Le Disciple (Bourget)/Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui/Mon Milieu d’idées

Plon (p. 128-154).


II

Mon milieu d’idées.


Les influences diverses que je viens de résumer un peu abstraitement, mais dans des termes que vous comprendrez, vous, mon cher maître, eurent ce premier résultat, inattendu, de faire de moi, entre ma onzième et ma quinzième année, un enfant très pieux. Vraisemblablement, si j’avais été mis au collège comme interne, j’aurais grandi, pareil à ceux de mes camarades que j’ai pu étudier depuis et pour lesquels la fièvre religieuse n’a pas existé. À l’époque dont je parle, et qui marqua l’avènement définitif du parti démocratique en France, une grande vogue de libre-pensée roula de Paris sur la province ; mais j’étais le fils d’une femme très dévote, et je fus soumis à toutes les pratiques de la religion la plus sévère. Je trouve une preuve de ce que je vous ai raconté sur mon goût précoce de la dissection intime dans ce fait que je me sentis, au rebours de mes compagnons du catéchisme, séduit d’une manière presque passionnée par la confession. Oui, je peux dire que durant les quatre années de ma crise mystique d’adolescent, de 1876 à 1880, les grands événements de ma vie furent ces longues séances dans l’étroite guérite en bois de l’église des Minimes, notre paroisse, où j’allais, tous les quinze jours, m’agenouiller et parler à voix basse, le cœur battant, de ce qui se passait en moi. L’approche de ma première communion marque la naissance de cette sensation du confessionnal, si mélangée d’éléments contradictoires. Je croyais, et par suite mes petits péchés m’apparaissaient comme de vrais crimes, et de les avouer me faisait honte. Je me repentais, et j’avais la certitude que je me relèverais pardonné, avec le délice d’une conscience lavée de ses taches. J’étais un enfant imaginatif et nerveux, il y avait donc pour moi, dans le décor du sacrement, dans le silence froid de l’église, dans cette odeur de caveau et d’encens qui la remplissait, dans le balbutiement de ma propre voix disant « mon père », dans le chuchotement de la voix du prêtre répondant « mon fils », par derrière le grillage, une poésie de mystère que je percevais sans la comprendre encore. Il s’y joignait une singulière impression d’effroi qui dérivait de l’enseignement donné par l’abbé Martel, le prêtre chargé de nous préparer à cette première communion. C’était un homme petit et court, de mine apoplectique, avec un regard sombre et d’un bleu dur dans un large et rouge visage. Il avait été élevé dans un séminaire de province, encore pénétré de jansénisme. Ses yeux, quand il nous parlait de l’enfer, dans la tribune des Minimes où il nous réunissait, dardaient des prunelles brillantes et soudain fixes, où passaient des visions d’épouvante, et cette épouvante, il nous la communiquait. J’en arrive à me réjouir qu’il soit mort, car je le verrais entrer dans ma prison, et qui sait ? peut-être subirais-je une récurrence des émotions de terreur que sa présence m’infligeait dans cette salle aux murs blanchis à la chaux, meublée de bancs de bois et d’une petite chaire en bois peint. Le thème habituel de ses discours était le petit nombre des élus et la vengeance divine. « Qui empêcherait Dieu, » disait ce prêtre, « puisqu’il est tout-puissant, de contraindre l’âme de celui qui meurt à rester près du corps dont elle se sépare ?… L’âme serait là, dans la chambre mortuaire, entendant les sanglots, voyant les larmes des proches, et il lui serait défendu de les consoler… Elle serait emprisonnée dans le cercueil, et là, obligée pendant des jours et des jours, des nuits et des nuits, d’assister à la corruption de cette chair qui fut la sienne, parmi les vers et la pourriture… » Des images pareilles et de cette férocité d’invention abondaient sur sa bouche amère ; elles me poursuivaient dans mon sommeil. La peur de l’enfer s’exaltait en moi jusqu’à la folie. D’autre part l’abbé Martel déployait la même éloquence à nous célébrer l’importance décisive qu’aurait pour notre salut cette approche de la sainte table, et, par suite, ma crainte des supplices éternels aboutissait à des examens de conscience d’un scrupule infini. Bientôt ces reploiements intimes, ce regard jeté à la loupe sur mes moindres détours de pensée, cette scrutation continue de mon être le plus caché, m’intéressèrent à un degré tel que l’attrait de n’importe quel jeu devint nul à côté. J’avais trouvé, pour la première fois depuis la disparition de mon père, un emploi à ce pouvoir d’analyse déjà définitif, presque constitutif en moi.

