Les Sept Cordes de la lyreMichel Lévy frères (p. 261-278).

LE
DIEU INCONNU



Au temps de Dioclétien, lorsque le christianisme grandissait dans la persécution, Pamphile, prêtre de Césarée, vint à Rome pour joindre ses efforts à ceux de Caïus, de Quentin et de plusieurs autres saints hommes, successeurs des apôtres, occupés tous à former des âmes pour le martyre, afin que le sang des chrétiens lavât sur les pavés de Rome les souillures de la débauche païenne. L’holocauste de Jésus continuait à monter vers le ciel ; ses disciples venaient se faire immoler sur l’autel encore fumant, afin que le monde fût racheté, afin que Dieu, épouvanté lui-même des turpitudes humaines, pût mettre dans la balance de sa justice quelques morts héroïques en compensation de tant de vies honteuses.

Un soir, après la courte et sublime exhortation que le reste du troupeau écoutait chaque fois comme pouvant être la dernière (car bien souvent au matin, soit le pasteur, soit la brebis, quelqu’un manquait à l’appel, et le De profundis était murmuré à voix basse sur un cénotaphe), Pamphile, ayant donné sa bénédiction et son triste adieu à ses frères, les regardait s’éloigner lentement et dans un profond silence, sous les sombres voûtes des catacombes. Il fut saisi, ce soir-là, plus que de coutume, d’un sentiment d’inexprimable douleur, car une tendresse infinie naissait vite et se cimentait fortement entre ces hommes voués au sacrifice, et leur âme était souvent partagée entre l’amertume des regrets humains et la joie d’un divin enthousiasme.

Le prêtre chrétien restait debout devant l’autel et ne songeait plus à prier. La fatigue de son corps maigri par le jeûne, le froid du caveau, la solennité des adieux quotidiens, l’aspect de ce cercueil où, chaque jour, depuis plus d’un mois, un cadavre mutilé venait recevoir la couronne humide encore du sang d’un autre martyr, tout le ramenait à un sentiment de personnalité auguste et terrible. Il s’agenouilla enfin devant le Christ, en s’écriant :

— Ô mon maître ! si je dois boire ce calice, épargne-m’en la lie ; si je dois remplir ce cercueil, fais que ce soit demain, afin que je n’y voie plus descendre aucun de mes frères, et que les larmes de mon cœur soient taries.

En ce moment, il entendit frapper doucement à une porte que les fidèles avaient dressée et fermée au dedans, afin que ce souterrain n’eût qu’une issue (celle par laquelle Pamphile les avait vus s’éloigner), et que les moyens de surprise fussent plus rares. Celui qui s’y présentait alors ne pouvait donc être qu’un espion, ou un frère récemment arrivé du dehors et forcé par les poursuites de se réfugier précipitamment dans les caves. Pamphile se leva sans hésiter et alla tirer les verrous d’une main ferme. Peut-être avait-il cru reconnaître les pas d’Eusèbe, son ami, qu’il avait laissé à Césarée, avide de venir affronter la persécution ; peut-être, poussé par un élan surnaturel, crut-il que Dieu exauçait tout à coup sa prière et lui envoyait le bourreau qu’il avait demandé. Pamphile était seul ; à chaque instant de sa vie, il était préparé à paraître devant Dieu ; il demanda d’une voix calme :

— Que voulez-vous ?

Et il ouvrit la porte en même temps.

Alors, il vit une femme voilée, qui s’avança d’un pas timide, en disant :

— Ne me faites pas souffrir de supplice, ne me faites pas mourir ; je suis païenne et ne viens point ici pour vous trahir, mais pour invoquer votre Dieu.

— Notre Dieu a dit : « Rendez le bien pour le mal, » répondit Pamphile ; nous ne tuons pas, nous ne faisons pas souffrir de supplices, même à ceux qui voudraient nous trahir. Entrez, ma fille, et priez le vrai Dieu.

— Referme donc cette porte, répondit la femme païenne, car, si l’on me surprenait ici, je serais accusée de christianisme, et l’on me mettrait à la torture pour me faire avouer vos mystères.

