Le Docteur Herbeau


X.

Il en est des familles comme des empires : elles ont leur phase ascendante, leur point culminant, leur époque de décadence. Ainsi, nous avons vu la maison Herbeau au faîte de la gloire et de la prospérité : nous l’avons vue, en moins de quelques mois, ébranlée dans sa base, se pencher sur l’abîme ; nous venons de voir Célestin l’y précipiter à jamais. Oui, c’en est fait de la maison Herbeau ! Il ne nous reste plus qu’à suivre le bon docteur jusqu’à sa tombe, où le pousse, avant l’âge, la main terrible qui s’est appesantie sur sa tête. Mais, hélas ! qu’il est loin encore d’avoir épuisé le calice de ses douleurs !

Le lendemain du fatal dîner, comme Célestin et lord Flamborough dormaient encore, le docteur Herbeau vit entrer dans son salon M. Grippard, huissier, dont il avait traité autrefois la femelle et les petits. Aristide, en l’apercevant, pensa qu’il venait réclamer pour quelqu’un des siens les secours de la médecine. Sans lui laisser le temps de s’exprimer :

— Monsieur Grippard, dit-il aussitôt, je ne puis rien pour vous ni pour personne. Vous devez savoir que j’ai renoncé à l’exercice de mon art. Mme Herbeau serait malade, qu’à défaut de mon fils je ferais appeler le docteur Savenay.

— Monsieur, veuillez m’écouter, répondit humblement l’honnête Grippard.

— Je n’écouterai rien, je ne veux rien entendre, s’écria le docteur Herbeau. Vos prières seraient inutiles. Adressez-vous au docteur Savenay, ou bien à mon fils, si vous avez foi dans l’homœopathie.

— Monsieur, je vous supplie…

— Je vous dis, monsieur Grippard, que je laisserais mourir mon meilleur ami plutôt que de signer une ordonnance à son chevet. Vous n’obtiendrez rien de moi, pas même une consultation.

— Dieu merci ! ma femme et mes enfans se portent bien, dit M. Grippard en-tirant plusieurs liasses de papier de ses poches.

— Si vous êtes malade, répliqua le docteur Herbeau, allez vous faire guérir ailleurs.

— Mais, monsieur, si vous daigniez m’accorder quelques minutes d’attention…

— Ah çà ! monsieur, vous y mettez une insistance qui passe toute mesure ; vous abusez de ma patience, et si vous m’y contraignez…

— Monsieur, s’écria M. Grippard en élevant enfin la voix, je suis dans l’exercice de mes fonctions.

À ces mots, M. Herbeau recula de trois pas, comme s’il venait d’apercevoir un crapaud sur le seuil de sa porte.

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? demanda-t-il avec fierté.

— C’est-à-dire, monsieur, répliqua le Grippard d’un air patelin, que je viens de recevoir par le courrier d’aujourd’hui quelques petits effets protestés que m’adresse un de mes confrères de Montpellier, en me chargeant d’en recouvrer le montant, tant en principal qu’intérêts et frais, jusqu’à parfait paiement de la somme. Ces effets ont été souscrits par M. Célestin Herbeau, au profit de tailleurs, maîtres d’hôtel, cafetiers et autres commerçans de la susdite ville.

— Monsieur, dit le docteur Herbeau, que cet horrible grimoire, qu’il entendait pour la première fois, glaçait jusque dans la moelle des os, je ne réponds pas des dettes de mon fils. Célestin a toujours eu de quoi subvenir à ses besoins ; ses parens ne l’ont laissé manquer de rien, ses folies ne me regardent pas.

— Je le sais, mon cher monsieur Herbeau, je le sais, reprit Grippard d’un air attendri ; mais la chose est plus grave que vous ne pensez peut-être, et, avant d’agir rigoureusement, j’ai cru devoir, pour éviter un esclandre dans le pays, m’adresser tout d’abord à vous ; car, outre le respect qui vous est dû en général, je vous dois en mon particulier beaucoup de gratitude, tant en mon nom qu’en celui de mes enfans et de mon épouse. Je n’ai pas oublié combien vous avez été bon pour les Grippard.

— De quoi donc s’agit-il, monsieur ? demanda le docteur d’une voix effrayée.

— Vous n’ignorez pas ce que c’est que les jeunes gens, mon bon monsieur Herbeau ; c’est jeune, c’est gentil, ça ne calcule pas. Ajoutez que Montpellier est un petit Paris. Les femmes y sont bien séduisantes ! Vous devez en savoir quelque chose.

— Monsieur, de quoi s’agit-il ? répéta le docteur avec un geste d’impatience.

— De six prises de corps, mon cher monsieur Herbeau, répondit Grippard d’un ton doucereux. Les jugemens sont définitifs, les arrêts exécutoires. J’aurais pu remettre les pièces à qui de droit, mais je n’ai pas voulu procéder sans avoir usé auparavant de tous les moyens de conciliation qu’autorise mon ministère, et que m’impose la reconnaissance.

— Voyons, monsieur, dit le docteur Herbeau, dont le cœur était un abîme sans fond d’indulgence et de miséricorde ; à combien se monte la somme des effets souscrits par mon fils ?

— Une misère, mon cher monsieur Herbeau, une misère, répondit Grippard en souriant. Six petits effets de 150 fr. chacun. 900 fr. en tout. Il est bien des pères qui seraient heureux d’en être quittes à si bon compte.

Parlant ainsi, il remit au docteur Herbeau six petits effets de commerce paraphés par l’enregistrement, sur chacun desquels Aristide reconnut la signature de son fils. Le docteur ouvrit son secrétaire, y prit deux billets de 500 fr. et les tendit au Grippard en disant : — Payez-vous là-dessus, monsieur, et rendez-moi.

— Pardon, monsieur, pardon, dit Grippard avec un doux sourire : nous avons les frais et les intérêts.