Le développement donné ainsi à mon sens aigu de la vie intérieure aurait dû produire une amélioration de mon être moral. Il eut au contraire pour conséquence une subtilité qui par elle seule était déjà une corruption, du moins au point de vue de la stricte discipline catholique. Je devins en effet, au cours de ces examens de conscience, où il entra vite plus de plaisir que de repentir, extrêmement ingénieux à découvrir des motifs singuliers derrière mes actions les plus simples. L’abbé Martel n’était pas un psychologue assez fin pour discerner cette nuance et pour comprendre que de me déchiqueter ainsi l’âme me conduisait droit à préférer aux simplicités de la vertu les fuyantes complications du péché. Il n’y reconnaissait que le zèle d’un enfant très fervent. Par exemple, au matin de ma première communion, il me vit arriver auprès de lui tout en larmes, et je lui demandai à me confesser une fois encore. En tournant et retournant le fonds et le tréfonds de ma mémoire, je m’étais découvert un bizarre péché de respect humain. J’avais, six semaines auparavant, entendu deux de mes camarades bafouer, à la porte du lycée, une vieille dame qui entrait dans l’église des Carmes, juste en face. J’avais ri de leurs propos au lieu de les relever. La vieille dame allait à la messe ; s’en moquer, c’était donc se moquer d’une action pieuse. J’avais ri, pourquoi ? par fausse honte de protester contre ce scandale. Donc j’y avais participé. N’était-il pas de mon devoir d’aller trouver les deux moqueurs et de leur rappeler leur impiété, en les engageant à s’en repentir ? Je ne l’avais pas fait. Pourquoi ? Par fausse honte encore ; par respect humain, d’après les définitions mêmes du catéchisme. Je passai toute la nuit qui précéda le grand jour de la première communion à me demander avec agonie si je pourrais rejoindre M. l’abbé Martel, le lendemain, assez à temps pour lui dire ce péché. Je me souviens du sourire avec lequel il tapota ma joue après m’avoir donné l’absolution, pour me calmer. J’entends le ton de sa voix devenue douce et me disant : « Puisses-tu rester toujours pareil !… » Il ne se doutait pas que ce scrupule puéril était le signe d’une réflexion maladivement exagérée, ni que cette réflexion allait m’empoisonner les délices ardemment souhaitées de l’Eucharistie. Je ne m’étais pas contenté, au cours des semaines précédentes, de m’analyser la conscience jusqu’aux moindres fibres, je m’étais abandonné à cette imagination anticipée de l’émotion qui est la conséquence forcée de cet esprit d’analyse. Je m’étais donc figuré avec une précision extrême les sentiments que j’éprouverais en recevant l’hostie sur mes lèvres. Je m’avançai vers la grille de l’autel drapée d’une nappe blanche avec une tension de tout mon être que je n’ai jamais retrouvée depuis, et j’éprouvai, en communiant, un frisson de déception glaçante, une défaillance devant l’extase dont je ne peux pas traduire le malaise. J’ai raconté plus tard cette impression sans analogue à un camarade resté très chrétien qui me dit : « Tu n’étais pas assez simple. » Sa piété lui avait donné le coup d’œil d’un profond observateur. C’était trop vrai. Mais qu’y pouvais-je ?

Le grand événement de mon adolescence, qui fut la perte de ma foi, ne date pourtant pas de cette déception. Les causes qui déterminèrent cette perte furent nombreuses, et je ne les comprends nettement qu’aujourd’hui. Il y en eut d’abord de lentes, de progressives, qui agirent sur mon âme comme le ver sur le fruit, dévorant l’intérieur sans que le dehors garde un autre signe de ce ravage qu’une petite tache presque invisible sur la pourpre de la belle écorce. La première fut, me semble-t-il, l’application à mon confesseur de ce terrible esprit critique, faculté destructive de la confiance qui m’avait dès mon enfance séparé de ma mère. Je continuais à pousser jusqu’aux plus fines, aux plus ténues délicatesses mes examens de conscience, et l’abbé Martel continuait à ne pas même apercevoir ce travail de torture secrète qui m’anatomisait toute l’âme. Mes scrupules lui paraissaient, ce qu’ils étaient en fait, des enfantillages. Mais c’étaient les enfantillages d’un garçon très complexe et qui ne pouvait être dirigé que si on lui donnait la sensation d’être compris. J’en arrivai bientôt à éprouver, dans mes entretiens avec ce prêtre rude et primitif, la sensation contraire, celle de l’inintelligence. Ce n’était pas de quoi empêcher que je ne remplisse mes devoirs religieux. C’était assez pour enlever à ce directeur de ma première jeunesse toute véritable autorité sur ma pensée. En