Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui/Troisième Crise

Plon (p. 280-317).


VI

Troisième crise.


Vers la fin de ce dur mois de septembre, Lucien se plaignit d’un malaise que le docteur attribua d’abord à un simple refroidissement. Deux jours après, les symptômes s’aggravaient Deux médecins de Clermont, appelés en hâte, diagnostiquaient une fièvre scarlatine, mais d’un caractère bénin. Si ma pensée n’avait pas été tout entière absorbée par l’idée fixe qui faisait de moi, à cette époque, un véritable maniaque, j’aurais trouvé de quoi remplir de notes tout mon livre à serrure. Je n’avais qu’à suivre les évolutions de l’esprit du marquis et la lutte engagée dans son cœur entre l’hypocondrie et l’amour paternel. Tantôt, et malgré les propos rassurants des docteurs, il était inquiet de son fils jusqu’à l’angoisse et il passait la nuit à le veiller. Tantôt, l’épouvante de la contagion le saisissait ; il se mettait lui-même au lit, se plaignant de douleurs imaginaires et comptant les heures jusqu’à la visite du médecin. Il en arrivait, tant les symptômes lui semblaient graves, à demander que cette visite commençât par lui. Puis, il avait honte de sa panique. Le fonds de bonne race qui était dans son sang reparaissait. Il se levait, il se châtiait de ses terreurs par des phrases amères sur la faiblesse qu’amène l’âge, et il retournait au chevet de son fils. Sa première idée fut de cacher à la marquise, aussi bien qu’à Charlotte et au comte André, la maladie de l’enfant. Mais, après deux semaines, ces alternatives de zèle et de terreur ayant épuisé son énergie, il éprouva le besoin d’avoir sa femme auprès de lui pour le soutenir, et son incohérence d’idées était si grande qu’il me consulta.

— « Ne croyez-vous pas que c’est mon devoir ?... » conclut-il.

Il y a des âmes de mensonge, mon cher maître, et qui excellent à excuser par de beaux motifs leurs plus vilaines actions. Si j’étais de ce nombre, je pourrais me faire un mérite d’avoir insisté pour que le marquis ne rappelât point sa femme. Certes, je savais toute la portée de ma réponse et de la résolution qu’allait prendre M. de Jussat. Je savais que, s’il prévenait la marquise, elle arriverait par le premier train, et je connaissais assez Charlotte pour être assuré que la fille viendrait avec la mère. Je la reverrais, je tiendrais une suprême occasion de réveiller en elle l’amour naissant dont j’avais surpris la preuve. Je pourrais dire que ce fut une loyauté de ma part, ce conseil donné au marquis de laisser Mme de Jussat heureuse à Paris. Oui, j’eus cette apparence de loyauté. Pourquoi ? Si je n’étais convaincu qu’il n’y a pas d’effet sans cause et pas de ces loyautés-là sans un secret égoïsme, j’y reconnaîtrais une horreur d’exploiter, au profit d’une passion coupable, le plus noble des sentiments, celui d’une sœur pour son frère. Voici la nue vérité : en essayant de dissuader M. de Jussat, j’étais convaincu que tout effort pour reprendre le cœur de Charlotte serait inutile. Je prévoyais dans ce retour une humiliation certaine. Usé par ces longs mois de luttes intérieures, je ne me sentais plus la force de manœuvrer. Je n’eus donc aucune vertu à représenter au marquis les inconvénients, les dangers même du séjour de ces deux femmes au château, près d’un malade qui pouvait leur communiquer sa maladie.

— « Et moi ? » répondit-il ingénument. « Est-ce que je ne m’expose pas tous les jours ? Mais vous avez raison pour Charlotte ; j’écrirai que je ne la veux pas… »

— « Ah ! Greslou, » me disait-il deux jours après, au reçu d’un télégramme, « voilà ce qu’elles me font : lisez… » Il me tendit la dépêche qui annonçait l’arrivée de Mlle de Jussat avec sa mère, « Naturellement, » gémissait l’hypocondriaque, « elle a voulu venir, sans penser que je n’ai pas besoin de ces émotions-là. »

Le marquis me parlait de la sorte à deux heures de l’après-midi. Je savais, pour l’avoir pris à mon retour du voyage où je vous ai connu, que le train de Paris part à neuf heures du soir et arrive à Clermont vers cinq heures du matin. Le temps de monter en voiture, Mme de Jussat et Charlotte seraient au château avant dix heures. Je passai une soirée et une nuit affreuses, dépourvu maintenant de cette tension philosophique, hors de laquelle je flotte, créature sans énergie, au gré d’impressions nerveuses. Le bon sens m’indiquait pourtant une solution bien simple. Mon engagement finissait, comme je vous l’ai dit, le 15 octobre. Nous étions au 5 de ce mois. L’enfant entrait en pleine convalescence. Il avait auprès de lui sa mère et sa sœur. Je pouvais retourner chez moi sans scrupule et sous le premier prétexte venu. Je le pouvais et je le devais, — pour ma dignité autant que pour mon repos. Au matin de cette nuit d’insomnie, j’avais pris cette résolution. J’allai jusqu’à en toucher un mot au marquis tout de suite ; il ne me laissa pas lui parler, tant il était agité par l’arrivée de sa fille :

— « C’est bon, » me dit-il, « plus tard, plus tard. En ce moment je n’ai la tête à rien… Cette contrariété !… Voilà comment j’ai vieilli si vite… Toujours des coups nouveaux, toujours… »

