Le Disciple de Pantagruel/1875/Notice

Attribué à
Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. v-xix).

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
sur le
DISCIPLE DE PANTAGRUEL



Il faut n’avoir jamais étudié Rabelais pour douter un instant qu’il soit l’auteur du Disciple de Pantagruel ; et cependant presque tous les critiques presque tous les bibliographes qui ont parlé de ce petit livre populaire, tant de fois réimprimé sous différents titres au milieu du XVIe siècle, déclarent solennellement que, ledit livret étant indigne de Rabelais, Rabelais n’en est pas, n’en peut pas être l’auteur.

Le savant bibliographe Jacques-Charles Brunet lui-même, qui nous a donné dans le Manuel du libraire une excellente notice sur les nombreuses éditions du Disciple de Pantagruel s’est excusé de l’avoir faite, en disant : « Nous ne pouvons nous dispenser de parler ici de cette plate facétie, qui ne saurait être de Rabelais, bien qu’elle ait paru à la suite du Pantagruel, éditions de 1537 et 1538, et aussi (sous le titre de Merveilleuses navigations de Panurge) dans les éditions du même livre : Lyon, Dolet, 1542, et Valence, 1547. » Il semble que l’auteur du Manuel se soit laissé influencer par le jugement de ses devanciers, et surtout par celui d’un consciencieux et docte pantagruéliste, Stanislas de l’Aulnaye, qui avait dit, dans son édition de Rabelais, en parlant du Disciple de Pantagruel : « C’est bien la plus misérable, la plus bête, la plus plate production que puisse enfanter l’esprit humain. »

Après une pareille sentence, on trouvera peut-être qu’il est bien audacieux non pas de vouloir réhabiliter tout à fait le Disciple de Pantagruel mais d’oser soutenir que cette production, qualifiée de plate, de bête, de misérable, est de Rabelais et ne peut être que de lui. Est-il possible, en effet, de supposer que François Juste, libraire et imprimeur de Lyon, l’éditeur ordinaire de Rabelais et sans doute son confident et son ami, ait pu réunir aux deux premiers livres de Gargantua et de Pantagruel un ouvrage qui ne fût pas de Rabelais et qui était indigne de lui ? J.-Ch. Brunet cite, en effet, une édition de François Juste, datée de 1542, dans laquelle ces deux premiers livres ont été joints aux Navigations de Panurge, qui ne sont pas autre chose que le Disciple de Pantagruel. Ces mêmes Navigations se retrouvent non seulement dans l’édition lyonnaise de P. de Tours datée de 1543, dans celle de Valence, Claude de la Ville, imprimée aussi à Lyon en 1547, mais encore dans celle de Lyon, 1542, publiée par Étienne Dolet, qui était depuis longtemps en rapport d’amitié et d’érudition avec Rabelais. On ne saurait admettre que Dolet, qui venait de faire un si grand éloge de Rabelais dans ses Commentaria linguæ latinæ (Lug., apud Gryphium, 1536-38, 2 vol. in-fol.), et qui lui avait adressé deux ou trois pièces de vers latins en témoignage de respectueuse admiration, eût jamais osé lui attribuer une œuvre dont il n’était pas réellement l’auteur.