même temps, et c’est la seconde d’entre les causes qui m’ont détaché de l’Église, je retrouvais chez les hommes que je considérais alors comme supérieurs la même indifférence à l’endroit des pratiques religieuses que j’avais, tout petit, remarquée chez mon père. Je savais que les jeunes professeurs, ceux qui nous venaient de Paris avec le prestige d’avoir traversé l’École normale, étaient tous des sceptiques et des athées. J’entendais ces mots prononcés par l’abbé Martel, avec une indignation concentrée, dans les visites qu’il rendait à ma mère. Involontairement je réfléchissais, en accompagnant cette dernière aux offices des Minimes, comme jadis aux Capucins, sur la pauvreté d’esprit des dévotes qui se pressaient à la messe le dimanche matin, et marmonnaient leurs prières dans le silence de la cérémonie, coupé du bruit des chaises déplacées par la loueuse. Dans ces fronts qui se baissaient avec un mouvement de ferveur soumise, à l’Élévation, jamais une idée vive et claire n’avait allumé sa flamme. Je ne me formulais pas ce contraste avec cette netteté, mais j’évoquais, malgré moi, en regard, l’image de ces jeunes maîtres sortant du lycée d’un pied dégagé, causant les uns avec les autres d’une conversation que j’imaginais pareille à celles que mon père tenait autrefois, où les moindres phrases se chargeaient de science, et un esprit de doute grandissait en moi sur la valeur intellectuelle des croyances catholiques. Cette défiance fut alimentée par une espèce d’ambition naïve qui me faisait souhaiter, avec une ardeur incroyable, d’être aussi intelligent que les plus intelligents, de ne pas végéter parmi ceux du second ordre. Il entrait bien de l’orgueil dans ce désir, je me l’avoue aujourd’hui, mais je ne rougis pas de cet orgueil. Il était tout intellectuel, entièrement étranger à une convoitise quelconque du succès extérieur. Et puis, si je me tiens encore debout à l’heure présente, et dans l’affreux drame de ma destinée, je le dois à cet orgueil premier. C’est lui qui me permet de vous montrer mon passé avec cette lucidité froide, au lieu de courir, comme ferait un vulgaire accusé, aux événements tapageurs de ce drame. Je vois si bien, moi, que les premières scènes de la tragédie ont commencé dès lors dans le collégien pâlot en qui s’agitait le jeune homme d’aujourd’hui !

La troisième des causes qui concoururent à cette lente désagrégation de ma foi chrétienne fut la découverte de la littérature contemporaine, qui date de ma quatorzième année. Je vous ai raconté comment ma mère m’avait, peu de temps après la mort de mon père, supprimé un certain nombre de livres. Elle ne s’était pas relâchée de cette sévérité avec le temps, et la clef de la bibliothèque paternelle continuait à cliqueter sur l’anneau d’acier de son trousseau, entre celle de l’office et celle de la cave. Le résultat le plus net de cette défense fut d’aviver le charme du souvenir que m’avaient laissé ces volumes feuilletés autrefois longuement, les pièces à demi comprises de Shakespeare, les romans à demi oubliés de George Sand. Le hasard voulut que je rencontrasse, au commencement de ma troisième, quelques échantillons de la poésie moderne dans le livre d’auteurs français qui devait servir aux récitations de l’année. Il y avait là des fragments de Lamartine, une dizaine de pièces de Hugo, les Stances à la Malibran, d’Alfred de Musset, quelques morceaux de Sainte-Beuve et le Leconte de Lisle. Ces pages, deux cents environ, me suffirent pour apprécier la différence absolue d’inspiration entre les modernes et les maîtres anciens, comme on apprécie la différence d’arôme entre un bouquet de roses et un bouquet de lilas, les yeux fermés. Elle réside tout entière, cette différence que je devinai par un instinct irraisonné, dans ce fait que, jusqu’à la Révolution, les écrivains n’ont jamais pris la sensibilité comme matière et comme règle unique pour leurs œuvres. C’est le contraire depuis Quatre-Vingt-Neuf. De là résulte chez les nouveaux un je ne sais quoi d’effréné, de douloureux, une recherche de l’émotion morale jusqu’au morbide, et qui tout de suite m’attira d’un attrait irrésistible. La sensualité mystique des stances du Lac et du Crucifix, les chatoyantes splendeurs de plusieurs Orientales, me fascinèrent ; mais surtout je fus séduit, à en avoir une fièvre physique, par ce qu’il traine de coupable dans l’éloquence de l’Espoir en Dieu et dans quelques fragments des Consolations. Ces fuyantes complications du péché dont je vous parlais tout à l’heure, je les pressentis par delà les morceaux choisis de mon livre de classe ; et je commençai d’avoir pour les œuvres des écrivains ainsi devinés une de ces curiosités d’imagination si fortes, presque folles, qui marquent le milieu de l’adolescence. On est sur le bord de le vie. On l’entend déjà sans la voir, comme la rumeur d’une chute d’eau à travers un bouquet d’arbres, et comme ce bruit vous enivre d’attente !