Le prêtre referma la porte, et, lorsqu’il se retourna vers la femme, elle avait ôté son voile, et il vit qu’elle était jeune encore, richement vêtue, et d’une merveilleuse beauté, quoique son visage portât l’empreinte de la fatigue et de la tristesse.

— Qui es-tu ? lui dit le prêtre, et que demandes-tu ? Voici l’autel de notre Dieu : si tu veux le prier, je m’agenouillerai avec toi et je le prierai de t’exaucer.

Mais la femme, au lieu de répondre, regardait autour d’elle avec un mélange d’effroi et de curiosité, et, lorsqu’à la lueur de la lampe qui brûlait devant l’autel, elle distingua le cénotaphe, couvert d’un linceul aux taches livides, elle recula épouvantée, en disant :

— Tu prétends que vous ne tuez pas, que vous ne tourmentez pas, et pourtant voici du sang et un cercueil ?

— Ma fille, répondit le prêtre, c’est le sang de nos frères que vos frères ont tué.

La femme païenne sembla se tranquilliser, puis aussitôt elle fut saisie de tristesse.

— Nos dieux ne sont pas aussi cruels que nous, dit-elle ; ils ne sont pas comme les dieux de la Gaule et de la Germanie, qui demandent des sacrifices humains ; ils se contentent d’hécatombes de troupeaux, et le premier-né d’une génisse est plus agréable au dieu Mars lui-même que le sang versé dans les combats. Crois-moi, pontife du Dieu Christ, nos dieux sont doux et indulgents ; ils nous portent plutôt au plaisir qu’à la fureur, et même il faut qu’ils soient bien endormis, et que la blonde Hébé leur ait versé de l’eau du fleuve Léthé au lieu d’ambroisie, car ils nous abandonnent et ne semblent plus présider à nos destins en aucune manière. Quand les hommes sont quittés par les dieux, ils deviennent semblables aux barbares du Nord. Pour moi, je n’ai pas cessé de les servir comme je le devais. J’ai surtout invoqué les déesses, et j’ai cherché à me les rendre propices par des offrandes dignes de mon rang et de ma fortune, car je suis riche et patricienne, et l’on me nomme Léa.

— Vous êtes cette femme célèbre par son luxe et sa beauté, et vous venez ici braver la persécution et la mort ! Il faut que vous ayez senti le vide et la souffrance des joies humaines.

— Vieillard, j’ai senti les blessures de l’orgueil et la satiété des plaisirs, et, comme je suis jeune encore et que la tristesse me gagne, j’ai invoqué le ciel pour qu’il me rendît mes joies premières ; mais c’est en vain que j’ai sacrifié à toutes les divinités qui pouvaient me secourir. — En vain j’ai fatigué de mes pieds les marches de ton temple, ô Vénus ! je t’ai présenté six couples de jeunes colombes d’Afrique plus blanches que le lait ; j’ai touché de mes mains tremblantes et de ma bouche flétrie, au sein de la statue de Junon Victorieuse, la ceinture d’or incrustée de pierreries, image de celle que tu lui prêtas, dit-on, pour ressaisir l’amour de son immortel époux, le maître des dieux. Tu ne m’as pas rendu le pouvoir de plaire, déesse oublieuse ! et Junon, la fière souveraine de l’Olympe, ne m’a pas inspiré l’orgueil qui console de l’amour. — En vain j’ai brodé des voiles de Tyr pour te les présenter, ô Pallas ! tu ne m’as donné ni la sagesse, ni le goût des études et des travaux ! Hébé, c’est à toi que j’ai fait les plus riches offrandes, à toi que j’ai sacrifié des génisses sans tache et des agneaux d’un an. Le temps n’est plus où ta main invisible effaçait au front de tes privilégiées les premières rides qu’y imprime le temps ; où ta tendresse faisait chaque matin refleurir les roses sur leurs lèvres. Tu laisses les larmes creuser mes joues, et la couleur de l’iris s’étendre autour de mes paupières. — Ô toi, Cupidon, fils du Soleil, ne t’ai-je pas sacrifié le premier-né du lièvre, avant qu’il eût goûté le thym et la sauge dans les montagnes ! N’ai-je pas fait venir de Grèce des myrtes éclos dans les bosquets d’Amathonte et de Gnide, pour en semer les fleurs sur ton autel ? — Amour, ô Amour ! m’as-tu assez oubliée ! Dieux et déesses, vous êtes-vous assez enivrés en silence de la fumée de mes sacrifices ! ma plainte a-t-elle assez longtemps monté vers vous ! N’est-il pas bien temps que quelque divinité m’assiste et me console ! Qu’elle vienne du nord ou de l’orient, ou des provinces de l’Afrique, où l’on dit que les dieux sont noirs, ou de chez les Hébreux, qui n’ont qu’un seul dieu, toujours le même, à ce qu’on m’a raconté, pourvu que je sois exaucée, je lui offrirai les holocaustes les plus beaux, et je n’épargnerai à ses prêtres ni les honneurs ni les dons. Parle donc, ô vieillard, et demande à tes oracles si le Dieu des Galiléens peut l’emporter en puissance ou en bonté sur les nôtres, car ils sont devenus sourds !

