Le Diable au XIXe siècle/XXXIV

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 538-594).

CHAPITRE XXXIV

L’Anarchie et ses dessous




Voici un chapitre qu’à mon grand regret je serai obligé de laisser fort incomplet.

J’ai expliqué, à différentes reprises, que j’avais de graves raisons pour ne pas publier mon nom, mon véritable nom, celui qui figure sur mon état civil, ou, pour mieux dire, que je n’avais pas à l’imprimer ici. « Je n’ai fait aucune difficulté, écrivais-je dans mon premier volume (page 480), pour le donner, quand il s’est agi de fournir des preuves de mon existence, aux personnes venant me voir, non par pure curiosité, et me présentant d’autre part certaines garanties. » La mauvaise foi de ceux qui se sont posés en adversaires de ma campagne antimaçonnique s’est emparée de cette déclaration, en l’isolant de ce qui précédait et suivait, pour me donner comme ayant dit que je m’enveloppais de mystère, dans le but de cacher mon vrai nom aux chefs de la secte maçonnique.

Dire cela, c’est falsifier impudemment ma déclaration, qui figure pourtant très nette aux deux dernières pages de ma 60e livraison. Mon nom d’état-civil, Lemmi et ses acolytes ne l’ont jamais ignoré ; ce qu’ils n’ont pas pu découvrir, c’est le faux nom sous lequel j’avais réussi à me faire délivrer de nouveaux titres de haut-maçon, titres qui me sont encore d’une grande utilité.

Tout récemment, un de ces déloyaux adversaires soi-disant catholiques osait imprimer ces lignes : « Nous n’écrivons pas souvent le nom réel du docteur Bataille, celui-ci ayant allégué que cette divulgation l’exposerait à la vengeance des francs-maçons. Nous n’avions jamais pris ce prétexte que pour un moyen d’ajouter un attrait de plus aux histoires du Diable. » Bien entendu, ce mensonge n’était imaginé que pour publier mon nom. Le journaliste ajoutait que cette divulgation n’avait au surplus aucun inconvénient, puisque je signe les consultations qui me sont demandées par correspondance. « De sorte, disait-il, que les francs-maçons qui lisent le Diable n’ignorent plus rien. » Il est difficile de rêver une mauvaise foi plus cynique. Ma qualité de docteur en médecine ayant même été contestée par le personnage dont il s’agit, je n’ai pas cru devoir m’abaisser à montrer mon diplôme à ce monsieur ; mais j’ai dit : « Comme docteur, je donnerai des consultations, je les signerai de mon vrai nom précédé de mon titre ; je mets, par conséquent, mon adversaire au défi de me faire poursuivre pour exercice illégal de la médecine. » C’était tout simplement une expérience que j’offrais pour mettre mon homme au pied du mur et démontrer publiquement qu’en me contestant mon titre de docteur il savait bien qu’il mentait. Mais les francs-maçons n’avaient rien à voir dans cette affaire.

Du reste, dans sa nouvelle sortie, le personnage en question était sans excuse, attendu que, dix mois auparavant, pour en finir avec ce stupide système de dénigrement qui consiste à me représenter comme craignant de voir mon nom réel livré aux francs-maçons, j’avais on ne peut plus clairement indiqué le motif impérieux qui m’avait fait prendre un pseudonyme pour signer cet ouvrage. Dans le Bulletin mensuel qui sert de couverture aux fascicules du Diable, j’avais, au cours d’une lettre ouverte à M. le chanoine Delassus, écrit ceci, qui ne peut donner prise à aucune erreur d’interprétation (numéro daté du 5 septembre 1893) :


« Maintenant que vous avez accompli une bonne action en gardant le silence sur ce point, malgré mon consentement, je vais vous apprendre quelque chose au sujet de la nécessité de ce pseudonyme.

« L’an dernier, je n’étais pas disposé à publier encore mon livre. Je savais à peu près tout ce qui m’était nécessaire concernant la maçonnerie directive, et sur ce terrain-là mes batteries étaient prêtes. Mais il y a d’autres sociétés secrètes qui ne font pas partie intégrante de la secte infernale et qui lui sont reliées par des intermédiaires ; et les membres de ces sociétés ne soupçonnent pas eux-mêmes le rôle de ces intermédiaires qu’ils croient être seulement des leurs. J’aurais donc voulu terminer, avant tout, ces enquêtes complémentaires. Cependant, des personnes très catholiques, — en nombre infiniment restreint, bien entendu, — ont été d’avis qu’il était utile de marcher dès à présent, que le moment était favorable pour commencer la lutte, et qu’il fallait le faire, s’il était possible de continuer à mener LES AUTRES ENQUÊTES.

« Et voilà comment je suis parti en guerre, et pourquoi j’ai pris un pseudonyme.

« Les autres enquêtes ne sont donc pas abandonnées. Pour deux d’entre elles, je n’ai pu moins faire que de m’affilier à la société sous mon vrai nom. On n’a pas partout affaire à des Pessina, croyez-le bien. L’une de ces sociétés secrètes laisse la question catholique au second plan et travaille en premier lieu à une autre destruction que celle de l’Église.

« Ce n’est nullement pour ne pas publier mon nom que je vous dis cela. Avant même votre injuste attaque, je mettais un père jésuite dans la confidence : il a vu mon livret de cotisation, tenu à jour ; je lui ai montré mes pièces. Car, sachez-le, je n’ai jamais entamé une seule de mes enquêtes, sans mettre au courant un ecclésiastique sous le sceau du secret. »


C’était bien clair, tout cela. Il est matériellement impossible de soutenir que j’ai prétendu, une seule seconde, avoir à redouter directement les chefs de la franc-maçonnerie, si mon nom réel venait à être publié. Jamais je n’ai écrit, ni dans une publication ni dans une lettre particulière, que mon nom était inconnu des Lemmi et consorts. Mais, quand le parti-pris y est, on fait semblant de ne pas entendre. Ainsi, en dépit des explications très nettes que je viens de reproduire, et qui ont paru, je le répète, sous la date du 5 septembre 1893, M. Delassus persistait, dans une lettre-réponse adressée à M. le chanoine Mustel et destinée à la publicité, à dire que le but de mon pseudonyme était, selon moi, de me cacher des francs-maçons et d’éviter leur vengeance (lettre du 24 décembre 1893).

Heureusement, M. le chanoine Mustel savait à quoi s’en tenir, et, en publiant la lettre de son confrère dans la Revue catholique de Coutances, du 29 décembre, il eut soin d’entrer, à son tour, en des explications de nature à empêcher le quiproquo de se perpétuer.

Voici les principaux passages de son article :


« M. le docteur Bataille se trouvait exposé, à ce moment, à un danger très réel, très sérieux, mais non de la part des francs-maçons. Il est vrai que la secte était furieuse contre lui et « qu’un adversaire de la franc-maçonnerie est tenu, comme il le disait, de prendre certaines précautions, surtout lorsqu’il révèle les manœuvres de cette société anticatholique et internationale ». Mais, en émettant cette vérité indiscutable dans une lettre destinée à la publicité, M. Bataille prenait, en réalité, une mesure pour se garantir

« … Quoiqu’il en soit, je sais depuis longtemps de quel danger il s’agissait, et, je le répète, il ne venait pas, du moins directement, des francs-maçons. Indirectement, au contraire, ils auraient eu, s’ils avaient été avertis à temps, une excellente occasion de se venger, sans se compromettre, en frappant par d’autres mains, d’autant plus discrètes qu’elles auraient ignoré de quelle haine elles étaient les instruments. Aucun de mes lecteurs, je l’espère, ne me reprochera de proposer des énigmes. Je crains déjà de n’avoir pas suffisamment gardé la discrétion nécessaire en une matière où donner l’éveil c’est exposer la sécurité et la vie d’un homme de cœur. Les deux officiers français qui viennent d’être condamnés à Leipzig ne sont-ils pas victimes de quelque coup de plume imprudent ? et n’y a-t-il pas, dans ce fait et dans d’autres semblables, une leçon à la curiosité publique et à ceux qui veulent la satisfaire en levant tous les voiles et en dissipant toutes les ombres, même les ombres protectrices ? »


La Revue Mensuelle a reproduit en entier cet article de M. le chanoine Mustel (numéro de janvier 1894), et l’un de mes collaborateurs, appuyant encore pour mieux détruire le mensonge, écrivait, page 21 :


« En dehors des sectes strictement maçonniques, M. le docteur Bataille a entrepris, non pas une enquête, mais deux enquêtes. L’une de ces deux enquêtes a dû être abandonnée par lui, à la suite de la polémique soulevée dans plusieurs journaux catholiques, lors de la reproduction de l’article de M. Delassus. À raison d’une indiscrétion commise (conséquence de cette polé- mique), le docteur a dû, par prudence, se retirer de la Société à laquelle il s’était affilié, mais à celle-ci sous son vrai nom : il était même parvenu à se faire élire président d’un des groupes étrangers. C’est tout ce que nous pouvons dire pour le moment, en rappelant que M. le docteur Bataille fait ses enquêtes dans un but d’étude en vue de l’intérêt de la cause catholique, et non pour servir de délateur policier contre de malheureux égarés qui, personnellement, ne sont pas francs-maçons, mais sont menés, sans le savoir, par les chefs occultes de la franc-maçonnerie. Quant à la deuxième enquête, elle se poursuit, et, jusqu’à présent, dans le milieu dont il s’agit, personne n’a eu connaissance de la récente indiscrétion commise volontairement et malhonnêtement par le journal la Vérité au sujet du véritable nom de M. le docteur Bataille. Nous n’en disons pas davantage, sachant un de nos adversaires absolument capable de prévenir les groupes de la Société en question. »


Après cela, que penser de l’homme qui s’est acharné à publier mon nom, à plusieurs reprises, jusqu’en ces derniers temps (juin 1891), affectant de dire, dans son hypocrisie : « Il n’y a pas d’inconvénient à ce que je fasse cette divulgation ; l’auteur du Diable prétend avoir pris le pseudonyme Bataille pour se cacher des francs-maçons ; mais c’est un simple procédé de charlatanisme, et, du reste, maintenant, les francs-maçons le savent, son nom ! » Quel jugement porter sur un homme qui écrit cela, sachant qu’il s’agit de toutes autres sociétés secrètes que celle de la franc-maçonnerie ? car, en lisant la Revue catholique de Coutances et la Revue Mensuelle (complément de mes fascicules), il n’a pas pu se méprendre.

Je signale le fait pour que mes lecteurs comprennent bien ce que vaut le personnage. Il savait à merveille que les catholiques n’ignorent pas qui je suis, que les frères trois-points sont dans le même cas, mais qu’il y a certaines sociétés qui, si elles apprenaient que tel de leurs membres (ex-membre ou membre actuel) est un écrivain dévoué à l’Église, concevraient contre lui des sentiments dépourvus de toute bienveillance. Il est facile de voir dans quel but est faite cette divulgation qui n’a aucune utilité, que rien ne justifie, et qui, pour se produire, a besoin de se couvrir d’un mensonge, tant son auteur a conscience de sa mauvaise action.

Heureusement notre homme en est pour sa petite infamie ; il l’aura commise, sans amener le résultat qu’il souhaite au fond de son cœur.

En effet, les sociétés auxquelles je fais allusion ne lisent ni cette publication, — et ceci me permet de parler de l’incident, — ni le journal de mon déloyal adversaire, soi-disant catholique, — et, tant que la divulgation de mon nom ne sortira pas de ses colonnes, je ne serai probablement menacé d’aucun danger. Or, aucun autre des journalistes à qui ma publication n’a pas le bonheur de plaire n’a eu recours à ce misérable procédé.

La seule contrariété que j’ai éprouvée par le fait de cette perfidie a été une contrainte, fâcheuse sous plusieurs rapports. J’ai été obligé de manœuvrer avec une extrême prudence, d’abandonner des enquêtes commencées, de démissionner d’un groupe au moment où je tenais une piste qui aurait pu m’amener à d’importantes découvertes ; et aujourd’hui encore je suis dans la nécessité de garder certains ménagements.

Enfin, je n’ai pas abandonné totalement la partie, et j’espère bien arriver un jour à pouvoir faire la démonstration complète de ce que j’avais tant à cœur de prouver : l’action de la haute-maçonnerie au sein des sociétés secrètes révolutionnaires.

Car, pour l’observateur attentif, pour l’homme qui étudie, qui réfléchit, et qui, sans se laisser décourager, se livre chaque jour à de nouvelles recherches, toutes ces sociétés, aujourd’hui si menaçantes, si criminelles dans leurs actes, anarchistes, nihilistes, fenians, main-noire, terroristes, reçoivent une mystérieuse impulsion, ont un centre d’inspiration, bien que paraissant agir séparément et par l’effet d’initiatives individuelles. Ce n’est là qu’une apparence ; mais on sent qu’il y autre chose, au fond.

Ainsi, ce F∴ Armand Lévy, dont j’ai parlé au précédent chapitre, s’est mêlé à des sociétés révolutionnaires ayant le plus violent programme ; le F∴ Alfred Naquet a été un des promoteurs du mouvement collectiviste, et c’est lui qui, le premier, a mis de terribles formules de chimie aux mains des forcenés (la recette pour la fabrication du fulmi-coton) ; l’un de ceux qui subventionnent les journaux anarchistes allemands est le F∴ Singer ; le F∴ Cornélius Herz lui-même est suspect par quelques-unes de ses relations. Voilà suffisamment de quoi donner à réfléchir ; et si nous examinons de près les forces motrices de la révolution sociale, nous verrons à l’œuvre bien d’autres juifs, bien d’autres francs-maçons ; les quatre que je viens de citer sont à la fois francs-maçons et juifs.

Et cependant, par elle-même, la franc-maçonnerie est essentiellement bourgeoise.

Cette considération doit-elle nous empêcher d’aborder le problème ? Devons-nous croire, pour cette raison seule, que la grande secte anticatholique est étrangère à l’explosion des haines socialistes ? Craindrons-nous de perdre notre temps à une enquête dans ces sombres milieux où jamais un catholique n’a pénétré ? Croyons-nous que nous n’aboutirons à rien découvrir ?

Non, nous ne nous laisserons pas arrêter par les difficultés de l’entreprise. Nous sentons qu’il n’y a pas incompatibilité d’humeur entre la franc-maçonnerie et la révolution sociale. En tout cas, nous verrons. Et si la main de la franc-maçonnerie est là, nous saurons bien comment et pourquoi.


En attendant de pouvoir faire là-dessus une lumière complète, il n’est pas inutile de nous rendre compte de ce que sont ces groupes anarchistes terroristes, nihilistes, etc. Je vais, de mon mieux, les passer en revue ; nous constaterons que de tels égarés, tout en se croyant athées, sont de vrais serviteurs du diable et les plus aveugles instruments de sa rage de destruction contre l’humanité.

Il convient de remarquer tout d’abord que les ancêtres dont l’anarchie se réclame sont tous des francs-maçons.

C’est, en premier lieu, Diderot.

Diderot appartient à la secte, et son œuvre capitale, l’Encyclopédie, est intimement maçonnique. Nous en trouvons la preuve dans un ouvrage du F∴ Papus, qui est chef d’un groupe important de maçons occultistes.

« Nous avons dit, écrit le F∴ Papus, que les faits auxquels s’attachent surtout les historiens n’étaient, le plus souvent, que les conséquences d’actions occultes. Or, nous pensons que la Révolution n’eût pas été possible si des efforts considérables n’avaient été précédemment faits pour orienter dans une nouvelle voie l’intellectualité de la France. C’est en agissant sur les esprits cultivés, créateurs de l’opinion, qu’on prépare l’évolution sociale, et nous allons donner maintenant une preuve péremptoire de ce fait.

