inquiétait pas de s’enquérir de ses nouvelles.

Un dernier coup lui était réservé, le plus terrible peut-être de tous ceux qui l’avaient frappé jusqu’alors.

Un matin qu’il déjeunait tristement auprès de sa croisée ouverte, — c’était par un beau jour d’été, — il entendit une grande rumeur, pareille au bruit de la marée montante. Il n’y donna d’abord qu’une médiocre attention ; mais bientôt des cris étranges étant parvenus jusqu’à lui, le docteur Herbeau se mit à sa fenêtre, et demeura glacé d’étonnement et d’épouvante devant le spectacle invraisemblable qui s’offrit à ses yeux. Toutes les maisons de Saint-Léonard étaient pavoisées de drapeaux tricolores. Un drapeau tricolore flottait comme un panache sur le clocher de l’église ; la mairie avait un drapeau tricolore ; on voyait un drapeau tricolore sur la caserne des gendarmes. Une foule bruyante encombrait la place des Récollets. Deux douzaines d’honnêtes bourgeois, armés de fusils sans chien, de gibernes sans cartouches et de sabres sans lame, se livraient à des évolutions guerrières au milieu des clameurs enthousiastes des assistans. Le tambour battait ; les cloches sonnaient ; un canon enrhumé toussait de quart d’heure en quart d’heure. Au bout de quelques instans, M. Riquemont déboucha sur la place, aux acclamations de l’assemblée. Il tenait d’une main la bride de son cheval, et de l’autre un immense drapeau tricolore ; derrière lui marchaient au pas de charge une trentaine de paysans armés de faux, de pioches et de bâtons. Après avoir fait ranger sa troupe sur deux rangs, M. Riquemont prononça un discours qui fut plus d’une fois interrompu par les cris de : Vive la charte ! vive la liberté de la presse ! vive l’École polytechnique ! vive la garde nationale ! vive M. Riquemont ! vive Paris ! vive Saint-Léonard ! à bas les ministres ! Le discours achevé, les deux troupes réunies exécutèrent de brillantes manœuvres ; après quoi la foule, exaltée par ces belliqueuses images, se dirigea vers la maison du receveur des contributions pour brûler les registres.

Or, le docteur Herbeau se tenait toujours à sa fenêtre, la seule de la ville qui ne fût point pavoisée ; il se tenait debout, l’œil hagard et les bras ballans, ne pouvant imaginer tout ce que ceci voulait dire. En défilant devant sa porte, la sainte canaille, furieuse de ne pas voir de drapeau tricolore aux croisées, et se souvenant d’ailleurs des opinions du maître du logis, se mit bravement à insulter ce vieillard inoffensif. Puis, des cris on passa galamment aux pierres, on lui brisa tous ses carreaux de vitre, et on ne parlait de rien moins que de saccager sa maison sous le prétexte de s’assurer que M. de Polignac ne s’y trouvait pas, quand heureusement la garde nationale mit fin à tout ce désordre.

C’était la révolution de juillet qui venait de s’accomplir à Saint-Léonard.

Quand le docteur Herbeau sut à quoi s’en tenir, lorsqu’il sut, à n’en pouvoir douter, qu’une tempête de trois jours venait de fracasser le vieux trône de France et de jeter toute une dynastie dans l’exil, il arracha le ruban rouge qui brillait à sa boutonnière, et, courbant la tête, il se plaignit au ciel qui l’avait laissé vivre assez long-temps pour être témoin d’un si grand désastre. Son cœur, ses regrets et ses vœux accompagnèrent pieusement les augustes proscrits sur la terre étrangère.