Qui sait ? ma destinée aura peut-être dépendu tout entière du mouvement d’humeur par lequel ce vieux fou refusait de m’entendre. Si je lui eusse parlé à cette minute, et si nous eussions fixé mon départ, je me serais vu obligé de partir en effet ; au lieu que la seule présence de Charlotte changea ce projet de partir en un projet de rester, comme une lampe apportée dans une chambre change les ténèbres en lumière, immédiatement. Je vous le répète, j’étais convaincu qu’elle avait cessé de s’intéresser à moi d’une part, et, de l’autre, que, moi-même, je traversais, par rapport à elle, une crise non pas de véritable amour, mais de vanité blessée et de sexualité morbide. Hé bien ! À la voir descendre de voiture devant le perron, à constater combien ma présence la bouleversait, combien la sienne m’affolait, je compris avec une égale évidence deux choses : d’abord, qu’il me serait physiquement impossible de quitter le château tant qu’elle y serait ; ensuite, qu’elle avait traversé depuis le mois de mai des troubles pareils aux miens, sinon pires. Ma divination devant l’enveloppe qui contenait les brins de muguet ne m’avait pas trompé. Elle pouvait m’avoir fui avec le plus sincère courage, n’avoir pas répondu à mes lettres, ne pas les avoir lues, s’être fiancée pour mettre entre nous l’irréparable, avoir cru même qu’elle ne m’aimait plus, être revenue au château sur cette persuasion. Elle m’aimait. Pour reconnaître cet amour, je n’eus pas besoin d’une analyse détaillée, comme celles où je m’étais trop complu et qui m’avaient tant trompé. Ce fut une intuition soudaine, irraisonnée, invincible, à me faire croire que les théories sur la double vue, si discutées par la science, sont absolument vraies. Je le lus, cet amour inespéré, à travers les yeux émus de cette enfant, comme vous lisez les mots par lesquels j’essaie de vous reproduire ici l’éclair et le foudroiement de cette évidence. Elle était là, devant moi, dans son costume de voyage, et blanche, blanche comme cette feuille de papier. J’aurais dû expliquer cette pâleur par les lassitudes de la nuit passée en wagon, n’est-ce pas, et par l’inquiétude sur son frère malade ? Ses yeux, en rencontrant mes yeux, tremblèrent d’émotion. Cela pouvait être la pudeur offensée. Elle était maigrie, comme fondue ; et quand, arrivée dans le vestibule, elle ôta son manteau, je vis que sa robe, une robe de l’année dernière que je reconnus, faisait comme des plis autour de ses épaules. Mais n’avait-elle pas été malade ?… Ah ! moi qui avais tant cru à la méthode, aux inductions, aux complications du raisonnement, que j’ai senti là cette toute-puissance de l’instinct contre quoi rien ne prévaut ! Elle m’amait toujours. Elle m’aimait davantage encore. Que m’importait qu’elle ne m’eût pas donné la main à notre première rencontre ; qu’elle m’eût à peine parlé dans le vestibule ; qu’elle montât les marches du grand escalier avec sa mère sans détourner la tête ? Elle m’aimait. Cette certitude, après un si long dessèchement d’anxiété, m’inondait le cœur d’un flot de joie à me trouver mal, là, sur le tapis de cet escalier que je dus gravir à mon tour pour remonter dans ma chambre. Qu’allais-je faire, cependant ? Accoudé sur ma table et contenant mon front avec mes mains pour réprimer les battements de mes tempes, je me posai cette question sans rien y répondre, sinon que je ne pouvais plus m’en aller, que cela ne pouvait pas finir entre Charlotte et moi sur une absence et sur un silence ; enfin que nous approchions d’une heure où tant d’efforts réciproques, de luttes cachées, de désirs combattus de part et d’autre, nous précipitaient vers une scène suprême. Cette scène, je la sentais toute proche, tragique, décise, inévitable. D’abord, Charlotte était contrainte de subir ma présence. Quoi qu’elle en eût, nous devions nous rencontrer au chevet de son frère, et, ce matin même de son arrivée, quand ce fut mon tour d’aller tenir compagnie au petit malade, vers onze heures, je la trouvai là, qui causait avec lui, tandis que la marquise interrogeait la sœur Anaclet, toutes deux se parlant à mi-voix et debout près de la fenêtre. Lucien, à qui l’on avait caché la venue des deux femmes, montrait sur son visage amaigri et dans ses gestes énervés cette joie un peu excitée, presque fiévreuse, qui se remarque chez les convalescents. Il me salua de son plus gai sourire, et, me prenant la main, il dit à sa sœur :

— « Si tu savais comme M. Greslou a été bon pour moi tous ces jours-ci !… »

Elle ne répondit rien, mais je vis que sa main, à elle, posée près de la joue de son frère sur l’oreiller, était comme secouée d’un frisson. Elle fit un effort, pour me regarder d’un regard qui ne la trahit point. Sans doute mon visage, à moi, exprimait une émotion qui la toucha. Elle sentit que de laisser ainsi tomber la phrase innocente du petit garçon me ferait mal, et, avec sa voix des jours passés, avec sa douce et vivante voix, où frémissait la palpitation étouffée d’un cœur trop ému, elle dit, sans m’adresser la parole directement :

— « Oui, je le sais ; et je l’en remercie. Nous le remercions tous beaucoup… »

Elle n’ajouta pas un mot. Je suis sûr que si je lui avais de nouveau pris la main à cette minute, elle se serait évanouie, tant elle était remuée par ce simple entretien. Je balbutiai une réponse vague, un : « C’est trop naturel, » ou je ne sais quoi de semblable. Je n’avais pas moi-même beaucoup plus de sang-froid. Lucien, cependant, qui n’avait remarqué ni l’accent altéré de sa sœur ni ma gêne, continuait :

— « Et André, ne viendra-t-il pas me voir ? »

— « Tu sais bien qu’il est retenu au régiment, » répondit-elle.

— « Et Maxime ? » insista l’enfant.

Je n’ignorais pas que c’était le petit nom du fiancé de Mlle de Jussat. Ces deux syllabes ne furent pas plus tôt sorties des lèvres du malade que je vis sa pâleur, à elle, s’empourprer soudain d’un flot de sang. Il y eut un passage de silence durant lequel j’entendis le susurrement de la sœur Anaclet, le crépitement du feu dans la cheminée, le balancier de la pendule allant et venant, et l’enfant reprit, étonné lui-même de ce mutisme :

— « Oui, Maxime ? il ne viendra pas non plus ?… »

— « M. de Plane a rejoint le régiment, lui aussi, » fit Charlotte.

— « Vous montez déjà, monsieur Greslou ? » me demanda Lucien comme je me levais brusquement.

— « Je reviens, » répliquai-je ; « j’ai oublié une lettre sur ma table… » Et je sortis laissant Charlotte au chevet du lit, toute pâle de nouveau et les yeux baissés.