« Le 21 juin 1740, le duc d’Antin, grand-maître de la Franc-Maçonnerie pour la France, prononçait un important discours, dans lequel était annoncé le grand projet en cours ; témoin l’extrait suivant :

« Tous les grands-maîtres, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et ailleurs, exhortent tous les savants et tous les artisans de la confraternité à s’unir pour fournir les matériaux d’un dictionnaire universel des arts libéraux et des sciences utiles, la théologie et la politique seules exceptées On a déjà commencé l’ouvrage à Londres ; et, par la réunion de nos confrères. on pourra le porter à sa perfection dans peu d’années. » (Discours du duc d’Antin, 24 juin 1740).

« MM. Amiable et Colfavru, dans leur étude sur la Franc-Maçonnerie au xviiie siècle, ont saisi parfaitement l’importance de ce projet, puisque, après avoir parlé de l’English Cyclopedia de Chambers (Londres, 1728), ils ajoutent :

« Bien autrement prodigieux fut l’ouvrage publié en France, consistant en 28 volumes in-folio, dont 17 de texte et 11 de planches, auxquels vinrent s’ajouter ensuite cinq volumes supplémentaires, ouvrage dont l’auteur principal fut Diderot, secondé par toute une pléïade d’écrivains d’élite. Mais il ne lui suffisait pas d’avoir des collaborateurs pour mener son œuvre à bonne fin ; il lui a fallu aussi de nombreux et généreux souscripteurs, tant en France qu’à l’étranger ; il lui a fallu de puissants protecteurs. Comment les aurait-il eus sans la Franc-Maçonnerie ? »

« Du reste, les dates sont ici démonstratives. Le duc d’Antin prononçait son discours en 1740. On sait que dès 1741 Diderot préparait sa grande entreprise. Le privilège indispensable fut obtenu en 1745. Le premier volume de l’Encyclopédie parut en 1751[1]. »

Or, Diderot est revendiqué par les anarchistes ; ils voient en lui un grand précurseur et déclament volontiers, dans leurs réunions, son ode des Eleuthéromanes.

Et, tenez, voici qui est bien significatif :

C’est le 11 juillet 1892 que l’anarchiste Ravachol fut exécuté, après sa condamnation par la cour d’assises de la Loire. Il fut enterré au cimetière de Montbrison. Or, les anarchistes parisiens voulaient célébrer son anniversaire en 1893 ; comment remplacer l’impossible visite à la tombe du supplicié ? Ils la remplacèrent par un pèlerinage à la statue de Diderot, qui est au boulevard Saint Germain.

Et, le 1er  juillet, ils distribuèrent dans les groupes la convocation suivante :


AVIS

Des camarades, fidèles au souvenir, informent tous ceux pour qui Ravachol n’eut d’autre impulsion que L’AMOUR DU MIEUX, qu’ils ont décidé de ne pas laisser passer l’anniversaire de son Martyre (le mardi 11 juillet prochain ; sans lui témoigner leur sentiment de DEUIL et de SOLIDARITÉ.

Or, n’étant pas à proximité de la sépulture de l’immense propagateur, pour y déposer l’objet de leur mémoire (soit fleurs ou autre), ils ont choisi le monument de Diderot, cet autre illustre précurseur de l’ANARCHIE, comme le fut d’ailleurs tout penseur, à quelque temps qu’il ait appartenu.

Quant à DIDEROT, il l’a suffisamment affirmée dans ses œuvres, dont entre autres cette maxime :

La Nature n’a fait ni serviteurs ni maitres ;
Je ne veux ni donner ni recevoir de lois.

Donc, pour tous ceux dont le sentiment est que l’Anarchie n’est autre que l’Humanité ayant trouvé sa voie :

RENDEZ-VOUS à la statue du célèbre philosophe, sise boulevard Saint-Germain, le dimanche 9 juillet : ceci pour faciliter les camarades que leurs occupations pourraient retenir le mardi 11.

(imprimé par l’Initiative Individuelle.)


Les anarchistes parisiens ne citaient là que deux vers des Eleuthéromanes et omettaient à dessein les deux autres vers qui suivent et qu’ils savent tous par cœur.

Mais je crois qu’il est utile de reproduire la citation complète ; elle fera bien connaître Diderot, que beaucoup considèrent encore comme un simple rêveur. On verra que les « doux rêveurs » de son espèce sont en réalité des apôtres sanguinaires, prêchant le bouleversement de la société, le retour à la barbarie, et poussant le peuple aux plus horribles carnages.

Voyons les sentiments qui animaient ce parfait maçon ; on comprendra ainsi que les sauvages fureurs de la Révolution étaient inévitables, après de telles excitations :


      Faut-il déchirer le nuage
Qui n’a que trop longtemps caché la vérité,
      Et montrer de l’humanité
      La triste et redoutable image
Aux stupides auteurs de la calamité ?


      Oui, oui, j’en aurai le courage.
Je veux, lâche oppresseur, insulter à ta rage.
Le jour, j’attacherai la crainte à ton côté,
La haine s’offrira partout sur ton passage ;
      Et la nuit, poursuivi, troublé,
Lorsque de ses malheurs ton esclave accablé
      Cède au repos qui le soulage,
Tu verras la révolte, aux poings ensanglantés,
Tenir à ton chevet ses flambeaux agités.

La voilà ! la voilà ! C’est son regard farouche ;
      C’est elle ; et du fer menaçant,
      Son souffle, exhalé par sa bouche,
Va dans ton cœur porter le froid glaçant.
Éveille-toi ; tu dors au sein de la tempête ;
      Éveille-toi, lève la tête ;
Écoute, et tu sauras qu’en ton moindre sujet,
      Ni la garde qui t’environne,
Ni l’hommage imposant qu’on rend à ta personne,
N’ont pu de s’affranchir étouffer le projet.

L’enfant de la Nature abhorre l’esclavage ;
Implacable ennemi de toute autorité,
Il s’indigne du joug, la contrainte l’outrage.
Liberté ! c’est son vœu ; son cri, c’est liberté !
      Au mépris des liens de la société,
Il réclame en secret son antique apanage.
      Des mœurs ou grimaces d’usage
Ont beau servir de voile à ta férocité ;
      Une hypocrite urbanité,
Les souplesses d’un tigre enchaîné dans sa cage,
      Ne peuvent tromper l’œil du sage,
      Et, dans les murs de la cité,
      Il reconnaît l’homme sauvage
S’agitant sous les fers dont il est garrotté.

On a pu l’asservir, on ne l’a pas dompté.
      Un trait de physionomie,
      Un vestige de dignité
Dans le fond de son cœur, sur son front est resté ;
      Et mille fois la tyrannie,
Inquiète où chercher de la sécurité,
A pâli sous l’éclair de son œil irrité.

      C’est alors qu’un trône vacille,
      Qu’effrayé, tremblant, éperdu,
D’un peuple furieux le despote imbécile
Connait la vanité du pacte prétendu.
Répondez, souverains : qui l’a dicté, ce pacte ?
      Qui l’a signé ? qui l’a souscrit ?
Dans quel bois, dans quel antre en a-t-on dressé l’acte ?
      Par quelles mains fut-il écrit ?


   L’a-t-on gravé sur la pierre ou l’écorce ?
   Qui le maintient ? là justice ou la force ?
      De droit, de fait, il est prescrit.
J’en atteste les temps, j’en appelle à tout âge :
      Jamais au public avantage
L’homme n’a franchement sacrifié ses droits.
S’il osait de son cœur n’écouter que la voix,
      Changeant tout à coup de langage,
   Il nous dirait, comme l’hôte des bois :
« La Nature n’a fait ni serviteurs ni maitres ;
« Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. »
Et ses mains ourdiraient les entrailles des prêtres,
À défaut de cordons, pour étrangler les rois !


Oui, le Diderot de la Révolution, c’est le Diderot des Eleuthéromanes, c’est l’auteur de cette abominable poésie. Les anarchistes ne s’y trompent pas ; en lui, ils honorent le philosophe qui a enseigné que les rois doivent être étranglés avec les boyaux des prêtres. Seulement, eux, les anarchistes, ils savent, mieux que la plupart des francs-maçons, quel est le sens de la statue de Diderot, placée comme elle est au boulevard Saint-Germain.

En effet, ne croyez pas que ce soit par un pur hasard qu’elle a été érigée là, presque à l’angle de la rue de Rennes, à quelques pas de l’église Saint-Germain-des-Prés. C’est un ministère de francs-maçons qui avait le pouvoir à l’époque où le monument Diderot fut élevé. Eh bien, examinez l’attitude du philosophe coulé en bronze, suivez la direction de son regard, constatez ce que montre son doigt tendu. Diderot, assis dans un fauteuil, le corps légèrement penché en avant, la physionomie éclairée d’un regard de sombre haine, semble murmurer des paroles de menace, et son doigt montre l’église. Quelle église ? L’antique Abbaye, où tant de prêtres furent égorgés, lors des affreux massacres de septembre. Il n’y a pas d’erreur, soyez-en certain. Le Diderot glorifié par le gouvernement maçonnique de 1884, c’est l’atroce franc-maçon dont se sont inspirés les septembriseurs. Il est là, sur son piédestal, redisant ses deux horribles vers.

Autre précurseur : Babeuf, également franc-maçon.

On connaît sa conspiration sous le Directoire ; mais il est bon de rappeler les principes généraux que les babouvistes entendaient appliquer :

« La Nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens. — Le but de la société est de défendre cette égalité, souvent attaquée par le fort et le méchant dans l’état de nature, et d’augmenter, par le concours de tous, les jouissances communes. — La Nature a imposé à chacun l’obligation de travailler ; nul n’a pu, sans crime, se soustraire à cette obligation. — Les jouissances et les travaux doivent être communs. — Il y a oppression quand l’un s’épuise par le travail et manque de tout, tandis que l’autre nage dans l’abondance sans rien faire. — Nul n’a pu, sans crime, s’approprier exclusivement les biens de la terre ou de l’industrie. — Dans une véritable société, il ne doit y avoir bi riches ni pauvres. — Les riches qui ne veulent pas renoncer au superflu en faveur des indigents, sont les ennemis du peuple. — Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité et d’établir le bonheur commun. — La Révolution n’est pas finie, attendu que les riches absorbent tous les biens et commandent exclusivement, tandis que les pauvres travaillent en véritables esclaves, languissent dans la misère et ne sont rien dans l’État. — La loi agraire ou le partage des terres ne fut que le vœu de quelques peuplades mues par leur instinct plutôt que par la raison. La véritable organisation, c’est la communauté des biens. Plus de propriété individuelle des terres. La terre n’est à personne, les fruits sont à tous, sous l’obligation du travail, etc. »

Telle est, dans ses grandes lignes, l’utopie de Babeuf. Les anarchistes modernes ont puisé là les principaux articles de leur catéchisme,

Après ces deux ancêtres de l’anarchie, voici le père : Proudhon. Celui-ci est encore un franc-maçon, et l’un des plus honorés dans la secte.

Proudhon a résumé la théorie dans trois aphorismes tapageurs. Son système est des plus simples ; il renferme tout son socialisme dans une trilogie de destructions. Il nie la nécessité du gouvernement de l’État ; à cette négation, il joint l’obligation de détruire la propriété, de supprimer le capital, et l’obligation de faire la guerre à Dieu. Donc, anarchie, anticapitalisme, antithéisme. Les trois parties, selon lui, sont inséparables. L’État, c’est l’absurde ; la propriété, c’est le vol ; Dieu, c’est le mal. Voilà.

L’anarchiste, comme on le voit, dérive du collectiviste ; c’est un communiste qui he veut aucune direction quelconque. Comme le collectiviste, il veut faire table rase de la société moderne ; mais il entend ne créer aucune organisation. Détruisons tout ; chacun se débrouillera ensuite comme il lui plaira.

Puisque la propriété, c’est le vol, quiconque possède est un criminel. Si vous avez acquis une fortune par votre épargne et par votre intelligence, vous êtes un voleur au même titre que celui qui à édifié sa richesse sur le dol, sur les spéculations malhonnêtes.

Voilà où l’on en est arrivé, en s’éloignant de la religion. On cherche dans l’extermination des propriétaires la solution de la question sociale. Malheureux égarés qui ne comprennent pas que l’Église seule possède le remède capable de guérir les maux des prolétaires, qu’elle seule peut faire régner la paix et le bonheur ici-bas ! On a arraché la foi de l’âme de ces infortunés ; on discute et l’on pérore, alors qu’il faudrait leur faire lire l’admirable encyclique Rerum novarum, leur faire méditer ces paroles que Léon XIII adressait le 2 octobre 1889 aux pèlerins ouvriers :

« Ce que Nous demandons, c’est que, par un retour sincère aux principes chrétiens, l’on rétablisse et l’on consolide entre patrons et ouvriers, entre le capital et le travail, cette harmonie et cette union qui sont l’unique sauvegarde de leurs intérêts réciproques, et d’où dépendent à la fois le bien-être privé, la paix et la tranquillité publiques. »

Mais les apôtres de l’anarchie, les francs-maçons haineux qui soufflent l’incendie, qui allument la guerre des classes, n’ont que faire des enseignements du pape. « Tout cela, disent-ils à l’ouvrier qu’ils trompent, tout cela, c’est de la théorie imaginée pour perpétuer ton esclavage. »

Il y a des fous qui écoutent, qui croient sur parole ces apôtres de destruction ; ils sont flattés d’entendre dire que tous les hommes sont égaux de par la nature et que dans la société future, nouvel âge d’or, il n’y aura ni chefs ni aucun genre de direction. Ils ne voient pas, tant est grande leur cécité, qu’en ce moment même ils sont dirigés et qu’ils ont des chefs comme dans tous les partis.


Avec Proudhon, on vit l’aurore de l’anarchie. Bakounine devait bientôt constituer le parti. Et maintenant nous allons voir si les anarchistes sont vraiment sans chefs.

Né en 1814, à Torschov, dans le gouvernement de Twer (Russie), fils d’un propriétaire, Michel Bakounine s’était d’abord destiné à l’armée. De l’école des Cadets, à Saint-Pétersbourg, il était entré dans l’artillerie de la garde impériale, avec le grade d’enseigne ; mais bientôt, en 1835, il avait donné sa démission. Six ans après, il quittait son pays, venait à Berlin, puis à Dresde, où il se lia avec Arnold Ruge, un des disciples d’Hegel. C’est à cette connaissance qu’il dut, sans doute, sa chute définitive dans les intrigues révolutionnaires. Ruge était, en effet, un sectaire de la pire espèce ; on sait qu’il fit partie, quelques années après, du fameux comité de haute conspiration maçonnique établi à Londres par les FF∴ Mazzini, Ledru-Rollin, Daracz, Bratiano. Quant au jeune Bakounine, il suivit d’abord Ruge à Paris, ensuite à Zurich ; à cette époque, il était déjà affilié aux loges.

Ces fréquentations suspectes lui valurent un rappel du gouvernement impérial ; mais il refusa formellement de rentrer en Russie, et ses biens furent confisqués.

Il avait alors brûlé ses vaisseaux. On le retrouve à Paris, en 1847, où il collabore à la Réforme du F∴ Flocon. Dans les clubs, il prononce des discours contre le tsar ; d’où son expulsion par le gouvernement de Louis-Philippe ; mais la République lui permet bientôt de rentrer en France. Il n’y a reste, du reste, que peu de temps. En juin 1848, il est à Prague, et prend part à une insurrection. L’émeute vaincue, il file à Leipzig. La révolution saxonne éclate à Dresde, il s’y rend et finit par être pris. On le condamne à mort ; sa peine est commuée en détention perpétuelle. Mais voilà que l’Autriche le réclame pour le juger, à propos des faits de Prague ; nouvelle condamnation à mort, nouvelle commutation et nouvelle extradition. La Russie se fait remettre l’ardent conspirateur. Troisième condamnation à mort, non suivie d’exécution. Après un assez long internement dans la forteresse de Schusselbourg, Bakounine est expédié, en 1852, en Sibérie. Il finit par s’en évader, gagne les États-Unis, revient en Europe. Il est à Londres en 1861. Enfin, en 1864, il se fixe en Suisse, à Lugano, foyer célèbre de complots.

