Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 20-24).
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CHAPITRE V

(6)

Comment toute vertu et tout défaut s’exercent à l’égard du prochain.

Je veux que tu saches qu’il n’est point de vertu et pareillement point de défaut qui ne s’exercent par le moyen du prochain. Qui demeure dans l’inimitié vis-à-vis de moi, cause un dommage au prochain et à lui-même qui est son principal prochain. Et il lui fait tort soit en général, soit en particulier. En général, parce que vous êtes tenus d’aimer votre prochain comme vous-mêmes, et c’est amour vous fait un devoir de l’assister par la prière, par la parole, par le conseil et de lui procurer tous les secours spirituels ou temporels suivant la mesure de ses besoins. Et si vous ne le pouvez faire réellement, parce que vous n’en avez pas le moyen, tout au moins, devez-vous en avoir le désir.

Mais si l’on ne m’aime pas, l’on n’aime pas non plus le prochain. Ne l’aimant pas, on ne le secourt pas et du même coup l’on se fait tort à soi-même. On se prive de ma grâce, en même temps que l’on frustre le prochain, en ne lui donnant pas les prières et les pieux désirs que l’on doit m’offrir pour lui. Toute assistance prêtée au prochain doit procéder de la dilection que l’on a pour lui pour l’amour de moi.

Pareillement peut-on dire qu’il n’est point de vice qui n’atteigne le prochain ; car si l’on ne m’aime pas, l’on ne saurait être dans la charité qu’on lui doit. Tous les maux proviennent de ce que l’âme est privée de la charité en vers moi et envers le prochain. Ne pouvant plus faire le bien, il s’ensuit que l’on fait le mal. Et contre qui fait-on ainsi le mal ? Contre soi-même d’abord et puis contre le prochain. Ce n’est pas à moi que l’on fait du tort, car le mal ne saurait m’atteindre, sinon en tant que je considère comme fait à moi-même ce qui est fait au prochain.

L’on se fait du tort à soi-même, par la faute qui fait perdre la grâce, et il n’est pas de mal plus grand que celui-là. On fait du tort au prochain en ne lui donnant point ce qu’on lui doit de dilection et d’amour, comme aussi de l’assistance qu’il a droit en vertu de cet amour même, par la prière et le saint désir, qu’on m’offre pour lui.

C’est là le service général auquel on est tenu envers toute créature douée de raison. Mais il est un secours particulier que vous devez à ceux qui sont plus près de vous et qui vivent sous vos yeux. Dans ces conditions, vous êtes tenus de vous entr’aider les uns les autres, par la parole, par la doctrine, par l’exemple des bonnes œuvres, dans toutes les circonstances où vous voyez le prochain en détresse, conseillant avec désintéressement, comme s’il s’agissait de vous-même, et sans aucune passion d’amour-propre. Celui qui n’a pas l’amour du prochain n’en usera pas ainsi en vers lui, mais en s’abstenant, il lui porte préjudice d’autant.

Non seulement il lèse le prochain en le frustrant du bien qu’il pourrait lui faire, il lui cause encore un dommage et un mal continuels. Voici comment. Le péché est ou intérieur, ou extérieur, en pensée ou en action. Le péché de pensée est commis, dès que l’homme a conçu de la complaisance pour la faute et de l’aversion pour la vertu, dès qu’il s’est abandonné à l’amour-propre sensuel qui lui fait perdre l’amour de charité qu’il doit avoir pour moi et pour son prochain, comme il a été dit. Cette conception criminelle enfante mille conséquences fâcheuses aux dépens du prochain, suivant les caprices et la perversité de la volonté sensitive. Parfois c’est une cruauté qu’elle produit soit en particulier, soit en général. N’est-ce pas une cruauté du pécheur envers tout le monde que de savoir lui ou les autres créatures en danger de mort et de damnation, par la privation de la grâce, et d’être assez insensible pour ne pas secourir les autres ou lui-même par l’amour de la vertu et la haine du vice ?

Mais sa cruauté s’étend plus loin par ses propres œuvres. Il ne se contente pas de ne pas donner l’exemple de la vertu ; sa malice le porte encore à faire office de démon, en prenant plaisir à détourner les créatures de la vertu pour les entraîner au vice. Quelle cruauté envers une âme, que de se faire l’instrument qui lui ôte la vie et lui donne la mort !

Il use aussi de cruauté envers le corps par cupidité. Non seulement il ne vient pas au secours de son prochain, mais il le dépouille, il vole le bien des pauvres, tantôt par voie d’autorité, tantôt par ruse et par fraude, en faisant acheter le bien du prochain, et souvent sa propre vie. O cruauté misérable, pour laquelle je serai sans miséricorde, si elle-même ne se convertit en compassion et bienveillance pour le prochain !

Parfois cette même cruauté s’échappe en paroles injurieuses, souvent suivies d’homicide. Parfois elle corrompt par l’impudicité la personne du prochain et le réduit à l’état d’animal immonde. Et ce n’est pas un ou deux seulement qui sont pervertis, mais quiconque approche ce corrupteur, quiconque a commerce avec lui en demeure infecté.

Qui donc aussi est atteint par les effets de la superbe, sinon le prochain, uniquement le prochain ? Par besoin de se faire valoir, l’orgueilleux méprise les autres, il s’estime au-dessus d’eux, et par là même il leur fait injure. S’il détient le pouvoir, il n’est point d’injustices ou de duretés qu’il ne se permette, jusqu’à faire trafic de la chair des hommes.

O très chère fille, afflige-toi de l’offense qui m’est faite et pleure sur ces morts, afin que la prière triomphe de leur mort. Tu vois maintenant que toujours et d’où qu’ils viennent, tous les péchés sont dirigés contre le prochain, ou se commettent à l’égard du prochain. En dehors de là, il n’y aurait jamais aucun péché, ni secret, ni public. Il y a péché secret, quand on n’assiste pas le prochain comme on le doit : le péché est public, quand il engendre les vices, dont je t’ai parlé. Il est donc bien vrai que toute offense qui m’est faite ne peut m’atteindre sans atteindre le prochain.