Librairie de la bibliothèque démocratique (p. 89-103).


VI


Or, Daniel ne perdit pas un mot de la conversation des deux amis. Une fièvre intense l’agita toute la nuit.

À quatre heures, il se leva, passa chez lui pour changer de vêtements. À six heures, il monta dans la patache qui conduit à Morlaix, et là, prit le chemin de fer pour Paris. Il y arriva le lendemain, de bonne heure.

Il entra chez un armurier, où il fit emplette d’un poignard, dont il examina la lame avec soin.

Puis il se fit conduire rue Saint-Lazare, 54, où il demanda madame Duclos.

On lui répondit qu’elle était partie pour Spa.

Il alla ensuite rue Laffitte, 27, et s’enquit de M. de Givry.

— Parti pour Spa, lui répondit-on également.

Alors il se rendit au chemin de fer de Strasbourg, et prit un billet pour Spa.

Il semblait parfaitement calme. La chaleur était accablante. Son front ruisselait. Ses doigts avaient un mouvement nerveux presque continuel. Était-ce un mouvement machinal ou un indice d’agitation intérieure ?

Il devait avoir encore la fièvre. Depuis quarante-huit heures, il n’avait pas mangé. Une ardeur singulière brillait dans ses yeux.

Il arriva à Spa, vers dix heures du soir.

Au lieu de descendre dans un hôtel, il se rendit directement à la maison de jeu.

Placé dans l’angle d’une porte, il pouvait observer sans être remarqué.

Raoul de Givry, debout près d’une table de roulette, posait à chaque instant une poignée d’or sur un numéro.

Daniel, immobile, suivait des yeux tous ses mouvements, et de temps en temps jetait autour de lui un regard rapide.

Il était là depuis une demi-heure, quand une femme fort élégante passa à côté de lui, au bras d’un étranger.

Elle le frôla de sa robe.

Il tressaillit, regarda cette femme. Sa figure, ordinairement si placide, prit une expression effrayante. Ses narines se gonflèrent, sa bouche frémit. Ses yeux eurent un regard féroce.

Cette montée de colère dura peu.

— Monsieur, demanda-t-il d’une voix calme à un jeune homme qui paraissait observer comme lui, quel est donc l’homme auquel cette femme donne le bras ?

— Un riche Moldave, qui a fait sauter la banque hier.

— Et cette dame ?

— Une de ces aventurières qui chaque été infestent les villes d’eaux.

Berthe en cet instant s’approchait de Raoul, et lui parlait à demi-voix.

— Et ce monsieur auquel elle adresse la parole ? poursuivit Daniel.

— Un joueur, une espèce de chevalier d’industrie, ou si vous aimez mieux, de chevalier d’amour, qui, dit-on, vit aux crochets de cette femme. Il joue avec son argent.

— Savez-vous où ils sont descendus ?

— Oui, à l’hôtel Victoria. Ah ! ah ! ajouta-t-il, seriez-vous épris de la belle Duclos ? Elle pose pour une femme honnête qui a eu des malheurs ; je vous préviens qu’il faut lui payer ses malheurs.

Daniel alors sortit, se rendit à l’hôtel Victoria ; et là, en glissant une pièce d’or dans la main du garçon d’hôtel, il lui demanda une chambre voisine de celle de madame Duclos.

Le garçon sourit.

— Il y en a justement une, répondit-il, qui peut communiquer avec l’appartement de cette dame. Seulement la porte est condamnée ; mais il ne vous sera peut-être pas impossible de vous la faire ouvrir.

Daniel le suivit.

Quand il fut dans sa chambre, il examina la porte, et en dévissa la serrure avec la pointe de son poignard.

À minuit, Berthe rentra, et quelques instants après Raoul la rejoignit.

Il jeta sur la table plusieurs poignées d’or et une liasse de billets de banque.

— La veine est venue tard, mais elle est venue, dit-il, et fort à propos.

— Oui, repartit Berthe, car vous jouiez ce soir notre dernier billet de mille francs, et, sans cette aubaine…

— Eh bien ? fit Raoul.

— Il eût fallu partir.

— Pour aller où ?

— Que sais-je ? À Paris.

— Ou en Moldavie, répliqua-t-il vivement. Je trouve que vous vous affichez un peu trop avec ce Moldave.

— Cela devient plaisant ! Voyons, continuez.

— Me croiriez-vous jaloux ?

— Je l’espérais un peu.

— Eh bien ! non. Je voudrais seulement que vous ne me rendissiez pas ridicule.

— À propos de quoi cette querelle, je vous prie ? dit Berthe fièrement.

— Allons ! nous avons ce soir trop de foin au râtelier, pour songer à nous battre.

— Vous croyez peut-être que j’ai fait des coquetteries à ce prince moldave ?

— Mon Dieu, oui.

— Et quand cela serait ?

— Parbleu ! je le sais bien, je n’ai pas le droit de le trouver mauvais. Eussé-je perdu ce soir, nous étions demain sans un sou. Vous songiez à vous mettre à l’abri d’un désastre. Je ne saurais que vous louer de votre prévoyance.

— Une injure semblable de votre part, c’est odieux, c’est lâche, s’écria Berthe, qui bondit sous l’insulte. Mais qui êtes-vous donc, vous, sinon le plus méprisable des hommes !

— Ma chère, tu ne me mépriseras jamais autant que je me méprise moi-même, répondit Raoul en allumant tranquillement sa cigarette.

Berthe, désarmée par cette réponse, se promena silencieusement dans la chambre.

— Raoul !… dit-elle tout à coup

— Quoi ?

— M’aimes-tu ? m’aimes-tu toujours ? et veux-tu enfin n’aimer que moi, dis ? Et je le jure, je serai à toi, à toi seul, ton esclave, ta servante pendant la vie entière.

N’en as-tu pas assez enfin de cette existence agitée, tourmentée, au jour le jour ? Le bonheur, crois-moi, ne peut se trouver que dans une vie calme et régulière, la vie que nous avons abandonnée pour suivre nos caprices et nos passions. Ah ! nous portons la peine de nos fautes ! Mais si tu voulais, nous pourrions être heureux encore…

— C’est impossible, ma pauvre Berthe, quoi que nous fassions, nous ne pourrons jamais justifier notre situation aux yeux du monde. Nous sommes maintenant des déclassés, fatalement condamnés au désordre.

En cet instant la porte de communication fut poussée violemment. Daniel, pâle, livide, effrayant, se précipita dans la chambre, le poignard levé. Il courut droit à Berthe ; et rapidement, avant qu’elle eût pu faire un mouvement, il la frappa au cœur.

Elle poussa un râle sourd et tomba.

Alors Daniel, se tournant vers Raoul, voulut aussi le frapper : mais Raoul esquiva le coup, et s’enfuit en appelant du secours.

Quand il rentra, accompagné de sieurs hommes, on trouva Daniel tranquillement assis.

On s’approcha.

Ses deux mains étaient posées sur ses genoux. Sa tête, inclinée en avant, restait immobile. Ses yeux fixes, démesurément ouverts, regardaient dans le vague. Les muscles de son visage étaient horriblement contractés.

On lui adressa la parole. Mais au lieu de répondre, il éclata d’un rire saccadé, strident, effroyable…

Deux jours après, les journaux de Paris enregistraient ainsi aux Faits divers cette scène tragique :

« Spa vient d’être le théâtre d’un douloureux événement. M. D…, ancien officier de marine, a tué sa femme, dans un accès d’aliénation mentale. Il a été ramené à Paris et conduit à l’hospice de Charenton. »