Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 193-201).

CHAPITRE X

(144)

De la providence de Dieu à l’égard de ceux qui sont encore dans l’amour imparfait.

Sais-tu, très chère fille, quel moyen j’emploie pour faire sortir l’âme imparfaite de son imperfection ?

Quelquefois je la livre à elle-même, à la multiple variété des pensées qui confusément l’obsèdent, et à l’aridité de son esprit. Il lui semble alors qu’elle est entièrement abandonnée de moi, et qu’elle n’a plus d’affection pour rien ; ni pour le monde, parce qu’en réalité elle n’en a pas ; ni pour moi, croit-elle, parce qu’elle n’éprouve en elle-même aucun sentiment, sauf dans sa volonté, une certaine disposition à ne pas vouloir m’offenser. Cette porte de la volonté libre, je ne donne pas licence aux ennemis de l’ouvrir. Je permets bien aux démons et aux autres ennemis de l’homme, d’enfoncer les autres portes, mais pas celle-là, qui est la principale et dont dépend le sort de la cité de l’âme. C’est au libre arbitre qu’est confiée la garde de cette porte. C’est moi qui l’ai fait libre ; à lui de répondre, à son gré, oui ou non.

Nombreuses sont les portes de cette cité. Mais il en est trois qui ont plus d’importance que les autres. La principale est celle que je viens de dire, la volonté, qui est inexpugnable, si elle ne consent à se livrer, et qui commande les deux autres, qui sont la mémoire et l’intelligence. Si la volonté consent à lui livrer passage, l’ennemi, l’amour-propre, fera irruption dans la place, avec toute la troupe hostile qui le suit. Dès lors, l’intelligence est envahie par les ténèbres ennemies de la lumière, et la mémoire est occupée par la haine, par le ressentiment que provoque en elle le souvenir de l’injure reçue, haine et ressentiment directement hostiles à la charité, à l’amour du prochain. Elle est assaillie soudain par le souvenir de mille plaisirs du monde aussi nombreux, aussi variés que les divers péchés qui sont les ennemis nés des vertus.

Ces portes une fois livrées, toutes les autres issues s’ouvrent d’elles-mêmes ; ce sont tous les sens du corps, qui sont des organes correspondants aux facultés de l’âme. L’affection déréglée de l’homme, qui a ouvert ses portes, est donc en communication avec ces organes ; tous ceux-ci par conséquent sont contaminés par la corruption de la volonté, et leurs opérations s’en trouvent elles-mêmes souillées. L’œil donne et propage la mort, parce que désormais il n’est occupé qu’à considérer des objets de mort avec des regards dissolus, des manières provocantes, un extérieur déshonnête, signe de la vanité et de la légèreté du cœur. L’homme est ainsi, pour lui-même et pour les autres, une cause de mort.

O malheureux je t’avais donné tout cela pour élever tes regards vers le ciel. La beauté de mes créatures devait te conduire à moi, pour y contempler la beauté de mes mystères ; et c’est en bas que tu regardes ; tu n’as d’yeux que pour la boue, et tu n’en retires pour toi que la mort !

L’oreille aussi prend plaisir aux choses déshonnêtes, elle accueille les propos sur autrui pour le pouvoir juger Que ne s’emploie-t-elle à écouter ma parole et à s’informer des besoins du prochain ! C’est pour cela que je l’ai faite.

La langue a été donnée à l’homme pour annoncer ma parole et faire l’aveu de ses fautes, comme aussi pour coopérer au salut des âmes. Il l’emploie, au contraire, à blasphémer contre moi, son Créateur, et à la perte du prochain. N’est-ce pas elle, en effet, qui met en pièces sa réputation, qui murmure contre lui, qui calomnie ses œuvres, rabaissant les bonnes et exaltant les mauvaises. Jurements, faux témoignages, paroles lascives, dangereuses pour soi-même et pour les autres, voilà ses méfaits. Et n’est-ce pas elle encore, qui lance ces mots d’injures qui traversent le cœur du prochain comme un poignard et provoquent sa colère ? Que de maux, que d’homicides, que d’impuretés, que de haines, que de vengeances, que de pertes de temps, sont imputables à la langue !

L’odorat ne pèche-t-il pas, lui aussi, par le plaisir désordonné qu’il recherche dans ses propres sensations. Et le goût, avec son avidité insatiable, avec ses appétits déréglés, toujours en quête de mets variés et sans cesse renouvelés, comme s’il n’avait pour objectif que de remplir le ventre ! Elle


ne remarque pas, la pauvre âme, qu’elle ouvre ainsi la porte à tous les abus, que les excès dans la nourriture allument dans sa chair fragile de violents désirs où elle risque d’être consumée.

