Le Docteur Gilbert/Chapitre XVII

Boulé (p. 62-64).


XVII.


— Oh ! madame !… s’écrie Mariane.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ?… que veux-tu, ma pauvre fille ?

— Si vous saviez !… reprend Mariane qui pouvait à peine respirer, M. Anatole !…

— Eh bien ! Mariane ?…

— Il vient de rentrer tout à coup… Il est dans son cabinet !…

— Que dis-tu, Mariane ?… lui ! Anatole !…

— Je dormais profondément, continue Mariane, lorsque j’entends marcher dans l’escalier qui mène au cabinet de monsieur… Je me lève aussitôt, madame… et je vois… jugez de ma surprise, je vois Anatole… il était rentré par cette porte du corridor, dont il a toujours la clé… Ah ! madame, il était si troublé qu’il ne m’a pas aperçue !… Je tremble qu’il ne lui soit arrivé quelque chose… qu’il ne soit malade !… car il était d’une effrayante pâleur… Je ne l’ai jamais vu ainsi.

— Et moi, Mariane, ajouta Mathilde avec un sourire plein d’amertume et de tristesse, me trouves-tu pâle ?… regarde.

— Ah ! madame, qu’avez-vous, bon Dieu !… dit vivement Mariane épouvantée de la pâleur et du bouleversement des traits de Mathilde. Vous me cachez quelque chose… Mais que vois-je ?… pourquoi ce costume ?… je vous croyais endormie !…

— Endormie, Mariane !… si tu étais venue quelques momens plus tard, en effet, tu m’aurais trouvée endormie !…

— De quel air vous me dites cela, madame ! reprit Mariane avec un tressaillement. Mais, au nom du ciel ! chère et bonne maîtresse, qu’avez-vous donc ?… vous ne semblez pas émue de la nouvelle que je vous apporte !… Quoi ! le retour imprévu d’Anatole ne vous surprend pas ?…

— Je ne l’attendais pas si tôt, Mariane, répondit froidement Mathilde en secouant la tête avec une étrange expression dans le regard.

— Je vous en conjure, madame, poursuivit Mariane en serrant avec effusion dans ses mains tremblantes les mains glacées de Mathilde, montez avec moi pour savoir ce qui lui est arrivé… Il devrait être à Fontainebleau maintenant… Peut-être a-t-il versé en route, madame ?… Ah ! mon Dieu ! s’il était blessé…

— Mariane, dit sourdement Mathilde en essuyant deux grosses larmes qui roulaient sur ses joues. Anatole est un homme sans honneur !

— Que dites-vous, madame ?

— Il me trompait, Mariane !…

— Lui !…

— Je te le disais bien ! reprit Mathilde avec une émotion douloureuse et poignante… je te le disais bien !… et tu ne voulais pas me croire…

Mariane était comme pétrifiée.

— Eh bien ! continua Mathilde, il me trompait… Cette femme, dont ce matin il faisait semblant d’ignorer le nom… cette femme est sa maîtresse !…

— Se pourrait-il !… s’écria Mariane en frissonnant. Quoi ! madame Villemont !…

— Non !… mais Victorine Darbois, Mariane !… c’est elle-même !…

— Ciel !…

Et Mariane venait de tomber comme anéantie dans un fauteuil : elle avait la poitrine pleine de sanglots qui l’étouffaient.

— Oh ! non !… reprit-elle avec force, non ! c’est impossible !… Anatole est innocent !… On l’a calomnié !…

— On ne l’a pas calomnié, Mariane, répliqua Mathilde d’une voix grave et profonde.

