Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui

Plon (p. 95-100).


IV

CONFESSION D’UN JEUNE HOMME D’AUJOURD’HUI


Maison d’arrêt de Riom. Janvier 1887.

« Je vous écris, monsieur, ce mémoire sur moi-même que j’ai refusé à l’avocat, malgré les supplications de ma mère. Je vous l’écris à vous qui me connaissez si peu dans les faits, — et à quel moment de ma vie ! — pour la même raison qui m’a fait vous apporter mon premier travail. Il existe de vous, le maître illustre, à moi votre élève, accusé du crime le plus infâme, un lien que les hommes ne sauraient comprendre, que vous ignorez vous-même, et que je sens, moi, aussi étroit qu’imbrisable. J’ai vécu avec votre pensée et de votre pensée si passionnément, si complètement, à l’époque la plus décisive de mon existence ! Maintenant et dans la détresse de mon agonie intellectuelle, je me tourne vers vous comme vers le seul être de qui je puisse attendre, espérer, implorer une aide. Ah ! ne me méconnaissez pas, monsieur et vénéré maître, et croyez que les troubles terribles où je me débats ne sont point causés par le vain appareil de justice qui m’environne. Je ne serais pas digne du nom de philosophe si je n’avais, dès longtemps, appris à considérer ma pensée comme la seule réalité avec quoi j’aie à compter, le monde extérieur comme une indifférente et fatale succession d’apparences. Dès ma dix-septième année, j’avais adopté pour régle de me répéter, dans les heures de contrariétés petites ou grandes, la formule de l’héroïque Spinoza : « La force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est bornée, et celle des causes extérieure la surpasse infiniment. » Je serais condamné à mort dans six semaines, pour ce crime dont je suis innocent et dont je ne puis me justifier, — vous comprendrez pourquoi, après avoir lu ces pages, — que j’irais à l’échafaud sans trembler. Je supporterais cet événement avec le même sang-froid que si un médecin me diagnostiquait, après m’avoir ausculté, une maladie avancée du cœur. Condamné, j’aurais à vaincre la révolte de l’animal d’abord, ensuite à supporter le contre-coup du désespoir de ma mère. J’ai appris, par vos livres, le remède contre de telles épreuves, et en opposant à l’image de la mort prochaine le sentiment de l’inéluctable nécessité, en diminuant la vision de la douleur de ma mère par le rappel précis des lois psychologiques qui gouvernent les consolations, j’arriverais au calme relatif. Certaines phrases de vous y suffiraient, celle, par exemple du cinquième chapitre du second livre dans votre Analyse de la volonté, que je sais par cœur : « L’universel entrelacement des phénomènes fait que sur chacun d’eux porte le poids de tous les autres, en sorte que chaque parcelle de l’univers et à chaque seconde peut être considérée comme un résumé de tout ce qui fut, de tout ce qui est, de tout ce qui sera. C’est en ce sens qu’il est permis de dire que le monde est éternel dans son détail aussi bien que dans son ensemble. » Quelle phrase, et comme elle enveloppe, comme elle affirme et démontre l’idée que tout est nécessaire, en nous comme autour de nous, puisque nous sommes, nous aussi, une parcelle et un moment de ce monde éternel !… Hélas ! pourquoi faut-il que cette idée, si lucide au regard de mon esprit, lorsque je raisonne comme on doit raisonner, avec ma tête, et à laquelle j’acquiesce de toute la force de mon être, ne puisse détruire en mot une espèce de souffrance si particulière qui envahit mon cœur, lorsque je me souviens du drame que j’ai traversé, de certaines actions que j’ai voulues, d’autres dont je suis l’auteur, bien qu’indirect ? Pour vous dire la chose d’un mot, mon cher maître, quoique, encore une fois, je n’aie pas tué Mlle de Jussat, j’ai été mêlé de la manière la plus étroite au drame de son empoisonnement, et j’ai des remords, quand les doctrines auxquelles je crois, les vérités que je sais, les convictions qui forment l’essence même de mon intelligence, me font considérer le remords comme la plus niaise des illusions humaines. Ces convictions se trouvent impuissantes à me procurer cette paix de la certitude qui était la mienne. Je doute avec mon cœur de ce que mon esprit reconnait comme vrai. Je ne pense pas que pour un homme dont la jeunesse fut consumée de passions intellectuelles, il y ait un supplice plus affreux que celui-là. Mais pourquoi essayer de vous traduire avec des phrases littéraires un état mental que je veux justement vous exposer par son détail, à vous le grand connaisseur des maladies de l’âme, pour que vous me donniez le seul secours qui puisse m’être bienfaisant : une parole qui m’explique à moi-même ce qui m’est inexplicable, qui m’atteste que je ne suis pas un monstre, qui me soutienne dans le désarroi de mes croyances, qui me prouve que je ne me suis pas trompé depuis des années, en adhérant à la foi nouvelle avec l’intime énergie d’une créature sincère ? Enfin, mon cher maître, je suis très misérable, et j’ai besoin de dire ma misère. À qui m’adresser, sinon à vous, puisque je ne saurais espérer d’être intelligible à qui que ce soit, hors du psychologue dont je suis l’élève ? Depuis deux mois tantôt que je vis dans cette prison, l’instant où j’ai pris celle résolution de vous écrire ce mémoire a été le seul où je me sois retrouvé tel que je fus avant ces terribles événements. J’avais essayé de m’absorber dans quelques travaux d’ordre abstrait, je n’avais pas pu. J’y aurai du moins gagné de vous écrire ces pages sans que l’on s’occupe de me surveiller. Voici quatre jours que je ne songe qu’à cela, et, grâces vous en soient déjà rendues, la force de la pensée me revient. J’ai trouvé même un peu du plaisir qui était le mien autrefois, quand j’écrivais mes premiers essais, à reprendre, pour ce travail, la froide sévérité de ma méthode, — de votre méthode. J’ai jeté hier sur le papier un plan de cette monographie de mon moi actuel, en pratiquant la division par paragraphes que vous avez adoptée dans vos travaux. Je me suis prouvé la vigueur persistante de ma réflexion en reconstruisant ma vie depuis son origine, comme je résoudrais un problème de géométrie par synthèse. Je vois distinctement à l’heure présente que la crise dont je souffre a pour facteurs mes hérédités d’abord, ensuite un milieu d’idées, celui où j’ai grandi, puis un milieu de faits, celui où j’ai été transplanté par mon entrée chez les Jussat-Bandon. La crise elle-même et les questions qu’elle soulève en mot seront la matière des derniers fragments d’une étude que je débarrasserai du parasitisme des souvenirs insignifiants pour la réduire à ce qu’un maître de notre temps appelle les génératrices, À tout le moins je vous aurai fourni un document exact sur des façons de sentir que j’ai crues autrefois précieuses et rares, et je vous aurai prouvé deux fois, par ma confiance dans votre absolue discrétion et par mon appel à votre appui philosophique, ce que vous avez été pour celui qui vous écrit ces lignes et qui, en vous demandant pardon de ce trop long préambule, commence aussitôt sa dissection. Je saurai bien vous la faire tenir, une fois finie.