Il ne s’agit pourtant pas de rehausser outre mesure la valeur de cette œuvre, qui, de même que Les grandes et inestimables Chroniques du grant et énorme géant Gargantua et Les Chroniques admirables du puissant roy Gargantua et de son fils Pantagruel, aura été originairement improvisée par Rabelais, pour distraire et amuser les pauvres malades vénériens, qu’il soumettait au traitement des sudorifiques, dans les limbes ou étuves de l’hôpital de Lyon. Nous ne répéterons pas, à ce sujet, ce que nous avons dit ailleurs, en commentant ce passage très-significatif du Prologue de l’auteur en tête du second livre de Pantagruel : « Que diray-je des povres verollez et goutteux ? O quantes foys nous les avons veus à l’heure qu’ilz estoyent bien oingtz et engressez à poinct, et le visaige leur reluisoit comme la claveure d’ung charnier, et les dents leur tressailloyent comme font les marchettes d’ung clavier d’orgues ou d’espinette quand on joue dessus, et que le gosier leur escumoit comme à ung verrat que les vaultres ont aculé entre les toiles ! Que faisoyent-ils alors ? Toute leur consolation n’estoit que d’ouyr lire quelque paige dudict livre. Et en avons veu qui se donnoyent à cent pipes de vieulz diables, en cas qu’ilz n’eussent senti allégement manifeste à la lecture dudict livre, lorsqu’on les tenoit és limbes, ny plus ny moins que les femmes estant en mal d’enfant, quand on leur lit la Vie de Sainte Marguerite. Est-ce rien cela ? Trouvez-moy livre, en quelque langue, en quelque faculté et science que ce soit, qui ait telles vertus, proprietz et prerogatives, et je payeray choppine de tripes. » Rabelais faisait donc lire à ses pauvres vérolés les Chroniques de Gargantua et de Pantagruel ainsi que le Disciple de Pantagruel ou les Navigations de Panurge.

Ces titres-là ne sont pas les seuls que les médecins ou les libraires avaient donnés à l’ouvrage exhilarant de Rabelais : on le réimprima douze ou quinze fois au moins, de 1533 à 1660, en l’intitulant tantôt : Bringuenarilles cousin germain de Fessepinte ; tantôt et surtout : La Navigation du Compagnon à la Bouteille ; tantôt encore : Le Voyage et navigation des Isles inconnues. Ces éditions, faites à Lyon, à Rouen, à Paris, à Orléans et à Troyes, ne diffèrent entre elles que par des variantes de style et par l’addition ou la suppression de deux ou trois chapitres ; le titre primitif, Le Disciple de Pantagruel, est accompagné d’un titre accessoire : Le Voyage et navigation que fist Panurge, Disciple de Pantagruel, aux Isles incongneues et estranges, second titre, qui caractérise en ces termes l’objet et le caractère de l’ouvrage : pour exciter les lecteurs et auditeurs à rire. C’est ainsi que Rabelais avait exposé, dans le dixain Aux lecteurs, le but principal de son Gargantua :

Mieulx est de ris que de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l’homme.

Le Disciple de Pantagruel est donc le troisième des petits livres populaires écrits par Rabelais ou recueillis par quelqu’un de ses auditeurs, pendant le traitement des véroles et des gouttes, qu’il dirigeait à Lyon, après en avoir d’abord fait l’essai à Rouen, suivant le témoignage d’un autre opuscule qui ne peut être que de son invention : Le Triumphe de treshaulte et trespuissante dame Verolle, royne du Puy d’amour, composé par l’Inventeur des menus plaisirs honnestes (1539). Ces menus plaisirs honnestes n’étaient-ils pas les joyeux récits que Rabelais inventait pour ses malades ? Les critiques, trop sévères et trop difficiles, qui ont jugé le Disciple de Pantagruel comme une plate et insipide facétie, ne se souvenaient pas sans doute d’avoir lu, dans les Fables de Fénelon, le Voyage dans l’île des Plaisirs, lequel a tant d’analogie avec certains chapitres du Disciple de Pantagruel qu’on pourrait bien, sans reproche, comprendre Fénelon lui-même parmi les imitateurs de Rabelais.