Il ne lui restait plus qu’à mourir. Le docteur Herbeau ne tarda pas, en effet, à se sentir mortellement atteint. Instruits de sa maladie, les deux jeunes docteurs se présentèrent pour lui offrir leurs soins, il les fit remercier par Jeannette, et refusa de les recevoir. La fin de toutes choses ne l’effrayait pas. Il souriait doucement à la mort qu’il voyait s’approcher. Toutefois, un vieux remords troublait la sérénité de ses derniers jours. Ne voulant pas quitter la vie sans s’être réconcilié avec ceux qu’il avait offensés, il fit, un matin, appeler à son chevet le gendarme Canon, qui, grace à son intelligence et à la belle conduite qu’il avait tenue durant les trois glorieuses journées, était passé brigadier après vingt-cinq ans de service. À la sollicitation de Jeannette, Canon s’empressa d’accourir ; l’ayant fait asseoir près de son lit, le moribond, après s’être accusé d’avoir autrefois refusé ses soins au respectable corps de la gendarmerie royale, pria le brigadier de lui pardonner à cette heure suprême, tant en son nom qu’en celui de ses camarades. Le bon docteur s’exprima d’une façon si humble et si touchante, que Canon ne put retenir ses larmes, et qu’il demanda à M. Herbeau la permission de l’embrasser, ce qui lui fut accordé de grand cœur. Il se retira tout ému, non sans avoir promis solennellement au docteur d’assister, lui et ses camarades, à son enterrement, de le conduire jusqu’au champ des morts, et de ne le quitter que lorsqu’il serait à six pieds sous terre.

Après s’être humilié devant les hommes, le bon docteur demanda au repentir le pardon des fautes plus graves. Il s’accusa devant Dieu des égaremens où l’avait jeté l’amour. Il s’accusa d’avoir troublé un jeune cœur et trop justifié peut-être la jalousie d’Adélaïde. Tout entier désormais au salut de son ame, il acheva d’éteindre avec les larmes de la pénitence les cendres encore brûlantes d’une ardeur criminelle. Résolu d’en finir avec les vanités de ce monde, craignant d’ailleurs de laisser après soi des traces qui pourraient compromettre l’honneur et le repos de Louise, il se fit apporter près de son lit un réchaud embrasé : puis, ayant tiré de dessous son oreiller un paquet de lettres liées entre elles par un ruban rose, — c’étaient, pour la plupart, des invitations à dîner, assaisonnées coquettement de tendres bonjours et de caresses innocentes, — après les avoir baisées une dernière fois, après en avoir respiré le parfum, ce doux parfum, ce parfum enivrant qui s’exhale des lettres aimées, il les livra une à une aux flammes. Lutinées par les brises d’avril que laissait entrer la fenêtre ouverte, les feuilles consumées, après avoir voltigé dans la chambre, gagnèrent les plaines de l’air ; le vieillard les suivit long-temps d’un regard mélancolique ; il les vit flotter, s’élever, disparaître dans l’azur du ciel, où son ame, qu’à vrai dire elles emportaient tout entière, ne devait pas tarder à les suivre. Il brûla du même coup, à la même flamme, les fleurs qu’il avait rapportées, durant les jours heureux, du château de Riquemont : il ne voulut pas qu’aucun de ces chers souvenirs pût être profané après sa mort.

Bien qu’il sentît sa fin prochaine, il refusa de faire appeler son fils. Il ne souffrait pas, il s’éteignait. Des pensées austères occupèrent ses derniers jours. Les poètes profanes s’étaient vus exilés de son chevet ; il ne lisait plus que des livres pieux qui lui enseignaient à mourir. Il avait pardonné dans son cœur à Célestin, à lord Flamborough, à M. Riquemont, aux huissiers, à l’homœopathie et à tous ceux qui l’avaient abreuvé d’amertume. Détachée des passions de la terre, son ame était prête à comparaître devant le souverain juge.

Un soir de mai, comme le soleil, près de se coucher, inondait de lumière les prairies qu’arrose la Vienne, le bon docteur se fit porter dans un fauteuil près de sa fenêtre. Il voulait dire un dernier adieu à cette belle nature qu’il aimait. C’était une soirée enchantée. Les coteaux nageaient dans la vapeur enflammée du couchant. La rivière roulait des flots d’or que voilait sans les cacher un rideau de feuilles naissantes. L’air était chargé des senteurs embaumées de l’aubépine. La ville se taisait comme pour écouter les bruits de la campagne ; les tintemens de l’angelus se mêlaient seulement aux harmonies de la nature.