L’année suivante voyait la création de l’Internationale. On sait la part qu’y prirent des francs-maçons notables, les Karl Marx, Tolain, Fribourg, Varlin, Camelinat, Beslay, Malon, Corbon, etc. Or, dans la voie révolutionnaire, c’est toujours à qui surenchérira en extravagances. L’Internationale ne tarda pas à être trouvée trop modérée, et, dès 1868, apparaît le parti collectiviste, s’organisant avec éclat.

Cette année-là, les révolutionnaires internationalistes de divers pays s’étaient réunis à Berne en un congrès qui s’intitula Congrès de la Paix et de la Liberté. L’assemblée se composait de cent dix membres. Bakounine, appuyé par le F∴ Élisée Reclus, le fameux géographe, et par le F∴ Jaclard, jeune disciple du F∴ Blanqui, proposa au congrès d’adopter un programme communiste basé sur « l’égalité économique et sociale des classes et des individus ». Cette proposition fut rejetée par les socialistes libéraux, au nombre de quatre-vingts ; et la minorité, qui comptait trente membres, venant de prendre le nom de collectivistes, fonda alors, en concurrence à l’Association internationale des Travailleurs, à la tête de laquelle était l’allemand Karl Marx, une nouvelle société dont le titre fut : Alliance internationale de la Démocratie Socialiste.

L’Alliance, qui était ainsi l’Internationale des collectivistes, donna à son tour naissance au parti anarchiste, et voici comment :

Dans l’Alliance, Bakounine, Reclus et Jaclard instituèrent trois degrés d’adhérents : un degré semi-public et deux degrés secrets.

Au bas de cette échelle se trouvaient les membres ordinaires de l’Alliance, c’est-à-dire les ouvriers recrutés dans les ateliers et les usines. Au sommet, se trouvaient les Frères Internationaux, membres secrets du degré suprême, au nombre de cent en tout. Au degré intermédiaire, étaient les Frères Nationaux, choisis avec soin parmi les adhérents inférieurs de l’Alliance et désignés par les Frères Internationaux pour préparer la révolution dans chaque pays, d’une façon indépendante. Les Frères Nationaux, deuxième degré secret, ne devaient pas révéler aux autres membres semi-publics de l’Alliance qu’ils étaient investis, eux, d’une mission spéciale ; et, d’autre part, ils ignoraient l’existence d’une haute direction internationale au-dessus d’eux, ou tout au moins ils devaient s’abstenir d’une façon absolue de chercher à pénétrer les secrets des Frères qui les avaient choisis.

Tout le mécanisme de cette organisation était réglé avec précision par des statuts rédigés par les FF∴ Bakounine, Reclus, Jaclard, Gambuzzi, Fanelli et Jankowski.

La masse de l’Alliance constituait l’armée collectiviste ; et elle était dirigée, sans le savoir, par les Frères Internationaux, qui étaient les anarchistes.

Voici quel était le programme public de l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste ; en d’autres termes, voici le credo des collectivistes :

1° L’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste se déclare athée. Elle veut l’abolition des cultes, la substitution de la science à la foi et de la justice humaine à la justice divine.

2° Elle veut, avant tout, l’égalisation politique, économique et sociale des classes et des individus des deux sexes, en commençant par l’abolition du droit d’héritage, afin qu’à l’avenir la jouissance soit égale à la production de chacun, et que, conformément à la décision prise par le dernier Congrès des ouvriers à Bruxelles (1868), la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles.

3° Elle veut, pour tous les enfants des deux sexes, dès leur naissance, l’égalité des moyens de développement, c’est-à-dire d’entretien, d’éducation et d’instruction à tous les degrés de la science, de l’industrie et des arts, convaincue que cette égalité d’abord économique et sociale, aura pour résultat d’amener de plus en plus une plus grande égalité naturelle des individus, faisant disparaitre toutes les inégalités factices, produits historiques d’une organisation aussi fausse qu’inique.

4° Ennemie de tout despotisme, ne reconnaissant d’autre forme politique que la forme républicaine, et rejetant absolument toute alliance réactionnaire, elle repousse aussi toute action politique qui n’aurait point pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital.

5° Elle reconnaît que tous les États politiques et autoritaires actuellement existants, se réduisant de plus en plus aux simples fonctions administratives des services publics dans leurs pays respectifs, doivent disparaître dans l’union universelle des associations, tant agricoles qu’industrielles.

6° La question sociale ne pouvant-trouver sa solution définitive et réelle que sur la base de la solidarité internationale ou universelle des travailleurs de tous les pays, l’Alliance repousse toute politique fondée sur le soi-disant patriotisme et sur la rivalité des nations.

Tel est le programme du collectivisme.

L’année qui suivit l’organisation de l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, c’est-à-dire en 1869, un congrès révolutionnaire se tint à Bâle. Là, on entendit de nouveau Bakounine, qui, parlant au nom des collectivistes, proposa la formule de votation suivante :

« Je vote pour la collectivité du sol, en particulier, et, en général, de toute richesse sociale, dans le sens de la liquidation sociale.

« J’entends par liquidation sociale : l’expropriation, en droit, de tous les propriétaires actuels, par l’abolition de l’État politique et juridique, qui est la sanction et la seule garantie de la propriété actuelle et de tout ce qui s’appelle le droit juridique ; et l’expropriation en fait, partout et autant qu’elle sera possible, et aussi vite qu’elle sera possible, par la force même des événements et des choses.

« Quant à l’organisation postérieure : considérant que tout travail productif est un travail nécessairement collectif, et que le travail que l’on appelle improprement individuel est encore un travail produit par la collectivité des générations passées et présentes, je conclus à la solidarisation des communes, d’autant plus que cette solidarisation implique l’organisation de la société de bas en haut.

« Je suis, par conséquent, un antagoniste résolu de l’État et de toute politique bourgeoise de l’État.

« Je demande la destruction de tous les États, nationaux et territoriaux, et, sur leurs ruines, la fondation de l’État international des travailleurs. »


Cette proposition, dans le congrès de Bâle, n’eut que quatre adversaires. Elle fut votée par 54 voix sur 58 votants. Ainsi donc, nous venons de voir la doctrine collcctiviste ; voilà bien ce qui est déclaré publiquement.

Mais, ne l’oublions pas, l’Alliance collectiviste cachait les anarchistes, les Frères Internationaux du troisième degré. Bakounine, qui faisait cette déclaration publique du collectivisme, était, d’abord, et avant tout, anarchiste.

Après la doctrine publique, voyons maintenant la doctrine secrète ; voyons les statuts secrets du comité central des Frères Internationaux. Cette sélection constituant la direction du grand parti cosmopolite de l’anarchie n’est guère connue en Europe, si ce n’est en Russie. C’est seulement lors du procès Netchaïef (juillet 1871) qu’a été faite la découverte de cette organisation ; or, il n’en a été nullement parlé dans les journaux. En France, notamment, on était attristé par les suites de la guerre ; on jugeait les communards, et l’on s’attachait surtout à ce qui touchait directement aux actes de la grande insurrection parisienne.

Voici donc quelques extraits de ces statuts :


Les Frères Internationaux n’ont d’autre patrie que la Révolution universee, d’autre pays étranger ni d’autre ennemi que la réaction.

Tous les Frères Internationaux se connaissent. Il ne doit jamais exister de secret politique entre eux.

Aucun ne pourra faire partie d’une autre société quelconque sans le consentement positif de son comité, et, au besoin, quand celui-ci l’exige, sans le consentement du comité central ; et il ne pourra en faire partie que sous la condition de leur découvrir tous les secrets qui pourraient les intéresser soit directement soit indirectement.

Chacun doit être sacré pour tous les autres, plus sacré qu’un frère de naissance.

Le but poursuivi par les anarchistes, qui, eux, ne s’embarrassent pas de théories, ce but, c’est la « pandestruction », la destruction de tout.

Lisez bien, je vous prie, ce qui est écrit dans le programme de l’école anarchiste, programme rédigé par le F∴ Bakounine, en collaboration avec le F∴ Élisée Reclus :


L’association des Frères Internationaux veut la révolution universelle, sociale, philosophique, économique et politique à la fois, afin que de l’ordre de choses actuel, fondé sur la propriété, sur l’exploitation, sur les principes de l’autorité, soit religieuse, soit métaphysique, bourgeoisement doctrinaire ou même jacobinement révolutionnaire, il ne reste pas pierre sur pierre, dans toute l’Europe d’abord et ensuite dans le reste du monde.

Au cri de : Paix aux travailleurs ! liberté à tous les opprimés ! et de Mort aux dominateurs, exploiteurs et tuteurs de toute sorte !, nous voulons détruire tous les États et toutes les Églises, avec toutes leurs institutions et leurs lois religieuses, politiques, juridiques, financières, policières, universitaires, économiques, sociales, afin que tous les millions de pauvres êtres humains, trompés, asservis, tourmentés, exploités, enfin délivrés de tous leurs directeurs et bienfaiteurs officiels et officieux, associations ou individus, respirent avec une complète liberté.


Conclusion : il faut jeter à bas l’édifice social ; il faut tout raser à niveau du sol ; il faut tout détruire. Cela est écrit en toutes lettres dans le programme anarchiste.

Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ces hommes qui ont créé le parti anarchiste militant sont précisément les mêmes hommes qui ont créé l’école doctrinaire collectiviste. Bien mieux, ces deux créations ont été faites en même temps.

Il semble qu’il y a là une anomalie, une contradiction. Pas du tout : cela a été voulu, cela a été bien calculé. Ils ont formulé la doctrine la plus en opposition avec la société moderne ; ils ont rédigé la théorie du monde renversé, et cela en des termes d’une violence extrême. Cette doctrine du collectivisme, cette théorie du bouleversement total de la société, ils l’ont publiée, imprimée, répandue dans les ateliers, dans les usines, à des milliers d’exemplaires. Ils ont fait appel à tous les cerveaux brûlés. Puis, quand ils ont eu réuni autour d’eux les exaltés, les violents, les socialistes les plus fanatiques de tous les pays d’Europe, alors ils ont opéré une sélection. Ils ont groupé à part les plus violents parmi les ultra-violents, les plus fanatiques parmi les ultra-fanatiques, et ils leur ont tenu ce langage :

— Il ne suffit pas d’être collectiviste, il faut être anarchiste. La doctrine du collectivisme, c’est une amusette. Ne nous préoccupons pas de ce que nous mettrons à la place de la société que nous allons détruire ; mais préoccupons-nous de tout détruire.

Dira-t-on que j’exagère ? Tenez, voici une citation textuelle du fondateur du parti anarchiste :

« Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce qu’ils empêchent la destruction pure et empêchent la marche de la Révolution. »

Cela correspond exactement à ce que disait, en mai 1890, un anarchiste parisien, le rédacteur en chef de l’Attaque, interviewé par un rédacteur du Gaulois :

« Les anarchistes ne cherchent qu’à semer la révolte contre l’organisation actuelle. Ils prêchent l’action individuelle, qui définit les responsabilités ; ils cherchent à créer le plus possible d’adeptes conscients et à développer en tout homme l’initiative qui double et même triple la force de l’individu… Nous n’avons aucun plan d’organisation, et nous pourrions être taxés de folie, si nous arrivions avec un système établi d’ores et déjà pour le lendemain d’une révolution qui va bouleverser scientifiquement, économiquement, toute notre vieille organisation sociale. De même que nous ne pouvons indiquer la formule alimentaire qui conviendra le mieux à notre estomac à une époque plus ou moins reculée, de même nous ne pouvons établir un système règlementant des situations que nous ne pouvons même pas prévoir. »

Ainsi, on considérait que les révolutionnaires, avec Karl Marx et l’Internationale, allaient à l’extrême limite ; on frémissait, et l’on pensait qu’ils ne pourraient pas être dépassés. Eh bien, Bakounine, qui déjà avait mis Karl Marx en échec en 1869 au congrès de Bâle, obligeait, l’année suivante, les marxistes à se retirer d’un congrès partiel de l’Internationale, à La Chaux-de-Fonds. En 1871, il déclarait, contre l’Internationale préconisée par Marx comme centralisation autoritaire, que son système, à lui, était celui de la vraie liberté, et il l’intitulait : Fédéralisme anti-autoritaire.

Ce fut dès lors une joute entre les deux révolutionnaires.

En 1872, l’Internationale devait avoir son congrès, comme chaque année. Karl Marx réussit à faire décider qu’il se tiendrait à La Haye. C’était mettre Bakounine dans l’impossibilité de s’y rendre ; car il avait encouru des condamnations en France et en Allemagne, et, pour aller en Hollande, il lui fallait passer par l’un de ces deux pays. Grâce à cette exclusion, les marxistes eurent la majorité, cette fois. Mais, en 1873, le sixième congrès de l’Internationale fut convoqué à Genève et vit le triomphe de Michel Bakounine. On vota la suppression du Conseil général de l’internationale, comité qui était dans la main de Karl Marx. Ce fut la fin de l’Internationale elle-même, ou tout au moins, sa dislocation complète ; les partisans de la centralisation autoritaire, dispersés désormais en groupes ayant perdu leur force d’action, devinrent les « droitiers » de la révolution sociale, sous le nom de « possibilistes ». Au contraire, les anarchistes, se sentant fortifiés par cette victoire, amenant tous les jours à eux de plus en plus les bataillons collectivistes, formèrent dès lors le véritable parti international, le terrible et puissant parti du cosmopolitisme destructeur.

Les Frères Internationaux avaient bien manœuvré. C’étaient eux qui avaient le plus habilement centralisé les forces du prolétariat révolté, tout en donnant à leur système les apparences de la décentralisation et en prônant l’initiative individuelle.

Mais Bakounine ne vit pas les résultats de son œuvre. Il était depuis longtemps miné par une grave maladie. En 1876, il quitta Lugano pour se confier à de savants praticiens de Berne. Il était trop tard : il mourut dans cette ville, le 1er  juillet de la même année. Point n’est besoin de dire que sa mort fut celle d’un impie. Son dernier soupir s’exhala dans un blasphème. Élisée Reclus, Jankowski, Paul Brousse, vinrent pérorer sur sa tombe. Trois mois après, un grand congrès des révolutionnaires anarchistes se réunit à Berne. On y fit l’apothéose de Bakounine ; on lança l’anathème à tous les gouvernements ; on y flétrit même la Commune, qui fut dénoncée au mépris des vrais internationaux comme ayant été « un type de gouvernement autoritaire », puisqu’elle avait eu une armée et des services publics.

Le panégyrique de Michel Bakounine a été fait par Élisée Reclus et Carlo Cafiero, qui disent de lui dans une brochure de propagande :

« Amis et ennemis savent que cet homme était grand par la pensée, la volonté, l’énergie persévérante ; ils savent aussi quelle hauteur de mépris il ressentait pour la fortune, le rang, la gloire, toutes ces misères que la plupart des humains ont la bassesse d’ambitionner. Gentilhomme russe, apparenté à la plus haute noblesse de l’empire, il entra l’un des premiers dans cette fière association de révoltés qui surent se dégager des traditions, des préjugés, des intérêts de race, mépriser tout bien-être. Avec eux, il combattit la dure bataille de la vie, aggravée de la prison, de l’exil, de tous les dangers et de toutes les amertumes que les hommes de dévouement ont à subir dans leur existence tourmentée. »

En réalité, Bakounine fut un fanfaron du vice, un orgueilleux du mal, et certainement un instrument de l’enfer. Il a poussé, plus loin que personne, l’audace des pires exagérations des doctrines révolutionnaires. Il disait familièrement : « Il n’y a pas de Dieu ; mais chacun de nous doit être un Satan ; à l’assaut du ciel, mes amis ! exécutons le nommé Dieu, et que pas même son souvenir ne demeure parmi les hommes ! »

Dans les derniers temps de sa vie, il créa une imprimerie à Genève ; de là sortaient son journal, le Révolté, et ses brochures de propagande secrète. Les émissaires des Frères Internationaux venaient en Suisse s’approvisionner de ces écrits incendiaires et les colportaient ensuite, les distribuant dans les ateliers des divers pays d’Europe.