— Femme, répondit Pamphile, nous ne recevons pas de présents, et nous ne rendons pas d’oracles.

— Comment donc servez-vous votre Dieu, reprit Léa, et à quoi vous sert-il ?

— Il nous a enseigné sa parole, mais il n’habite pas le flanc des vaines idoles. Il n’a pas besoin d’offrandes terrestres ; celle qu’il demande, c’est l’amour et le culte des cœurs fidèles. Et, quant à ses prêtres, eux et tous ceux qui adorent le Christ ont fait vœu de pauvreté et d’humilité.

— Vous ne lui demandez donc jamais rien, et il n’a donc rien à vous accorder ? Peut-être est-il comme le Destin, qui commande à tous les dieux, mais qui ne peut rien changer à ce qu’il a une fois décidé, quelque prière qu’on lui adresse ?

— Notre Dieu nous écoute et nous exauce, et, pour parler votre langage, afin de me faire comprendre, je vous dirai que le Destin lui obéit comme l’esclave à son maître. C’est sa volonté qui régit l’univers, et aucun dieu n’existe devant lui. Apprenez sa parole, étudiez sa loi, et vous saurez qu’il y a dans sa miséricorde des trésors plus grands que dans toutes les vanités de la terre.

— Faut-il donc, reprit la femme, que j’étudie vos mystères pour pouvoir faire une demande à votre Dieu, et ne me l’accordera-t-il pas tant que je n’y serai point initiée ? Alors, adieu, car mon train de vie ne me laisse pas le temps d’entendre vos prédications ; et, d’ailleurs, je serais persécutée à mon tour. Je pensais qu’en venant faire une offrande ici, j’obtiendrais une réponse quelconque, et m’en retournerais peut-être avec un peu d’espoir ; mais, puisqu’il est défendu aux prêtres de votre loi de recevoir les prières des païens, je m’en vais implorer encore Vénus pour qu’elle me rende la volupté, ou Vesta pour qu’elle m’enseigne la continence.

