Le Diable aux champs/4/Scène 3

Calmann Lévy (p. 170-173).



SCÈNE III


Chez Jacques.


JACQUES, RALPH, JENNY.

JACQUES. — Présentez mon respect à madame de Noirac, dites-lui qu’un autre jour, demain, si elle veut, j’irai dîner avec elle ; mais aujourd’hui, impossible. J’ai invité Florence, et je ne veux pas lui faire une impolitesse.

JENNY. — Mais est-ce que monsieur Florence n’a pas songé à vous faire dire qu’il ne pouvait pas dîner avec vous ?

JACQUES. — Non.

JENNY. — C’est singulier. Il aurait dû songer à cela, du moins !

JACQUES. Il est donc retenu par quelque occupation inattendue ?

JENNY. — Oui, je crois… Après cela, je ne sais pas ; il compte peut-être revenir à six heures… et voilà justement que six heures sonnent à l’horloge du village. Ah ! tenez, le voilà, je parie ! on entre dans votre jardin.

RALPH, allant ouvrir. — Non. Ce sont nos jeunes artistes.

MAURICE, qui entre avec Eugène et Damien. — Ah ! philosophe ! je vous trouve en bonne compagnie, et je vous fais mon compliment.

JACQUES. — Je le reçois comme un père que vous féliciteriez de la présence de sa fille.

MAURICE. — Je l’entends bien comme ça. Vous vous portez bien, mademoiselle Jenny ? Tenez, nous sommes un peu gris ; mais devant vous, motus ; nous redevenons tout de suite parfaits gentilshommes. Voulez-vous savoir une histoire qui concerne Florence ?

JENNY, troublée. — Non, monsieur… cela ne me regarde pas.

MAURICE. — Bah ! ça regarde toute la maison de Noirac. Dites à votre maîtresse de ne pas recevoir tous ces curieux de la ville qui escaladent les murailles pour voir par les fenêtres, quand ils trouvent les portes fermées. Nous venons de faire baigner un joli garçon qui grimpait au pavillon de Florence.

JENNY. — Vraiment ? vous me conterez ça. Mais ma maîtresse m’attend.

DAMIEN. — Ah ! à propos de votre maîtresse, demandez-lui donc si elle veut aller quelquefois au spectacle. Elle ne se doute pas qu’elle peut aller au spectacle dans le village de Noirac.

JENNY. — Vos marionnettes ? On les vante beaucoup. Je lui en parlerai, et je suis sûre que cela l’amusera.

EUGÈNE — Et VOUS, ça vous amusera-t-il ?

JENNY. — Si ma maîtresse y va…

MAURICE. — Il faut qu’elle y vienne ! Croyez-vous qu’elle nous recevrait agréablement si nous lui portions notre invitation nous-mêmes ?

JENNY. — Mais je suis sûre que votre visite lui ferait plaisir.

MAURICE. — Oh ! une visite sérieuse, non, mais une apparition de bateleurs, en costumes de la foire, avec tambours et trompettes.

JENNY, bas. — Ah ! monsieur, puisque vous savez tout, vous savez bien qu’elle n’est pas en train de rire aujourd’hui.

MAURICE. — Bah ! elle rira ce soir ou demain, car Florence réussira, je vous en réponds. La Myrto paraissait coiffée de lui tantôt. Est-ce que votre maîtresse sait que nous avons été mis, malgré nous, dans la confidence ?

JENNY. — Oh non ! Je ne le lui ai pas dit. Elle a bien assez de tourment.

MAURICE. — Ne le lui dites jamais, c’est inutile. Nous serons muets comme des souches.

JENNY. — Ah ! si tout le monde était comme vous, les méchantes langues n’auraient pas si beau jeu ! Mais dites-moi donc… Florence… est-ce qu’il ne revient pas ? Madame est bien inquiète !

DAMIEN. — Florence ? Non certes ! Je viens de le voir dans la prairie, donnant le bras à Myrto et soupirant avec elle, à la brise du soir.

JENNY, s’efforçant de rire. — Ah ! vraiment ? dans la prairie ?

DAMIEN. — Ça me fait penser à dire à monsieur Jacques qu’il ne viendra pas dîner avec lui.

JENNY, bas à Jacques. — Ah ! monsieur Jacques, vous n’aurez pas Florence… Il ne peut pas venir. En ce cas, vous venez tout de suite au château ?

JACQUES, de même. — Mon Dieu, est-ce que c’est absolument nécessaire aujourd’hui ? J’avais à causer avec mon ami Ralph.

JENNY, bas à Jacques. — Vous aimeriez mieux cela, je le sais bien, mais je vous en prie.

JACQUES. — Vraiment ? Qu’y a-t-il donc, mon enfant, et pourquoi cette insistance ?

JENNY. — Je vous le dirai en chemin ; venez, monsieur Jacques. Vous pouvez lui faire beaucoup de bien. Elle souffre !

JACQUES. — Allons ! vous me croyez donc médecin ? Eh bien, mon cher Ralph, je suis forcé de vous quitter. On réclame de moi un petit service, mais consolez-moi du regret de vous laisser seul en gardant nos jeunes voisins avec vous à dîner.

RALPH. — Ah ! certes, faites-moi ce plaisir, messieurs.

EUGÈNE. — Dîner ? nous avons déjeuné jusqu’à trois heures de l’après-midi !

MAURICE. — Raison de plus, nous causerons sans avoir la bouche pleine, et monsieur Ralph, qui mangera pendant ce temps-là, ne pourra pas placer un mot. Nous aurons toujours raison !

JACQUES. — C’est convenu ? Je vous remercie, et je compte vous retrouver ici ce soir.

DAMIEN. — Certes ! je ferai une partie d’échecs avec monsieur Ralph. J’ai une passion pour les échecs.

EUGÈNE. — Une passion malheureuse.

JACQUES. — Maurice, si vous voulez voir mes coléoptères, vous savez où ils sont, et vous prendrez, sans vous gêner, tout ce qui manque à votre collection. Au revoir !