Le Révolté qui fut pendant longtemps l’organe officiel du parti, était rédigé par Michel Bakounine, Élisée Reclus, Pierre Kropotkine et Émile Gautier.

Dans ses brochures, le chef des anarchistes allait aux dernières violences. Qu’on en juge.

Voici, par exemple, ce qu’on lit dans la brochure intitulée les Principes de la Révolution :

« N’admettant aucune autre activité que celle de la destruction, nous déclarons que les formes dans lesquelles doit s’exprimer cette activité peuvent être extrêmement variées : poison, poignard, nœud coulant. La révolution sanctifie tout sans distinction. »

Pour arriver à la destruction finale de l’ordre social actuel, il faut « une série d’attentats et d’entreprises audacieuses, insensées même, épouvantant les puissants et réveillant le peuple, jusqu’à ce qu’il ait foi dans le triomphe de la révolution. »

C’est de 1874, cela. Eh bien, je le demande, ce programme sanguinaire n’a-t-il pas été suivi, n’est-il pas suivi à la lettre ?

Voici encore ce que Bakounine écrivait dans sa brochure Paroles adressées aux étudiants :

« Quittez les écoles et les universités, et venez vivre avec le peuple, afin de favoriser sa délivrance. Ne vous souciez pas de cette vaine science, au nom de laquelle on veut vous lier les mains. »

Et plus loin :

« Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, l’ennemi irréconciliable de l’État, le véritable révolutionnaire en action, sans phrase et sans rhétorique puisée dans les livres. »

Qui oserait dire aujourd’hui que ces sauvages appels n’ont pas été entendus ?

Dans le Catéchisme révolutionnaire, le chef des anarchistes écrivait :

« Le révolutionnaire est un homme voué. Il ne doit avoir ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments, ni propriété. Il doit s’absorber tout entier dans un seul intérêt exclusif, dans une seule pensée et une seule passion : la révolution.

« Il n’a qu’un but, qu’une science : la destruction. Pour cela, et rien que pour cela, il étudie la mécanique, la physique, la chimie, et parfois la médecine.

« Il observe, dans le même dessein, les hommes, les caractères, les positions et toutes les conditions de l’ordre social.

« Il méprise et il hait la morale actuelle. Pour lui, tout est moral qui favorise le triomphe de la révolution ; tout est immoral et criminel, qui l’entrave.

« Entre lui et la société, il y a lutte, et lutte à mort, incessante, irréconciliable. Il doit se préparer à mourir, il doit être toujours prêt à affronter le dernier supplice ; mais, d’autre part, il doit aussi être prêt à faire périr, de ses propres mains, tous ceux qui font obstacle à la révolution. Tant pis pour lui s’il a dans ce monde des liens de parenté, d’amitié ou d’amour ! Il n’est pas un vrai révolutionnaire, si ces attachements arrêtent son bras. »

Voilà par quels enseignements, distribués en secret, a débuté l’anarchie. Les gouvernements, trompés par la franc-maçonnerie, se sont occupés à faire la guerre à l’Église, et ont fermé les yeux sur le vaste complot des néo-révolutionnaires ; ils n’ont pas vu quelle formidable extension prenait de jour en jour cette propagande infernale.

En 1894, dix-huit ans après la mort de Bakounine, il y a cinquante-trois journaux anarchistes, s’imprimant dans le monde. En voici la liste :


Paris. — La Révolte (c’est l’ancien Révolté, de Genève, émigré de Suisse) ; la Revue Libertaire ; le Père Peinard ; tous trois en français.

Marseille. — L’Harmonie (en français).

New-York. — Le Réveil des Mineurs (en français) ; Liberty (en anglais) ; Solidarity (en anglais) ; Der Brandfackel (en allemand) ; Der Anarchist (en allemand) ; Freiheit (en allemand) ; Freie Arbeiter Stimume (imprimé en caractères hébraïques) ; Il Grido degli Oppressi (en italien) ; El Despertar (en espagnol) ; Volné-Listy (en langue tchèque).

Londres. — The Freedom (en anglais) ; The Commonweel (en anglais) ; The Torch (en anglais) : Worker’s Friend {imprimé en caractères hébraïques) : Der Lampen proletarier (en allemand).

Bruxelles. — La Société Nouvelle ; le Libertaire ; le XXe Siècle ; tous trois en français.

Kralingen (Hollande). — Anarchist (en langue hollandaise).

Genève. — L’Avenir (en français).

Berlin. — Der Sozialist (en allemand).

Vienne. — Die Zukunft (en allemand) ; Volné-Listy (en langue tchèque).

Prague. — Pemsta (en langue tchèque).

Salzbourg. — Allgemeine Zeitung (en allemand).

Livourne. — Sempre Avanti ! (en italien).

Turin. — L’Ordine (en italien).

Mantoue. — La Favilla (en italien).

Chieti. — Il Pensiero (en italien).

Imola. — La Propangada (en italien).

Ancone. — L’Articolo 248 (en italien).

Messine. — Il Riscatto (en italien).

Marsala. — L’Uguaglianza Sociale (en italien).

Barcelone. — La Conquista del Pan (en espagnol).

Saragosse. — El Rebelde (en espagnol).

Valance. — La Controversia (en espagnol).

La Corona. — El Corsario (en espagnol).

Reus. — La Revancha (en espagnol).

Algéciras. — El Oprimido (en espagnol).

Lisbonne. — A Revolta (en portugais).

Chicago. — Vorbote (en allemand).

Détroit. — Der Arme Teufel (en allemand).

Buenos-Ayres. — le Perséguido (en espagnol) ; La Riscossa (en italien).

Montevideo. — El Dececho a la Vida (en italien et en espagnol).

San-Paolo (Brésil). — L’Asino Umano (en italien).

Para (Brésil). — Tribuna Operacia (en portugais).

Baron (Chili). — El Oprimido (en espagnol).

Santa-Fé. — Demoliamo (en italien et en espagnol).

Ainsi, cinquante-trois feuilles paraissent régulièrement, excitant les classes ignorantes et souffrantes, non à s’instruire et à travailler pour améliorer leur sort, mais à tout détruire. Ces feuilles-là sont celles qui ont la vie assurée. Il faut tenir compte, en outre, de celles qui apparaissent parfois, vivent un certain temps, et ne font pas moins de mal durant leur existence éphémère. Ainsi, pour la France seule, je rappellerai : le Droit Social, l’Étendard Révolutionnaire, le Défi, la Lutte, l’Insurgé, le Falot, l’Attaque, le Drapeau Noir, l’Idée Libre, l’Affamé, Terre et Liberté, l’Audace, l’Hydre Anarchiste, l’Émeute, la Révolution Sociale, l’Homme Libre, le Ça ira, l’Audace, l’Idée Ouvrière, la Liberté Sociale, la Misère, le Droit Anarchique, etc.

Maintenant, nous allons passer rapidement en revue les œuvres de destruction déjà accomplies ; nous verrons comment les idées de Bakounine ont été mises en pratique ; nous examinerons les moyens de propagande employés et la propagande elle-même, et nous noterons au passage les francs-maçons mêlés à ce formidable mouvement. Le chapitre suivant nous montrera quel parti la haute-maçonnerie compte tirer d’une révolution venant à éclater par le fait des anarchistes.


La doctrine de l’anarchisme peut se résumer en ces quelques mots :

— 1° Détruire toute organisation existant actuellement ; par conséquent, guerre à mort aux propriétaires et légitimité du vol ; suppression du capital, et, pour diminuer la valeur de l’argent en attendant sa complète abolition, légitimité de la fabrication de la fausse monnaie ; l’État devant disparaître, guerre à toute autorité, politique, militaire ou religieuse, élue ou non, dynastique ou simplement temporaire, guerre au clergé, aux administrations et au parlementarisme ; plus de frontières, et, par conséquent, plus de patrie, légitimité de l’insoumission aux lois de recrutement.

— 2° La révolution sociale ainsi accomplie, par tous les moyens quels qu’ils soient, proclamation de la société nouvelle, basée sur ces trois principes : a) Il n’y a plus rien ; b) Fais ce que tu veux ; c) Tout est à tous.

En ce moment, donc, les anarchistes en sont à la réalisation de la première partie du programme, tracé par Michel Bakounine. Et, à ce propos, je dois faire observer qu’il ne faut pas s’arrêter à certaines distinctions de noms, tels que terroristes, où nihilistes, etc. Beaucoup de personnes pensent à tort que ces noms différents indiquent des partisans de systèmes distincts. Non, pour les uns comme pour les autres, le programme est exactement le même ; mais les anarchistes russes, par exemple, s’intitulent de préférence nihilistes, au nom du principe (il n’y a plus rien) qu’il s’agit de faire prévaloir, et certains groupes, par allusion à la doctrine de destruction (par tous les moyens quels qu’ils soient) et de terrorisation des partisans de la société actuelle, s’intitulent terroristes. Donc, qu’il soit bien entendu qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter aux noms que divers groupes prennent suivant les pays ; nous verrons les grands prêtres de la révolution sociale prôner indistinctement les héros des différents groupes ; au surplus, n’oublions pas que tous les révolutionnaires destructeurs sont dirigés par le Comité Central des Frères Internationaux.

En 1877, — l’année qui suit la mort de Bakounine, — les politiciens français sont en guerre contre l’Église et contre le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon ; Gambetta dénonce le cléricalisme comme l’ennemi ; c’est l’époque des querelles parlementaires, du 16 mai, des 363, c’est une période d’agitation politique. En Italie, le cabinet, ayant à sa tête le F∴ Depretis, obtient des députés, sur la demande du F∴ Mancini, ministre de la justice, le vote d’une loi essentiellement anticléricale, sous prétexte de réprimer les abus que peuvent commettre les ministres des cultes dans l’exercice de leur ministère en offensant les institutions et les lois de l’Etat, c’est-à-dire en critiquant l’usurpation piémontaise ; en vertu de cette loi, les usurpateurs pourront infliger l’amende et la prison aux prêtres et aux évêques, sur « poursuite des paroles provocatrices, de quelque autorité ecclésiastique et de quelque lieu qu’elles proviennent ». En Belgique, toute la presse libérale s’efforce d’ameuter la population contre le ministère catholique présidé par M. Malou. En un mot, l’agitation anticléricale est partout à l’ordre du jour, suscitée par la franc-maçonnerie. Pendant ce temps, les politiciens ne prennent pas garde aux hommes de la révolution sociale qui s’organisent, et les faits les plus graves, indices certains de cette organisation à ses débuts, passent inaperçus. C’est, en Italie, une émeute dans la province de Bénévent, conduite par Carlo Cafiero (l’un des biographes de Bakounine) et par Enrico Malatesta et Ceccarelli ; ces trois anarchistes, à la tête d’une trentaine de compagnons, s’emparent des mairies de Letino et de San-Galo, brûlent les archives, font main basse sur les armes et sur l’argent des impôts, et distribuent le tout à la populace. C’est, en Belgique, le congrès révolutionnaire international de Verviers, où paraît un personnage énigmatique, qui se déclare Piotr Levakhof et lit un mémoire qu’on eût dit rédigé par Bakounine lui-même. Et, par le fait, ce soi-disant Piotr Lovakhof n’est autre que le successeur de Michel Bakounine ; longtemps encore, il restera mystérieux ; lui et Élisée Reclus seront les deux consuls de l’anarchie, car le Comité Central des Frères Internationaux n’a pas un président, mais deux consuls qui doivent toujours être de nationalité différente. Jusqu’au 1er  juillet 1876, c’étaient Bakounine et Élisée Reclus ; depuis la mort de Bakounine, ce sont Élisée Reclus et le prince Pierre Kropotkine, l’énigmatique Levakhof du congrès de Verviers, franc-maçon comme son prédécesseur et comme son collègue consulaire.

Les attentats contre les personnes vont bientôt commencer. Nous en comptons quatre en 1878 : deux en Allemagne, un en Espagne et un en Italie. Le 13 mai, sur la promenade des Tilleuls, Hœdel, un ouvrier, tire un coup de pistolet sur le vieil empereur Guillaume et le manque ; le 2 juin, au même endroit, le docteur Nobiling atteint l’empereur de deux coups de feu, assez gravement au visage et au bras, et le monarque en a la santé assez ébranlée pour laisser pendant plusieurs semaines au Prince impérial la direction suprême des affaires. Le parti socialiste répudie publiquement toute solidarité avec les meurtriers, qui sont condamnés à mort et exécutés ; Hœdel se proclame anarchiste ; Nobiling se borne à revendiquer le titre de révolutionnaire. En Espagne, le 29 octobre, attentat sur la personne du roi Alphonse XII, qui rentrait à Madrid en revenant de Saragosse ; le criminel est le tonnelier Oliva Moncasi, anarchiste ; personne n’est atteint. En Italie, Humbert Ier vient de succéder à son père Victor-Emmanuel II : sous l’inspiration du grand-maître Garibaldi, se créent partout des clubs dits militaires, qui se placent sous l’invocation du « martyr Pietro Barsanti », un soldat qui avait été fusillé quelques années auparavant pour rébellion et meurtre d’un officier ; en octobre, l’ouvrier anarchiste Passanante tente d’assassiner le roi à Naples, en pleine rue ; son couteau atteint légèrement Humbert Ier et un peu plus gravement le président du conseil des ministres, Cairoli ; en novembre, à Florence, des bombes explosibles sont lancées au milieu du cortège royal et blessent plusieurs personnes.

La même année, en Suisse, paraît l’Avant-Garde, le premier journal anarchiste dirigé par Kropotkine. À Fribourg, congrès anarchiste, où il est donné lecture d’un mémoire envoyé par Élisée Reclus, qui propose de nommer une commission chargée de rédiger un manifeste répondant à ces trois questions : « Pourquoi sommes-nous : 1° révolutionnaires, 2° anarchistes, 3° collectivistes ? » Et Élisée Reclus répond d’avance en déclarant : « Nous sommes révolutionnaires, parce que jamais un progrès ne s’est accompli par simple évolution pacifique ; il s’est toujours fait par une révolution soudaine : nous sommes anarchistes, parce que nous ne voulons personne pour maître et que nous ne voulons être les maitres de personne ; mais nous sommes aussi politiques internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. » Le congrès adopte la proposition Reclus et se prononce : « quant aux principes, pour l’appropriation collective de la richesse sociale, et pour l’abolition de l’État sous toutes ses formes, y compris la prétendue agence centrale des services publics ; quant aux moyens, pour la propagande théorique, menée de front avec l’action insurrectionnelle et révolutionnaire. » Le congrès déclare, en outre, que « le vote ne saurait être considéré comme un principe de droit capable de réaliser la soi-disant souveraineté du peuple ; come instrument, son emploi est toujours dangereux. » En novembre, le gouvernement fédéral prononce la suppression de l’Avant-Garde et la saisie de ses presses, ce journal prêchant ouvertement l’assassinat politique.