— Arrête, lui dit Pamphile avec douceur, il m’est défendu de présenter à mon Dieu des demandes folles ou coupables ; il m’a semblé que tu te plaignais du ravage des ans et de la fuite des amours profanes. La parole du Christ nous enseigne que la beauté de l’âme et l’amour pur sont sa seule beauté, le seul amour agréable au Seigneur. Mais, si j’ai bien compris tout ce que tu as dit, je vois que tu souffres du mal qui tourmente ta nation, c’est-à-dire le dégoût, l’ennui de mal faire ; tu implores à la fois les divinités fabuleuses qui, selon vous, président aux dons les plus contraires, la pudicité, la luxure, la science, la fierté, l’égarement, la sagesse. Ce que tu veux, tu ne le sais pas ; ce qui pourrait te guérir, tu l’ignores, et, je te le dis, tu ne me comprendras pas, car les instants sont comptés, tu ne veux passer ici qu’une heure, et ton esprit est si étranger à l’esprit du vrai Dieu, qu’il me faudrait un an pour te convertir… Mais écoute : voilà l’image de ce Dieu, agenouille-toi devant elle en signe de respect, non pour le bois de ce crucifix, mais pour le fils de Dieu qu’il représente et qui est dans le ciel. Élève ton âme vers l’Éternel, et dis-lui ta peine. Sache seulement que c’est un Dieu bon et indulgent, un père pour les affligés et les contrits, un Dieu d’amour pour les agités et les fervents. Il n’est pas besoin d’interprète, de prêtre, ni d’ange, entre lui et toi. Prie-le seulement de regarder au fond de ton cœur ; il verra ce qui s’y passe, mieux que toi même, et, si tu désires sincèrement le connaître et le servir, il t’enverra la grâce, qui est un don plus précieux et une consolation plus puissante que les fausses délices de la vie.

— J’ai ouï prononcer des paroles semblables aux tiennes, reprit Léa ; on m’a raconté que les Nazaréens, condamnés à mort dans ces derniers temps, invoquaient tous un Dieu qu’ils appellent le Dieu d’amour et de grâce. Cependant, on dit qu’il ne ressemble en rien au dieu de Cythère et de Paphos, et j’ai peine à comprendre quelle grâce tu me promets de sa part. Néanmoins, puisque tu me permets de prier dans son temple, je vais l’invoquer ; car, si les dieux immortels connaissent les secrètes pensées des hommes, il n’en est que plus efficace de les leur révéler par l’invocation, afin de leur prouver qu’on espère en eux.

— Fais ce que tu veux, ô aveugle qui cherches la lumière ! répondit Pamphile. Puisse le Seigneur Dieu t’ouvrir les yeux !

Alors, la dame romaine s’agenouilla sur la terre humide, et, rejetant en arrière sa belle tête ornée d’épingles et de bandelettes d’or, élevant vers l’image du Christ ses grands bras de neige, nus jusqu’à l’épaule, elle parla ainsi :

— Je ne sais quelle chose je dois te demander, ô Dieu inconnu ! mais je sais bien quelle plainte je puis adresser au ciel, car ma vie est devenue plus amère que l’olive cueillie sur l’arbre. J’ai vu à mes pieds l’élite des hommes, mais celui que j’ai choisi pour époux m’a délaissée pour de grossières voluptés. Tout son désir était de me voir abdiquer la sévérité de mes mœurs et de me jeter dans les bras d’un autre, afin d’avoir le droit de se livrer à ses honteuses amours. J’ai cru venger mon orgueil en aimant Icilius. Vous le savez, Dieu des Nazaréens, puisqu’on dit que, semblable à Jupiter, vous connaissez toutes les actions et toutes les pensées des hommes ; vous savez qu’Icilius a été indigne de mon amour et qu’il m’a abandonnée pour les courtisanes, me donnant pour prétexte qu’il ne pouvait aimer longtemps une femme sans fidélité. Antoine, qui, pendant quelque temps, fut enchaîné à mes pieds, fut coupable bientôt du même crime qu’Icilius ; et, pour motiver sa trahison, il répondit à mes fureurs qu’une courtisane n’était pas plus méprisable que la femme oublieuse de deux amours. Tu sais, ô Dieu ! que je ne m’abaissai point jusqu’à supplier l’infâme, et que je me hâtai de chercher un vengeur de mon injure ; mais tu sais que cet amour ne fut pas plus heureux que les autres, et que, toujours outragée, ma vie s’est consumée et ma beauté s’est flétrie dans d’inutiles transports de tendresse et de colère. Et, quand j’ai appelé sur ces traîtres la vengeance des dieux infernaux, tu sais qu’ils m’ont répondu que les dieux infernaux n’existaient plus, que Cerbère avait été étouffé par la Volupté, et que les Furies elles-mêmes étaient devenues faciles depuis que Plutus s’était partagé avec Priape et Comus l’empire de la terre.