Ce n’est pas faire grand tort à Rabelais que de l’accuser d’hérésie ou du moins de tendance vague et capricieuse aux opinions de la réforme évangélique. Ces opinions, qu’on appelait des nouvelletés, n’avaient encore, du moins en France, aucun caractère précis et déterminé. À l’époque où le Disciple de Pantagruel fut composé et imprimé, Calvin ne s’était pas séparé avec éclat des libertins qui appartenaient, comme Rabelais, Bonaventure Des Periers et Clément Marot, à la doctrine de l’Évangile ou de la Vérité, selon l’expression en usage, mais qui n’entendaient point se soumettre, sans examen, à de nouveaux dogmes religieux. On peut voir une allusion marquée à cet état timide et indécis de la liberté de penser, dans le Prologue de l’Auteur, qui semble déclarer, sous une forme voilée et obscure, qu’il est résolu à marcher dans la voie de la Vérité, mais qu’il ne veut pas pourtant s’y engager en aveugle, avec l’obéissance passive d’un esclave crédule et imbécile. Voilà le sens que nous paraît présenter ce passage du Prologue : « Je me suis délibéré, dit-il, de composer ung petit traicté… contenant aucune vérité, laquelle je suis délibéré d’ensuyvir, mais non pas de si prés que je luy marche sur les talons, de sorte que je luy fasse rompre les courroyes et les brides de ses pantoufles, au moyen de quoy je soye contrainct de les luy refaire avec mes aguillettes, car je n’en ay pas trop. Toutesfoys, mon intention est de la suyvre ung petit à gauche, sans la perdre de veue, si d’adventure je ne tomboye en ung fossé en la suyvant et que je me rompisse une jambe… Mon intention est de ne point eslongner d’elle, pour chose que j’escripve, comme chacun pourra veoir à l’œil s’il n’est aveugle, pour ce que je suis et veulx estre son principal thresorier et la servir loyaulment, comme il appartient à ung bon loyal serviteur, sans rien prendre ny desrober du sien furtivement ny malicieusement : au moyen de quoy elle n’aura cause de se plaindre de moy, ny de moy faire constituer prisonnier. »

Ceci est une véritable profession de foi, déguisée il est vrai, mais très-facile à comprendre, si l’on se rappelle que les premiers écrits des Réformés en France étaient toujours allégoriques et enveloppés d’une prudente réserve. Par exemple, un de ces écrits, auquel Rabelais n’était peut-être pas étranger, avait eu certaine affinité avec les livres de Gargantua et de Pantagruel. L’auteur du Manuel a cité d’après une communication de M. Émile Weller, bibliographe distingué, l’édition originale du fameux Livre des marchands, édition dont la Bibliothèque de Zurich possède un exemplaire, resté inconnu jusqu’alors. En voici le titre singulier : Le Livre des marchands fort utile et à toutes gens nouvellement composé par le sire Pantapole, bien expert en tel affaire, prochain voisin du seigneur de Pantagruel. — À la fin : Imprimé à Corinthe le XXII daoust lan mil cinq cens XXXIII, avec cette devise : Non omnibus datum est adire Corinthum. Pet. in-8 de 24 ff. Rien ne prouve que cette satire anti-catholique ait été imprimée à Neufchâtel, comme le suppose M. Émile Weller, et nous l’attribuerions plutôt à des presses clandestines de France, où se fabriquaient quantité de livrets évangéliques, luthéristes, calviniques que les bisouards et merciers ambulants se chargeaient de répandre dans les villages, en vendant du fil, des aiguilles et des almanachs.