Dès 1879, l’Avant-Garde est remplacé par le Révolté. À un congrès révolutionnaire tenu à la Chaux-de-Fonds (Suisse), Kropotkine prêche la propagande par le fait. À Marseille, autre congrès socialiste, organisé par des ouvriers révolutionnaires ; on y vote l’expropriation, sans indemnité, de tous les possédants, au profit de la collectivité des prolétaires. En Espagne, le roi Alphonse XII et la reine Marie-Christine d’Autriche, mariés depuis un mois à peine, sont tous deux l’objet d’un attentat à Madrid, dans la rue, en plein jour, par un ouvrier anarchiste, Francesco Otero Gonzalès, qui ne les atteint pas (30 décembre). En Italie, les pires révolutionnaires commencent à s’organiser sérieusement, en cette même année ; mais, plus prudents qu’ailleurs, ou, si l’on préfère, plus habiles, grâce à l’influence chez eux plus directement exercée par les chefs de la maçonnerie, ils mettent leur organisation sous le couvert du patriotisme. Ce sont les sociétés des Reducci, ou survivants des batailles patriotiques (lisez : garibaldiennes) ; ce sont les groupes irrédentistes, qui, prétextant que l’unité italienne n’est pas encore complète, réclament des provinces à la France, à l’Autriche, à la Suisse.

Et l’on ne saurait trop faire remarquer ces contradictions flagrantes, qui éclatent suivant les circonstances de temps et de lieux. Comme principe général, les ultra-révolutionnaires proclament l’abolition de la patrie ; c’est un des articles essentiels de leur programme, à quelque nation qu’ils appartiennent. Pourquoi alors l’irrédentisme, qui est au fond du cœur de tout anarchiste italien ? pourquoi Bakounine lui-même était-il panslaviste ? Cela paraît incompréhensible, cela déroute l’observateur non initié. Pour comprendre, il faut savoir et ne pas perdre de vue que tous ces articles principaux des programmes révolutionnaires et toutes les revendications soi-disant nationales ou internationales ne sont que des moyens accessoires pour les sectes et que le réel et unique article du programme de la Révolution, sans distinction de partis ou d’écoles, est : « Guerre à Dieu et à son Église ! »

Partout, en 1879, l’agitation sociale s’organise, prenant tel ou tel drapeau, selon les circonstances. En Italie, les funérailles du général Avezzano à Rome donnent lieu à des manifestations irrédentistes. En Irlande, le fenian Michel Davitt fonde la ligue agraire et prêche l’insurrection ; et là, comme ailleurs, il s’agit si peu de patriotisme, au fond, que les catholiques clairvoyants ne se laissent pas tromper, et l’archevêque de Dublin, dans une magnifique lettre pastorale, désapprouve énergiquement cette suspecte agitation.

En Russie, les crimes isolés contre les fonctionnaires supérieurs se multiplient ; le journal nihiliste Terre et Liberté excite au meurtre. Deux attentats contre le tsar : le 14 avril, à Saint-Pétersbourg, où Solowief tire cinq coups de revolver sans l’atteindre (pendu le 10 juin) ; et le 1er  décembre, sur le chemin de fer de Moscou, où une mine devait éclater au passage du train impérial (affaire Hartmann).

Et que l’on ne vienne pas dire que tout cela ne se tient pas ; je vais en donner bientôt la preuve.

À la suite de l’attentat de Solowief, la police russe procède à des perquisitions chez les révolutionnaires militants ; or, qu’est-ce qu’elle trouve dans un faubourg de Kieff, au quartier de Podol, habité par les marchands ? Elle trouve plusieurs caisses contenant des bombes Orsini, du modèle de celles employées dans un si grand nombre d’attentats historiques, qui furent ordonnés dans la période de 1850 à 1870 par le fameux comité de haute-maçonnerie interuationale dont le président était Mazzini. Oui, ce sont les mêmes bombes maçonniques que la police russe trouve en 1879 entre les mains des anarchistes russes. Ce n’est pas tout : la maçonnerie est aussi coutumière de l’empoisonnement, on le sait, pour se débarrasser de qui la gêne ; eh bien, chez les nihilistes de Kiew, on trouve encore toute une collection variée de poisons.

La haute-maçonnerie s’appuie sur les juifs, je l’ai démontré dans le chapitre précédent. Or, voici ce que le correspondant russe du Soleil écrivait à son journal (n° du 6 juin 1879) :

« La population juive elle-même, jusqu’ici profondément indifférente à tout ce qui n’était pas négoce, se montre aujourd’hui entamée par la propagande socialiste la plus radicale. D’innombrables brochures en hébreu, et en dialecte allemand, spécialement adressées à la jeunesse juive, ont été saisies. Plusieurs israélites sont arrêtés. Ils ont déclaré, avec enthousiasme, être les apôtres de la religion nouvelle, la religion révolutionnaire, mêlant dans un curieux pêle-mêle les théories nihilistes et le langage biblique. « Renversez tout l’ancien monde du mensonge et de l’oppression ; sur ses ruines se déploiera ensuite, dans une lumière rayonnante, le drapeau rouge de la Révolution sociale. » Tel est le diapason auquel sont montés les esprits. Dans une situation semblable, toutes les surprises sont à prévoir. »

Nous voici en 1880 ; c’est l’année des décrets Ferry et de l’amnistie pleine et entière pour les communards ; on expulse, etiam manu militari, les religieux français appartenant aux ordres les plus détestés par la secte maçonnique, et l’on fait rentrer les révolutionnaires incendiaires et assassins, dont plusieurs deviendront bientôt fonctionnaires ou députés.

Ea France, les anarchistes russes n’étaient alors aucunement inquiétés ; c’était seulement pour la forme que notre police les surveillait ; si bien que l’ambassadeur de Russie à Paris était obligé d’avoir une police à lui pour se tenir au courant des menées de ses dangereux compatriotes. En effet, c’est l’ambassadeur de Russie, le prince Orloff, qui, le 15 février, apprend au préfet de police Andrieux qu’un certain allemand, se disant Édouard Mayer, originaire de Berlin et récemment établi dans notre capitale, n’est autre que le fameux Hartmann, l’auteur de l’attentat du chemin de fer de Moscou. L’ambassadeur est sûr de son fait, il réclame l’arrestation du régicide ; M. Andrieux ne peut la refuser, et Hartmann est arrêté sur les Champs-Élysées, où il se promenait en compagnie de quelques anarchistes auxquels un agent russe s’était mêlé.

Je crois qu’il n’est pas sans intérêt de rappeler ici, avec des détails précis, en quoi avait consisté le crime d’Hartmenn. Nous allons le voir tout à l’heure glorifié par les chefs de la franc-maçonnerie, et j’aurai à rappeler la tartuferie, en cette occasion, de nos gouvernants d’alors.

Le récit du crime a été fait par Hartmann lui-même, interviewé pur un rédacteur de la Central News Agency. On constatera le cynisme de l’assassin, fier de son forfait, n’ayant pas un mot de pitié pour le mécanicien, le chauffeur et le chef de train, ses victimes, et ne regrettant que d’avoir manqué Alexandre II ; car Hartmann fit sauter un train de marchandises, qui précédait celui du tsar ; il avait été avisé que l’empereur serait dans ce train-là, et non dans le train officiel.

Voici donc la relation, telle qu’elle a été recueillie de la bouche même de l’assassin :


« Après avoir fait de la propagande dans plusieurs parties de la Russie, — ce qui me fit arrêter et incarcérer à Kiew, d’où je m’échappai, grâce à l’énergie du comité de Saint-Pétersbourg, — je fus chargé d’exécuter le tsar. J’ai des connaissances pratiques sur les choses militaires et sur les substances explosibles, et je suppose que je fus choisi pour ce motif.

« Arrivé à Moscou, je louai une petite maison à quelques milles de la ville et située à environ quarante yards (un peu moins de quarante mètres) de la principale ligne de chemin de fer. La maison était en mauvais état. Je portais un costume d’ouvrier ; je vivais tranquillement, et pendant quelque temps je fis comme si j’arrangeais ma maison.

« Lorsque je fus convaincu que tous les soupçons étaient écartés, je me mis à l’œuvre, aidé de deux compagnons, dont l’un était depuis longtemps mon collègue. La maison la plus proche était presque hors de la portée de la vue : et, le soir, tandis que deux d’entre nous faisaient le guet, le troisième creusait, avec une bêche, une petite tranchée dans le sol glacé. La tranchée avait cinq pouces en largeur et en profondeur.

« Elle allait de la voie ferrée à une petite maison dépendante de mon habitation. Le sol était très dur, et, comme nous devions prendre des précautions, le travail dura plusieurs jours. Nous posions à mesure, dans la tranchée, quatre fils métalliques isolés, et chaque soir, après avoir terminé notre travail, nous remplissions la tranchée ouverte ce jour là, en effaçant avec soin toute trace d’excavation. La tranchée était creusée le long d’un sillon, en plein champ.

« Nous fabriquâmes nous-mêmes la dynamite dans la maison, et elle fut renfermée dans quatre fortes poudrières en fer, dont chacune contenait un peu plus d’une livre anglaise de cette substance.

« Tout était presque en état, lorsque notre plan faillit échouer, parce que l’électricien de Moscou, dont les soupçons s’était éveillés, refusa de livrer les batteries qui devaient faire jouer la mine. Mes camarades et moi, nous désespérâmes presque, nous qui, peu d’heures auparavant, nous félicitions d’avoir achevé notre travail.

« Les poudrières contenant la dynamite avaient été posées avec soin dans un grand trou creusé entre les rails et sous des traverses en bois. Ma résolution fut bientôt prise. J’envoyai mes camarades chez un paysan de nos amis, à quelques milles au sud, et je m’occupai moi-même de me procurer des batteries électriques. Avec quelques difficultés, je finis par persuader à l’électricien de me les confier, et je retournai passer la nuit tout seul dans ma maison. Je mis les fils en communication, et tout fut prêt pour le train qui allait passer.

« On m’avait averti que le tsar voyagerait par le train de marchandises. Vous voyez donc que je n’ai pas commis, comme on l’a dit, une bévue stupide, quant au choix du train. Mon explication est fort simple. Nous étions tenus très au courant, par des fonctionnaires de nos amis, de tous les mouvements du tsar. Nous avions été avertis que, selon la coutume, il quitterait le train officiel dans lequel une figure, représentant le tsar, serait assise à la fenêtre du wagon-salon, tandis que le tsar lui-même, espérant ainsi échapper à tout danger, voyagerait déguisé en employé du chemin de fer.

« Un télégramme m’apprit que tout allait bien et que le train arrivait. Lorsque le train passa, je mis le feu à la mine, avec l’espérance de voir l’empereur sauter. Les débris du train furent lancés loin de la maison ; mais bientôt j’appris avec chagrin que le tsar, ne croyant pas qu’il y eut danger pour ce voyage-là, avait quitté le train de marchandises à quelques milles de là et pris le train officiel, afin d’entrer dans Moscou avec apparat.

« Je partis aussitôt en traineau, et je rejoignis mes amis. Nous restâmes tranquillement pendant une semaine, à trente milles plus loin, et alors nous allâmes à Kersoff, et de là chez des amis près d’Odessa. Là, nous nous embarquâmes tous les trois sur le vapeur italien Florestina, où je fus employé comme mécanicien. De Constantinople, nous nous rendîmes en France.


Tel était le crime d’Hartmann. Une montre en or, qu’il avait donnée en paiement à l’électricien de Moscou, mit la police russe sur la trace des auteurs de l’attentat. En effet, cette montre fut reconnue par un horloger de Saint-Pétersbourg, qui retrouva sur ses registres le nom et l’adresse d’une dame à laquelle il l’avait vendue ; et celle-ci ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu’elle l’avait donnée à un nommé Hartmann.

Ce n’était donc pas au hasard que l’ambassadeur de Russie à Paris avait requis du préfet de police Andrieux l’arrestation du prétendu Édouard Mayer. Une fois connu le nom du principal assassin, on avait retrouvé et suivi sa piste. C’est pourquoi le prince Orloff réclamait, au nom du tsar, l’extradition d’un aussi coupable criminel.

On n’a pas oublié la singulière attitude du gouvernement français en cette circonstance. Le cabinet était présidé par le F∴ de Freycinet ; le F∴ Cazot était à la justice, le F∴ Lepère à l’intérieur, le F∴ Jules Ferry à l’instruction publique. Ces francs-maçons allaient-ils remettre l’anarchiste criminel aux mains du gouvernement russe, qui le réclamait à bon droit ? Oh ! que nenni !

Le prétendu Édouard Mayer était bien Hartmann. M. Andrieux l’a reconnu formellement dans ses mémoires, publiés sous le titre de Souvenirs d’un préfet de police. Il dit : « Le résultat de la perquisition faite à son domicile, cour Saint-Philippe du Roule, son interrogatoire, la comparaison de sa personne avec les photographies que j’avais depuis plusieurs mois, ne pouvaient laisser aucun doute sur l’identité du prisonnier. Je m’étais rendu moi-même dans sa cellule, et mes observations personnelles avaient pleinement confirmé celles du chef de la sûreté. » Donc, il n’y avait aucun doute chez les gens du gouvernement.

Mais la haute-maçonnerie agissait. D’une part, toute la presse inféodée aux loges protestait contre l’arrestation de l’anarchiste russe. D’autre part, des menaces de mort pleuvaient chez l’ambassadeur du tsar, le prince Orloff. Les socialistes révolutionnaires étrangers, eux, levaient audacieusement la tête ; rue de la Bastille, l’anarchiste allemand Erhard, présidant une réunion cosmopolite, avait osé dire dans un discours : « Il y aura bientôt un an que le premier attentat contre le tsar a eu lieu. L’auteur a été pendu ; mais le nom de Solowief restera illustre, car il a subi la mort des martyrs pour défendre la cause de l’humanité. Depuis lors, nos frères russes n’ont pas encore pu atteindre leur but ; mais peu importe. Il vaut mieux peut-être que le tsar n’ait pas encore rencontré la mort ; car un monstre de ce genre, qui a causé tant de malheurs, n’est pas digne de mourir ainsi. La mort étant la seule épouvante pour ces êtres, le tsar devrait, à titre de châtiment, d’abord subir la torture, et ensuite périr d’une mort lente et cruelle. Pour nous, socialistes allemands, qu’une même pensée unit aux nihilistes russes, loin de renier les auteurs de l’attentat de Moscou, comme on l’a fait pour Hœdel et les autres à Berlin, nous devons tendre la main à nos frères russes et les féliciter hautement d’accomplir ces actes d’héroïsme ! » Erhard, après un tel langage, ne fut pas arrêté, pas même reconduit à la frontière.

On vit alors le F∴ Engelhard, député de la gauche, se constituer l’avocat de l’homme écroué sur la requête du prince Orloff et prétendre, par un mémoire, qu’Édouard Mayer n’était pas Hartmann. Mais, en même temps, les révolutionnaires militants de la haute-maçonnerie, dédaignant de recourir à ces arguties, revendiquaient hautement Hartmann et réclamaient impérieusement sa liberté.

Il y avait quinze jours que le nihiliste était sous les verrous. Le vieux mazzinien Félix Pyat, maçon communard, écrivit la lettre suivante, qui fut aussitôt reproduite par la presse sectaire :


Félix Pyat à Garibaldi
Londres, 1er  mars 1880.
Mon vieil ami,

Le dernier attentat contre le despote de toutes les Russies confirme votre phrase légendaire : « L’Internationale est le soleil de l’avenir. »

Depuis le premier roi jusqu’au dernier président de république bourgeoise, tous doivent disparaître ou de gré ou de force.

Unissez votre voix à celle des socialistes français pour protester contre l’extradition projetée de notre vaillant ami Hartmann.

Le sol français doit être inviolable pour les proscrits qui, comme nous, veulent l’action armée pour établir la République universelle, démocratique et sociale.