— Eh bien ! demanda le docteur.

— Il faut bien, mon bon monsieur Herbeau, que les pauvres huissiers gagnent leur pauvre vie ! Il faut bien qu’ils nourrissent leur pauvre femme et leurs pauvres enfans ! Les temps sont bien durs, mon cher monsieur Herbeau !

— Au nom du ciel, monsieur, finissons ! s’écria le docteur en frappant du pied le parquet.

— Eh bien ! monsieur, répondit Grippard, tant en principal qu’en intérêts et frais, c’est 3,333 fr. 75 c. que vous avez à me remettre.

— Vous vous moquez, monsieur !

— 900 fr. en principal, calcula Grippard ; intérêts et frais, 2,433 fr. 75 c. : cela donne au total, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, 3,333 fr. 75 c., sauf erreur, ajouta-t-il en s’inclinant.

— Mais c’est affreux, cela ! mais savez-vous, monsieur, que c’est infâme ? s’écria le docteur Herbeau, qui, ayant toujours suivi la ligne inflexible de l’ordre et du devoir, n’avait jamais soupçonné qu’il existât de pareilles misères.

— Permettez, monsieur, permettez, dit Grippard en dépliant l’énorme liasse de papiers qu’il avait entre les mains. Remarquez qu’on a joué sur chaque billet de M. votre fils ce que nous appelons la grande symphonie à grand orchestre : pas un instrument n’a fait défaut. Voici la partition : elle est au complet, rien n’y manque ; vous pouvez vous en assurer vous-même. Il paraît que lorsqu’il s’en mêle, M. Célestin fait bien les choses. C’est un des plus beaux cas qui se soient présentés jusqu’ici. D’abord, les effets étant souscrits sur papier libre, nous avons l’amende du timbre, une bagatelle. Le timbre est un brave homme, pour 3 sous qu’on lui vole, il réclame 30 fr. Puis, comme s’il en pleuvait, en veux-tu, en voilà, sauve qui peut ! protêts, dénonciations, assignations, jugemens, coûts de jugemens, significations, oppositions, déboutés d’opposition ; commandemens, saisies, oppositions, déboutés d’opposition, procès-verbaux de carence, prises de corps, envois de pièces, ports de lettres, frais d’enregistrement et de déplacement, courses, démarches, intérêts du capital, etc., etc. Tout ceci, mon bon monsieur Herbeau, pour 2,433 fr. 75 c. ; entre nous, c’est pour rien. Voyez quel beau papier et au coin de chaque feuillet quelles gentilles petites images ! Tenez, voici Mercure avec son caducée ; au-dessous, la Justice avec son glaive et sa balance. Comme c’est gracieux ! comme ça se détache ! ne dirait-on pas des camées antiques ? Dans des médaillons, on pourrait croire que ça vient de Pompéi ou d’Herculanum.

Tandis que M. Grippard parlait de la sorte, le docteur Herbeau parcourait du pouce et de l’œil ces papiers immondes, dont l’aspect seul est un outrage, dont le contact est une flétrissure, où chaque mot est comme une marque infamante appliquée par la main du bourreau. Jetant loin de lui ces obscénités fiscales avec un sentiment de dégoût mêlé de colère :

— Savez-vous bien, monsieur, s’écria-t-il, que c’est un brigandage abominable, et que je m’en plaindrai aux tribunaux ? Il est impossible que la loi sanctionne des abus si crians. 2,400 fr. de frais ! C’est un vol, monsieur, c’est un vol infâme !

— Je vous assure, mon cher monsieur Herbeau, répondit Grippard, qu’on vous a traité en ami. Il n’y a rien à dire. J’aurais eu cette affaire entre les mains, qu’en bonne conscience je n’aurais pu vous ménager davantage. J’ai bien examiné les pièces, j’affirme qu’elles sont en règle. C’est au plus bas prix, au prix coûtant. Les tribunaux condamneraient monsieur votre fils ; vous n’y gagneriez qu’un peu de scandale. Au reste, mon bon monsieur Herbeau, on ne vous met pas le pistolet sur la gorge, on vous donnera du temps : les huissiers ne sont pas des Turcs. Payez d’abord les frais et les intérêts, et prenez à votre aise quinze jours pour acquitter le reste.

— Je ne paierai rien, s’écria le docteur irrité ; faites jeter mon fils en prison, et qu’il s’en tire par l’homœopathie !

Ce n’était pas le compte de Grippard, qui aimait mieux appréhender les écus du père que la barbe du fils.

— Ah ! monsieur, dit-il en portant son mouchoir à ses yeux, quelle horrible condition est la mienne ! ne m’avez-vous sauvé mon aîné de la rougeole et mon dernier de la coqueluche que pour me réduire plus tard à l’affreuse nécessité de faire traîner dans les cachots de Saint-Léonard le fils de mon respectable bienfaiteur ? Maudit soit le jour où feu mon père, Étienne Grippard, m’a transmis son étude ! Je ne devais pas être huissier, monsieur ; j’avais reçu de ma mère un cœur trop tendre, une ame trop sensible. J’étais né pour être avoué. Monsieur, prenez pitié de ma peine. Songez, monsieur, que vous allez ruiner à jamais l’avenir de M. Célestin, et qu’il vous sera impossible de l’établir dans la contrée. Vous le savez, mon bienfaiteur, la province a des idées bizarres. Il suffit qu’un jeune homme ait subi d’un seul coup six contraintes par corps pour que les familles ne le voient pas d’un bon œil et lui donnent difficilement leur fille. Voudrez-vous, pour 900 misérables francs, fermer irrévocablement à M. Célestin la porte du temple de l’Hyménée ?