» Voilà où nous en sommes, ô Dieu inconnu ! Les hommes ne croient plus à la justice des cieux, et les bacchantes effrontées insultent les tristes vestales. Lucine ne protège même plus la dignité des épouses et des mères, et les autels de Cypris ne sont plus desservis que par les ménades échevelées. Et cependant, les femmes n’existent que pour aimer et pour être aimées. Que deviendront celles que l’amour seul conduit à la couche de roses, si l’or crée des plaisirs plus âpres, et si les lupanars de Rome savent des secrets que nous ignorons ? Nos hommes nous préfèrent d’impures concubines : faudra-t-il que, pour les remplacer, nous appelions nos esclaves à nos embrassements ? Plus d’une parmi nous n’a pas rougi de le faire, et s’est abandonnée à de monstrueuses orgies, pour échapper à la solitude de son palais et à la rage de son amour outragé. Et cependant, la femme est faible, ô Dieu puissant ! et d’elle-même elle n’est point portée à quitter la première l’appui qu’elle s’est donné. L’honneur lui rend l’infidélité dangereuse et la lui fait expier par la honte. C’est donc l’homme que je viens accuser devant toi, Nazaréen ! c’est mon époux, c’est Icilius, c’est Antoine, c’est tous ceux que j’ai aimés en vain que je viens dénoncer à ta justice ; venge-moi d’eux, ou fais que je les oublie et que j’entre dans l’indifférence de la vieillesse. Si j’ai perdu une partie de ma beauté, et qu’en la retrouvant je retrouve la foi de ceux qui m’ont trahie, rends-moi la jeunesse et sa puissance. Mais quoi ! ai-je perdu mes attraits au point que la chanteuse Torquata, qui s’est usée dans la débauche, me soit préférable ? Est-ce Lycoris la Grecque, qui, veuve de neuf cents hommes, a plus de fraîcheur et de vivacité que moi ? Et, d’ailleurs, ne vois-je pas que les plus jeunes et les plus belles d’entre nous sont abandonnées comme moi pour la Prostitution aux lèvres livides ? Faudra-t-il nous montrer nues sur les théâtres ? faudra-t-il nous présenter ivres devant nos amants, pour réveiller en eux une étincelle de leurs feux endormis ?

» Et cependant, que ferons-nous, seules et méprisées, au fond de nos jardins silencieux ? Les charges de l’État, la guerre, les académies ne nous admettent point à ces travaux qui absorbent les hommes et les consolent de tout. Notre faiblesse et notre éducation nous en excluent. On nous instruit à plaire, et le premier soin de nos matrones, dès que nos cheveux flottent sur nos épaules, c’est de nous apprendre comment on les relève en tresses parfumées, et de quels joyaux on les orne, pour attirer les regards de l’homme. Nos travaux les plus sérieux se rapportent à la parure, et les seuls entretiens où nous ne soyons pas déplacées sont des entretiens qui allument nos sens et nous convient à la volupté. Et cependant, si nous nous conservons chastes, nous n’inspirons à nos époux qu’une froide estime et les langueurs de l’ennui. Si nous cherchons à les retenir sur notre sein par de jaloux emportements, ils nous soupçonnent et nous méprisent.