Ah ! mon cher maître, j’ai besoin que vous me croyiez dans ce que je vais vous dire ; besoin qu’en dépit des incohérences d’un cœur presque inintelligible à lui-même, vous ne doutiez pas de ma sincérité en ce moment-là. J’ai tant besoin de ne pas en douter, moi non plus ; besoin de me répéter que je n’ai pas menti alors. Croyez-moi. Il n’y avait plus un atome de comédie volontaire dans le mouvement subit par lequel je me levai au seul rappel du nom de l’homme à qui Charlotte devait appartenir, à qui elle appartenait. Il n’y avait pas de comédie dans les larmes qui me jaillirent des yeux, sitôt passé le seuil de la porte, ni dans celles que je versai encore la nuit qui suivit, désespéré par cette double et affreuse certitude que nous nous aimions, elle et moi, et que jamais, jamais, nous ne serions l’un à l’autre ; pas de comédie dans les sursauts de douleur que sa présence m’infligea durant les jours d’après. Son visage creusé, sa silhouette émaciée, ses prunelles souffrantes étaient là qui me bouleversaient, et cette pâleur me navrait l’âme, et cette ligne mince de son corps affolait mon désir, et ces prunelles me suppliaient : « Ne parlez pas… Je sais que vous êtes misérable aussi… Vous seriez trop cruel de reprocher, de vous plaindre, de montrer votre plaie… » Dites, si je n’avais pas été de bonne foi dans ces journées, est-ce que je les aurais laissées passer sans agir, lorsque les heures m’étaient comptées ? Mais je ne me rappelle pas une réflexion, pas une combinaison. Je me rappelle des sensations tourbillonnantes, quelque chose de brûlant, de frénétique, d’intolérable, une terrassante névralgie de tout mon être intime, une lancination continue, et, — grandissant, grandissant toujours, le rêve d’en finir, un projet de suicide… Commencé où, quand, à propos de quelle souffrance particulière ? Je ne peux pas le dire… Vous le voyez bien, que j’ai aimé vraiment, dans ces instants-là, puisque toutes mes subtilités s’étaient fondues à la flamme de cette passion, comme du plomb dans un brasier ; puisque je ne trouve pas matière à une analyse dans ce qui fut une réelle aliénation, une aliénation de tout mon Moi ancien dans le martyre. Cette idée de la mort, sortie des profondeurs intimes de ma personne, cet obscur appétit du tombeau dont je me sentis possédé comme d’une soif et d’une faim physiques, vous y reconnaîtrez mon cher maître, une conséquence nécessaire de cette maladie de l’Amour, si admirablement étudiée par vous. Ce fut, retourné contre moi-même, cet instinct de destruction dont vous signalez le mystérieux éveil dans l’homme en même temps que l’instinct du sexe. Cela s’annonça d’abord par une lassitude infinie, lassitude de tant sentir sans rien exprimer jamais. Car, je vous le répète, l’angoisse des yeux de Charlotte, quand ces yeux rencontraient les miens, la défendait plus que n’auraient fait toutes les paroles. D’ailleurs, nous n’étions jamais seuls, sinon parfois quelques minutes au salon, par hasard, et ces quelques minutes se passaient dans un de ces silences imbrisables qui vous prennent à la gorge comme avec une main. Parler alors est aussi impossible que pour un paralytique de remuer ses pieds. Un effort surhumain n’y suffirait pas. On éprouve combien l’émotion, à un certain degré d’intensité, devient incommunicable. On se sent emprisonné, muré dans son Moi, et l’on voudrait s’en aller de ce Moi malheureux, se plonger, se rouler, s’abîmer dans la fraîcheur de la mort où tout s’abolit. Cela continua pur une délirante envie de marquer sur le cœur de Charlotte une empreinte qui ne pût s’effacer, par un désir insensé de lui donner une preuve d’amour contre laquelle ne pussent jamais prévaloir ni la tendresse de son futur mari ni l’opulence du décor social où elle allait vivre. « Si je meurs du désespoir d’être séparé d’elle pour toujours, il faudra bien qu’elle se souvienne longtemps, longtemps, du simple précepteur, du pauvre petit provincial capable de cette énergie dans ses sentiments !… » Il me semble que je me suis formulé ces réflexions-là. Vous voyez, je dis : « Il me semble. » Car, en vérité, je ne me suis pas compris durant toute cette période. Je ne me suis pas reconnu dans cette fièvre de violence et de tragédie dont je fus consumé. À peine si je démêle sous ce va-et-vient effréné de mes pensées une auto-suggestion, comme vous dites. Je me suis hypnotisé moi-même, et c’est comme un somnambule que j’ai arrêté de me tuer à tel jour, à telle heure, que je suis allé chez le pharmacien me procurer la fatale bouteille de noix vomique. Au cours de ces préparatifs et sous l’influence de cette résolution, je n’espérais rien, je ne calculais rien. Une force vraiment étrangère à ma propre conscience agissait en moi. Non. À aucun moment, je n’ai été, comme à celui-là, le spectateur, j’allais dire désintéressé, de mes gestes, de mes pensées et de mes actions, avec une extériorité presque absolue de la personne agissante par rapport à la personne pensante. — Mais j’ai rédigé une note sur ce point, vous la trouverez sur la feuille de garde, dans mon exemplaire du livre de Brierre de Boismont consacré au suicide. — j’éprouvais à ces préparatifs une sensation indéfinissable de rêve éveillé, d’automatisme lucide. J’attribue ces phénomènes étranges à un désordre nerveux voisin de la folie et causé par les ravages de l’idée fixe. Ce fut seulement le matin du jour choisi pour exécuter mon projet que je pensai à une dernière tentative auprès de Charlotte. Je m’étais mis à ma table pour lui écrire une lettre d’adieu. Je la vis lisant cette lettre, et cette question se posa soudain à moi : « Que fera-t-elle ? » Était-il possible qu’elle ne fût pas remuée par cette annonce de mon suicide possible ? N’allait-elle pas se précipiter pour l’empêcher ? Oui, elle courrait à ma chambre. Elle me trouverait mort… À moins que je n’attendisse, pour me tuer, l’effet de cette dernière épreuve ?… — Là, je suis bien sûr d’y voir clair en moi. Je sais que cette espérance naquit exactement ainsi et précisément à ce point de mon projet, « Hé bien ! » me dis-je, « essayons. » J’arrêtai que si, à minuit, elle n’était pas venue chez moi, je boirais le poison. J’en avais étudié les effets. Je le savais quasi foudroyant, et j’espérais souffrir très peu de temps. Il est étrange que toute cette journée se soit passée pour moi dans une sérénité singulière. Je dois noter cela encore. J’étais comme allégé d’un poids, comme réellement détaché de moi-même, et mon anxiété ne commença que vers dix heures, quand, m’étant retiré le premier, j’eus placé la lettre sur la table dans la chambre de la jeune fille. À dix heures et demie, j’entendis par ma porte entr’ouverte le marquis, la marquise et elle qui montaient. Ils s’arrêtèrent pour causer une dernière minute dans les couloirs, puis ce furent les bonsoirs habituels, et l’entrée de chacun dans sa chambre… Onze heures… Onze heures un quart.. Rien encore. Je regardais ma montre posée devant moi, auprès de trois lettres préparées, pour M. de Jussat, pour ma mère et pour vous, mon cher maître. Mon cœur battait à me rompre la poitrine ; mais la volonté était ferme et froide. J’avais annoncé à Mlle de Jussat qu’elle ne me reverrait pas le lendemain. J’étais sûr de ne pas manquer à ma parole si… Je n’osais creuser ce que ce si enveloppait d’espérance. Je regardais marcher l’aiguille des secondes et je faisais un calcul machinal, une multiplication exacte : « À soixante secondes par minute, je vois voir l’aiguille tourner encore tant de fois, car à minuit je me tuerai… » Un bruit de pas dans l’escalier, et que je perçus tout furtif, tout léger, avec une émotion suprême, me fit interrompre mon calcul. Ces pas s’approchaient. Ils s’arrêtèrent devant ma porte. Brusquement cette porte s’ouvrit. Charlotte était devant moi.