Le docteur Herbeau n’avait pas attendu les réflexions de Grippard pour entrevoir les funestes résultats qu’aurait cette affaire en suivant son cours. Il ne s’agissait de rien moins en effet que de l’avenir de Célestin, déjà trop compromis, hélas ! il s’agissait aussi de sauver l’honneur de son nom. Ayant donc de nouveau ouvert son secrétaire, où se trouvaient heureusement quelques fonds disponibles, Aristide vida quatre gros sacs d’écus, fruits de ses honnêtes labeurs, qu’il s’occupa d’aligner en piles de 100 fr. sur la table. Sur ces entrefaites, Célestin entra enveloppé dans une robe de chambre de son père ; il avait sur sa tête un bonnet à la Louis XI, de velours noir crasseux, à fleurs de soie fanées, brodées sans doute par quelque chère main ; aux pieds, des pantoufles de velours violet à la poulaine. Au fond de sa barbe brillait, comme un ver luisant dans un buisson, le fourneau d’un petit brule-gueule embrasé, d’où s’échappaient des flots de fumée.

— Vous arrivez à propos, monsieur, dit le docteur Herbeau d’un ton sévère.

Célestin reconnut maître Grippard, et, voyant les papiers aux armoiries du fisc et les écus que comptait son père, il se douta sur-le-champ de quelle affaire il retournait.

— Que signifie ceci ? s’écria-t-il aussitôt ; mon tendre père aurait-il la prétention de vouloir payer les dettes de son fils ? Je ne le souffrirai pas ! Que maître Grippard saute par la fenêtre, s’il ne préfère sortir par où il est entré.

— Silence, mon fils ! répliqua le docteur Herbeau avec une indignation contenue. Le nom que vous portez ne vous appartient pas : c’est le nom, c’est l’honneur de votre père que vous avez laissé protester. Ignorez-vous, monsieur, ce que c’est qu’un nom ? c’est le drapeau de la famille. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Grippard, qui tremblait de tous ses membres sous le regard de Célestin ; vous et vos confrères, vous remplissez un ministère odieux. Il est triste à penser que vous avez la loi pour complice. Vous et les vôtres, vous avez fait du glaive de la justice, que vous me montriez tout à l’heure, un couteau d’égorgeurs, et de la balance une bourse de suppôts avides où s’engloutissent les deniers de vos victimes. Prenez cet argent que j’ai gagné à la sueur de mon front, et ne souillez pas plus long-temps de votre présence cette maison, vierge jusqu’à ce jour de semblables outrages.

À ces mots, le Grippard empocha, sans se le faire répéter, les écus du docteur Herbeau et se glissa, comme un reptile, vers la porte. Célestin l’attendait au passage. — Grippard, mon ami, dit-il en lui frappant sur l’épaule, le jour de la vengeance approche. Il approche le saint jour où dégorgeront les sangsues et les vampires qui ont sucé le sang du pauvre peuple. Regardez bien cette place, Grippard ! c’est la place des Récollets. Plus d’une tête est destinée à tomber sur cette place : la première qui tombera, vous ne la relèverez pas.

Là-dessus, l’honnête huissier prit ses jambes à son cou, et s’enfuit comme s’il avait eu tous les démons de l’enfer à ses trousses.

Nous devons renoncer à raconter en détail le trouble et le désordre que Célestin continua de jeter sous le toit de ses parens. Ce fut, chaque jour, dans ses mœurs et dans ses habitudes, quelque découverte affligeante, chaque jour quelque nouvel épisode aussi déplorable que celui qui signala le lendemain de son arrivée. Un matin, ayant enfourché le cheval que lui avait acheté son père, il le fit galoper de telle sorte, que la pauvre bête rentra fourbue à l’écurie et fut trouvée, le lendemain, sans vie, sur la paille. Le docteur Herbeau acquit bientôt la certitude que son fils n’avait rien fait à Montpellier que hanter les estaminets, boire, fumer, et se perdre de dettes. Il n’était guère de courrier qui n’apportât au logis quelques épîtres au sujet des sommes dues par Célestin ; entre autres, un débitant de tabac réclamait sept cent vingt-sept francs pour fourniture de cigares. Célestin remplissait la maison paternelle des éclats de sa voix et de la fumée de sa pipe. Ni les prières de sa mère, ni les sollicitations de son père n’avaient pu le décider à se faire émonder le visage. Il jurait, crachait du matin au soir, passait la moitié des journées au billard, et ne rentrait au gîte que pour désespérer sa famille par son appétit, par ses manières, par ses opinions et par son langage. Il s’était observé d’abord ; mais, au bout de quelques semaines, il avait lâché la bride à tous ses mauvais instincts. C’était Riquemont à domicile, Riquemont doublé de lord Flamborough !