— Mais qui vous a dit, madame ?…

— On ne m’a rien dit… j’ai vu, Mariane ! interrompit Mathilde avec un de ces longs soupirs qui brisent le cœur en s’échappant. Il sort des bras de l’infâme Victorine !… Ce voyage de Fontainebleau n’était qu’un prétexte… J’ai tout su Mariane !… et je me suis introduite, à la faveur de ce déguisement, chez sa maîtresse, chez cette prétendue madame Villemont !… Je les ai vus s’enfermer ensemble, Mariane !… Et, cachée dans un cabinet voisin, — une faible cloison, nous séparait, — j’ai entendu leurs paroles d’amour !… oui, Mariane, j’ai entendu leurs atroces baisers… Après cela, Mariane, tu sens bien que je ne peux plus vivre désormais avec Anatole !… Dès demain je pars !… je l’abandonne à cette malheureuse !…

Et dans les larmes de Mathilde, il y avait presque autant de rage que de douleur. Elle, toujours si résignée, si patiente, et dont le visage avait jusque alors conservé, malgré la maladie et le chagrin, son expression d’angélique douceur… ce n’était plus la même femme… ses yeux d’un bleu tendre comme le ciel au matin, et toujours baignés d’une mélancolie rêveuse et charmante, ses yeux lançaient un feu sombre à travers d’épaisses larmes ; sa figure était livide et contractée ; un mouvement convulsif et nerveux secouait sa tête. Elle faisait mal à voir.

— Madame, ah ! par pitié !… dit Mariane en prenant les mains de sa maîtresse et les inondant de pleurs et de baisers ; je vous en supplie, madame ! pas d’éclat !… Pardonnez-lui… c’est votre époux !… c’est le père de votre enfant !

— Ah ! l’infâme !… l’infâme !…

— Pardonnez-lui, madame ! continua Mariane d’une voix déchirante, en se précipitant aux genoux de Mathilde, qu’elle arrosait de ses larmes. Songez que vous avez un fils… Ah ! que le père et la mère ne soient pas désunis… Que deviendrait la pauvre créature ?… Oh ! pardonnez ! pardonnez !… au nom du ciel !… au nom de votre enfant !…

— Je ne lui pardonnerai jamais ! dit Mathilde avec une inflexion tremblante et solennelle. Tout ce que je puis faire pour lui, c’est de mourir… Il sera libre… heureux… et je souhaite que son bonheur ne soit pas mêlé de remords !

Mariane poussait des gémissemens plaintifs.

— Écoute, ma bonne fille, ajouta Mathilde dont la voix et le regard s’attendrirent tout à coup ; ô toi ! le seul être au monde qui m’ait toujours aimée d’un amour véritable et profond, il faut que tu me promettes une chose… Quand je serai morte, tu serviras de mère à mon pauvre enfant… n’est-ce pas, Mariane ?… tu me le promets ?

Mariane, suffoquée par les sanglots, serra plus ardemment contre son cœur les mains froides de Mathilde.

— Je compte sur toi, Mariane !… au moins je pourrai mourir tranquille et sans remords… la pensée de mon fils ne troublera pas mes derniers momens !

— Que parlez-vous de mourir, ô chère maîtresse… du courage plutôt !… ne vous laissez pas abattre par le désespoir !… Soyez généreuse… et pardonnez !… Dieu pardonne bien, madame !… Anatole se repentira tôt ou tard… il détestera sa faute… car il est noble et bon !… il vous aime !… et son cœur est à vous sans partage…

— Son cœur ! je n’en veux plus… qu’il le garde tout entier pour sa maîtresse… Anatole n’est plus rien pour moi maintenant… je le méprise !… je le hais !…

— Non, vous ne le haïssez pas, madame ! c’est impossible… Hélas ! je le connais… il est faible et confiant… on l’a sans doute égaré avec de funestes conseils… mais il se repent déjà, le malheureux… oui, j’en suis sûre, il pleure maintenant son crime… il se frappe la poitrine, et s’accuse amèrement devant Dieu !… Ah ! soyez généreuse, et ne lui dites pas que vous savez tout… car il se tuerait, madame !…

Un grand bruit qui se fit entendre dans le salon interrompit Mariane.

— Madame !… madame !… s’écria-t-elle avec effroi ; c’est lui !… le voici qui vient !… Par pitié !… taisez-vous !

Elle parlait encore, lorsque Anatole parut dans la chambre, pâle et défait, comme un spectre échappé du linceul.