Je m’étais levé. Nous restâmes ainsi face à face, et tous les deux debout. Son visage était décomposé par le saisissement de sa propre action, plus pâle encore, et ses yeux y luisaient d’un éclat extraordinaire. Ils semblaient noirs, tant le point central en était agrandi par l’émotion, jusqu’à envahir la prunelle. Je remarquai ce détail parce qu’il transformait toute sa physionomie. D’ordinaire si réservée, presque effacée, cette physionomie respirait l’égarement d’un être dominé par une passion plus forte que sa volonté. Elle avait dû se coucher, puis se relever, car ses cheveux étaient tressés dans une grosse natte au lieu d’être noués derrière sa tête. Une robe de chambre blanche, attachée par une cordelière, se plissait autour de sa taille, et, preuve de son trouble affolé, elle avait passé en hâte ses pieds nus dans ses mules sans même s’en rendre compte. Évidemment une angoisse insoutenable l’avait précipitée de son lit dans ma chambre. Elle ne se souciait ni de ce que je penserais d’elle, ni de ce que je pourrais être tenté de dire. Elle avait cru à ma lettre, et elle arrivait, en proie à une exaltation si vive qu’elle ne tremblait pas,

— « Ah ! » fit-elle d’une voix brisée après ce silence de la première minute, « Dieu soit loué, je ne suis pas arrivée trop tard… Mort ! je vous ai cru mort !… Ah ! c’est horrible !… Mais c’est fini, n’est-ce pas ? Dites que vous m’obéirez, dites que vous n’attenterez pas à vos jours. Jurez, jurez-le-moi… »

Elle prit ma main dans les siennes par un geste suppliant. Ses doigts étaient glacés. C’était quelque chose de si décisif que cette entrée, une telle preuve d’amour dans un instant où je me trouvais moi-même si exalté, que je ne réfléchis pas, et, sans lui répondre, je me souviens que je la pris dans mes bras en pleurant, que mes lèvres cherchèrent ses lèvres, que je lui donnai, à travers ces larmes, le plus brûlant, le plus tendre des baisers, le plus sincère ; que ce fut une seconde d’extase infinie, de félicité suprême, et aussi qu’elle s’arracha de moi, ayant, sur son visage toujours égaré, toute la honte de ce qu’elle venait de permettre.

— « Malheureuse, » disait-elle. « Il faut que je m’en aille !… Laissez-moi m’en aller !… Ne m’approchez plus… »

— « Vous voyez bien qu’il faut que je meure, » lui répondis-je, « puisque vous ne m’aimez pas, puisque vous allez être la femme d’un autre, puisque tout nous sépare, et pour toujours. »

Je pris la fiole noire sur la table et je la lui montrai à la lueur de la lampe.

— « Le quart seulement de ce flacon, » continuai-je, « et c’est le remède à tant de souffrances… Dans cinq minutes ce sera fini. » Et doucement, sans faire un seul geste qui pût la forcer encore à se défendre : « Partez, et merci d’être venue. Avant un quart d’heure j’aurai cessé de sentir ce que je sens, cette intolérable privation de vous depuis tant de mois… Allons, adieu ; ne m’ôtez pas mon courage… »

Elle avait tressailli tout entière quand la flamme avait éclairé la noire liqueur. Elle étendit sa main vers moi et m’arracha le flacon en disant : « Non ! Non !… » Elle le regarda, lut la petite inscription sur l’étiquette rouge, et elle trembla. Son visage s’altéra davantage encore. Une ride se creusa entre ses sourcils. Ses lèvres palpitèrent. Ses yeux exprimèrent l’agonie d’une anxiété dernière ; puis, d’un accent presque dur, saccadant ses mots comme s’ils lui étaient arrachés par une puissance à la fois torturante et irrésistible :

— « Moi aussi, » dit-elle, « j’ai trop souffert, j’ai trop souffert, j’ai trop lutté… Non, » continua-t-elle en s’avançant vers moi et me prenant le bras, « pas seul, pas seul… Nous mourrons ensemble. Après ce que j’ai fait, il n’y a plus que cela… » Elle fit le geste de porter la fiole à ses lèvres. Je la lui enlevai, et elle, avec un sourire presque fou : « Mourir, oui, mourir là, près de vous, avec vous… » Et elle s’approchait encore, posant sa tête sur mon épaule, si bien que je sentais contre le bas de ma joue la soie fine de ses cheveux. « Ainsi… Ah ! il y a si longtemps que je vous aime, si longtemps… Je peux bien vous le dire maintenant, puisque je paye ce droit de ma vie… Vous voulez bien me prendre avec vous, nous en aller ensemble tous deux, tous deux ?… »

— « Oui, » lui répondais-je, « ensemble, nous mourrons ensemble. Je vous le jure. Mais pas tout de suite… Ah ! laissez-moi le temps de sentir que vous m’aimez… » Nos lèvres s’étaient unies de nouveau, mais cette fois elle me rendait mes baisers. Je la serrai contre moi. Je la sentis qui défaillait sous cette étreinte. Je l’entrainai jusqu’à mon lit, ainsi enlacée à moi, et elle s’abandonna tout entière. Ah ! ce furent de ces baisers où l’extase de l’âme en débordant sur tout le corps donne à la fièvre des sens l’ardeur d’un élan spirituel, où le passé, le présent, l’avenir, s’abolissent pour ne plus laisser de place à rien qu’à l’amour, à la douloureuse, à l’enivrante folie de l’amour. Cette frêle vierge, cette vivante statuette de Tanagra était à moi dans son innocence. Elle m’appartenait sans se défendre, avec une passivité d’hypnotisée, et il me semblait que cette heure en effet n’était pas vraie, tant elle dépassait les forces de mon espérance, presque celles de mon désir. Dans le jour adouci que jetaient la flamme de la lampe et celle du feu à demi éteint, la délicatesse de ses traits amaigris, sa pâleur consumée, ses cheveux maintenant épars, la faisaient ressembler à une apparition, même dans ce don physique de sa personne qu’elle me livrait comme une sacrifiée. C’est avec une voix de fantôme qu’elle me parlait, me racontant la longue histoire de ses sentiments. Elle disait comme elle s’était prise presque au premier regard et sans même s’en douter ; puis comme elle avait souffert de mes tristesses et de ma confidence ; puis comme elle avait rêvé d’être mon amie, une amie qui me consolerait doucement ; puis la lumière affreuse que ma déclaration dans la forêt avait soudain jetée sur son cœur, et qu’elle s’était juré de mettre un abîme entre nous. Elle me racontait ses luttes quand elle recevait mes lettres, et ses vaines résolutions de ne pas les lire, et ses fiançailles désespérées, afin que tout fût irrémédiable, et son retour, et le reste. Elle trouvait, pour me révéler le secret roman de sa tendresse, de ces phrases pudiques et passionnées qui tombent du bord mystérieux de l’âme comme les larmes tombent du bord des yeux. Elle disait : « Je le pourrais. que je ne voudrais rien effacer de ces douleurs, tellement j’ai besoin de sentir que j’ai vécu par vous… » Elle disait : « Vous me laisserez mourir la première, pour que je ne vous voie pas souffrir… » Et elle m’enveloppait de ses cheveux, et c’était, sur ce visage que j’avais connu si maître de lui, une extase de martyre, une joie comme surnaturelle avec un fonds de douleur, une exaltation mêlée de remords. Quand elle se taisait, serrée à moi, absorbée en moi, nos bouches unies, nos bras liés, nous pouvions entendre le vent qui tournait, tournait, mélancolique, autour des fenêtres closes, et ce château endormi avec son silence paisible, c’était déjà la tombe, cette tombe vers laquelle nous roulions, roulions, entraînés hors de la vie par l’ardeur d’amour qui nous avait ainsi jetés sur le cœur l’un de l’autre.