Les jours suivaient les jours, les semaines se succédaient, le jeune lord ne bougeait pas ; il semblait avoir pris racine à Saint-Léonard. Voici en peu de mots quel était le genre de vie qu’il avait adopté dès le lendemain de son installation, et duquel il ne s’était pas une fois départi. Il se levait à six heures du matin, avalait une grande tasse de café à la crème, puis allait, jusqu’à l’heure du déjeuner, pêcher à la ligne sur les bords de la Vienne. À l’heure du déjeuner, il rentrait ponctuellement, saluait froidement les deux époux, serrait la main de Célestin et se mettait à table. Il mangeait en silence, vidait gravement sa bouteille de vin de Bordeaux, ne répondait que par monosyllabes aux questions qu’on lui adressait, et, le repas terminé, il retournait à sa ligne et à ses poissons. Il revenait à l’heure du dîner, mangeait, buvait, sans s’inquiéter de ce qui se disait autour de lui, et, le dîner achevé, il se levait de table et allait se promener seul sur les boulevarts, où l’insultaient les petits drôles de la ville, jusqu’à l’heure de son coucher. Il serait impossible de citer une vie plus régulière et plus uniforme. Jeannette l’avait pris en horreur, Adélaïde en haine sourde ; le docteur le portait sur ses épaules. Célestin était le seul qui le traitât avec déférence. Il l’appelait son noble ami et milord gros comme le bras. Tout Saint-Léonard en faisait des gorges-chaudes. Ainsi que nous le disions tout à l’heure, les petits polissons couraient après lui dans les rues, criant à l’Anglais et lui jetant des pierres. Les grisettes lui riaient au nez, les passans le montraient au doigt. On pouvait raisonnablement espérer que lord Flamborough ne séjournerait pas long-temps dans une cité si hospitalière, et qu’il se hâterait de retourner à Montpellier. Loin de là : deux mois avaient passé sur son arrivée, qu’il n’était pas plus question de son départ qu’au premier jour. Déjà plus d’une fois M. et Mme Herbeau s’étaient efforcés de lui insinuer qu’ils avaient de lui par-dessus la tête, et qu’il abusait quelque peu de l’hospitalité de leur maison ; mais lord Flamborough s’était montré sourd ou rebelle à toutes les insinuations. Jeannette le malmenait fort ; mais milord ne semblait pas s’en apercevoir. On avait fini par ne lui épargner ni les regards équivoques, ni les accueils glacés, ni les procédés malveillans ; mais les balles bondissaient ou s’aplatissaient sur sa peau d’hippopotame. Avant de recourir à des moyens extrêmes qui répugnaient à sa délicatesse, le docteur Herbeau eut l’idée de faire donner congé par son fils à cet hôte opiniâtre. Il s’adressa donc directement à Célestin ; mais à peine Célestin eut-il compris où son père voulait en venir, qu’il jeta les hauts cris et repoussa vertement la mission qu’on osait lui offrir.

— Eh quoi ! s’écria-t-il, c’est ainsi que vous reconnaissez l’honneur qu’a daigné nous faire mon noble ami ? Tel est le prix que vous réservez aux bontés qu’il a prodiguées durant cinq ans à votre fils exilé du foyer paternel ! et c’est moi que vous chargez du soin de le mettre à la porte ! On veut que je chasse lord Flamborough ! On veut que je lui donne congé comme à un locataire qui ne paie pas son loyer ! Ô mon noble ami !… N’y comptez pas, mon père. Quand même je pourrais oublier les devoirs de la reconnaissance, je n’oublierai jamais ceux que l’hospitalité nous impose. Lord Flamborough est votre hôte : tout ici lui appartient. Quoi ! voudriez-vous qu’on pût dire un jour que le toit du docteur Herbeau est moins hospitalier que la tente de l’Arabe ou la hutte du Mohican ? Notre hôte, mon père ! vous êtes-vous jamais demandé ce que c’est que notre hôte ? En tout temps et partout, vous voyez l’hospitalité en honneur. Interrogez les peuplades les plus sauvages, les antropophages eux-mêmes vous répondront que congédier son hôte, c’est mettre le bon Dieu à la porte de sa maison.

— Mais, mon fils, dit le bon docteur, que la noblesse de ces sentimens avait attendri malgré lui, outre qu’il est un hôte peu agréable, lord Flamborough rend les devoirs de l’hospitalité très rudes et très onéreux. Il boit et mange outre mesure ; c’est à la fois un gouffre et une éponge.

— Lord Flamborough ! s’écria Célestin ; mais vous n’y songez pas, mon père, c’est un chameau pour la sobriété ; il vivrait au besoin d’eau claire et de pois chiches. Seulement, il croirait faillir lui-même aux devoirs de l’hospitalité, s’il ne faisait honneur à la vôtre.

— Ainsi, dit le bon docteur, c’est pour me faire honneur que lord Flamborough boit tous les matins à son déjeuner une bouteille de mon vieux bordeaux ?

— Oui, sans doute, mon père, répondit Célestin.

— Mais enfin, dis-moi, mon fils, quel intérêt que je ne puis deviner, quel charme que je ne puis comprendre, attache lord Flamborough aux pavés de Saint-Léonard ? Ce ne saurait être seulement l’amitié qu’il vous porte. Vous n’avez ni les mêmes goûts, ni les mêmes habitudes. Vous êtes rarement ensemble. Expliquez-moi….

— Rien n’est plus simple, répliqua Célestin. Lord Flamborough, en m’accompagnant, avait l’intention de ne rester que quelques heures parmi nous. Il voulait vous voir, être témoin de notre bonheur, et repartir presque aussitôt pour Montpellier, dont le climat lui est salutaire. Qu’est-il arrivé ? ce qui devait arriver, mon père. Lord Flamborough a des goûts paisibles ; il aime le seuil domestique, les mœurs patriarcales, les conversations intimes. Dieu lui a fait un cœur avide des joies du foyer. Orphelin depuis plus de dix ans, il traînait dans l’ennui sa jeunesse solitaire, quand son amitié pour moi le pousse à Saint-Léonard. Qu’y trouve-t-il ? une famille des temps bibliques ; votre esprit l’enchante, la bonté de ma mère le ravit. Il n’était venu que pour quelques jours, et voilà qu’il s’oublie plusieurs mois. Lord Flamborough a des dehors froids et austères, mais vous ne savez pas quels trésors de sensibilité se cachent sous ces glaciales apparences. C’est un brasier sous six pieds de neige. Je voudrais que vous pussiez l’entendre, lorsqu’il vient, le soir, me trouver dans ma chambre, et qu’assis comme un frère au chevet de mon lit, il épanche son ame dans la mienne. Hier encore, il me disait : — Mme Herbeau ressemble à ma mère ; oui, ce sont les yeux de lady Flamborough, c’est la même démarche, la même dignité à la fois grave et bienveillante. J’aime Mme Herbeau. Mais votre père ! ajoutait-il avec une ineffable tendresse, je crois, Célestin, que je préfère votre père. Quel esprit ! quelle grace ! quelle élégance de manières ! Vous êtes heureux, mon jeune ami ; vous avez un intérieur adorable. C’est là, c’est parmi vous que je voudrais achever mes jours. — Ainsi parlait lord Flamborough, et tel est, oui, tel est, mon père, le charme que vous ne pouviez comprendre ni définir.

