Le Diable aux champs/2/Scène 1

Calmann Lévy (p. 48-51).



DEUXIÈME PARTIE




SCÈNE PREMIÈRE


Vendredi matin, sur une montagne


RALPH, JACQUES.

RALPH. — Il m’en coûte de vous dire adieu. Huit jours pour connaître un homme tel que vous, ce n’est pas assez.

JACQUES. — Je voudrais pouvoir passer ma vie auprès de vous, car il me semble que nous sommes frères ; mais vous me connaissez, soyez-en certain, et tel que vous me voyez tel je suis toujours.

RALPH. — J’admire l’égalité de votre âme.

JACQUES. — La vôtre n’est-elle pas aussi calme et aussi unie ?

RALPH. — Oui, mais c’est une affaire de tempérament. Je suis calme par nature, vous l’êtes par volonté.

JACQUES. — Ne me grandissez pas. Je suis calme par la lassitude, rien de plus. J’ai beaucoup souffert, je me repose, ne pouvant plus m’agiter.

RALPH. — Êtes-vous heureux ? pardonnez-moi de vous faire si tard une si étrange question. Je n’ai pas osé vous la faire plus tôt.

JACQUES. — Ah ! c’est une question étrange, en effet, et que je n’ose pas du tout vous adresser pour ma part.

RALPH. — Vous le pouvez. Je suis heureux. J’adore ma femme, mes enfants. Dieu ne m’a pas retiré aucun des objets de mon affection. Depuis vingt ans je le bénis tous les jours, et je me croirais bien coupable envers lui si je ne sentais pas ma félicité.

JACQUES. — Quoi ! vous pouvez être heureux quand l’humanité s’agite dans le péril et la douleur ?

RALPH. — Pour la douleur, n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Et croyez-vous qu’il y ait des périls réels pour ce qui est dans la main de Dieu ?

JACQUES. — Vous avez raison. La tristesse et l’inquiétude qui sommeillent, sans jamais dormir, au fond de mon âme, sont le résultat de ma destinée particulière, plutôt que celui d’une pensée bien raisonnée ; et si je pouvais me décider à m’occuper assez de moi-même pour me bien connaître et me bien gouverner, je m’apercevrais peut-être que ma tristesse est coupable, et que je ne me décourage pour mes semblables que parce que je suis dégoûté de ma propre existence.

RALPH. — Je connais assez votre histoire pour vous comprendre. Veuf de toutes vos affections, et trop âgé pour vous en créer de nouvelles, vous êtes tel que je serais à votre place, moi qui suis aussi vieux que vous et qui aurais souffert autant que vous des malheurs qui vous ont éprouvé ! Je sais que vous avez donné à votre fuite l’apparence d’un suicide pour rompre avec une existence empoisonnée ; je sais que vous avez vécu avec les sauvages de l’Amérique, puis avec les diverses classes de la société chez diverses nations, et que vous êtes revenu enfin dans votre patrie, après la mort de tous ceux que vous ne pouviez, que vous ne vouliez jamais revoir sur la terre. C’est une existence terrible que la vôtre, j’en conviens, et tout opposée à la mienne ! Je n’ai rompu avec le monde civilisé que pour m’ensevelir dans une retraite charmante, avec une femme adorée. Mais vous n’avez pourtant pas le droit d’être malheureux. Dieu nous défend de l’être quand nous pouvons suffire à nos devoirs.

JACQUES. — Mon ami, je ne suis pas malheureux. Je suis triste, c’est bien différent ! Mais ma tristesse n’est ni sombre ni amère, car je ne me sens coupable ni dans le passé ni dans le présent. Cette tristesse même est vague en ce qui me concerne personnellement. Je me suis appliqué à m’oublier moi-même, à ne me plus compter pour rien dans ma propre vie, et c’est peut-être la seule consolation que j’aie su me procurer. Mais comment pouvez-vous dire, vous, homme de bien et homme de cœur, que pour être heureux il ne s’agit que de suffire à ses propres devoirs ? Est-ce que le malheur des autres, l’égarement, l’impuissance, la souffrance des hommes en général n’est pas un spectacle éternellement affligeant pour celui qui comprend qu’avec un peu de volonté, un peu de lumière, un peu de bonté, le genre humain se remettrait dans la route qui mène à la justice et au bonheur sur la terre ? Oh ! cette douleur-là est la seule que je me permette ; mais il me semble qu’elle m’est commandée d’en haut et que je deviendrais égoïste si je pouvais m’en distraire entièrement.

RALPH. — Cela est très-vrai ; mais on peut être souvent triste sans cesser d’être heureux.

JACQUES. — Oui, quant à cette tristesse on a d’aussi larges compensations que celle du bonheur domestique ; mais vous-même, ne sentez-vous pas ce bonheur troublé dans votre pensée, quand vous regardez la misère et le désordre qui règnent dans les autres familles ? Chez les pauvres, le manque de toutes choses ; chez les riches, l’abus de toutes choses ! Que deviennent, dans ces conditions extrêmes, les plus doux, les plus beaux sentiments de l’homme ? Et l’Amour lui-même ne s’est-il pas envolé vers les cieux en se voilant la face ?

RALPH. — Ne blasphémons pas. Le bien est rare, le mal est grand ; mais l’homme est toujours l’homme, c’est-à-dire le fils de Dieu, et Dieu ne lui retirera jamais la puissance d’aimer et d’être bon. Cela me ramène à la religion, qui faisait hier le sujet de notre entretien. J’y ai réfléchi cette nuit, et je suis de votre avis ; il faut que le christianisme se dégage d’une fausse orthodoxie et redevienne le flambeau de l’humanité. Ainsi épuré, il sera une religion nouvelle, et c’est pour l’avoir méconnu que l’homme a presque perdu la foi en Dieu et en lui-même, c’est-à-dire la puissance du bien… Mais nous voici à l’entrée du village de Noirac. Comment cela se fait-il ? Je devrais être à deux lieues d’ici !

JACQUES. — Nous sommes revenus sur nos pas sans nous en apercevoir. Et tenez, croyez-moi, rentrons et passez encore un jour avec moi. Il me semble que nous n’avons pas encore trouvé une conclusion qui nous soit tout à fait salutaire, et il ne faut pas que deux vieux raisonneurs comme nous se quittent sans s’être fait mutuellement tout le bien dont ils étaient capables.

RALPH. — Vous avez raison. Rentrons chez vous. Ma femme me dira que j’ai bien fait de profiter de votre amitié.