C’est ici, mon cher maître, que se place l’épisode le plus singulier de cette aventure, celui que les hommes appelleraient le plus honteux ; mais de vous à moi ces mots-là n’ont pas de sens et j’aurai le courage de tout vous raconter de cette heure. J’avais été sincère, je vous l’ai dit, et sincère sans l’ombre de calcul, dans cette résolution de suicide qui m’avait fait acheter la fiole de noix vomique, puis écrire à Charlotte. Lorsqu’elle était venue, qu’elle était tombée dans mes bras, qu’elle s’était écriée : « Mourons ensemble ! » j’avais répondu : « Mourons ensemble, » avec la plus entière bonne foi. Il m’avait paru si simple, si naturel, si facile de nous en aller ainsi tous les deux ! Vous qui avez décrit en des pages si fortes la vapeur d’illusions soulevée en nous par le désir physique, ce vertige du sexe dont nous sommes pris comme d’un vin, vous ne me jugerez pas monstrueux d’avoir senti cette vapeur se dissiper avec le désir, cette ivresse s’en aller avec la possession. Au milieu de cette nuit de folie, une heure arriva où, lassés de caresses : moi, alangui de volupté ; elle, épuisée d’émotions, nous nous laissâmes aller à nous reposer l’un près de l’autre. Nous nous taisions. Charlotte avait posé sa tête sur ma poitrine. Elle fermait ses yeux, brisée par l’excès des sensations subies. Je me souviens. Je la regardais et je me sentais, sans savoir comment, retomber de mon âme exaltée et frénétique d’avant le bonheur, à cette âme réfléchie, philosophique et lucide qui avait été la mienne autrefois et que le sortilège du désir avait métamorphosée. Je regardais Charlotte, et cette idée s’emparait de moi, que dans quelques heures ce corps adorable, animé en ce moment de toutes les ardeurs de la vie, serait immobile, glacé, mort, — morte cette bouche fine qui frémissait encore de mon baiser, morts ces beaux yeux abrités sous leurs tremblantes paupières pour mieux retenir leur rêve, morte cette chair à qui je venais de révéler l’amour, morte cette âme à moi, pleine de moi, ivre de moi ! Je répétai mentalement à plusieurs reprises cette syllabe ; « Morte, morte, morte… » et ce qu’elle représente de subit écroulement dans la nuit, d’irréparable chute dans le noir, le froid, le vide, me serra soudain le cœur. Cette entrée dans le gouffre sans fond du néant, qui me semblait, non pas seulement aisée, mais passionnément désirable quand la fureur de l’amour malheureux me dominait, — tout d’un coup, et cette fureur une fois apaisée, m’apparut comme la plus redoutable des actions, la plus folle, la plus impossible à exécuter ainsi… Charlotte continuait de fermer ses yeux, ses cheveux toujours défaits. Qu’elle était jeune, fragile, enfantine presque, dans son attitude, combien à ma merci ! L’amincissement de sa pauvre figure, rendu plus visible par la clarté adoucie de la lampe, me disait trop ce qu’elle avait senti depuis des jours. Et j’allais la tuer, ou du moins l’aider à se tuer. Nous allions nous tuer… Un frisson me secoua tout entier à cette pensée, et j’eus peur… Pour elle ? Pour moi ? Pour tous les deux ? Je ne sais pas. J’eus peur, une peur paralysante et qui glaça mon être le plus secret, cette âme de mon âme, cet indéfinissable centre de notre énergie. Subitement, par une volte-face d’idées pareille à celle des mourants qui jettent un dernier regard sur leur existence, et aperçoivent, dans le mirage d’un infini regret, les joies connues ou convoitées, la vision s’évoque de cette vie toute en pensée que j’avais tour à tour tant désirée et tant reniée. Je vous vis dans votre cellule, mon cher maître, en train de méditer, et l’univers de l’intelligence développa de nouveau devant moi la splendeur de ses horizons. Mes travaux personnels, si négligés depuis quelques temps, ce cerveau dont j’avais été si fier, ce Moi cultivé si complaisamment, j’allais sacrifier tous ces trésors… » À la parole donnée… » eussé-je dû répondre. « À un caprice d’exaltation… » répondis-je. À la rigueur, ce suicide avait une signification tout à l’heure, quand d’être à jamais séparé de Charlotte me bouleversait de désespoir. Mais maintenant ? Nous nous aimions, nous étions l’un à l’autre. Qui nous empêchait, libres et jeunes tous deux, de fuir ensemble, si, au lendemain de cette nuit d’ivresse, nous ne pouvions supporter l’absence ? Cette hypothèse d’un enlèvement fit surgir dans ma mémoire l’image du comte André. Pourquoi ne pas noter cela aussi ? Un chatouillement enivrant d’amour-propre me courut sur tout le cœur à ce souvenir. Je regardai Charlotte de nouveau, et je me sentis, cette fois, rempli du plus farouche orgueil. La rivalité instituée autrefois par ma secrète envie entre son frère et moi se réveilla dans un sursaut de triomphe. Il y a un proverbe célèbre qui dit que tout animal est triste après la volupté : « Omne animal… » Ce n’est pas cette tristesse que j’éprouvais alors, mais un desséchement absolu de ma tendresse, un retour rapide — rapide comme l’action d’un précipité chimique — à un état d’âme antérieur. Je ne crois pas que ce déplacement de sensibilité ait demandé plus d’une demi-heure. Je continuais de regarder Charlotte en m’abandonnant à ces passages d’idées, avec le délice d’une liberté reconquise. La plénitude de la vie volontaire et réfléchie affluait en moi maintenant, comme l’eau d’une rivière dont on a levé l’écluse. La maladive nostalgie de sa présence avait, durant notre séparation, dressé une barrière contre laquelle s’était endigué le flot de mes sentiments anciens. Cette barrière supprimée, je redevenais moi et tout entier. Elle, cependant, s’était assoupie peu à peu. J’entendais son souffle égal et léger, puis brusquement un grand soupir, et elle s’éveilla :

— « Ah ! » me dit-elle en me serrant contre elle d’une façon presque convulsive, « vous êtes là, vous êtes là. J’avais perdu connaissance… J’ai rêvé… Ah ! quel rêve !… J’ai vu mon frère qui marchait sur vous… Dieu ! l’horrible rêve !… »

Elle me donna de nouveau un baiser, et, comme sa bouche était près de ma bouche, l’heure sonna. Elle écouta le tintement de la pendule, et compta jusqu’à quatre.