Tout ceci était dit avec tant de chaleur et de bonne foi, que le docteur Herbeau, ne sachant plus qu’imaginer, se résignait a attendre quelques jours encore. Mais les jours s’écoulaient, et lord Flamborough tenait bon. Moins patiente que son époux, Mme Herbeau ayant enfin déclaré qu’elle était décidée à faire porter la valise de l’Anglais à la diligence, le docteur, qui répugnait à ces procédés peu chevaleresques, prit sur lui de congédier son hôte aussi galamment que possible.

Un matin donc, qu’après avoir vidé sa tasse de café le jeune lord s’apprêtait à sortir pour aller jeter son hameçon dans les eaux de la Vienne, le docteur Herbeau, qui, de son côté, s’était levé avec l’aube, lui manifesta le désir de l’accompagner. Lord Flamborough s’inclina en silence, et tous deux gagnèrent le sentier qui mène au rivage. Il faisait une fraîche matinée, une de ces brumeuses matinées d’automne où la terre sent le vin. Dès qu’ils eurent gagné les traînes qu’avait dépouillées le vent d’octobre :

— Milord, dit le docteur Herbeau en lui montrant de la main les coteaux submergés par la brume, les arbres effeuillés et toute la nature prise déjà des premiers frissons de l’agonie ; milord, voici l’hiver, saison fatale aux constitutions débiles qui ont besoin des tièdes brises du midi. C’est l’époque où les oiseaux frileux émigrent : déjà les hirondelles nous ont quittés. C’est l’heure où nos malades, pour échapper aux influences du nord, vont chercher la santé sous des cieux indulgens.

Lord Flamborough ne répondit pas.

— Faible comme vous êtes, poursuivit le docteur Herbeau, poitrine délicate, organisation souffreteuse, je conçois, milord, que vous ayez choisi pour résidence la ville de Montpellier. C’est le doux ciel de l’Italie : c’est presque la terre où les orangers fleurissent. Il y règne un printemps éternel. Vous avez agi prudemment, milord, en vous établissant dans ce paradis de la France. La température de votre patrie vous eût été mortelle ; je crois même que vous n’auriez pas long-temps résisté au climat de nos provinces du centre. L’hiver est très âpre à Saint-Léonard ; nous nous ressentons du voisinage de la Creuse.

Lord Flamborough regarda le docteur d’un air presque étonné.

— Je ne suis pas faible, répondit-il froidement ; ma poitrine n’est pas délicate, mon organisation n’est pas souffreteuse. J’ai passé deux hivers à Saint-Pétersbourg ; j’ai voyagé dans la Norvége ; je suis allé au Spitzberg ; j’ai vécu chez les Esquimaux et chez les Lapons. Je n’ai jamais été malade, et je vous tuerais d’un coup de poing.

Le docteur Herbeau demeura quelques instans abasourdi.

— Il paraît toutefois, milord, que Montpellier a su fixer votre humeur voyageuse ; c’est là que sont vos affections, c’est là que vous avez dressé votre tente.

— Je m’ennuie partout et n’ai d’affection nulle part, répliqua lord Flamborough.

— Ah ! milord, s’écria le docteur Herbeau, permettez-moi de croire que vous aimez mon fils et que Saint-Léonard a su vous plaire ; comment expliquer autrement votre long séjour dans ma maison ?

— Je n’aime pas votre fils, répondit gravement lord Flamborough. Je n’aime que la pêche à la ligne. Saint-Léonard est la plus sotte ville que j’aie jamais rencontrée sur mon chemin. Votre rivière est comme la mer de Gênes, mare senza pesce, elle n’a pas de poissons. Quant à votre maison, on y vit fort mal.

— Pourquoi diable y restez-vous ? dit le docteur poussé à bout par cette rare impertinence.

— Vous êtes bien curieux ? répliqua tranquillement l’Anglais.

— Ah çà ! monsieur, s’écria le docteur, qui ne se contenait plus, prenez-vous ma maison pour une auberge ?

— Pour une auberge détestable, répondit le lord sans s’émouvoir.

— Monsieur !… s’écria le docteur Herbeau, rouge comme une pivoine.

— J’ai beaucoup voyagé, poursuivit paisiblement lord Flamborough. Je connais les locande de l’Italie, les tavernes anglaises, les kermesses allemandes, les cabarets de la France, les ventas, les fondas et les posadas de l’Espagne. J’ai visité les Calabres et la Sicile. Mais je déclare n’avoir rencontré en aucun pays civilisé une guinguette aussi misérable que la vôtre.

— Vous partirez, monsieur ! balbutia le docteur d’une voix qu’étouffait la colère.

— Quand vous voudrez, riposta Flamborough avec un imperturbable sang-froid.

— Vous partirez aujourd’hui même.

— C’est le plus grand plaisir que vous me puissiez faire.

— Vous ne remettrez pas les pieds dans ma maison !

À ces mots, lord Flamborough appuya sur l’épaule du docteur Herbeau une main blanche et froide comme la main du commandeur, et, de ses lèvres de marbre, il laissa tomber ces terribles paroles sous lesquelles le docteur resta pâle et anéanti :

— Vous avez donc, monsieur, 6,000 fr. dans votre poche ? Voyant que le docteur ne répondait pas :

— Tenez, monsieur, ajouta-t-il, j’avais promis de me taire, mais vous me nourrissez si mal, je suis l’objet de tant de malveillance, tant de la part de Mme Herbeau que de celle de vos compatriotes ; votre rivière est si peu poissonneuse, je joue d’ailleurs vis-à-vis de vous un si singulier rôle, que votre fils me pardonnera, je l’espère, d’avoir enfin rompu le silence. En bonne conscience, la place et la table, la rivière et les habitans, ne sont plus tenables.