Le docteur Herbeau avait plongé ses regards dans la vallée que sillonnait le sentier de Riquemont. Il se tenait depuis une heure immobile et recueilli, bercé par les mélodies du soir qui lui arrivaient comme un écho lointain de son bonheur évanoui, quand il tressaillit soudain ; ses yeux éteints s’animèrent ; la pâleur de ses joues s’alluma ; un dernier éclair de jeunesse et d’amour illumina son front livide. Dans le sentier qui blanchissait à travers la verdure, il venait d’apercevoir une jeune amazone glissant le long des haies, sur un coursier rapide, les cheveux épais, en corsage blanc, comme un lis emporté par la brise.

Quand le soleil eut disparu derrière les collines, Jeannette, qui redoutait pour son maître la fraîcheur des soirées sereines, entra dans la chambre et s’approcha du docteur Herbeau. Il n’avait pas changé d’attitude : la tête appuyée sur le dos du fauteuil, les yeux tournés vers le château de Riquemont. Il ne répondit pas à la voix de sa servante. Jeannette lui prit une main ; cette main était glacée. La bonne fille s’agenouilla auprès du fauteuil et pleura : le docteur Herbeau était mort.


À quelques jours de là, Mme Riquemont et son mari se promenaient ensemble dans l’allée de leur garenne. Louise avait recouvré depuis long-temps tous les trésors de la santé. Sa démarche était souple et légère. La vie brillait dans son regard : son frais visage rayonnait du pur éclat de la belle jeunesse. Ses blonds cheveux ruisselaient le long de ses joues en flots de boucles luxuriantes. Jeune reine du printemps en fleurs, il y avait autour d’elle comme une atmosphère de bonheur, et l’on eût dit que le soleil la contemplait avec amour.

Le galop d’un cheval se fit entendre, et bientôt M. Savenay parut à la grille du parc. Il mit pied à terre et s’avança vers les deux promeneurs. Un voile de tristesse était étendu sur sa figure. Après avoir salué Mme Riquemont avec respect et serré cordialement la main du campagnard :

— Je vous apporte une fâcheuse nouvelle, dit-il d’un ton pénétré.

— Quoi donc, mon Dieu ! s’écria Louise.

— Qu’y a-t-il ? demanda le châtelain.

— Vous n’ignorez pas, répartit le jeune docteur, que M. Herbeau était souffrant depuis quelques mois ? Eh bien !…

— Eh bien ? dit Louise avec inquiétude.

— Eh bien ! madame, le docteur Herbeau a trouvé le mot de la grande énigme que cherche vainement la science. Le docteur Herbeau n’est plus : nous l’avons conduit avant-hier à sa demeure dernière.

Deux larmes roulèrent sur les joues de Louise.

— Pauvre vieil ami ! dit-elle.

— Ah ! il est mort, s’écria M. Riquemont en se frottant les mains ; ceci prouve qu’il est une justice au ciel. Papa Herbeau doit se trouver au cimetière en pays de connaissances.

— Mon ami, dit Louise, vous avez assez tourmenté la vie de cet excellent homme ; vous devriez au moins ménager sa mémoire.

— Allons donc ! s’écria le châtelain. Un cafard ! un carliste ! un sot qui m’a ruiné en frais de tout genre, et qui n’a pu faire en deux ans ce que mon ami Savenay a fait en dix mois ! Et puis, docteur, croiriez-vous que ce vieux diable était amoureux de ma femme ?

— En vérité ? répondit Savenay.

— Quelle folie ! dit Louise en rougissant.

— Oui, oui, oui, répéta M. Riquemont, en appuyant sur chaque mot ; le docteur Herbeau était amoureux de ma femme. Maintenant qu’il est mort, convenez, docteur Savenay, que le vieux mécréant n’a jamais rien compris à la maladie de Louison ?

— Monsieur, répondit le jeune homme, le temps est magnifique, et, si vous le voulez, nous irons visiter vos poulains.


Jules Sandeau.