… Une relation d’amitié avec un camarade qui habitait au premier étage de ma maison exaspéra encore cette curiosité. Cet ami, que je devais perdre trop jeune et qui s’appelait Émile, était aussi un liseur acharné, mais, plus heureux que moi, il ne subissait aucune surveillance. Son père et sa mère, âgés déjà, vivaient sur de petites rentes et passaient les longues heures de leur journée à jouer, devant la fenêtre qui regardait la rue du Billard, d’interminables parties de mariage avec un jeu de cartes acheté dans un café et qui sentait encore l’odeur du tabac. Émile, lui, seul dans sa chambre, pouvait s’abandonner à toutes les fantaisies de ses lectures. Comme nous suivions la même classe, que nous allions au lycée ensemble et que nous en revenions de même, ma mère me permettait volontiers de passer des heures entières chez ce charmant enfant, auquel je fis bientôt partager mon goût pour les vers que j’admirais si vivement, et mon désir d’en mieux connaître les auteurs. Nous prenions, pour nous rendre au collège, les rues étroites de la vieille ville, et nous passions devant l’étalage d’un vieux libraire auquel nous avions acheté quelques ouvrages classiques d’occasion. Que devînmes-nous en découvrant dans une des cases du bonhomme un Musset en assez mauvais état, les volumes de poésie, qui coûtaient quarante sous les deux ? Ils étaient si usés, si maculés !… Nous commençâmes par les feuilleter, puis il nous devint impossible de ne pas les posséder. En réunissant nos deux « semaines », nous arrivâmes à les emporter, — et c’est là, dans la petite chambre d’Émile, assis, lui sur son lit, moi sur une chaise, que nous lûmes Don Paez, les Marrons du feu, Portia, Mardoche, Rolla. J’en tremblais, comme d’une grosse faute, et nous nous laissions envahir par cette poésie comme par un vin, longuement, doucement, passionnément.

J’ai eu, depuis, entre les mains, dans cette même chambre d’Émile et dans la mienne propre, grâce à des ruses d’amant en danger, bien des volumes clandestins et que j’ai bien aimés, depuis la Peau de chagrin, de Balzac, jusqu’aux Fleurs du mal, de Baudelaire, sans parler des poèmes de Henri Heine et des romans de Stendhal. Je n’ai jamais éprouvé d’émotion comparable à celle de ma première rencontre avec le génie de l’auteur de Rolla. Je n’étais ni un artiste ni un historien. La valeur plus ou moins haute de ces vers, leur signification plus ou moins actuelle me laissait donc indifférent. C’était un frère aîné qui venait me révéler, à moi, chétif encore, et qui n’avais pas vécu, l’univers dangereux de l’expérience sentimentale. Ce que j’avais senti obscurément, cette infériorité intellectuelle de la piété par rapport à l’impiété, m’apparut alors sous un jour étrangement nouveau. Toutes les vertus que l’on m’avait prêchées durant mon enfance s’appauvrirent, se mesquinisèrent, si humbles, si grêles à côté des splendeurs, de l’opulence, de la frénésie de certaines fautes… La foi toute simple, c’étaient ces dévotes, les amies de ma mère, si tristement racornies et vieillottes. L’impiété, c’était ce beau jeune homme qui, au matin de sa dernière nuit, regarde la sanglante aurore et, dans un éclair, découvre tout l’horizon de l’histoire et des légendes pour revenir ensuite appuyer sa tête sur le sein d’une fille belle comme son plus beau songe, et qui l’aime trop tard. La chasteté, le mariage, c’étaient les bourgeois que je connaissais, qui allaient à la musique du jardin des Plantes, le jeudi et le dimanche, de leur même pas régulier, qui disaient du même ton les mêmes phrases. Mon imagination me dessinait en regard, éclairés par les couleurs chimériques de la poésie la plus brûlante, les visages des libertins et des adultères des Contes d’Espagne et des fragments qui suivent. C’était Dalti tuant le mari de Portia, puis errant avec sa maîtresse sur l’eau morte de la lagune, entre les escaliers des palais antiques. C’était don Paez assassinant Juana après s’être enlacé à elle dans une étreinte affolée par le philtre, Frank et sa Belcolore, Hassan et sa Namouna, l’abbé Cassio et sa Suzon, Je n’étais pas capable de critiquer la fausseté romanesque de tout ce décor, ni d’établir un départ entre les portions sincères et les portions littéraires