— Expliquez-vous, milord, dit le docteur Herbeau, qui s’attendit à voir la foudre éclater sur sa tête.

— Je serai bref, reprit lord Flamborough. Durant les deux premières années de son séjour à Montpellier, j’ai obligé votre fils d’un prêt de 6,000 francs. Il avait surpris ma reconnaissance en me vaccinant avec succès quatre petits chiens de chasse auxquels je m’intéressais vivement. Je dois convenir, d’ailleurs, que Célestin me plaisait ; je ne saurais dire pourquoi, car ce n’a jamais été qu’un vaurien. Toujours est-il que je lui prêtai 6,000 francs. Dès-lors il me fut impossible de lui arracher 1 shelling. À l’heure de son départ, je déclarai qu’il ne quitterait pas Montpellier sans avoir acquitté sa dette. Il lui restait à peine de quoi payer les frais de son voyage. Pour le tirer d’embarras et ne pas vous priver plus long-temps du bonheur de revoir cet enfant adoré, j’imaginai d’aller m’établir chez vous à raison de 5 francs par jour. Célestin m’avait assuré que votre cuisine était comfortable, que vous étiez de braves gens, et que la Vienne regorgeait de tanches et de goujons. J’eus la niaiserie d’ajouter foi à ses paroles ; nous partîmes ensemble. Vous savez quelles furent mes déceptions. Vous m’avez nourri d’avanies et de mauvais beef-steacks ; votre thé n’a jamais été qu’une horrible décoction de plantes vulnéraires, votre café qu’une affreuse tisane de chicorée. Votre vin de Bordeaux ne vaut pas le diable. Les enfans de la ville m’ont insulté dans les rues, et, depuis deux mois que je pêche huit heures par jour dans votre rivière, je n’ai pas vu deux ablettes frétiller au bout de ma ligne. Je suis aussi las de vous tous que vous l’êtes de ma personne. Votre visage m’agrée peu, celui de votre femme encore moins. Vos matelas sont durs ; les rats m’empêchent de dormir. Vous souhaitez mon départ, je le désire autant que vous ; seulement, j’en jure par les destinées de l’Angleterre, je ne viderai pas les lieux sans être rentré dans mon argent. Je suis chez vous depuis deux mois, à raison de cent sous par jour : c’est 300 francs que vous m’avez remboursés en comestibles avariés. Comptez-moi 5,700 francs, et je pars sans vous dire adieu ; sinon, dussé-je crever à votre régime, dussé-je, comme le lierre, mourir où je m’attache, je reste encore chez vous trente-neuf mois.

À ces mots, lord Flamborough jeta sa ligne dans la Vienne. Le docteur Herbeau se tenait immobile, sans force contre ce nouveau coup. Il regardait couler d’un air stupide l’eau de la rivière, il écoutait d’une oreille distraite les dernières feuilles que le vent abattait autour de lui. Il demeura long-temps ainsi, plongé dans une méditation douloureuse.

Au bout de dix minutes :

— Vous le voyez, monsieur, dit lord Flamborough avec un sombre découragement, ça ne mord pas ! C’est tous les jours la même chose.

Ces paroles tirèrent le docteur Herbeau de l’abîme de sa rêverie. Sans répondre à lord Flamborough, qui ne tourna même pas la tête pour le regarder partir, il se dirigea vers la ville d’un pas affaissé, que pressaient toutefois l’indignation et la colère. Du bout de la place des Récollets, il aperçut Célestin qui fumait sa pipe du matin sur le seuil paternel. Il courut à lui, et, le saisissant par le collet de son habit, il l’entraîna dans le salon.

— Malheureux ! s’écria-t-il, tu as donc juré de ruiner ta famille ? Tu veux donc réduire ton père et ta mère à la mendicité ?

Il ne put en dire davantage ; une main de fer lui serrait la gorge, et sa voix étranglée expira sur ses lèvres. Au cri qu’il avait poussé, Mme Herbeau et Jeannette accoururent.

— Viens, ma femme, venez, Jeannette, dit le bon docteur après avoir repris haleine, quittons tous trois cette maison maudite, et allons tendre la main aux portes. Nous sommes ruinés, ma pauvre femme ; c’est fait de nous, ma chère fille. Il ne nous reste plus qu’à mendier dans les rues de Saint-Léonard, avec un bissac sur le dos. Le malheureux que voici a porté sous ce toit la misère et le déshonneur.

Célestin n’avait rien compris d’abord à cette scène de désolation ; mais, illuminé par une clarté soudaine :

— Ah ! mille millions de tonnerres ! s’écria-t-il en brisant sa pipe, il n’y a plus d’amis ; ce drôle de Flamborough a parlé !

Jeannette, éplorée, tournait autour du docteur et d’Adélaïde, qui mêlaient leurs imprécations et leur désespoir.

— Mon bon maître ! ma bonne maîtresse ! disait l’excellente fille en leur baisant les mains, soyez sûrs que ce n’est là ni M. Flambeau-Rouge ni M. Célestin, mais deux bandits, deux filous, Cartouche et Mandrin, qui s’entendent pour vous mettre au pillage. Ah ! tas de gueux ! ajouta-t-elle en montrant le poing au jeune homœopathe.

— Ah ! traître ! ah ! Judas ! ah ! vil délateur ! murmurait Célestin en marchant de long en large, les mains dans ses poches. À qui se fier désormais ? dans quelle ame épancher son cœur ? J’aurais dû m’en douter. Perfide Albion, ce sont là de tes coups ! je te reconnais là, patrie de Pitt et de Hudson Lowe, nid de serpens au milieu des flots !

— Malheureux ! s’écria le docteur Herbeau en s’arrachant des bras d’Adélaïde, qui cherchait vainement à le retenir ; malheureux ! répéta-t-il en étendant vers son fils ses deux mains convulsives : je te donne ma malédiction !