» Voilà, ô Dieu de Galilée ! voilà comme on traite les femmes de Rome ! voilà ce que sont devenues ces dames autrefois si respectées, qui donnaient leurs bracelets d’or à la patrie et qui ne portaient que des héros dans leurs flancs. La Luxure s’est couchée sur les places publiques, et tout un sexe a été la relever pour la porter en triomphe, sous les yeux des femmes honnêtes. Si ton peuple est fidèle aux vertus antiques, si ta loi force les cœurs à la fidélité et les reins à la continence, foudroie donc cette ville impure, ô Galiléen ! et fais-y régner une race nouvelle. Je t’ai dit les horreurs de nos destinées, réponds-moi par la bouche de ton prêtre. Qu’un oracle me console ou m’enseigne. S’il faut, pour me guérir de l’ennui et de la colère qui me dévorent, invoquer la magie, assister à d’épouvantables sacrifices, boire les poisons de l’Érèbe, je le ferai plutôt que de retourner sans espérance à ma couche solitaire et aux tortures de ma vengeance impuissante. — J’ai parlé à ton Dieu ; maintenant, prêtre, réponds pour lui. N’avez-vous point une sibylle pour le consulter ? Ah ! si vous connaissez un philtre pour inspirer l’amour aux hommes, ou pour l’éteindre dans le cœur des femmes, donnez-le-moi, je le boirai jusqu’à la dernière goutte, dût-il porter dans mes entrailles les angoisses de la mort. Réponds, vieillard, quelle hécatombe faut-il offrir sur tes autels ? Doutes-tu de mes richesses ? doutes-tu de mon serment ? J’immolerai à ton Christ tous les troupeaux de mes domaines ; je lui enverrai tous les vases d’or de mon palais. Veux-tu mes ornements, les bandelettes de mon front, les pierreries de ma chaussure ? On dit que vous acceptez les dons du riche pour les distribuer aux pauvres, et que ces dons rendent vos dieux propices. Je ferai tout pour acquérir le trésor de l’amour, ou celui de l’oubli.

— Femme infortunée, répondit Pamphile, ce que tu demandes n’est point en notre pouvoir. Notre Dieu ne nous confère pas le droit de travailler à satisfaire les passions humaines ; il sécherait la main criminelle qui voudrait embraser ou refroidir par des poisons le sang qu’il fait couler dans les veines de l’homme. Les serviteurs de ce Dieu de chasteté professent la chasteté à son exemple. Ceux d’entre nous qui se marient regardent la fidélité comme le devoir de l’homme aussi bien que celui de la femme, et le crime de la trahison est égal pour les deux sexes. C’est parmi les chrétiens seulement que l’amour sincère et durable peut régner. Ils n’adorent qu’un maître, qui, à lui seul, résume toutes les vertus, tandis que vos païens adorent tous les vices sous la figure de diverses divinités. Ces divinités, ma fille, ce sont les noirs démons, et, loin de les aduler et de les craindre, il faut les mépriser et les haïr. C’est au Dieu de pardon, de douceur et de pureté, que vous devez sacrifier, non des agneaux et des génisses, mais tous vos désirs de vengeance, toutes les révoltes de votre orgueil, et tous les vains plaisirs de votre vie.

— Ma vie est sans plaisirs et sans repos désormais, s’écria la Romaine ; je ne puis rien sacrifier à ton Dieu que ma haine et mes ressentiments, s’il m’accorde ces plaisirs qui me fuient, et ce repos que je demande.

— Ces plaisirs, mon Dieu ne les bénira jamais. Il les réprouve, il les défend à ceux qui ne les ont pas sanctifiés en son nom par un serment indissoluble.

— Et quelle consolation accorde-t-il donc aux femmes délaissées ? dit Léa en se levant.

— Il leur tend les bras, répondit le chrétien, et il les invite à se consoler dans son sein.

— Ô prêtre ! dit la Romaine, cet oracle est obscur, et je ne le comprends pas. Puis-je aimer ton Dieu, et ton Dieu peut-il m’aimer ?

— Oui, ma fille, Dieu aime tous les hommes, car ils sont ses enfants, et, quand les hommes s’abandonnent entre eux, il console ceux qui se réfugient en lui. Essaye de l’amour divin, ô Léa, et tu y trouveras des délices si pures, qu’elles te feront oublier toutes celles de la terre.