— « Quatre heures, » dit-elle, « il est temps… Adieu, mon amour, encore adieu… »

Elle m’embrasse de nouveau. Sa physionomie était redevenue calme dans son exaltation, presque souriante.

— « Donne-moi le poison, » dit-elle d’une voix ferme et me tutoyant pour la première fois.

Je restai immobile sans lui répondre.

— « Tu as peur pour moi, » reprit-elle ; « va, je saurai mourir… Donne… »

Je me levai du lit, toujours sans répondre. Elle s’était mise sur son séant et joignait ses mains sans me regarder. Priait-elle ? Était-ce le dernier effort de cette âme pour arracher d’elle cet amour de la vie qui pousse de si profondes racines dans un être de vingt ans ? Je vous donnerai la mesure de mon sang-froid quand je vous aurai marqué ce détail puéril, mais bien significatif : je réparai en hâte le désordre de ma toilette en prévision d’éviter le ridicule dans la scène que je savais imminente. Car ma résolution d’empêcher ce double suicide était maintenant absolue. J’eus le sang-froid encore de saisir la fiole brune sur la table et de la porter dans une armoire à la clef de laquelle je donnai un tour. Ces préparatifs, auxquels elle ne prenait pas garde, semblèrent sans doute longs à Charlotte, car elle insista en se tournant vers moi :

— « Je suis prête, » dit-elle.

Elle vit mes mains vides. L’expression extatique de son visage se changea en une angoisse extrême, et sa voix devint âpre pour répéter :

— « Le poison, Donnez-moi le poison… » Puis, comme répondant à une pensée qui se présentait tout d’un coup à son esprit, elle ajouta fébrilement : « Non, ce n’est pas possible… »

— « Non, » m’écriai-je en me jetant à genoux devant le lit et saisissant ses mains, « Non, tu dis vrai, ce n’est pas possible… Je ne peux pas te laisser mourir devant moi, pour moi, t’assassiner… Je t’en supplie, Charlotte, ne me demande pas de réaliser ce funeste projet… Quand je l’ai acheté, ce poison, j’étais fou, je croyais que tu ne m’aimais pas… Je voulais me tuer. Ah ! sincèrement !… Mais aujourd’hui que tu m’aimes, que je le sais, que tu t’es donnée à moi, non, je ne peux pas, je ne veux pas… Vivons, mon amour, vivons, consens à vivre… Nous partirons ensemble, si tu veux. Nous avons le droit de nous épouser. Nous sommes libres… Et si tu ne veux pas, si tu te repens de ces heures d’abandon, hé bien ! je souffrirai le martyre ; mais, je te le jure, ce sera comme si ce n’avait jamais été, rien de moi ne gênera ta vie… Mais t’aider à mourir, te tuer, toi… Non, non, non, ne me le demande plus… »

Combien de temps lui parlai-je ainsi et que lui dis-je encore ? Je ne sais plus. J’épiais sur son visage une émotion douce, une faiblesse de femme, un de ces « oui » du regard qui démentent le « non » que prononce la bouche. Elle se taisait, les yeux fixés sur moi, et brillant cette fois d’un feu tragique. Elle avait retiré ses mains des miennes, croisé ses bras sur sa poitrine, et, tout enveloppée de ses cheveux, comme éloignée de moi par une horreur invincible, elle dit, lorsque je m’arrêtai de la supplier :

— « Ainsi, vous ne voulez pas tenir votre parole ?… »

— « Non, » balbutiai-je, « je ne peux pas… Je ne peux pas… Je ne savais pas ce que je disais.. »

— « Ah ! » dit-elle avec un cruel dédain sur ses belles lèvres qui tremblaient, « mais dites-moi donc que vous avez peur !… Donnez-moi le poison. Je vous la rends pour vous, cette parole… Je mourrai seule… Mais m’avoir attirée dans ce piège ainsi… Lâche ! lâche ! lâche ! »

Pourquoi je n’ai pas bondi sous cet outrage, pourquoi je n’ai pas pris de moi-même la fiole de poison, pourquoi je ne l’ai pas mise sur mes lèvres devant elle, en lui disant : « Regardez si je suis un lâche… » je ne le comprends pas quand j’y songe, quand je me souviens de l’implacable mépris empreint alors sur ce visage. Il faut croire qu’en effet, à cette minute, j’avais peur, moi qui maintenant marcherais à l’échafaud sans trembler, moi qui ai le courage de me taire depuis trois mois en risquant ma tête. Mais c’est que maintenant une idée me soutient, une volonté froidement, intellectuellement conçue, au lieu que, durant cette affreuse scène, c’était un désarroi de toutes les forces de mon âme, entre mes sensations suraiguës de ces mots derniers et celles de l’heure présente, et, m’asseyant sur le tapis où je venais de m’agenouiller, comme si je n’avais plus eu même l’énergie de me tenir debout, je remuai la tête, et je dis ? « Non, non. » Cette fois, ce fut elle qui ne répondit pas. Je la vis ramasser d’un geste ses beaux cheveux, qu’elle tordit en un nœud fait à la hâte, assurer ses pieds dans ses mules, s’envelopper de sa robe blanche. Elle chercha des yeux le flacon noir à étiquette rouge, et, ne le voyant pas sur la table, elle marcha vers la porte, puis, sans même retourner sa tête, elle disparut après m’avoir lancé de nouveau le mot terrible :

— « Lâche ! lâche !… »