— Calmez-vous, mon père, dit Célestin, sur qui la malédiction paternelle venait de produire l’effet d’un moxa sur le tronc d’un chêne. Que diable ! aussi, il faut être juste : vous avez voulu que votre fils fréquentât le monde élégant et figurât convenablement à l’école des belles manières. Aviez-vous espéré qu’avec 1,500 francs de pension je deviendrais la fleur des pois de Montpellier ? La fleur des pois est une fleur qui demande beaucoup d’entretien et veut être arrosée sans cesse. Et puis, de quoi s’agit-il ? d’une pitoyable somme de 6,000 francs. Quand nous avons là 30,000 livres de rente assurées, ajouta-t-il en tirant de la poche de son habit sa petite pharmacie homœopathique, qui ne le quittait jamais ; quand chacun de ces globules nous représente dans l’avenir un capital de 20,000 francs, est-il raisonnable de crier à la ruine et de se lamenter pour de semblables vétilles ?

Tant d’aplomb et tant d’impudence clouèrent le docteur Herbeau sur son siége et le réduisirent au silence. Cependant l’heure du déjeuner approchait ; c’était l’heure où l’Anglais revenait de la pêche. Aristide ne voulut pas que cet abominable étranger eût le droit de s’asseoir encore une fois à sa table. Il avait quelques fonds placés à Montpellier ; il se mit à son bureau et tira sur son banquier une lettre de change de 6,000 livres à l’ordre de lord Flamborough. Au même instant, celui-ci entra dans le salon.

— Tenez, monsieur, nous sommes quittes, dit le docteur Herbeau en lui tendant la traite qu’il venait de souscrire.

Lord Flamborough prit le billet, et, après en avoir étudié attentivement la forme et la teneur :

— À raison de 5 francs par jour, répliqua-t-il, je vous suis redevable là-dessus de 300 livres.

— Non, monsieur, non ! s’écria le docteur Herbeau ; quoi que vous ayez pu croire, notre maison n’est point une auberge.

Célestin fredonna entre ses dents :

Chez les montagnards écossais
L’hospitalité se donne
Et ne se vend jamais.

— Puisque vous l’exigez, ajouta lord Flamborough, je garderai ces 300 francs à titre de dommages et intérêts.

À ces mots, il sortit pour aller préparer sa valise.

— Vous m’en rendrez raison, Flamborough, dit Célestin en l’arrêtant au pied de l’escalier.

— À l’épée, répondit froidement l’Anglais, j’ai tué, à Palerme, trois officiers du roi de Naples. À Paris, j’ai touché Lozès. Je connais la garde sicilienne et vous embrocherais comme un bec-figue. Je suis passé maître dans l’art de boxer : à Londres, j’ai crevé un œil au professeur de lord Byron. Au pistolet, je mouche à vingt pas une chandelle. Je vous laisse le choix des armes.

— Que le diable t’emporte ! s’écria Célestin en tournant sur les talons.

Une heure après, à défaut du diable, la voiture de Saint-Léonard à Limoges emportait lord Flamborough et sa fortune.

Le docteur Herbeau passa le reste de la journée à réfléchir sur la situation présente et à se concerter avec Adélaïde sur le parti qu’ils avaient à prendre vis-à-vis de Célestin. Deux mois avaient suffi pour perdre, à Saint-Léonard, ce jeune homme de réputation. Maître Grippard ne s’était pas fait scrupule de semer l’épisode des six prises de corps dans tous les carrefours. L’histoire de lord Flamborough ne tarderait pas à se répandre. On savait déjà que Célestin était criblé de dettes. Mme d’Olibès racontait qu’il arrivait tous les jours à l’adresse de M. Herbeau des lettres de forme équivoque et d’aspect malhonnête qui exhalaient un haut fumet de créancier. On n’ignorait pas que le désordre habitait sous le toit des Herbeau, sous ce toit autrefois si calme et si paisible, que troublait seulement de temps à autre la jalousie d’Adélaïde. Grippard contait à qui voulait l’entendre que Célestin l’avait menacé de lui faire couper la tête. À ce propos, des bruits étranges circulaient : on ajoutait tout bas qu’il s’était vanté de relever un jour, sur la place des Récollets, l’échafaud de 93 ; les gendarmes, qui poursuivaient le docteur Herbeau dans sa race, avaient agité la question de savoir s’ils ne lui mettraient pas au collet leurs larges mains gantées de peau de daim. Par une fatalité sans exemple, Célestin avait contre lui tous les partis et toutes les opinions : les royalistes le tenaient pour un louveteau altéré de sang ; les libéraux, pour un jésuite coiffé du bonnet phrygien. On ne voulait de lui dans aucun camp ; on se le renvoyait de part et d’autre comme la navette d’un tisserand, comme un volant sur des raquettes. Il était lié, d’ailleurs, avec tous les mauvais sujets de la ville. Il hantait les estaminets, s’enivrait de vin chaud épicé de cannelle, et montait sur les tables pour proclamer la mort des tyrans, le triomphe de l’homœopathie et le règne de l’égalité. On devait s’attendre chaque jour à voir le parquet lancer contre lui un mandat d’arrestation. Cependant tous les cliens du docteur Herbeau passaient au docteur Savenay, et Célestin avait beau exhiber ses globules et prêcher son système, il ne trouvait pas une victime à sacrifier sur les autels du moderne Esculape. Certes, nous sommes loin de ce timide et beau jeune homme dont nous avons si long-temps caressé l’image. Jamais plus riantes illusions ne furent plus cruellement déçues ; jamais plus belles fleurs n’amenèrent des fruits plus amers. Eh bien ! malgré tous ces désenchantemens, nous pouvons affirmer, nous qui le connaissons, que c’était au fond un bon diable, fils indigne sans doute de ce charmant vieillard que nous nommons Aristide Herbeau, mais doué de plus de sens qu’on ne le pourrait croire. À l’heure où nous achevons ce triste récit, Célestin a renoncé depuis long-temps à l’homœopathie, à la longue barbe, aux bottes collantes et à tous les travers du jeune âge. Il vient d’épouser la fille aînée de maître Grippard, et tient à Saint-Léonard une boutique de pharmacie. Garde national zélé, bon père, bon époux, bon citoyen, dévoué à l’ordre de choses, il voudrait pouvoir administrer des pilules d’acide prussique à tous les perturbateurs de la tranquillité du royaume. Il hait les républicains, abomine les communistes, et voue aux dieux infernaux Saint-Simon, Fourier et Robert Owen. Il est d’avis que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Rentré dans le giron de la belle littérature, on peut, chaque matin, durant les beaux jours, le voir, en casquette de loutre, à sa porte, se délectant à la lecture du feuilleton quotidien, tandis que sa femme, accorte et gentille, distribue gracieusement à sa pratique ses drogues enveloppées dans le numéro de la veille.