de ces poèmes. Les profondeurs scélérates de l’âme m’apparaissaient à travers les lignes, et elles me tentaient, elles attiraient en moi l’esprit déjà curieux de sensations nouvelles, la faculté d’analyse déjà trop éveillée. Les autres livres dont je vous ai cité les titres tout à l’heure furent pour moi des prétextes à une tentation analogue, quoique moins forte. Devant les plaies du cœur humain que les uns et les autres étalent avec tant de complaisance, j’ai ressemblé, dès ma quinzième année, à ces saints du moyen âge qu’hypnotisait la contemplation des blessures du Sauveur. La force de leur piété faisait apparaître sur leurs mains les stigmates miraculeux, et moi, mon ardeur d’admiration m’a ouvert sur l’âme, à l’âge des saintes ignorances et des puretés immaculées, les stigmates des ulcères moraux dont saignèrent tous les grands malades modernes. Oui, dans ces années où je n’étais encore et toujours que le collégien, ami du petit Émile, et qui se cachait de sa mère pour ses lectures, je me suis assimilé en pensée les émotions que l’enseignement craintif de mes maîtres m’indiquait comme les plus criminelles. Ma rêverie s’est repue des poisons les plus dangereux de la vie, tandis que je continuais, grâce à ma puissance native de dédoublement, à jouer le personnage d’un enfant très sage, très assidu à ses devoirs, très soumis à sa mère et très pieux. Mais non. Si bizarre que cela doive vous sembler, je ne jouais pas ce personnage. Je l’étais aussi, avec une contradiction spontanée qui peut-être m’a mis sur la voie du travail psychologique auquel j’ai consacré mes premiers efforts. Quand j’ai rencontré dans votre ouvrage sur la volonté ces suggestives indications sur la multiplicité du moi, comment n’y aurais-je pas adhéré aussitôt, après avoir traversé des époques comme celles que je vous décris aujourd’hui et dans lesquelles j’ai été réellement plusieurs êtres ?

Cette crise de sensibilité imaginative avait donc continué d’attaquer en moi la foi religieuse en me donnant la tentation du péché subtil et celle aussi du scepticisme douloureux. La crise de sensualité qui en résulta faillit raviver cette foi dans mon cœur déjà très malade. Je cessai d’être pur à dix-sept ans, et comme il arrive d’habitude, dans des conditions très prosaïques et très tristes. Une ouvrière d’environ trente ans, fraîche mais commune, qui venait chez ma mère, se trouvant un après-midi seule avec moi, profita de la circonstance pour m’attirer auprès d’elle et me donner des baisers qui m’affolèrent. Elle me demanda de venir chez elle, et la fièvre que ses caresses avaient allumée en moi, jointe à une palpitante curiosité des choses de la chair éveillée par mes lectures, me fit aller à ce rendez-vous. Là, dans une chambre de hasard, sur un lit aux gros draps de calicot rude, je perdis ma virginité entre les bras de cette fille dans les yeux de laquelle l’idée de mon innocence physique allumait un si bestial éclat qu’elle me fit peur. L’action ne fut pas plus tôt accomplie que je m’enfuis de cette chambre avec un dégoût inexprimable. Il me semblait que mes mains, que ma bouche, que tout mon corps, étaient souillés d’une souillure qu’aucune eau ne laverait. Ma première idée fut d’aller me confesser et d’implorer du Dieu auquel je croyais encore la force de ne pas recommencer. Ce dégoût persista pendant plusieurs jours, et puis je constatai, avec un mélange d’épouvante et de volupté, que le désir s’y insinuait petit à petit, et c’est alors que je pus observer ce trait de mon caractère que je vous ai signalé en vous parlant de mon père : l’incapacité à me servir de mon esprit pour me diriger et me dominer. Contre la honte d’une nouvelle chute dans l’abîme des sens, j’eus beau dresser et les convictions de ma piété encore intacte, et les délicatesses de mon imagination cultivée par tant de lectures ; j’eus beau me dire que cela était à la fois infâme et trivial, que je ressemblais ainsi aux camarades les plus méprisés par Émile et par moi, ceux qui passaient leurs jeudis au café ou chez les filles, — un soir, vers les huit heures, je sortis de la maison, sous prétexte d’un mal de tête. — Oui, c’était un soir d’été. Je respire encore l’odeur de poussière mouillée qui flottait sur la place de Jaude arrosée de l’après-midi. Je m’acheminai vers le faubourg de Saint-Allyre, où demeurait Marianne, c’était le nom de la créature, avec l’angoisse qu’elle ne fût pas chez elle. Je la trouvai dans sa pauvre chambre, et cette seconde fois fut la première où je m’abandonnai vraiment au délire animal, quitte à me retirer en proie