Je restai là, écroulé devant ce lit, dont le désordre me témoignait seul que je n’avais pas rêvé, — longtemps, longtemps. Soudain une inquiétude effrayante m’étreignit le cœur. Si Charlotte, une fois rentrée chez elle, exaspérée comme elle était, oui, si Charlotte avait attenté à ses jours ? En proie aux affres de cette nouvelle angoisse, j’osai aller à travers les corridors et l’escalier jusqu’à sa chambre, et là, collant mon oreille contre la porte, j’épiai un bruit, un gémissement, un signe qui me révélât quel drame se jouait derrière ce mince rempart de bois que j’aurais fait sauter de l’épaule si vite pour lui porter secours. Rien. Je n’entendis rien. Les premières rumeurs du château commençaient de monter des sous-sols. Les gens de service se réveillaient. Je dus rentrer chez moi et je m’habillai. Dès six heures j’étais dans le jardin, sous la fenêtre de la jeune fille, mon imagination en panique me l’avait montrée s’élançant par cette fenêtre et gisant à terre, les membres brisés. Je vis ses volets fermés, et, au bas, la plate-bande intacte avec sa ligne de rosiers où s’épanouissaient les dernières roses, frissonnantes et frileuses dans ce demi-jour glacé d’automne. Elle m’avait parlé, cette nuit, du charme qu’elle goûtait, dans ses heures de détresse et quand elle m’aimait sans me le dire, à s’accouder le soir au-dessus de ce parterre de roses et à respirer l’arôme de ces douces fleurs, épars dans la brise. J’en cueillis une au hasard, et sa senteur me fit défaillir. Pour tromper une anxiété que chaque minute rendait plus intense, je marchai droit devant moi, dans la campagne noyée de vapeurs, par ce gris matin de novembre. J’allai très loin, puisque je dépassai dans cette course désordonnée le village de Saulzet-le-Froid, et pourtant, dès huit heures, j’étais en bas, à déjeuner, ou faire semblant, dans la salle à manger du château. C’était le moment, je le savais, où la femme de chambre entrait chez Mlle de Jussat. S’il était arrivé un malheur, cette fille appellerait tout de suite. Avec quel inexprimable soulagement je la vis qui, revenant de là-haut, se dirigeait vers l’office et en sortait, tenant à la main le plateau préparé pour le thé ! Charlotte ne s’était pas tuée. Une espérance me reprit alors. À la réflexion, et une fois son premier mouvement de colère passé, peut-être interpréterait-elle comme une preuve d’amour mon refus de mourir et de la laisser mourir ? J’allais savoir cela aussi. Il suffisait de l’attendre dans la chambre de son frère. Le petit malade touchait alors à la fin de sa convalescence, et, quoique privé de promenades, il déployait la gaieté d’un enfant en train de renaître à la vie. Il m’accueillit ce matin-là par toutes sortes de gentillesses, et sa gracieuse humeur redoubla mon espoir. Elle allait servir à briser la glace entre la sœur et moi. Les mains d’un jeune homme et d’une jeune fille se joignent si vite quand elles s’effleurent autour d’une tête innocente et bouclée. Mais quand Charlotte parut, toute blanche dans sa robe claire qui plombait davantage sa pâleur, prétextant une migraine pour se dérober aux gamineries de Lucien, les yeux brûlés de fièvre entre leurs paupières desséchées et presque fanées, je compris que j’avais cru trop vite à une réconciliation possible. Je la saluai. Elle trouva le moyen de ne pas même répondre à mon salut. J’avais connu d’elle trois personnes déjà : la créature tendre, délicate, compatissante, la jeune fille effarouchée, l’amante passionnée jusqu’à l’extase. Je rencontrais maintenant sur ce noble visage le plus froid, le plus impénétrable masque de mépris. Ah ! la vieille et banale formule : l’orgueil patricien, j’ai pu m’en rendre compte à cette minute et que certains silences vous exécutent comme le fer du bourreau. Cette impression fut si amère que je ne pus m’y résigner. Ce jour même, je la guettai pour avoir un mot de sa bouche, fût-ce un nouvel outrage, et, au moment où elle entrait dans sa chambre, vers la fin de l’après-midi, pour s’habiller avant le dîner, j’allai à elle dans l’escalier. Elle m’écarta d’un geste si altier avec un si cruel : « Je ne vous connais plus… » sur sa bouche frémissante, un regard si indigné dans les yeux, que je restai sans trouver une phrase à lui dire. Elle m’avait jugé et condamné.

Oui, condamné. Cet arrêt aurait dû m’être d’autant plus cruel à subir qu’il était plus mérité. Elle me méprisait pour ma peur de la mort ; et c’était vrai, j’avais senti ce lâche frisson devant le trou noir, pendant que je la regardais reposer sur ma poitrine. J’avais certes le droit de me dire que cette peur toute seule ne m’aurait pas arrêté devant le suicide à deux, si la pitié pour elle ne s’y était point jointe et mon ambition de penseur. N’importe. Elle s’était donnée à moi sous une condition, et à cette condition tragique j’avais répondu « oui » avant, et « non » après. Hé bien ! Ce que vous appelez, mon cher maître, l’orgueil du mâle est si fort, et le fait d’avoir vraiment possédé une femme, d’avoir eu d’elle et son corps, et son âme, et ses sentiments, et ses sensations, satisfait cet orgueil si complètement, que l’atroce humiliation du mépris de Charlotte ne m’atteignait pas comme autrefois son silence après la première déclaration, sa fuite loin du château, ses fiançailles. Elle me méprisait, mais elle avait été à moi. Je l’avais tenue entre mes bras, ces bras-ci, et le premier. Oui, j’ai souffert cruellement entre cette nuit de délire et mon départ définitif de la maison. Pourtant ce ne fut pas le désespoir aride et vaincu de cet été, l’abdication totale dans la détresse. Je gardais au fond de mon être, je ne peux pas dire un bonheur, mais un je ne sais quoi d’assouvi qui me soutenait dans cette crise. Quand Charlotte passait devant moi, sans plus me regarder qu’un objet oublié là par quelque domestique, je la contemplais qui montait l’escalier, qui suivait le corridor, et je me la représentais en souvenir, ses cheveux défaits, ses pieds nus, sa bouche sur ma bouche, dans cet abandon virginal de toute sa personne qu’elle ne pourrait plus jamais, jamais, avoir pour aucun autre. Cela me faisait un mal horrible que cette nuit d’amour eût été si courte, si unique, et ne dût pas recommencer. Pour une heure de cette félicité une fois goûtée, peut-être aurais-je accepté à nouveau le pacte fatal, avec la froide résolution de le tenir. Mais cette félicité n’en avait pas moins été vraie, et cette certitude de ma mémoire suffisait à me sauver des affolements d’auparavant. Et puis cet amour était-il réellement, irrémédiablement fini ? En agissant avec moi comme elle avait agi, Mlle de Jussat m’avait prouvé une passion très profonde. Était-il possible qu’il n’en demeurât rien dans ce cœur romanesque ? Aujourd’hui et à la lumière de la tragédie qui a terminé cette lamentable aventure, je comprends que précisément ce caractère romanesque empêchait tout retour de ce cœur exalté. Elle n’avait pas une minute admis l’idée qu’elle pût être ma femme, fonder avec moi une famille. Elle n’avait pu faire ce qu’elle avait fait que par un accès de délire qui l’avait enlevée à la vie, à sa vie. Elle avait aimé en moi un mirage, un être absolument différent de moi-même, et la vision subite de ma vraie nature ayant du coup déplacé ce plan d’illusion, elle me haïssait de toute la puissance de son ancien amour. Hélas ! avec toutes mes prétentions à la psychologie savante, je n’ai pas vu cette évolution de cette âme, alors. Je n’ai pas soupçonné non plus qu’elle chercherait à tout prix le moyen de me connaître davantage et qu’elle irait, dans l’égarement de ses dégoûts actuels, jusqu’à me traiter comme les juges traitent les accusés ; enfin qu’elle voudrait lire mes papiers et ne reculerait pour cela devant aucun scrupule. Je n’ai même pas su deviner qu’elle n’était pas fille à survivre aux hontes que lui représentait ce don d’elle-même accompli dans des circonstances pareilles, et je n’ai pas pensé à supprimer cette fiole de poison que je lui avais refusée. Je me croyais un grand observateur parce que je réfléchissais beaucoup. Les arguties de mes analyses m’en cachaient la fausseté. Il ne fallait pas réfléchir à cette époque. Il fallait regarder. Au lieu de cela, trompé par ce raisonnement que je vous ai fait tout à l’heure, et persuadé que Charlotte m’aimait toujours malgré son mépris, j’essayai de rappeler cet amour par les moyens les plus simples, les plus inefficaces dans cet instant. Je lui écrivis. Je retrouvai ma lettre sur mon bureau, le jour même, non décachetée. J’allai jusqu’à sa porte la nuit et j’appelai. Cette porte était fermée à double tour et l’on ne me répondit pas. Je voulus l’aborder de nouveau. Elle m’écarta de la main avec plus d’autorité encore que la première fois, sans me regarder.