— Tes oracles m’étonnent et m’épouvantent de plus en plus, dit la femme en s’éloignant de l’autel, et en ramenant à demi son voile sur sa figure. L’amour des dieux est terrible, ô vieillard ! et il en a coûté cher aux mortelles qui ont osé s’y abandonner. Sémélé fut réduite en cendres par l’éclat de la face de Jupiter, et la jalouse Junon poursuivit Latone…

— Arrête ! pauvre insensée, et rejette ces pensées d’ignorance et de néant. Le vrai Dieu ne descend pas aux faiblesses des hommes, car il n’est pas revêtu d’une enveloppe terrestre comme vos maîtres fabuleux. Ô fille du siècle ! tu es engagée si avant dans les voies de l’erreur, que je ne sais quelle langue te parler. Le temps me manque pour t’instruire. Veux-tu être chrétienne ?

— Comment puis-je le vouloir, si je ne suis pas assurée d’y trouver la fin de mes douleurs ?

— Je te promets, au nom de l’Éternel, la consolation en cette vie, et la récompense dans l’autre.

— Et comment croirai-je à tes promesses, si je n’ai pas, dès à présent, quelque preuve de la puissance de ton Dieu ?

— Demanderai-je donc à Dieu de te convaincre avec des prodiges ? dit le prêtre se parlant à lui-même plutôt qu’à la dame romaine.

— Fais-le ! s’écria-t-elle, et je me prosternerai.

— Non, répondit Pamphile, car ton âme est dans les liens de l’erreur, et ce n’est pas encore la voix du Ciel qui t’appelle à la conversion ; c’est celle de tes passions, et elles luttent trop encore pour que tu entendes la voix de Dieu. Écoute, femme : retourne chez toi, efforce-toi d’oublier l’homme qui t’a offensée, et vis dans la continence. Condamne-toi à la solitude, à la retraite, à la douleur ; offre à Dieu tes souffrances et tes ennuis, et ne te lasse pas de les supporter. Lorsque tes souffrances te sembleront au-dessus de tes forces, n’invoque ni Vesta ni Vénus, oublie ces fantômes ; mets-toi à genoux et regarde le ciel où règne le Dieu vivant ; alors, tu diras ces paroles : « Vrai Dieu ! fais que je te connaisse et que je t’aime, car je ne veux connaître et aimer que toi. »

— Et alors, quel miracle fera-t-il en ma faveur ? dit la Romaine avec étonnement.

— La vérité descendra dans ton cœur, l’amour divin relèvera ton courage, le calme renaîtra dans tes sens, et tu seras consolée.

— À jamais ?

— Non ; l’homme est faible et ne peut rien sans un continuel secours d’en haut. Il faudra prier toutes les fois que tu seras affligée.

— Et je serai consolée chaque fois ?

— Si tu pries avec ardeur et sincérité.

— Et je serai chrétienne ? dit Léa avec inquiétude. Mon époux me dénoncera et m’enverra à la mort !

— Ces persécutions s’affaibliront, et le Christ triomphera, dit Pamphile. En attendant, ne crains rien, ne révèle encore à personne ta foi nouvelle, et prie le Dieu inconnu dans le secret de ton cœur. Avant peu, tu auras soif d’instruction et de baptême ; et, quand tu seras chrétienne, tu ne craindras plus le martyre. Retire-toi, l’heure est passée. Quand tu auras senti l’effet de mes promesses, tu reviendras aux catacombes.

Le lendemain, les catacombes furent envahies, les chrétiens dispersés, et, pendant deux ans, la religion du Christ sembla étouffée dans Rome. Pamphile retourna à Césarée, et Eusèbe vint prendre sa place dans la ville de saint Pierre, muni des instructions de son ami. Il rassembla le troupeau et le trouva augmenté. La foi avait grandi dans les fers ; la vérité s’était propagée dans l’ombre, et, jusque dans les rangs des anciens persécuteurs, de nouveaux frères communiaient d’intention avec les fidèles.

Une esclave africaine s’approcha d’Eusèbe, un soir qu’il traversait la cité des Césars pour se rendre à une crypte ignorée dans la campagne. Cette femme avait longtemps marché derrière lui, et il l’avait prise pour un espion. Aussi était-il prêt à retourner sur ses pas pour la tromper sur le but de sa promenade, lorsqu’elle lui dit :

— Au nom du Dieu de Nazareth, une dame romaine veut vous voir à ses derniers moments. Suivez-moi et ne craignez rien, car votre Dieu est avec nous.