Le Livre des marchands daté de 1533, fait déjà mention de Pantagruel, qui avait figuré pour la première fois dans les Chroniques admirables du puissant roy Gargantua, publiées sans date, la même année ou l’année précédente. Le Disciple de Pantagruel était certainement du même temps et visait au même but que le Livre des marchands fort utile à toutes gens, pour congnoistre de quelles marchandises on se doit garder d’estre trompé. » Il faudrait donc choisir, à ce nouveau point de vue, les petits livres de Rabelais et de ses imitateurs, car ces petits livres de propagande réformiste échappaient, par leur nature même, aux enquêtes de la Censure qui était toujours en éveil pour éplucher les publications nouvelles de la librairie. Cette Censure, si inquiète et si jalouse, ne daignait pas s’occuper de ces facéties populaires, qui semblaient, à première vue, n’avoir pas d’autre objet que de donner à rire aux lecteurs des classes illettrées. On devra donc rechercher plus tard, dans les Chroniques Gargantuines et Pantagruelines, quelles sont les hardiesses plus ou moins couvertes de l’auteur, qui ne se faisait pas faute d’attaquer, sous le masque, les choses les plus saintes et les plus respectées. On arrivera peut-être ainsi à découvrir une interprétation imprévue des deux premiers livres du Satyricon de Rabelais, en essayant de constater les analogies frappantes qui existent entre les faits principaux, mis en scène dans ces deux livres, et les événements historiques qui ont suivi l’origine et les progrès de la Réformation en France jusqu’en 1532. Dans cette nouvelle étude du Gargantua et du Pantagruel, il serait facile d’établir, avant tout, que c’est François Ierque Rabelais a voulu peindre sous les traits du géant Gargantua, et que son fils Pantagruel serait ainsi non pas Henri II, comme on l’a supposé sans se préoccuper de la raison inflexible des dates, mais le dauphin François, qui mourut d’une pleurésie à Lyon en 1536, et qui passait pour le protecteur-né des idées nouvelles en matière de religion, de morale et de gouvernement. Au reste, on a déjà reconnu, depuis longtemps, que Panurge, qui pourrait bien être le prototype de Rabelais lui-même ou du protestant libertin, fait allusion aux procès et aux supplices pour crimes d’hérésie, lorsqu’il raconte « la manière comment il eschappa de la main des Turcs ».

A ne parler aujourd’hui que du Disciple de Pantagruel, nous remarquerons seulement deux ou trois endroits, où l’auteur se pose ouvertement en confesseur de la vérité (et il sous-entend évangélique) et en adversaire de certaines pratiques de la religion romaine, comme un libertin qui s’en allait aux Iles inconnues pour y chercher du nouveau, c’est-à-dire la réforme du vieux monde. Dans l’Epistre au lecteur, après avoir cité Pline, Solin, Strabon, Lucien et Jean de Mandeville, comme de grands menteurs, il s’excuse de n’en pas nommer d’autres, « de peur, dit-il, qu’ilz ne me taxent de pareil crime, si j’escriptz chose qui ne leur semble pas estre vray. Toutesfoys, à juger mes escritz sans haine et sans faveur, on cognoistra évidemment que je suis le vray incitateur de vérité. » C’était se déclarer protestant, à mots couverts. Ensuite, Panurge n’admet, sur son navire, que des gens essorillés et camus, c’est-à-dire qui avaient souffert pour la Vérité ou pour la Religion nouvelle. Lui-même avait perdu aussi, à ce dangereux métier, une bonne partie de ses oreilles. « Quand je perdy la moytié de la gauche, dit-il, ce fut parce que j’estoys trop songneux de me lever au matin pour aller ouyr les matines et la première messe qui se chantoyent en l’eglise. » matines et cette messe doivent être mises au. compte du culte réformé. « La seconde foys que je feus reprins, ajoute-t-il, et que je perdy l’autre moytié, fut à cause que j’estoye trop friant de sermons et que j’estoye toujours devant la chaire du prédicateur. » C’est bien là le prêche qui avait lieu à huis clos dans les assemblées des novateurs.

Panurge perdit la plus grande partie de sa seconde oreille dans deux autres circonstances, où l’on reconnaît encore une allusion détournée aux pratiques religieuses de la Foi nouvelle : « Je crois bien que si j’eusse esté prebstre, dit Panurge, et que j’eusse confessé vérité (c’est-à-dire la religion de l’Évangile), qu’il ne m’en fust demouré (d’oreilles) plus qu’à mes compagnons. » Il invite donc ses lecteurs à se donner garde de tomber en telz inconveniens », et surtout « de rien debagouler (parler à l’étourdie, imprudemment), pour les dangers qui en peuvent advenir ».