Je vous serre la main. Salut à votre charmante femme.

Votre sincère ami,
Félix Pyat.

La réponse ne se fit pas attendre.

Elle fut, aussi, immédiatement publiée par tous les journaux à rédaction maçonnique :

Garibaldi à Félix Pyat
Caprera, 6 mars 1880.
Mon cher Pyat,

Vous êtes le héros populaire des barricades parisiennes. Merci pour votre affectueuse lettre, bien que j’eusse raison de me plaindre du long silence que vous avez gardé à mon égard.

Hartmann est un vaillant jeune homme, à qui tous les honnêtes gens doivent estime et reconnaissance. Le ministre Freycinet et le président Grévy ne souilleront point leur nom de républicains honnêtes par l’extradition d’un proscrit politique ; cela serait digne des hyènes de Versailles.

L’assassinat politique est le secret pour conduire à bon port la Révolution. Les souverains appellent assassins les amis du peuple. Les vrais républicains, Agésilas Milano, Pierri, Orsini, Pianori, Monti et Tognetti ont été, dans leur temps, des assassins ; aujourd’hui, ce sont des martyrs, objets de la vénération du peuple.

Hœdel, Nobiling, Moncasi, Passanante, Solowief, Otero et Hartmann sont les précurseurs du gouvernement de l’avenir, la République sociale.

L’assassin, c’est le prêtre exécré, qui assassina d’abord le progrès à l’aide du bûcher, et qui assassine maintenant les consciences avec le mensonge.

C’est le prêtre qu’on doit déporter en Sibérie, et non Hartmann et ses compagnons.

Je vous serre affectueusement la main. Saluez pour moi le brave Vallès.

Toujours à vous,
G. Garibaldi.


Ainsi la haute-maçonnerie dictait publiquement ses ordres. Les FF∴ Grévy, Freycinet, Lepère, Cazot, Jules Ferry, n’avaient qu’à obéir. M. Andrieux, dans ses Souvenirs d’un préfet de police, n’a pas révélé grand’chose au sujet de cette affaire Hartmann ; il n’a pas fait allusion aux deux lettres ci-dessus ; il s’est borné à écrire quelques mots au sujet du rôle du gouvernement, qui, voulant sauver Hartmann, tout en ne rompant pas officiellement avec l’ambassadeur de Russie, biaisa et feignit de n’être pas certain de l’identité de l’homme arrêté.

Je crois que M. Andrieux aurait pu faire d’autres révélations intéressantes. À cette époque même, il était franc-maçon, chevalier Kadosch ; en même temps que préfet de police, il était membre du conseil de l’ordre, au Grand Orient de France, et là il avait pour collègues le F∴ Gregorii Wyrouboff, socialiste et positiviste, russe né à Moscou, et par conséquent compatriote et presque coreligionnaire politique de Hartmann, et le F∴ Duhamel, chef du cabinet du président de la République, Grévy. Or, je le demande, Wyrouboff et Duhamel n’ont-ils joué aucun rôle dans cette affaire où, somme toute, nos francs-maçons n’eurent qu’un but : se moquer du gouvernement du tsar ? et M. Andrieux lui-même, qui alors était un haut-gradé de la secte, et qui, au surplus, s’est borné à lui décocher quelques pages de plaisanteries, lorsqu’il la quitta, n’a-t-il agi qu’en simple fonctionnaire dans l’incident Hartmann ? n’aurait-il pas à ce propos quelque confession à faire, à titre de franc-maçon ?

Car les faits sont là, et il est impossible de les nier.

Le gouvernement français, ayant à sa tête des francs-maçons, n’a pu, en tant que gouvernement, se soustraire à l’obligation d’arrêter un homme que le prince Orloff, ambassadeur de Russie, lui a fait prendre à Paris, cet homme étant un anarchiste criminel, coupable d’un multiple assassinat. Mais la haute-maçonnerie a déclaré que cet homme ne devait pas être livré à la justice du tsar ; et alors, en tant que maçon, le gouvernement français a feint de ne pas être sûr de l’identité du prisonnier, le F∴ Engelhard est intervenu pour plaider que celui-ci était bien Édouard Mayer et non Hartmann (quelle comédie !), et l’homme arrêté, n’ayant plus rien à craindre, au lendemain du manifeste épistolaire du grand-maître Garibaldi, a été conduit en sûreté en Angleterre.

L’ambassadeur de Russie avait annoncé de nouveaux documents qui établiraient sans conteste l’identité d’Hartmann (sur laquelle nos gouvernants étaient parfaitement fixés) ; mais on se garda bien d’attendre l’arrivée de ces documents.

« Je fus chargé, écrit M. Andrieux, de faire conduire Hartmann en Angleterre. J’entrai de nouveau dans la cellule d’Hartmann ; il était assis près d’une table, sur un escabeau fixé au mur par une chaine de fer. Il prenait son repas, attendant, d’heure en heure, une décision qui, vraisemblablement, devait l’envoyer à la potence. Ce ne fut pas sans émotion que je lui signifiai l’ordre de sa mise en liberté…

« Après trois semaines de détention au Dépôt de la préfecture de police, Hartmann partit pour Dieppe et de là pour Londres, sous la surveillance d’un agent. »

C’est-à-dire, pour les initiés : afin d’être sûr que la police russe, qui avait su le découvrir à Paris, ne l’enlèverait pas en route, on le fit accompagner par la police française, non pas jusqu’à la frontière, mais jusqu’à Londres même où il désirait se fixer et où le F∴ Félix Pyat l’attendait. Là, il n’y avait aucune extradition à craindre ; l’Angleterre, ennemie déclarée de la Russie, n’aurait certainement pas la tentation d’être agréable au tsar.

À peine arrivé à Londres, Hartmann envoya, le 19 mars, au F∴ Clémenceau, directeur du journal la justice, une lettre établissant son identité. « Pour que vous ne puissiez douter de mon identité, écrivait-il, je prie mon ami Pierre Lavroff, que vous connaissez personnellement, de vous remettre lui-même cette lettre. » Lavroff, autre nihiliste de marque, est connu pour avoir publié à Paris l’organe anarchiste Vpered ! (En avant !)

Le tour était joué. Les francs-maçons du pouvoir s’étaient, avec une rouerie digne de Machiavel, moqués du gouvernement russe.

Cependant, si une cause devait être chère à la France, c’était bien celle de cette noble famille impériale de Russie, le seul gouvernement monarchique d’Europe ayant des sympathies pour notre pays. Et vraiment il y avait lieu d’agir avec énergie ; car les disciples des Bakounine, Reclus et Kropotkine ne désarmaient pas.

Deux jours après l’arrestation d’Hartmann à Paris, par conséquent le 17 février, un nouvel attentat contre le tsar par une explosion de dynamite fut commis à Saint-Pétersbourg ; l’empereur, comme par un vrai miracle, ne fut pas atteint ; mais un grand nombre de soldats de la garde y périrent. Des pouvoirs extraordinaires ayant été donnés alors au général Loris Mélikoff, comme président d’une commission exécutive supérieure, Mélikoff lui-mêmen est l’objet, le 4 mars, d’une tentative d’assassinat, de la part d’un juif, anarchiste, nommé Modetsky. Quelques-uns des coupables des crimes les plus récents, et notamment, des complices d’Hartmann sont exécutés.

Au royaume britannique, le socialisme révolutionnaire des fenians trouble de plus en plus l’Irlande : les attentats de la ligue agraire se multiplient, on en compte 2.124 dans le second semestre de 1880 ; en septembre, assassinats de sir Boyd et de lord Mountmorris, qui demeurent impunis ; le capitaine Boycott, propriétaire qui, en présence d’une grève, s’est servi de soldats pour rentrer ses récoltes, est mis en interdit, et il est réduit à quitter le pays. Désormais, on « boycottera » les fermiers qui n’obéiront pas aux sommations publiques ou occultes de la ligue anarchiste.

C’est à cette même époque que le F∴ Charles Bradlaugh fait parler de lui. Élu député à la Chambre des communes, ce franc-maçon radical refuse de prêter le serment, tel qu’il est contenant une formule religieuse. La Chambre lui conteste alors le droit de siéger ; mais le F∴ Bradlaugh offre ensuite de jurer tout ce que l’on voudra, laissant clairement entendre que le sacrilège lui est indifférent. Le gouvernement répugne à se prêter à ce jeu. Bradlaugh, qui veut siéger quand même, est enlevé de force ; puis, sur la motion du ministre Gladstone, le serment est remplacé par une affirmation. Bradlaugh est admis ; mais on n’a pas oublié qu’il renouvela ce scandale aux sessions suivantes. Or, dirai-je en passant, rien n’est plus suspect que l’athéisme du F∴ Bradlaugh ; car on l’a surtout dit athée. On n’ignore pas sa collaboration intime avec la fameuse Annie Besant, une des grandes-prêtresses de l’occultisme spirite anglais, évocatrice et luciférienne de premier ordre, digne émule de mistress Davies et de Mme  Blawatsky. Annie Besant et Bradlaugh sont inséparables dans leur haine contre l’Église ; d’où l’on peut, sans témérité, conclure que le célèbre député radical de Northampton était, en réalité, plus sataniste qu’athée. Si l’on veut examiner les termes de sa déclaration, On reconnaîtra qu’elle est à double entente. Bradlaugh, ayant à s’expliquer devant les membres d’une ligue de libre-pensée, la National Secular Society, dont il était président, dit « qu’il avait jugé indigne de lui d’invoquer, en témoignage de sa fidélité aux lois, un Dieu qu’il se refusait à adorer. »

En cette année-là un congrès anarchiste se tint en Suisse, et Kropotkine y proposa d’abandonner le terme collectivisme pour prendre celui de communisme anarchiste. En effet, jusqu’alors les disciples de Bakounine seuls s’étaient servis du premier terme ; mais, depuis quelque temps plusieurs révolutionnaires de l’école de Karl Marx s’étaient mis à l’appliquer à leur système ; or, les anarchistes ne voulaient pas être confondus avec ceux-ci. Kropotkine invita également le congrès à se préoccuper d’organiser la propagande dans les campagnes ; car, disait-il, la Révolution sera vaincue, si les ouvriers des villes n’ont pas l’appui des paysans.

La conspiration nihiliste continue plus que jamais en Russie. Le 13 mars 1881, à Saint-Pétersbourg, le tsar Alexandre II est tué en plein jour par l’explosion d’une bombe de dynamite. Tous les gouvernements et presque tous les parlements témoignent leurs sentiments d’horreur de ce crime et leurs sympathies pour la victime, dont le règne avait été marqué par de grandes réformes intérieures, surtout au profit des humbles classes rurales. Cinq des assassins, parmi lesquels deux femmes, peuvent être arrêtés ; devant la chambre des procès politiques du Sénat, assistée de représentants de la noblesse, de la bourgeoisie et des paysans, les criminels se proclament anarchistes ; condamnés à mort, ils sont exécutés, sauf une des femmes, le 15 avril.

En Allemagne, le crime des nihilistes russes est publiquement glorifié par Most et Hasselmann, députés au Reichstag ; le résultat de ces apologies cyniques est que l’assemblée, sur la proposition du grand catholique Windthorst, vote une loi ayant pour objet l’extradition des assassins politiques : des mesures de rigueur sont prises aussi contre les socialistes révolutionnaires du pays.

Au royaume britannique, la situation s’aggrave. Un procès contre l’agitateur Parnell n’ayant pas abouti, le gouvernement est obligé de prendre des précautions militaires, par crainte de quelques tentatives des fenians, non seulement en Irlande, mais même en Angleterre ; le parlement vote un bill pour protéger la vie et la propriété ; las chefs de la Ligue agraire sont arrêtés, mais les lattes sanglantes se renouvellent et les crimes se multiplient. À Londres même, on découvre un complot, dont le but était de faire sauter la résidence du lord-maire ; on saisit, sur un navire venant de la Nouvelle-Orléans, une quantité considérable de substances explosibles envoyées par les anarchistes américains à leurs frères anglais. Le fameux Most, qui avait quitté Berlin après y avoir fait l’apologie de l’assassinat du tsar, débarque en Angleterre, imprime à Londres son journal incendiaire le Fretheit ; mais il est arrêté, et ses écrits lui valent une condamnation à seize mois de travaux forcés (29 juin).

D’autre part, la scission s’accentue entre les anarchistes purs et les révolutionnaires qui se bornent à se déclarer collectivistes. Un congrès ouvrier est tenu à Paris (22 mai), où ceux-ci, en majorité, votent qu’il faut se servir du suffrage universel pour s’emparer du pouvoir politique. Les anarchistes purs qui ne veulent arriver que par l’insurrection et qui condamnent l’exercice des droits électoraux, se retirent et vont faire leur congrès à Londres (juillet). Là ils proclament la nécessité de joindre la propagande par le fait à la propagande théorique.

L’union entre les fenians irlandais et les anarchistes de tous pays n’est plus douteuse. Le cabinet Gladstone avait fait passer un bill réglant très sagement la question agraire : on sait que les Irlandais se plaignaient des exigences de grand nombre de propriétaires anglais. Or, M. Gladstone accordait l’institution d’un tribunal pour établir, sur la demande du fermier, le fermage sur des bases équitables, en fixer les conditions, protéger la liberté de vente et de fermage ; il faisait reconnaitre aux fermiers un droit de copropriété sur le sol, qui leur permettait l’achat des terres, le Trésor leur faisant même des avances pour les aider. Mais d’aussi sages mesures ne faisaient pas les affaires des agitateurs, qui n’exploitaient les plaintes des fermiers que pour provoquer la révolution, et non obtenir des réformes. Aussi, sans tenir compte de la nouvelle loi, les chefs fenians prêchent partout l’insurrection : des émeutes éclatent à Dublin, à Cork : la ligue agraire « boycotte » non seulement les propriétaires, mais les agents de la loi et tous ceux qui ne se prêtent pas aux exigences des FF∴ Parnell, Davitt, Dillon ; les fermiers eux-mêmes, les marchands, les ouvriers, sont les premières victimes de ces gens qui prétendent défendre les intérêts du peuple. La terreur feniane règne ; on assassine à tort et à travers, et les auteurs de ces crimes demeurent impunis, personne n’osant venir témoigner devant les magistrats. Un comité irlandais anarchiste se forme aux États-Unis et prend le titre de Conseil de la Dynamite (août), proclamant l’abolition du fermage, la suppression des propriétaires (landlords), l’expulsion de tous les Anglais hors d’Irlande et stipulant l’emploi de toutes les matières explosibles pour porter partout la destruction. Le gouvernement se décide enfin à arrêter les meneurs. Parnell, Davitt, Dillon, Sexton, Brennan, Egan, etc., sont emprisonnés à Kilmainham et à Portland, d’où ils réussissent à lancer un manifeste d’insurrection. L’ordre n’est rétabli, et encore provisoirement, que par la mise du pays en état de siège.

En Suisse, le gouvernement fédéral paraît s’émouvoir des plaintes soulevées au sujet de l’abus du droit d’asile ; après l’assassinat du tsar, il y a eu, en effet, des récriminations contre la trop grande tolérance accordée par la vieille Helvétie aux révolutionnaires de tous pays, qui viennent chez elle ourdir leurs complots. Afin de donner un commencement de satisfaction aux honnêtes gens, on expulse Kropotkine (24 août). Puis, ni Zurich ni Berne ne veulent être le siège d’un congrès international socialiste, comme celui qui vient de se tenir à Londres, et c’est à Coire (le 1er  octobre) que se réunissent vingt-cinq délégués anarchistes, représentant douze pays ; ce nouveau congrès se termine (le 6) par une déclaration de sympathies pour les nihilistes russes.