Les mains, à leur tour, prennent plaisir à dérober le bien d’autrui, et trouvent leur satisfaction a des actes bas et déshonnêtes, elles que j’ai faites pourtant, pour assister le prochain dans ses infirmités, et pour répandre l’aumône qui subvient à sa détresse ! Les pieds ont été donnés à l’homme pour porter le corps, pour le transporter d’un lieu à un autre, là où l’appelle sa propre utilité ou celle du prochain, pour la gloire et l’honneur de mon nom : et ils ne servent qu’à courir à des lieux de perdition, à toutes les occasions de péché, aux conversations légères et corruptrices, par lesquelles il entraîne au mal et les autres et lui-même, au gré de sa volonté désordonnée.

Tout cela je te l’ai dit, ma très chère fille, pour te donner sujet de pleurer sur la désolation où est réduite la noble cité de l’âme, et pour te faire voir quels maux innombrables font irruption par la porte principale de la volonté. Moi, cependant, je n’ai donné licence à aucun de ses ennemis d’en franchir le seuil, bien que, comme je l’ai dit, je leur laisse faculté d’attaquer les autres portes. Ainsi, je permets que l’intelligence soit occupée par les ténèbres d’esprit ; quelquefois c’est la mémoire, qui a comme perdu tout souvenir de moi ; en d’autres temps, c’est toute la sensibilité qui semble en révolte, tous les sens du corps qui se sont mis en insurrection. Même à regarder les choses saintes, a les toucher, à les voir, à les sentir, à s’en approcher, l’âme éprouve des troubles dans la sensibilité, comme si tout provoquait, chez elle, des émotions déshonnêtes et corruptrices. Mais rien de tout cela ne donne la mort à l’âme, car je ne veux pas sa mort, pourvu qu’elle prenne garde de ne pas ouvrir la porte de la volonté. Je permets à ces ennemis de s’agiter au dehors, mais non de pénétrer au dedans. Ils ne peuvent entrer dans la place, qu’autant que la volonté propre le veut.

Et pourquoi exposer ainsi à tant de tourments et d’afflictions cette âme entourée de tant d’ennemis ? Ce n’est pas pour qu’elle succombe et perde le trésor de ma grâce, mais pour lui donner une idée plus haute de ma providence. Je veux l’amener ainsi à se confier en moi, et non pas en elle-même ; je veux la réveiller de sa négligence, et par le péril qui la trouble lui faire chercher un refuge en moi, son unique défenseur. C’est moi qui suis son père, un père tendre, qui veut son salut, et, dans cette pensée, travaille à la rendre humble, à la convaincre qu’elle n’est pas, à lui faire reconnaître que l’être et les grâces qui s’ajoutent à l’être, elle a tout reçu de moi qui suis sa vie.

Et comment l’âme apprend-elle à connaître que je suis sa vie, et à découvrir l’action de ma providence, au milieu de ces assauts ? Par la grande délivrance ! Je ne la laisse pas continuellement se débattre dans ces épreuves : elles vont et viennent, suivant que je le juge utile à son progrès. Parfois


elle croit être en enfer, et soudain, sans aucun effort, sans aucun acte de sa part, elle se trouve délivrée, et éprouvant un avant-goût de la vie éternelle. Une grande sérénité est descendue en elle, il lui semble que tout ce qu’elle voit lui parle de Dieu, et tout son cœur s’embrase d’amour, dans la contemplation de ma providence, qui s’est ainsi manifestée à elle. Elle voit qu’elle a été retirée d’une violente tempête, sans qu’elle fût pour rien dans cette délivrance. La lumière lui est venue à l’improviste, sans qu’elle y pensât ; elle comprend, dès lors, que c’est mon inestimable charité qui, seule, est venue à son secours au moment de sa détresse, quand elle n’en pouvait plus.

Pourquoi donc, quand elle s’appliquait elle-même à l’oraison et à ses autres exercices ordinaires, ne lui ai-je pas répondu par un rayon de lumière qui eût dissipé ses ténèbres ? — Parce qu’elle était encore imparfaite, et qu’ainsi elle eût pu s’attribuer à elle-même, dans son exercice, ce qui ne lui appartenait pas. Tu vois comment, les combats qu’il lui faut subir, sont un moyen pour celui qui est encore imparfait d’arriver à la perfection, par l’expérience qu’il fait, dans ces assauts, de ma divine providence. C’est par là même qu’il s’élève au-dessus de l’amour imparfait.