Nous allons toucher rapidement différents points qui, dans le Disciple de Pantagruel, paraissent se rapporter à l’histoire du protestantisme, ou du moins à la guerre sourde des novateurs contre l’Église romaine. Dans son Prologue, l’auteur, en se proposant d’être le premier thresaurier de la Vérité, mentionne le vray prophète Ragot, dans lequel il faut reconnaître un des premiers apôtres de la Réforme française, ou Farel, ou Calvin, qui avaient été l’un et l’autre obligés de fuir et de se cacher pour se soustraire aux poursuites de la justice. Dans le chapitre III, Panurge, voulant avoir un bon truchement qui sût parler toutes les langues, l’envoie chercher en basse Bretagne et en fait venir un qui « parloit septante et deux langues ». Ce truchement pourrait bien être un des traducteurs de la Bible des Septante en français, soit Olivetan, soit Lefèvre d’Estaples, soit Calvin lui-même, soit le savant léniste Vatable. Aux chapitres X et XI, les Farouches, « qui sont gens veluz comme rats et de telle couleur, qui habitent en cavernes au fons de la mer, qui ont grans dents et longs comme alesnes pour prendre les poissons en la mer, desquels ils vivent et mangent à la moustarde » y représentent les moines en général, et principalement les Ordres mendiants. Au chapitre XXI, l’île des Papillons est incontestablement une terre domaniale de la Papauté : « Les courges ou cucurbites (citrouilles et potirons) y croissent si grandes et si grosses qu’ilz (les Papillons) en font les maisons et les églises, près qu’ilz en ont osté tout ce qui est dedans. » Cette île des Papillons est aussi le pays des grues, qu’on y voit voler « par grandes bandes toutes rosties et toutes lardées ».

Le chapitre XXX, qui est composé de quatrains et de huitains, énumère les pluies, si diverses et si singulières, qui se succédaient sans cesse dans une île, dont « les passaiges estoient tant pleins de mesnage et aultres choses » qu’on n’y pouvait passer.

Le unziesme jour furent adventures :
Il pleut abayes et masures,
Moynes noirs, nonnains, celestins,
Chartreux, cordeliers, augustins.
Gens aspres assez, je vous asseure :
C’est une bonne nourriture,
Et puis après il grésilla
En latin, Ego fiagella,

On ne peut pas douter que ce petit livre rabelaisien, plein de pantagruélisme comme le Gargantua de la première édition (1535), ne fût, dans la pensée de l’auteur, une satire bouffonne de la société, que le protestantisme, inauguré par Luther, avait la prétention de transformer sous les auspices des nouvelles doctrines. Pantagruélisme était donc synonyme de philosophie générale.

Nous n’avons pas sans doute tous les petits livres du même genre que Rabelais avait composés pour la récréation de ses malades et pour la vulgarisation de ses idées de réforme. Le chapitre XXXIV du IIe livre de Pantagruel nous annonce ainsi plusieurs de ces traités pantagruéliques, qui n’ont jamais été imprimés ou qui se sont perdus : « Vous aurez le reste de l’histoire à ces foires de Francfort prochainement venantz, disait Rabelais en 1532, et là vous voyrez comment Panurge feut marié et cocqu le premier moys de ses nopces, et comment Pantagruel trouva la pierre philosophale et la manière de la trouver et d’en user ; et comment il passa les monts Caspies ; comment il navigua par la mer Atlantique et deffit les Cannibales et conquestales isles de Perlas ; comment il espousa la fille du roy d’Inde nommé Presthan ; comment il combattit contre les diables, et feit brusler cinq chambres d’enfer, et mit à sac la grande chambre noire, et jecta Proserpine au feu, et rompit quatre dentz à Lucifer et une corne au cul, et comment il visita les régions de la Lune. » C’eût été la suite des aventures de Panurge et de ses Navigations, si Rabelais avait tenu ses promesses.