au même mortel dégoût. Dès lors, à côté des deux autres personnes qui vivaient déjà en moi, entre l’adolescent encore fervent, régulier, pieux, et l’adolescent romanesquement imaginatif, un troisième individu naquit et grandit, un sensuel, tourmenté des désirs les plus bassement brutaux. Pourtant le goût de la vie intellectuelle subsistait en moi, si fort, si définitif, que, tout en souffrant de cet état singulier, j’éprouvais une sensation de supériorité à le constater, à l’étudier. Ce qu’il y avait de plus étrange, c’est que je ne m’abandonnais pas plus à cette dernière disposition qu’aux trois autres, avec une claire et lucide conscience. Je demeurais un adolescent à travers ces troubles, c’est-à-dire un être encore incertain, inachevé, en qui s’ébauchaient les linéaments de son âme à venir. Je ne m’affirmais ni dans mon mysticisme, puisque au fond, tout au fond, j’avais honte de croire, comme d’une infériorité ; ni dans mes imaginations sentimentales, puisque je les considérais comme de simples jeux de littérature ; ni dans ma sensualité, puisque j’avais la nausée, au sortir de la chambre de Marianne ; et, d’autre part, je n’avais ni l’audace ni la théorie de ma curiosité à l’égard de mes fautes. C’était dans l’été de ma rhétorique. Émile, qui devait mourir l’hiver suivant de la poitrine, était déjà bien malade et ne sortait plus guère. Il écoutait mes confidences avec un intérêt effrayé qui flattait mon amour-propre en me donnant à mes propres yeux une allure d’exception. Cet amour-propre ne m’empêchait pas d’avoir moi-même peur, comme à la veille de ma première communion, du regard que l’abbé Martel me jetait maintenant quand il me rencontrait. Il avait sans doute parlé à ma mère dans la mesure où le lui permettait le secret du confessionnal, car elle surveillait mes sorties, mais sans pouvoir les empêcher tout à fait, et surtout sans y voir autre chose que des causes possibles de tentations, tant je continuais à m’envelopper d’hypocrisie. Cette maladie de mon meilleur ami, cette surveillance de ma mère, l’appréhension des yeux du prêtre, achevaient de m’énerver, d’autant plus que dans ce pays de volcans il semble que les chaleurs d’été fassent sortir du sol une vapeur plus ardente, plus grisante. J’ai connu, dans ces moments-là, des journées littéralement folles, tant elles renfermaient en elles d’heures contradictoires, des journées où je me levais, plus fervent chrétien que jamais. Je lisais un peu d’Imitation, je priais, j’allais à ma classe avec le ferme propos d’être parfaitement régulier et sage. Sitôt rentré, je faisais mes devoirs, puis je descendais pour voir Émile. Nous nous livrions ensemble à quelque lecture troublante. Son père et sa mère, qui le voyaient mourir et qui le gâtaient, lui laissaient prendre chez le libraire tous les livres qui lui plaisaient, et nous en étions maintenant aux écrivains plus modernes, à ceux d’aujourd’hui, dont les volumes, arrivés récemment de Paris, exhalaient une odeur de papier frais et d’encre neuve. Nous nous procurions ainsi un frisson du cerveau qui m’accompagnait tout l’après-midi, et cependant je retournais en classe. Là, dans l’étouffante chaleur du milieu du jour, tandis que les portes ouvertes sur la cour laissaient voir l’ombre courte des arbres, et aussi que l’on entendait les voix lointaines des professeurs dictant les devoirs, l’image de Marianne s’offrait à moi, et une tentation commençait, d’abord lointaine et vague, qui allait grandissant, grandissant. J’y résistais, en sachant que j’y succomberais, comme si de lutter contre mon obscur désir m’en faisait davantage sentir la force et l’acuité. Je rentrais. L’image impure me poursuivait. Je dépêchais mes devoirs avec une sorte de verve endiablée, trouvant du talent dans le désarroi de mes nerfs trop vibrants. Je dînais, la bouche desséchée par l’ardeur de sensualité qui, à présent, me brûlait. Je descendais sous le prétexte de revoir Émile, et je me précipitais vers la rue de Marianne, Je retrouvais auprès d’elle la sensation brutale, cuisante et âpre, suivie d’une nausée si étrange, et, revenu, il m’arrivait de passer des heures à ma fenêtre, regardant les étoiles de la vaste nuit d’été, me souvenant de mon père mort et de ce qu’il me disait jadis sur ces mondes lointains. Alors une extraordinaire impression du mystère de la nature me saisissait, du mystère de toute âme, de mon âme à moi, vivante, dans cette nature, et je ne sais ce que j’admirais le plus, des profondeurs de ce ciel taciturne, ou des abîmes qu’une journée, ainsi employée, me révélait dans mon cœur.