Il est encore une sainte ruse que j’emploie, pour déprendre l’âme de son imperfection. Je lui fais concevoir, pour quelque créature, une affection spirituelle et particulière, en plus de l’amour général qu’elle doit à tous. Par ce moyen elle s’exerce à la vertu et sort peu à peu de sa négligence : son cœur se détache des autres créatures qu’elle aimait d’un amour trop sensible, père, mère, frères, sœurs ; son amour se purifie peu à peu de toute passion, et elle en arrive à ne les aimer plus que pour moi, son Dieu. Ainsi cet amour que je lui ai inspiré, réglé suivant la mesure que je lui ai moi-même imposée, sert à la délivrer de l’attachement excessif qu’elle avait auparavant pour les créatures, et l’arrache par là même, tu le vois, à cette imperfection.

Mais il est encore un autre effet de cette affection spirituelle : c’est de permettre à l’âme d’éprouver si elle m’aime parfaitement, ou non, comme aussi la créature qu’elle aime ainsi spirituellement. C’est à cette expérience que j’ai voulu la soumettre par cet amour, en lui ménageant l’occasion de se rendre compte elle-même de la valeur de ses sentiments. Si elle ne prenait conscience de ce qu’ils sont, il lui importerait peu qu’ils fussent ou non de moi, elle n’en concevrait ni déplaisir ni joie.

Je lui ai déjà fait connaître par ce ; moyen, t’ai-je dit, qu’elle était encore imparfaite. Or il est bien certain que si l’amour qu’elle a pour moi est imparfait, imparfait aussi doit être celui qu’elle porte à la créature raisonnable. Car la charité parfaite du prochain dépend essentiellement de la parfaite charité que l’on a pour moi. La même mesure de perfection ou d’imperfection qu’elle a mise dans son amour pour moi se retrouve dans l’amour qu’elle porte à la créature. Comment son affection spirituelle pour la créature va-t-elle lui faire discerner cette mesure ? A bien des signes. Et même si elle veut avoir l’œil ouvert, son intelligence ne tardera guère à l’apercevoir et à la constater par l’expérience. Mais comme je t’en ai entretenu largement en un autre endroit, je ne t’en dirai ici que quelques mots.

Cette créature, elle l’âme, ai-je dit, d’une affection particulière. Et voilà soudain qu’elle croit s’apercevoir qu’elle en est moins aimée. L’amie, semble-t-il, a moins d’attention pour elle ; il fait plus rare ces entretiens qui lui procuraient tant de consolation, tant de profit, tant de douceur ; ou bien, et surtout, elle a cru voir que cette personne aimée réserve plus fréquemment pour une autre ces rencontres et ces conversations. La peine qu’elle éprouve de leur privation n’en devient que plus cruelle ! C’est cette peine qui l’introduit dans la connaissance d’elle-même.

Dès lors, si elle veut obéir à la lumière et se conduire avec la prudence qui doit régler ses affections, c’est d’un amour plus parfait qu’elle aimera cette créature que je lui ai donnée comme un moyen. Elle comprendra que c’est par la connaissance d’elle-même et par la haine qu’elle a conçue de son propre sentiment, qu’elle aura raison de son imperfection et pourra s’élever à la perfection. Une fois là, son amour deviendra de plus en plus parfait, de plus en plus grand, et pour les créatures en général, et pour cette créature en particulier, moyen providentiel que ma bonté lui a ménagé, pour l’encourager à la haine de soi et à l’amour de la vertu, en cette vie de pèlerinage

pourvu, cependant, qu’elle ne soit pas assez sotte pour se laisser dominer et troubler par sa peine, au point de s’abandonner au dégoût de l’esprit, au chagrin du cœur, et de renoncer à ses exercices. Dans ces conditions, cette affection constituerait un vrai danger l’âme tournerait à sa propre ruine et changerait, en instrument de mort, ce que je lui procurai comme un moyen de vie. Non, ce n’est pas là ce qu’elle doit faire. Qu’elle donne à son zèle un autre objet, pour le rendre saint. Qu’avec humilité elle se reconnaisse indigne des consolations qu’elle recherchait et dont elle se voit privée. Qu’elle considère à la lumière de la foi, que c’est la vertu qui doit être le motif principal de son amour, et que la vertu n’a pas diminué dans la personne qu’elle aime ; qu’elle conçoive alors le désir de supporter toute peine, de quelque côté qu’elle lui vienne, pour la gloire et l’honneur de mon nom. C’est ainsi qu’elle accomplira ma volonté en elle-même, et qu’elle recevra ce fruit de la perfection ; c’est pour la faire parvenir à cette lumière que j’ai disposé dans sa vie les luttes, les secours, et tous les événements.

Voilà les moyens dont se sert ma providence à l’égard des imparfaits. Il en est bien d’autres encore la langue humaine serait incapable d’en exprimer le nombre et la variété.