Le Disciple de Pantagruel/1875/18

Attribué à
Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 45-49).

Comme Panurge navigua tant qu’il trouva une montaigne de beurre fraiz, et auprès d’icelle ung fleuve de laict portant bateau.

CHAPITRE XVIII.


APRÉS les grandes et diverses infortunes que nous avions portées et souffertes, ignorans en quelle terre et contrée nous nous devions retirer pour estre asseurez et quittes d’adversitez, par cas fortuit, nous arrivasmes, comme Dieu le voulut, es isles fortunées, desquelles Ptolomée, Strabo et plusieurs aultres cosmographes parlent et font mention en leurs livres, desquelles isles je crains moult d’en dire la vérité, de peur d’en mentir : car, au vray dire, c’est une chose admirable et fort merveilleuse à croire, et, n’estoit que vous sçavez bien que ne suis point menteur ny controuveur de bourdes, bien à peine me croiriez vous. Car en icelles isles, entres les aultres choses dignes de mémoire, il y a une grande et excessive montaigne toute de beurre frais, le plus beau et le meilleur dequoy jamais homme goustast, laquelle est commune à tous ceulx et celles qui en veulent prendre. Je ne la vouldroys pas enseigner aux Flamens : car, combien qu’elle soit grande, je croy qu’ilz la mettroient à fin. Du pied de celle montaigne sourt ung grand fleuve tout de laict, portant bateau comme la rivière de Seine, le plus doulx et le plus gras que jamais bouche d’homme sçauroit menger ny gouster.

Du long d’icelluy fleuve, vers soleil levant, il y a une aultre merveilleuse montaigne, de bien cinquante lieues de long, toute de farine aussi blanche comme belle neige, ou, comme vous pourriez dire, le fin sablon d’Estampes, laquelle est commune à tout le monde. Il en prend qui veult ; elle ne couste que à bouter dedans le sac.

De l’aultre costé d’icelluy fleuve, il y a une fontaine grosse à merveilles, de laquelle sourd ung aultre gros fleuve tous de poys couliez au lard, tous chaulx, desquelz moy et mes gens mangeasmes tant que aulcuns d’iceulx, sous le nez de vous, chierent en leurs chausses, de sorte qu’ilz les rendoient par le colet de leur pourpoint, au moyen dequoy aulcuns furent malades jusques à la mort.

En icelluy fleuve croissent les andouilles salées toutes fraisches, de la longueur de quarante ou cinquante toyses du moins, les meilleures que jamais homme mangeast ; mais il les fault faire cuyre avecq lesdictz poys qui les veult trouver bonnes. Elles n’ont nulz os non plus que celles de Milan, et sont ainsi fermes et solides.

Nous en emplismes le bas de nostre navire et les couspasmes par trançons, de la longueur de chevrons, que nous entassasmes les ung sur les aultres comme busches de moule. Les tronçons sont plus gros qu’une grosse tonne à harencz sorez.

Mais que nous faisons nostre festin et banquet joyeulx, s’il vous plaist de vous y trouver, nous vous en donnerons.

Sur la rive d’icelluy fleuve, il y a de grandz arbres qui sont vers en tous temps, comme sont houlx, lauriers ou orengiers, plus haulx et plus eslevez que les plus haulx sapins que vous vissiez jamais, lesquelz portent ung fruict long d’envirqn trois toyses, qui est comme casse fistule, et y en a de masle et de femelle. Dedans les cosses des masles croissent les boudins tous rostiz, et dedans celluy des femelles croissent les saulcisses toutes chauldes et toutes rosties.

Quand l’on en veult menger, il ne les fault que escosser comme Ton feroit febves. Nous en fismes bonne provision d’escossez et à escosser, pource que nous ne sçayions où nous nous pour, rions trouver.

Audict fleuve de laict il y a des anguilles, des lamprois et des gongres qui ont bien une grande lieue de long, aussi blanches que belle neige. Je fis mettre une saulcisse à ung gros hain avec une corde que je fis jecter audict fleuve ; mais il vint incontinent une anguille longue plus de mille toyses, qui avalla hain et saulcisse, parquoy elle demoura prinse et accrochée ; mais il nous falut avoir ung cabesten pour la tirer hors de l’eaue et du fleuve.

Et pour ce faire, nous feusmes tous empeschez, et ne la cuydasmes jamais tirer.

Quand elle fut hors, je la fis escorcher et en fis seicher la peau au soleil, et d’une partie je fis faire des voiles à mon navire, pource que les vieilles estoient fort rompues et cassées pour la tourmente que nous avions eue en divers lieux de la mer.

De l’aultre partie mes gens firent faire des hallecretz et des manteaulx et des cappes à l’espaignolle, et en furent tous revestuz et chaussez, dont bien nous print, car nous en avions tous bon besoing.

Sur lesdictz fleuves n’y avoit aulcuns moulins à vent ny à eaue, car les habitans du pays n’en ont que faire, à cause de ladicte montaigne de farine.

En descendant vers la mer, du long d’iceulx fleuves, tant de laict que de poys coulez au lard, nous trouvasmes une belle et grande champaigne, là où ceulx du pays plantent les œufz à la houe, comme l’on faict les febves en France, avec une cerfouette, lesquelz œufz germent en la terre et jectent une tige haulte de plus d’une lance, laquelle produict des cosses longues d’une toyse, et y a en chascune cosse trente ou quarante œufz du moins.

Desquelz ceulx du pays vivent, car ilz n’ont point d’aultre fruict que lesdictz œufz, lesquelz sont plus gros, sans comparaison, que les œufz d’une oye, et sont fort bons et de bonne digestion, et engendrent bon sang, comme je sçay par expérience. Le pays est nommé par les habilans l’isle des Coquardz.