Mais revenons au docteur Herbeau.

Le jour même du départ de lord Flamborough, après s’être consulté avec son épouse, Aristide avait écrit à son vieux ami, M. Pistolet, célèbre pharmacien de Limoges. Le lendemain, ayant reçu de cette ville une réponse conforme à ses désirs et telle, en un mot, qu’il l’avait sollicitée, il fit appeler son fils, et lorsque Célestin fut en présence de son père :

— Monsieur, dit le docteur Herbeau avec une dignité sévère qui imposa tout d’abord au jeune gars, vous nous avez indignement trompés, vous vous êtes joué cruellement de notre crédulité et de notre aveugle tendresse. Vous êtes un mauvais fils, la honte et le désespoir de deux cœurs qui se plaisaient à vous appeler leur orgueil et leur joie. Vous deviez être la gloire de nos vieux jours, vous en êtes le déshonneur. Puisse Dieu vous pardonner ! puisse aussi vous être douce et consolante la pensée que vous aurez abrégé la vieillesse de votre père !

À ces mots, Célestin, véritablement ému, ôta son bonnet de velours qu’il avait d’abord gardé sur sa tête.

— Ne m’interrompez pas, poursuivit le docteur. Assez long-temps vous avez mystifié notre amour, il convient de mettre un terme à cette triste comédie ; vous nous avez fait une douleur assez grande pour que vous la respectiez désormais. Écoutez-moi, monsieur ; c’est de vous qu’il s’agit à cette heure. Vous êtes pauvre. J’ose le dire avec une noble fierté, j’ai fait, durant ma longue carrière, plus de bien que je n’en ai reçu ; ma clientèle était la seule fortune qu’il vous fût permis d’espérer : incapable de la recueillir, vous l’avez laissé passer en des mains étrangères. Quant à l’héritage qui vous attend après ma mort, croyez-moi, vos désordres l’ont réduit à très peu de chose. Indigne d’exercer le grand art de la médecine, qu’allez-vous devenir ? quel parti prétendez-vous prendre, à moins que vous n’ayez espéré que je nourrirais complaisamment votre paresse et votre inconduite ?

Célestin baissa les yeux et ne répondit pas.

— Vous êtes jeune, monsieur ; vous pouvez encore réédifier votre destinée, moins brillante sans doute que ne l’avait rêvée votre orgueil ; mais la déchéance de vos ambitions sera votre châtiment sur la terre. Vous partirez aujourd’hui même pour Limoges. À ma sollicitation, mon digne ami M. Pistolet, que vous connaissez, consent à vous prendre pour élève apothicaire.

— Apothicaire, jamais ! s’écria Célestin, qui sentit, à cette injonction, tout son sang lui monter au visage. Plutôt douanier, plutôt gendarme ; huissier même, si vous l’exigez, mais apothicaire !…

— Monsieur, répliqua le docteur Herbeau, attendez, pour dénigrer ce titre cher à l’humanité souffrante, que vous soyez digne de le porter.

— Jamais ! répéta Célestin.

— Vous partirez ce soir, dit le docteur avec fermeté.

Et levant la séance, il abandonna son fils à son désespoir et à ses méditations.

Notre jeune homœopathe commença par se frapper le front, par arracher quelques mèches de ses longs cheveux, et par jurer qu’il ne mettrait jamais les pieds dans le laboratoire de M. Pistolet. Puis la réflexion le calma. Il ne put s’empêcher de convenir avec lui-même qu’il n’avait obtenu qu’un médiocre succès à Saint-Léonard, qu’il s’était joué outrageusement de sa famille, et qu’avec ses globules pour toute ressource il courait grand risque de mourir de faim. Nous devons dire aussi que le langage du docteur Herbeau avait produit sur lui une assez vive impression. D’une autre part, il se trouvait avoir sur les bras deux ou trois méchantes affaires qui devaient se vider au premier jour ; il était brave, mais il n’aimait pas à se battre. Enfin, en y songeant bien, il en vint à se dire qu’il n’y avait pas de pharmacien à Saint-Léonard, et que c’était une place à prendre. Toutefois, s’il arriva à la résignation, ce ne fut pas par des pentes faciles. Long-temps il hésita, il se cabra long-temps sous la volonté de son père. Lorsque le sacrifice fut accompli dans son cœur, il tira de sa poche sa boîte homœopathique, et la regardant avec tristesse :

— Ô mon maître ! s’écria-t-il ; que diras-tu en apprenant que ton plus fervent disciple s’est vu réduit à se faire garçon apothicaire chez un pharmacien allopathe ?

Le même jour, comblé des malédictions de sa famille et de l’animadversion de ses concitoyens, il partit à neuf heures du soir, comme il était venu, sur l’impériale de la diligence, pour aller piler de la rhubarbe dans la patrie de Mme K… et de M. de Pourceaugnac.