Telles étaient mes dispositions intérieures, mon cher maître, lorsque j’entrai dans celle de mes classes qui devait être décisive pour mon développement : la philosophie. Dès les premières semaines du cours, mon ravissement commença. Quel cours cependant et combien empâté de fatras de la psychologie classique ! N’importe, inexacte et incomplète, officielle et conventionnelle, cette psychologie me passionna. La méthode employée, la réflexion personnelle et l’analyse intime ; — l’objet à étudier, le Moi humain considéré dans ses facultés et ses passions ; — le résultat cherché, un système d’idées générales capables de résumer en de brèves formules un vaste tas de phénomènes ; — tout, dans cette science nouvelle, s’harmonisait trop bien avec le genre d’esprit que mon hérédité, mon éducation et mes propres tendances m’avaient façonné. J’en oubliai jusqu’à mes lectures favorites, et je me plongeai dans ces travaux d’un ordre encore inconnu avec d’autant plus de frénésie que la mort d’Émile, de mon unique ami, survenue à cette époque, vint imposer de nouveau à mon intelligence si naturellement méditative ce problème de la destinée que je me sentais déjà presque impuissant à résoudre par ma foi première. Mon ardeur fut si vive que bientôt je ne me contentai plus de suivre mon cours. Je cherchai des ouvrages à côté qui pussent compléter l’enseignement du maître, et c’est ainsi que je tombai un jour sur la Psychologie de Dieu. Elle me frappa si profondément que je pris aussitôt la Théorie des passions et l’Anatomie de la volonté. Ce fut, dans le domaine des idées pures, le même coup de foudre que jadis, avec les œuvres de Musset, dans le domaine des sensations rêvées. Le voile tomba. Les ténèbres du monde extérieur et intérieur s’éclairèrent. J’avais trouvé ma voie. J’étais votre élève.

Pour vous expliquer d’une façon très nette comment votre pensée pénétra la mienne, permettez-moi de passer aussitôt aux résultats de cette lecture et des méditations qui la suivirent. Vous verrez comment je pus tirer de vos ouvrages une éthique complète, raisonnée, et qui coordonna d’une manière merveilleuse les éléments épars en moi. Je rencontrai d’abord dans le premier de ces trois ouvrages, la Psychologie de Dieu, un apaisement définitif à cette angoisse religieuse dans laquelle je continuais de vivre, malgré mes doutes. Certes, les objections contre les dogmes ne m’avaient pus manqué depuis que je lisais au hasard tant de livres dont beaucoup manifestaient la plus audacieuse irréligion, et surtout je m’étais senti attiré vers le scepticisme, comme je vous l’ai dit, parce que je lui trouvais un double caractère de supériorité intellectuelle et de nouveauté sentimentale. J’avais subi, entre autres influences, celle de l’auteur de la Vie de Jésus. La magie exquise de son style, la grâce souveraine de son dilettantisme, la poésie langoureuse de sa pieuse impiété, m’avaient remué profondément, mais je n’étais pas pour rien le fils d’un géomètre, et je n’avais pas été satisfait de ce qu’il y a d’incertain, de nuancé jusqu’à l’à-peu-près, dans cet incomparable artiste. C’est la rigueur mathématique de votre livre, à vous, mon cher maître, qui s’empara de ma pensée. Vous me démontriez à la fois avec une dialectique irrésistible que toute l’hypothèse sur la cause première est un non-sens, l’idée même de cette cause première une absurdité, et que néanmoins ce non-sens et cette absurdité sont aussi nécessaires à notre esprit que l’illusion à nos yeux d’un soleil en train de tourner autour de la terre, quoique nous sachions que ce soleil est immobile et cette terre en mouvement. La puissante ingéniosité de ce raisonnement ravit mon intelligence, qui, s’abandonnant docilement à votre conduite, en arriva enfin à une vision du monde lucide et justifiée. J’aperçus l’univers tel qu’il est, épandant sans commencement et sans but le flot inépuisable de ses phénomènes. Le soin que vous avez eu d’appuyer toutes vos argumentations sur des faits empruntés à la Science correspondait trop bien aux lointains enseignements de mon père pour ne pas me séduire par cela aussi, par ce charme d’une ancienne habitude d’esprit, pratiquée à nouveau après des années. Je lisais et je relisais vos pages, les résumant, les commentant et m’appliquant, avec l’ardeur d’un néophyte, à m’en assimiler tout le suc. L’orgueil intellectuel que j’avais senti remuer en moi dès mon enfance s’exaltait dans le jeune homme qui apprenait de vous le renoncement aux plus douces, aux plus consolantes utopies. Ah ! comment vous raconter ces fièvres d’une initiation qui fut pareille à un premier amour par les félicités de l’enthousiasme et ses ferveurs ? J’avais comme une joie physique à renverser, vos livres à la main, l’antique édifice des croyances où j’avais grandi. Oui, c’était la mâle félicité qu’a célébrée Lucrèce, celle de la négation libératrice, et non plus les lâches mélancolies d’un Jouffroy. Cet hymne à la Science dont chacune de vos pages est comme une strophe, je l’écoutais avec un ravissement qui fut d’autant plus intense que la facilité d’analyse, principale raison de ma piété, trouvait à s’exercer, grâce à vous, avec une autre ampleur qu’au confessionnal et que vos deux grands traités m’éclairaient sur mon univers intérieur, en même temps que la Psychologie du Dieu m’éclairaient sur l’univers extérieur, d’une lumière qui, même aujourd’hui, reste mon dernier, mon inextinguible fanal dans la tempête.