Je crois avoir fait, par ce qui précède, la démonstration complète de la solidarité des divers groupes du parti anarchiste international, qu’ils prennent les noms de nihilistes, fenians ou autres. Il m’a suffit, pour cela, de rappeler simplement les faits d’un petit nombre d’années. Si l’on veut, en effet, passer en revue les événements, les congrès (théorie) et les crimes (pratique), des révolutionnaires, on constate que tout se tient.

Ce point étant acquis, je présenterai, pour les douze dernières années, un tableau plus succinct ; il n’est plus nécessaire de donner ici autre chose que des rapides indications. Voici donc un court memorandum :

1882. — En France : troubles de Montceau-les-Mines ; affichage de placards révolutionnaires à Marseille et au Creuzot ; conférences de Louise Michel ; entrée en scène de Jean Grave, qui fonde le Droit social ; explosion au bureau de recrutement de Lyon et au café situé dans le sous-sol du théâtre Bellecour, par l’anarchiste Cyvoct ; perquisitions, amenant la découverte de nombreux dépôts secrets de dynamite. — En Angleterre, mesures de clémence du cabinet Gladstone, qui relâche les chefs fenians ; assassinat du ministre Cavendish et de son sous-secrétaire d’État Thomas Burke, poignardés à Dublin en plein jour. — En Russie, nombreux crimes nihilistes, parmi lesquels l’assassinat d’un général, à Odessa.

1883. — Crimes commis en Espagne par les affiliés de la Main-Noire, dont les trois centres d’action sont à Madrid, Barcelone et Xérès, « sous la haute direction de Genève » ; nombreux dépôts secrets de dynamite découverts. — À Paris, manifestation de l’esplanade des Invalides, et pillage des boulangeries, sous la conduite de Louise Michel et Émile Pouget ; le drapeau noir est adopté par plusieurs groupes révolutionnaires, en remplacement du drapeau rouge ; procès d’anarchistes à Lyon (condamnation de Kropotkine, parmi ceux-ci.)

1854. — Année de réorganisation, création de journaux surtout.

1885. — Exécution, à Leipsig, des anarchistes Reinsdorf et Mildenberge, auteur de l’explosion de Niederwald, lors d’une fête pour l’inauguration d’un monument national. — Le Révolté émigre de Genève à Paris ; Kropotkine, sur la fin de son emprisonnement, publie les Paroles d’un Révolté, et Élisée Reclus, les Produits de la Terre.

1886. — Émeute à Decazeville : assassinat de l’ingénieur Watrin. — L’anarchiste Gallo décharge son revolver sur la foule, à la Bourse de Paris, mais ne fait aucune victime. — Troubles à Charleroi (Belgique) : usines et couvents sont pillés et incendiés. — À Chicago (États-Unis), grève générale, meetings en armes ; une bombe est jetée sur les agents de police ; 80 blessés, 8 anarchistes sont arrêtés, 7 condamnés à mort, 4 pendus.

1887. — Jusqu’à présent, le vol, accompli à la mode vulgaire, n’avait pas été classé par les anarchistes au nombre des actes de la propagande par le fuit. L’hôtel de Mme  Maceleine Lemaire est pillé de nuit par l’anarchiste Clément Duval, membre du groupe la Panthère des Batignolles, et dès lors le vol, exécuté même comme acte particulier, sera approuvé par les théoriciens et praticiens de la révolution sociale.

1888. — Grève des terrassiers à Paris ; collision sanglante.

1889. — Condamnation de l’anarchiste-cambrioleur Pini, pour des vols en quantité considérable.

1890. — Mot d’ordre donné dans le monde entier pour le chômage des ouvriers le 1er  mai ; le prétexte est de réclamer la fixation de la journée de travail à huit heures et de créer le jour férié du prolétariat. En réalité, il s’agit d’habituer les révolutionnaires à se compter et à descendre à la rue, sans donner motif à l’armée d’intervenir, sans paraître violer aucune loi ; quand l’habitude sera prise, on avisera. — Création, à Londres, du journal l’International, moniteur de la propagande par le fait ; Kropotkine publie la brochure la Morale anarchiste ; le comité central secret des Frères Internationaux imprime pour la première fois et fait distribuer l’Indicateur destiné à initier les ouvriers socialistes révolutionnaires à la fabrication des explosifs.

1891. — Fondation de la Ligue des Antipropriétaires, créée dans le but d’aider les compagnons anarchistes à déménager sans payer leur terme ; grande propagande dans l’armée, pour pousser à la désertion. Le drapeau noir est promené à Levallois-Perret (banlieue de Paris) dans une manifestation anarchiste du 1er  mai ; à Clichy, commune voisine, tentative d’explosion du commissariat de police. Autres explosions à Charleville, à Nantes. — À Paris, dans un hôtel, sur le boulevard, en plein jour, assassinat, par le nihiliste Padlewski, d’un général russe, ancien directeur de la police du tsar ; l’assassin réussit à se mettre à l’abri hors de France, grâce à la connivence de quelques socialistes français.

1892. — Nombreux vols de dynamite : à Soisy-sous-Étioles ; à Tarbes ; en Savoie, etc. Explosion à l’hôtel de la princesse de Sagan, à l’hôtel du duc de Trévise ; pas de résultats. — Kropotkine publie le livre la Conquête du Pain. — Série d’explosions terribles, dont plusieurs font des victimes : explosion au boulevard Saint-Germain, visant le conseiller Benoit, qui a présidé les assises où furent condamnés les anarchistes de Levallois-Perret ; explosion à la rue de Clichy, visant l’avocat général Bulot, ministère public dans cette affaire. Kœnigstein, dit Ravachol, anarchiste des plus militants, coupable déjà de l’assassinat d’un ermite et d’une violation de sépulture dans la Loire, est l’auteur de ces deux explosions. — Explosion à la caserne Lobau (auteur Meunier). — Ravachol est arrêté, grâce à la sagacité et au courage de M. Lhérot, garçon au restaurant Véry ; il passe aux assises. Peu avant l’ouverture des débats, explosion du restaurant Véry, où M. Véry et un client trouvent la mort. Faiblesse des jurés parisiens qui n’osent pas condamner Ravachol à la peine capitale et lui accordent les circonstances atténuantes. L’auteur de ce nouveau crime est le compagnon Meunier. — Traduit devant la cour d’assises de Montbrison pour l’assassinat de l’ermite de Chambles (commis en vue du vol), Ravachol est condamné à mort par les jurés de la Loire ; il est exécuté et meurt en chantant une chanson ignoble. — Ravachol est célébré comme martyr par les anarchistes. On imprime son portrait sous forme d’image de propagande, avec le distique de la chanson qu’il chanta jusque sous le couperet de la guillotine (cette image se trouve reproduite très fidèlement dans le dessin qui est plus loin). On avait déjà publié de même une image de propagande, représentant la pendaison des quatre anarchistes de Chicago. — En novembre, une bombe placée à la porte des bureaux de la compagnie minière de Decazeville, avenue de l’Opéra, à Paris, est transportée au commissariat de la rue des Bons-Enfants, où elle fait explosion, tuant sept personnes et détruisant en grande partie l’immeuble. Auteur de ce crime : le jeune Émile Henry, fils d’un général de la Commune.


LES MARTYRS DE CHICAGO
(Reproduction d’une gravure de propagande anarchiste)

1893. — Un ouvrier d’un fabricant de bicyclettes, à Paris, ayant volé son patron, est renvoyé pour ce fait ; les autres ouvriers de la maison se mettent en grève, se solidarisant avec leur camarade et proclamant « le droit pour l’employé de voler l’employeur ». — Congrès socialiste à Zurich : les marxistes ont la majorité : lutte violente entre eux et les anarchistes, ceux-ci finalement expulsés. Élisée Reclus publie la brochure À mon frère le Paysan. — Congrès anarchiste à Chicago. — Découverte d’un complot à Levallois-Perret ; arrestations, saisies d’explosifs. — En Espagne, l’anarchiste Pallas lance des bombes, à Barcelone, au passage du maréchal Martinez Campos ; il est arrêté, jugé, et subit le supplice du garrot ; les anarchistes de la ville vengent sa mort, en lançant de la dynamite au théâtre du Lyceo en pleine représentation ; nombreuses victimes. — Léauthier, dans un restaurant parisien, poignarde M. Georgevitch, représentant de Serbie, qu’il ne connait pas, mais uniquement parce qu’il a décidé en lui-même de tuer le premier bourgeois venu ; après une longue maladie, M. Georgevitch survit à sa blessure. — Explosion à Marseille. — Le 9 décembre, Vaillant, s’étant introduit dans une tribune au Palais-Bourbon, jette une bombe sur les députés de la droite ; deux députés sont blessés ; aucune mort à déplorer. — Révolte en Sicile. — Vol de dynamite à Berlin.

1894. — Attentat contre le préfet de Barcelone. — Exécution de Vaillant, et manifestations sur sa tombe. — Émile Henry jette une bombe au café Terminus, près la gare Saint-Lazare ; plusieurs victimes ; le criminel est arrêté, dans sa fuite, par un courageux gardien de la paix, qui ne le lâche pas, bien que criblé de coups de revolver ; Émile Henry déclare qu’il a voulu venger Vaillant, comme Vaillant avait voulu venger Ravachol, et, en outre, il se targue d’être l’auteur de la bombe explosée au commissariat de la rue des Bons-Enfants. Il est condamné à mort, pendant les débats de la Cour d’assises, il étonne tout le monde par son attitude d’énergumène à froid ; c’est un intelligent dévoyé, un fanatique raisonnant ; le discours, adressé par ce tout jeune homme aux jurés, dont il n’implore pas la pitié, est reproduit par la presse entière ; c’est un véritable manifeste, le testament sensationnel d’un anarchiste, heureux de mourir pour son absurde et sanguinaire utopie. Son exécution suscitera de nouveaux vengeurs. — Disparition des deux principaux journaux anarchistes parisiens : le Père Peinard, qui est en quelque sorte le Père Duchesne du parti, et la Révolte, qui avait succédé au Révolté et dont le rédacteur principal, Jean Grave, est un ancien ouvrier cordonnier devenu typographe, puis littérateur ; condamnation de Jean Grave, et campagne sentimentale des radicaux en sa faveur. — Les attentats se multiplient, en dépit d’innombrables arrestations. Explosions dans deux hôtels meublés à Paris (rue Saint-Jacques et faubourg Saint-Martin) ; le criminel, demeuré introuvable, a pris le pseudonyme de Rabardy. Explosion au restaurant Foyot, près du palais du Luxembourg, où siège le Sénat ; cette fois, la victime est un poète anarchiste, Laurent Taïlhade, qui dinait là en compagnie galante et qui est blessé grièvement ; personne ne le plaint. Explosion à l’église de la Madeleine ; le dynamiteur Pauwels est tué par sa bombe. À Londres, vers la même époque, au parc de Greenwich, un autre anarchiste est également tué par sa bombe, tandis qu’il la transportait, voulant, pense-t-on, faire sauter l’Observatoire-Royal. — À Rome, l’anarchiste Paolo Lega décharge son pistolet à deux coups sur le ministre Crispi, sans l’atteindre. — Le 24 juin, le président de la République française, Sadi Carnot, est poignardé dans sa voiture, aux fêtes de l’exposition de Lyon, par l’anarchiste Caserio, jeune italien de 20 ans, qui, aussitôt arrêté, se proclame le vengeur d’Émile Henry. Cet exécrable assassinat d’un chef d’État, estimé même de ses adversaires, soulève une réprobation universelle. On commence à ouvrir les yeux sur les résultats de la propagande théorique des révolutionnaires. Malgré les dénégations de l’assassin qui affirme avoir agi sous sa seule inspiration, il apparaît que les internationaux sont parfaitement organisés et qu’il y a une direction secrète inspirant tous ces crimes. Paul Reclus, neveu d’Elisée, qui a passé à l’étranger ainsi que son oncle, est désigné par la presse comme étant l’homme de confiance d’un pouvoir occulte qui arme le bras des assassins. Les soupçons se portent aussi sur un mystérieux faux baron de Sternberg, qui paraît jouer le rôle de bailleur de fonds des anarchistes en Europe. Caserio, jugé à Lyon par la Cour d’assises, est condamné à mort, le 3 août ; son attitude aux débats est des plus cyniques ; ce fanatique se révèle une brute ignorante, dont les mauvais instincts ont été développés par la lecture des feuilles révolutionnaires. Le parlement français, quelques jours avant ce procès, vient de voter une loi pour réprimer la propagande anarchiste par voie de la presse, discours et tout autre mode d’excitation. Nos législateurs n’ont oublié qu’une chose : c’est que l’anarchie est la fatale résultante des écoles sans Dieu, la poussée à l’extrême des principes de la Révolution, et que le seul moyen de rétablir l’ordre social, c’est de rendre au prolétariat la foi qu’on a arrachée de son âme.

Voilà où nous en sommes.

Il est instructif de jeter un regard sur tout le chemin parcouru depuis le jour où Michel Bakounine et Élisée Reclus, s’inspirant des idées de Diderot, Babeuf et Proudhon, constituèrent le parti communiste-anarchiste.

On ne m’en voudra pas d’avoir réuni en quelques pages les éléments de ce tableau ; car ce sont là des faits historiques que j’ai groupés, et certes ils ont leur éloquence !


Maintenant, il est juste de reconnaître qu’il y a, dans la marche et le développement de l’anarchie, des choses qui déroutent l’observateur. Ainsi, il est constant que les chefs du mouvement sont tous des francs-maçons. On se dit, on sent que la maçonnerie n’est pas étrangère à cette œuvre terrible de bouleversement social. Mais, tout à coup, un événement vous stupéfie. Crispi, qui est trente-troisième, et sans l’anneau, je vous prie de le croire, est l’ami intime, le complice depuis longues années d’Adriano Lemmi, aujourd’hui chef suprême de la secte.

Est-il possible de croire, dans ces conditions, que c’est la maçonnerie des hauts grades palladistes qui a chargé le pistolet de Paolo Lega, dirigé contre Crispi ? Non, n’est-ce pas ? Il est tout à fait inadmissible qu’Adriano ait songé une seconde à supprimer le compère Francesco, qui le sert si bien.

Alors ?…

Cependant, nous voyons, d’autre part, la haute-maçonnerie couver l’anarchisme, le faire éclore.

Voici un fait, authentique, indéniable, donnant ample matière à réflexions :

Dans les derniers jours de décembre 1893, Élisée Reclus, un des deux consuls du Comité Central directif des Frères Internationaux, se rend à Bruxelles pour faire des conférences anarchistes sous prétexte d’étude scientifique. Ces cours sont bientôt interdits par le gouvernement. Qu’arrive-t-il ? Le Grand Orient de Belgique les prend aussitôt sous son patronage, et, dès le 3 mars, les conférences d’Elisée Reclus ont lieu dans le magnifique local de la loge les Amis Philanthropes. Lisez les journaux de cette époque. Le Suprême Conseil belge avait distribué cinq cent cinquante cartes d’entrée, alors que la salle ne peut guère contenir que 250 à 300 personnes. À la porte du temple maçonnique, et par conséquent avec l’autorisation des officiers dignitaires de la loge, des anarchistes distribuaient leur journal l Libertaire. Dans la salle, les FF∴ Paul Janson, Émile Ferron, députés de Bruxelles, Edmond Picard, Hector Denis, toute la fine fleur du radicalisme maçonnique, prenaient place à l’orient. Le F∴ Élisée Reclus fit, pendant plusieurs jours, son cours anarchiste dit de « sociologie comparée », et, rapportent les journaux, dès la première conférence, il fut acclamé avec frénésie par toutes les notabilités de la franc-maçonnerie bruxelloise.