Eusèbe la suivit, et, après avoir traversé, à la nuit tombante, les ombrages épais d’une magnifique maison de campagne, il fut introduit auprès de Léa. La dame romaine, dans sa robe de pourpre, et déjà froide, se souleva de son lit d’ivoire, et lui dit d’une voix éteinte :

— Es-tu Eusèbe, l’ami de Pamphile ?

— Je le suis, répondit le saint apôtre.

— Eh bien, dit la Romaine expirante, viens me donner le baptême, car je veux confesser le Dieu inconnu en mourant. Il y a deux ans que je le prie et que je pleure en invoquant son secours. Pamphile me l’avait promis ; ma douleur m’est devenue chère, et mes larmes ont cessé de me brûler. J’ai vécu comme il m’a dit ; j’ai abandonné les plaisirs, et le cirque, et les festins, et les chars, et le temple des dieux impuissants ; retirée au fond de mes jardins silencieux, j’ai prié toutes les fois que j’ai senti le regret de mes funestes joies me tourmenter, et, toutes les fois, un calme miraculeux, un étrange bonheur sont descendus en moi. Je n’ai pu être instruite dans vos mystères ; il eût fallu exposer un de vous à la persécution, et j’attendais un meilleur moment. Mais la mort ne m’en laissera pas jouir. Je meurs, et je meurs en paix, avec l’espérance de voir ton Dieu, car ce que Pamphile m’a prescrit, je l’ai fait : j’ai prié avec ardeur et sincérité. J’ai dit sans cesse la prière qu’il m’avait dictée : « Vrai Dieu, fais que je te connaisse et que je t’aime !… »

La parole expira sur les lèvres de Léa ; Eusèbe versa l’eau sainte sur son front, où s’étendait déjà le voile livide de la mort, en lui disant :

— Que Dieu t’enseigne lui-même dans les cieux ce que tu n’as pu apprendre sur la terre ! L’expiation et la sincérité sont le véritable baptême qu’il exige ici-bas.

Léa sourit, et l’esclave qui la servait, s’étonnant de la beauté sublime qui se répandait sur son visage, courut chercher un miroir d’acier poli et le lui présenta en s’écriant avec naïveté :

— Ô ma maîtresse, ne crains pas de mourir, car voici ta jeunesse qui refleurit sur ton visage. Ton œil brille, ta lèvre s’empourpre ; le Dieu de Galilée a fait un prodige en ta faveur, et, si les hommes te voyaient en ce moment, ils abandonneraient toutes les femmes pour s’incliner devant toi. Lève-toi donc, fais préparer ton char ; je vais nouer et orner tes cheveux, César lui même t’adorera aujourd’hui.

Léa contempla son image dans le métal étincelant ; puis, laissant retomber son bras affaibli :

— Si le Dieu de Galilée me rendait la vie, je ne voudrais pas retourner parmi les hommes. Je ne voudrais pas que ma beauté, rajeunie par son amour mystérieux, devînt le trophée souillé d’un mortel contempteur. Je sens que je meurs, et que je vais rejoindre le foyer d’impérissable beauté appelé par le divin Platon le souverain bien. Lui aussi, il a placé aux cieux la source d’amour et de perfection… — Ô prêtre ! cette eau que tu verses sur mon front n’est-elle pas l’emblème de la source inépuisable où je vais me désaltérer ?

— Oui, ma fille, répondit le prêtre.

Et, lui parlant de rédemption et d’espérance, il la vit mourir avec le sourire sur les lèvres. Le calme qu’elle avait trouvé en se vouant au culte du Dieu inconnu, et la tranquillité de son heure dernière, frappèrent tellement l’esclave noire, qu’elle suivit Eusèbe à la crypte des chrétiens et embrassa la religion du consolateur des amantes et du rédempteur des esclaves.