Toutes les incohérences de ma jeunesse, en effet, comme vous me les expliquiez ! Cette solitude morale dont j’avais tant souffert, auprès de ma mère, auprès de l’abbé Martel, auprès de mes camarades, de tous, même d’Émile, — je la comprenais maintenant. Dans votre Théorie des passions, n’avez-vous pas démontré que nous sommes impuissants à sortir du Moi, et que toute relation entre deux êtres repose sur l’illusion, comme le reste ? Ces chutes des sens dont j’avais eu des remords si atroces, votre Anatomie de la volonté m’en révélait les motifs nécessaires, l’inéluctable logique. Les complications que je m’étais reprochées en m’y attardant, comme un manque de franchise, vous m’y faisiez reconnaître une loi de l’existence même, imposée par l’hérédité à notre personne. Je me rendais compte aussi, grâce à vous, qu’en recherchant dans les romanciers et les poètes de ce siècle des états de l’âme coupables et morbides, j’avais, sans m’en douter, suivi une vocation innée de psychologue. N’est-ce pas vous qui avez écrit : « Toutes les âmes doivent être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature. Parmi ces expériences, les unes sont utiles à la société, et l’on prononce alors le mot de vertu ; les autres nuisibles, et l’on prononce le mot de vice ou de crime. Ces dernières sont pourtant les plus significatives, et il manquerait un élément essentiel à la science de l’esprit si Nérou, par exemple, ou tel tyran italien du quinzième siècle n’avait pas existé… » Par ces chaudes journées d’été, je me revois partant en promenade, un de ces livres dans la poche, et, une fois seul dans la campagne, lisant quelqu’une de ces phrases et m’exaltant à en méditer le sens. J’appliquais au paysage qui m’environnait cette interprétation philosophique de ce qu’il est convenu d’appeler le mal. Sans doute, les éruptions qui avaient soulevé la chaîne des Dômes, au pied desquels j’errais ainsi, avaient dû dévaster de lave brûlante la plaine voisine et détruire des êtres. Pourtant elles avaient produit cette magnificence d’horizon qui me ravissait, quand mes yeux contemplaient la coupe gracieuse du Parion, le puy de Dôme et toute la ligne de ces nobles montagnes. Le long des chemins verdoyaient des euphorbes en fleur, dont je brisais les tiges pour voir le poison en dégoutter, blanc comme du lait. Mais ces fleurs vénéneuses nourrissaient la belle chenille tithymale, verte avec des taches sombres, et un papillon en devait naître, un sphinx aux ailes colorées des plus fines nuances. Parfois une vipère glissait entre les pierres de ces routes poudreuses, que je regardais aller, grise sur la pouzzolane rouge, avec sa tête plate et la souplesse de son corps tacheté. La dangereuse bête m’apparaissait comme une preuve de l’indifférence de cette nature, qui n’a d’autre souci que de multiplier la vie, bienfaisante ou meurtrière, avec la même inépuisable prodigalité. Je sentais alors, avec une force inexprimable, se dégager de ces choses la même leçon que de vos œuvres, à savoir que nous n’avons rien à nous que nous-même, que le Moi seul est réel, que cette nature nous ignore, comme les hommes, qu’à elle comme à eux nous n’avons rien à demander sinon des prétextes à sentir ou à penser. Mes vieilles croyances en un Dieu père et juge me semblaient des songes d’enfant malade, et je me dilatais jusqu’aux extrêmes limites du vaste paysage, jusqu’aux profondeurs de l’immense ciel vide, en songeant que moi, chétif, j’avais assez réfléchi déjà pour comprendre de ce monde ce qu’aucun des paysans que je voyais passer ne comprendrait jamais. Ils venaient de la montagne, conduisant leurs grands chariots attelés de bœufs paisibles, et ils saluaient les croix dévotement. Avec quelles délices je les méprisais dans mon cœur de leur grossière superstition, eux, et l’abbé Martel, et ma mère, quoique je ne me fusse pas décidé à déclarer mon athéisme, prévoyant trop quelles scènes cette déclaration provoquerait. Mais ces scènes n’importent guère, et j’arrive maintenant à l’exposé d’un drame qui n’aurait pas de sens si je ne vous avais pas fait entrer d’abord dans l’intime de ma pensée et de sa formation.