Mais il n’avait plus songé à continuer la publication de ses premières ébauches pantagruéliques, dès qu’il eut commencé à les transfigurer dans un ouvrage définitif, qui ne s’adressait plus aux malades, aux pauvres goutteux et véroles, quoiqu’il leur conservât en apparence cette prétendue destination, mais bien aux lettrés et aux doctes, aux philosophes et aux esprits les plus audacieux et les plus éclairés. Il se souvint toutefois de son Disciple de Pantagruel quand il composa son IVe livre et qu’il esquissa le Ve, laissé inachevé dans ses papiers. On retrouve, en effet, dans le livre IV, l’île des Papillons sous le nom de l’île des Papimanes (chap. XVIII), et les Farouches ainsi que les Andouilles, qui sont devenus les Andouilles farouches (chap. XXXV à XLII), en prenant des proportions homériques. Rabelais avait repris son bien, en puisant à pleines mains dans son Disciple de Pantagruel.

Il ne se fit pas faute de transporter des chapitres entiers de ce petit ouvrage dans le Ve livre, qui ne vit le jour qu’après sa mort : il y avait fait entrer l’île des Ferrements (chap. IX) et l’île des Lanternes (chap. XXXIII) ; mais, si ce chapitre n’est qu’un abrégé des trois chapitres consacrés à la réception de Panurge chez la reine des Lanternes, ceux-ci ont été jugés dignes de figurer en grande partie dans le manuscrit du Ve livre, qui nous a donné un texte beaucoup plus complet et plus correct que celui des anciens imprimés. C’est dans ces chapitres que Rabelais nous a conservé une précieuse nomenclature des danses, laquelle mérite d’être placée auprès de la longue litanie des noms de jeux, qui remplit un des chapitres du second livre de Pantagruel.

Ce fait seul suffit pour prouver que Rabelais est bien l’auteur du Ve livre, qu’on a eu l’idée malheureuse de lui disputer avec une sorte d’obstination. Quel autre que Rabelais serait allé chercher les matériaux de ce livre dans le Disciple de Pantagruel, sans être taxé de plagiat effronté ? Or, personne n’a crié au plagiaire. En outre, Rabelais n’a fait que répéter, dans ce Ve livre, le procédé d’emprunt auquel il avait eu recours dans le livre IV, en y intercalant l’île des Ferrements et l’île des Andouilles farouches, que le Disciple de Pantagruel avait déjà visitées dans son voyage aux Iles inconnues. Enfin, l’Oracle de la dive Bouteille, qui fait le dénouement du roman pantagruélique, avait été inspiré, sinon fourni, par le Disciple de Pantagruel, puisque cet opuscule portait déjà le titre de Navigation du Compagnon à la Bouteille dans l’édition de Rouen, R, et J. Dugort, 1545, et que, dans une des premières éditions de l’ouvrage, la gravure sur bois du titre représentait Panurge tenant une bouteille ou un flacon tout à fait semblable à celui qui fut gravé sur bois dans les premières éditions du Ve livre, quoique la Bouteille et son Oracle ne soient pas indiqués dans le Disciple de Pantagruel, qui se termine néanmoins par ce vers bachique :

Et au dimanche boirons tous ensemble.

Rabelais avait mis, en quelque sorte, son cachet de fabrique sur la Bouteille du Disciple de Pantagruel, en y inscrivant comme règle de conduite cette sage et prudente maxime : « Vous sçavez qu’il y a au monde d’aussy grandz menteurs qu’en lieu où vous sçauriez aller, qui dient des choses qui ne sont pas vraysemblables ny conformes à raison ; pour laquelle chose éviter, et de paour d’encourir l’indignation et la haine des gens de bien, je me suis gardé de dire la vérité de plusieurs choses : quia veritas odium parit : pour ce, disent les clercs, que vérité engendre haine, et aussy que, pour dire vérité, on est aulcunesfois pendu. »

P. L. Jacob, Bibliophile.