Enfin, le crève-cœur de cette insulte continue fut plus fort que les ardeurs du désir qui recommençaient de s’allumer en moi. Le soir du jour où elle m’avait ainsi repoussé, je me rappelle que je pleurai beaucoup, puis je m’arrêtai à un parti définitif. Un peu de mon énergie ancienne m’était revenue, car ce parti fut ce qu’il devait être. J’ajoute, pour dire la vérité entière, que la prochaine arrivée de M. de Plane et du comte André était annoncée. Cette nouvelle eût achevé de me décider si j’avais encore hésité. Leur présence à tous deux, dans ce double et sinistre désastre de mon amour et de ma fierté, non, je ne voulais pas, je ne pouvais pas la supporter. Voici donc ce que je décidai. Le marquis m’avait prié de prolonger mon séjour jusqu’au 15 novembre. Nous allions être au 3. J’annonçai, au matin de ce fatal 8 novembre, que je venais de recevoir de ma mère une lettre un peu inquiétante, puis dans la journée je racontai qu’une mauvaise dépêche avait encore augmenté mes inquiétudes. Je demandai donc à M. de Jussat la permission de partir pour Clermont dès le lendemain et à la première heure, ajoutant que, si je ne revenais pas, l’on voulût bien faire une caisse des objets que je laissais et me les renvoyer. Je tins ce discours devant Charlotte, assuré qu’elle le traduirait par sa vraie signification : « Il s’en va pour ne plus revenir. » Je comptais que la nouvelle de cette séparation définitive la remuerait, et, voulant profiter aussitôt de cette émotion, j’eus l’audace de lui écrire un nouveau billet, ces deux lignes seulement : « Sur le point de vous quitter à jamais, j’ai le droit de vous demander une dernière entrevue. Je viendrai chez vous à onze heures. » Il fallait qu’elle ne pût pas me renvoyer ce billet sans le lire. Je le posai donc tout ouvert sur sa table de nuit, au risque de me perdre et de la perdre, si la femme de chambre y jetait les yeux. Ah ! comme mon cœur battait, lorsque, à onze heures moins cinq minutes, je m’acheminai vers sa porte et que j’appuyai sur le loquet ! Le verrou n’était pas mis. Elle m’attendait. Je vis au premier regard que la lutte serait dure. Sa physionomie disait trop clairement qu’elle ne m’avait pas laissé venir pour me pardonner. Elle portait sa robe du soir en étoffe sombre, et jamais l’éclair de ses yeux n’avait été plus fixe, plus implacablement fixe et froid.

— « Monsieur, » fit-elle dès que j’eus refermé la porte et comme j’étais là immobile, « j’ignore ce que vous avez l’intention de me dire, je l’ignore et je ne veux pas le savoir… Ce n’est pas pour vous écouter que je vous ai laissé entrer. Je vous le jure, — et je sais tenir ma parole, moi, — si vous faites un pas en avant et si vous essayez de me parler, j’appelle et je vous fais jeter dehors comme un voleur… »

En prononçant ces mots, elle avait posé son doigt sur le bouton de la sonnette électrique placée au chevet de son lit. Son front, sa bouche, son geste, sa voix, traduisaient une telle résolution que je dus me taire. Elle continua :

— « Vous m’avez, monsieur, fait commettre trois actions indignes… La première a eu pour excuse que je ne vous ai pas cru capable d’une infamie comme celle que vous avez employée… D’ailleurs je saurai l’expier, » ajouta-t-elle comme se parlant à elle-même. « La seconde ? Je ne lui cherche pas d’excuse… » Et son visage s’empourpra d’un flot de honte. « Il m’a été trop insupportable de penser que vous aviez agi ainsi. J’ai voulu être sûre de ce que vous étiez. J’ai voulu vous connaître… Vous m’aviez dit que vous teniez votre journal… J’ai voulu le lire… Je l’ai lu… Je suis entrée chez vous quand vous n’y étiez pas. J’ai fouillé vos papiers. J’ai forcé la serrure d’un cahier… Oui, moi, J’ai fait cela !… J’en ai été trop punie, puisque j’ai lu dans ces pages ce que j’y ai lu… La troisième… En vous la disant j’acquitte la dette que j’ai contractée avec vous par la seconde. La troisième… » et elle hésita, « sous le coup de l’indignation qui m’a saisie, j’ai écrit à mon frère. Il sait tout. »

— « Ah ! » m’écriai-je, « vous êtes perdue… »

— « Vous savez ce que j’ai juré, » interrompit-elle, et, mettant de nouveau la main sur la sonnette : « Taisez-vous… Je ne peux plus me perdre, » continua-t-elle, « et personne ne fera plus rien ni pour ni contre moi. Mon frère saura cela aussi, et ce que j’ai résolu. La lettre lui arrivera demain matin. Je devais vous prévenir, puisque vous tenez à votre vie. Et maintenant, allez-vous-en… »

— « Charlotte… » implorai-je.

— « Si dans une minute vous n’êtes pas sorti, » dit-elle en regardant la pendule, « j’appelle. »