Ceci n’est rien encore. La maçonnerie ne s’est pas bornée à donner un passager asile au conférencier de l’anarchisme ; elle se préoccupe, en ce moment, de créer une université anarchiste ; ce sera la « fondation Élisée Reclus. »

« L’Alma Mater bruxelloise, écrit un correspondant du Matin (n° du 17 juillet 1894) est en ce moment dans la désunion. Philosophes et sociologues, jaloux des antiques grammairiens Vadius et Trissotiu, ne s’entendent plus avec leurs collègues et ont décidé de monter une « concurrence » à l’Université officielle, une Université libre qui fonctionnera à partir du mois d’octobre prochain. Parmi les professeurs de cette nouvelle Université : Élisée Reclus, Pierre Kropotkine, Hector Denis, Bernard Lazare, de Greef (un sociologue belge), l’avocat Vandervelde, etc. Citer ces noms, c’est indiquer suffisamment la tendance de l’enseignement qui sera donné. »

Et comment Élisée Reclus a-t-il fait son entrée à Bruxelles ? À la suite de l’attentat de Vaillant. « On distribua alors, à Bruxelles, dit le Matin, un placard tiré à 20,000 exemplaires, intitulé Pourquoi sommes-nous anarchistes ? et signé d’Élisée Reclus. Ce factum était extrait d’une revue, la Société nouvelle, où il avait été publié en 1878 ; il faisait partie d’un rapport adressé au congrès internationaliste qui se tint à Fribourg à cette époque. C’était le procès en règle de la bourgeoisie, un réquisitoire contre la société moderne. »

Le rédacteur rappelle ici les incidents qui ont motivé l’interdiction des premières conférences du F∴ Élisée Reclus, les protestations de plusieurs membres de l’Université contre de tels cours faits aux étudiants, le professeur d’anarchie recueilli par les loges maçonniques, la secte lui offrant une chaire dans son temple pour qu’il y puisse exposer les doctrines incendiaires de Bakounine.

« Ce fut là l’embryon de la nouvelle Université. Le 12 mars, les universitaires dissidents se réunirent et en décidèrent la création par un appel au public pour obtenir des souscriptions. Leur programme repose sur l’enseignement des sciences sociales et leur rattachement à toutes les branches des connaissances humaines (nous savons ce que cela veut dire) ; l’admission des femmes aux cours et aux examens sans aucune restriction est aussi une des réformes mises en avant.

« Les cours projetés sont les suivants : sociologie générale élémentaire, sociologie approfondie, philosophie des sciences, philosophie du droit, sciences physico-mathématiques, histoire du peuple juif, histoire de l’art, finances publiques, statistique, hygiène publique, pratique professionnelle du barreau et de la magistrature, le tout formant un Institut des hautes études destiné à « couronner » les cours de la Faculté de philosophie et lettres et ceux de la Faculté de droit, qui sont les premiers échelons de l’« Enseignement supérieur libre. »

« Les souscriptions ont vite afflué (sous l’impulsion de la franc-maçonnerie, approbatrice de l’œuvre, bien entendu) : en deux mois, il a été recueilli 59,526 fr. Un donateur généreux a contribué à lui seul pour 6,000 fr. ; M. Léon Fontaine, en mémoire de sa nièce, Mlle Laure Thibault, la première étudiante en médecine de Bruxelles, a fait hommage à l’Université libre d’une importante collection de minéralogie. Les communes (c’est-à-dire les conseils municipaux dans lesquels les francs-maçons ont la majorité) votent des subsides qui donnent droit à des bourses. Le 4 avril, les organisateurs louaient un immeuble, 13, rue des Minimes, où les cours vont s’installer. »

Et le Matin, qui n’est pourtant pas réfractaire aux innovations et qui est souvent plus qu’indulgent en ce qui concerne les faits et gestes de la franc-maçonnerie, conclut en ces termes ;

« Il est superflu d’insister sur l’enseignement qui va être donné là. Ce sera l’école professionnelle des révoltés contre l’état social actuel, une école préparatoire d’anarchistes ; il est à souhaiter qu’elle ne devienne pas une école d’application de ces doctrines, avec champ d’expériences en France. »

Tel est le fait ; on avouera qu’il est des plus significatifs. La main de la haute-maçonnerie est là, il serait puéril de le contester. Donc, les chefs secrets de la secte ont un intérêt quelconque à fomenter l’anarchie, à la développer, à la répandre.

Mais, et l’attentat contre Crispi ? objectera-t-on.

Eh ! précisément, répondrai-je, n’a-t-il pas eu lieu pour détourner les soupçons ? car, enfin, celui-ci ne fut pas un attentat bien sérieux, Paolo Lega a tiré deux coups de pistolet sur le chef du cabinet italien en voiture, et non seulement celui-ci n’a rien reçu (ce qui arrive quelquefois), mais on n’a trouvé aucune trace de balle, ni dans la voiture, ni ailleurs.

Est-ce à dire que le jeune anarchiste Lega a joué une comédie ? Je ne vais pas jusque là. Les dirigeants de l’anarchisme, les excitateurs, sont tous des francs-maçons, c’est acquis ; mais les instruments, ces jeunes fous que l’on pousse au crime, ne le sont pas. Vaillant a peut-être été affilié à une loge, je ne serais nullement étonné de l’apprendre ; par contre, ni Émile Henry, ni Lega, ni Caserio n’ont jamais appartenu à la confrérie trois-points. On se sert d’eux, on ne les initie pas.

Or, les anarchistes ont imaginé de faire croire qu’ils agissent en isolés ; c’est une manœuvre très habile, qui permet de nier les ententes, les complicités. On a répété à satiété que chaque propagandiste par le fait agit de proprio motu, et beaucoup sont convaincus qu’il en est ainsi. Pourtant, il ne faut pas être grand clerc pour distinguer les actes criminels imputables à la seule initiative personnelle de l’assassin d’avec les attentats qui ont une corrélation entre eux et où un concert est manifeste, au moins entre plusieurs individus d’un même groupe. Ainsi, Léauthier peut certainement être considéré comme un isolé ; mais, non moins certainement, il n’en est pas de même des Ravachol, des Meunier, des Vaillant, des Pauwels, des Émile Henry, des Caserio. La légende de l’anarchiste agissait isolément ayant été adroitement mise en cours, l’auteur d’un attentat, qui est toujours un fanatique résolu, sacrifiant sa vie d’avança, — quoique cherchant à s’échapper, pour pouvoir commettre de nouveaux crimes, — a l’abnégation et l’énergie nécessaires, devant les juges, quand il est pris, pour ne compromettre aucun autre compagnon ; on l’a constaté dans les différents procès. À quoi bon dénoncer un complice, du reste ? Ces malheureux égarés ne tiennent pas à leur tête, et ils savent que, coupables d’assassinats horribles, ils ne la sauveraient pas. Il y a entre eux solidarité ; c’est effrayant, mais incontestable.

Dès lors, si, comme cela est possible, Lega n’était pas un isolé, s’il faisait partie d’un groupe, il n’est pas téméraire de penser que quelque haut-maçon, dont la qualité maçonnique était inconnue de ses camarades d’anarchie, ait été l’inspirateur de Lega, l’ait excité, exactement comme Crispi lui-même, alors qu’émissaire de Mazzini et masqué sous le pseudonyme d’« Emanuele Pareda », il apportait des bombes Orsini aux révolutionnaires siciliens et les excitait à assassiner François II ou son directeur de la police ; et si la haute-maçonnerie aujourd’hui à intérêt à cacher son jeu dans les crimes anarchistes, rien ne l’a mieux servi que l’attentat manqué contre Crispi, attentat précédant de huit ou dix jours l’assassinat du président Carnot. Si un haut-maçon a inspiré Paolo Lega, celui-ci a été un compère sans le savoir ; sincèrement il a voulu tuer le ministre, le premier fonctionnaire de la royauté et de la bourgeoisie, et à l’heure fixée, au moment de commettre son forfait, on lui a remis le pistolet justicier, un pistolet chargé à poudre. De bonne foi, il s’est cru assassin ; héroïquement, il a nié avoir eu aucun complice, et l’aveugle instrument du machiavélisme palladiste a été envoyé au bagne.

Il est évident que, si les choses se sont passées ainsi, — et c’est mon sentiment, mais, faute de preuve, je dois rester dans l’hypothèse, — l’attentat manqué de Paolo Lega contre Crispi a été un coup de maître de la haute-maçonnerie.

Huit jours après, ce n’était pas un pistolet à la balle problématique qui était dirigé contre le président Sadi Carnot ; l’arme meurtrière était un solide poignard, manié par une main bien exercée et sûre. Et comment soupçonner le palais Borghèse d’avoir inspiré et ordonné ce crime ? Le Grand Orient de Rome ne s’est pas fait faute d’envoyer sa couronne aux funérailles de l’assassiné du 24 juin… Telles, les fleurs jetées à profusion par les loges sur le cercueil de Gambetta…

De ce que je viens d’écrire là, ne concluez pas à une insinuation de ma part, pour faire croire à une haine de la haute-maçonnerie contre le président Carnot. Non, la victime de Caserio n’était nullement détestée, et pas plus par le palais Borghèse que par Caserio lui-même. L’anarchie, en tuant des bourgeois non haïs personnellement, croit tuer la société bourgeoise ; la haute-maçonnerie, en inspirant ces meurtres, en fomentant la révolution sociale, veut un bouleversement général dans la politique des nations, et plus loin nous verrons pour aboutir à quoi.

Que la secte infernale ne se cache guère de patronner la propagande théorique, si on nie cette évidence, je montre l’exemple frappant de l’Université anarchiste de Bruxelles, en cours de fondation, et à la tête de laquelle nous voyons les FF∴ Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, les deux consuls du Comité Central directif des Frères Internationaux.

Je rappelle ensuite que les théoriciens de l’anarchie nient — tout mauvais cas est niable — être responsables des actes de propagande par le fait, résultats de leurs théories ; mais déjà l’on sait que penser de leurs dénégations intéressées, déjà l’on sait que les Reclus et les Kropotkine sont la tête, et que les Émile Henry, les Vaillant, les Caserio, sont le bras.

Toute la question reste donc ainsi posée : le Comité Central directif des Frères Internationaux est-il indépendant ou dans la main du chef suprême de la franc-maçonnerie ?

Pour éclairer la situation, je demande alors : — La série des attentats anarchistes qui se multiplient depuis bientôt vingt ans, c’est-à-dire depuis la constitution du parti par Bakounine, n’est-elle pas la reproduction exacte de la série d’attentats révolutionnaires qui, pendant vingt ans, de 1850 à 1870, ont stupéfié l’Europe ? Les Sante-Costantini, Agesilas Milano, Tibaldi, Grilli, Pianori, Orsini, Rudio, Pieri, Monti, Tognetti et autres mazziniens criminels ne sont-ils pas les frères aînés des Hædel, Nobiling, Moncasi, Passanante, Solowief, Otero, Hartmann, Caserio, Vaillant, Henry et autres Ravachols ? Ne sommes-nous pas en présence d’une organisation du crime politique, en cette fin du XIXe siècle comme dans son troisième quart ?

La réponse, je la pressens ; tous mes lecteurs la feront d’eux-mêmes. Ils diront : « Les premiers assassinats rappelés ont été commis à l’instigation du comité central dirigé par Mazzini, Kossuth, Ledru-Rollin, Bakounine. Da nouveaux assassinats se commettent ; les Kropotkine, Most, Reclus, Davitt, ont remplacé les mazziniens ; or, comme ceux-ci, ils appartiennent à la haute-maçonnerie, et même la maçonnerie des loges ordinaires ne le désavoue pas. »

En ce qui me concerne, je ne désespère pas de compléter mon enquête. Les preuves morales existent ; j’ai comme un secret pressentiment que je mettrai quelque jour la main sur une preuve matérielle, indiscutable, de la direction da Comité Central des Frères Internationaux par la grande-maÏtrise suprême de la haute-maçonnerie.

Les chefs anarchistes procèdent trop à l’imitation des mazziniens et des palladistes, pour que le Suprême Directoire de Rome et le Palladium de Charleston leur soient étrangers. Ce n’est pas par un pur hasard que New-York est la ville d’où s’expédient le plus grand nombre de journaux anarchistes, un français, deux anglais, trois allemands, un hébreu, un italien, un espagnol, un tchèque-slave. Les anarchistes ont, comme les palladistes, leurs missionnaires secrets, personnages mystérieux connus de quelques compagnons à peine, protées insaisissables dont nul ne saurait dire le véritable nom : ainsi, Élisée Reclus et Kropotkine savent, seuls peut-être, qui est le faux baron de Sternberg, comme Lemmi, Bovio et Ferrari savent seuls qui est en réalité Cresponi ; et j’en suis à me demander si Sternberg et Cresponi ne sont pas le même homme, un seul et unique agent supérieur du palladisme et de l’anarchie, attendu que Cresponi a disparu des triangles précisément au moment où Sternberg a évolué dans les groupes anarchistes. Enfin, bien qu’on croie en général que les hommes seuls agissent dans l’anarchisme, les disciples de Bakounine ont aussi leurs Sophia.


Mes lecteurs, sans doute, s’attendent à ce que je leur présente quelques compagnons et compagnonnes anarchistes, à ce que je leur donne de ces petits détuile qui piquent toujours la curiosité et qui caractérisent bien. Mais je suis forcé de garder une certaine réserve, dans ce chapitre. En effet, depuis longtemps, j’ai tracé et publié le plan de mon ouvrage, et je le suis avec fidélité. D’après l’ordre établi, — sans l’avoir pu prévoir, certes ! — j’en suis arrivé à cette question de l’anarchisme juste au moment où, dans la vie politique, elle est de pleine actualité.

Or, je ne saurais trop insister sur ce point : en entreprenant mes diverses enquêtes, j’ai eu pour but d’étudier tous ces étranges mystères et de mettre au jour la situation qui en résulte pour l’humanité. C’est le bien de l’Église que j’ai en vue, comme chrétien, et je ne suis un politicien aucunement. Mes révélations portent avant tout sur les choses ; les personnes, je les mets en scène, parce que cela est indispensable pour expliquer, pour que le lecteur se rende compte, et aussi parce que, sur le terrain de la maçonnerie, il faut nommer les gens. Mais, dans les circonstances que nous traversons, il est devenu extrêmement délicat de citer les personnes spécialement anarchistes.

En un mot, je suis un homme d’étude, et non un délateur ; je n’ai jamais entendu faire une œuvre policière. Volontiers, je dénonce les Lemmi et autres seigneurs de même farine ; ma dénonciation publique ne leur fait courir aucun danger. Il n’en serait pas de même, si je parlais sans réticence des compagnons et compagnonnes révolutionnaires, qui sont, en somme, les plus ou moins aveugles instruments de la haute-maçonnerie ; et, puisque les arrestations, les poursuites d’anarchistes sont à l’ordre du jour, je n’ai pas à mâcher la besogne à MM. les juges d’instruction ; car, ce n’est pas en agent d’un gouvernement quelconque, mais pour mon édification personnelle, que j’ai pénétré dans ces milieux.

Je suis convaincu que mes lecteurs comprendront le sentiment auquel j’obéis. La peur n’est pour rien dans le silence que je m’impose ici sur certaines personnalités ; si des haines sont amassées contre moi, telle et telle abstention de ma part ne les calmeront pas, et je n’en ai cure. Mais je ne veux pas plus livrer des noms de malheureux égarés que compromettre le succès de celles de mes enquêtes qui ne sont point encore terminées.

Ce que je vais donc dire donnera une lumière suffisante et ne portera préjudice à aucun des compromis. Je ne parlerai que de ceux qui se sont mis à l’abri ou qui ont disparu, et cela de telle façon que personne ne puisse soupçonner comment et où j’exerce mes investigations. De leur côté, les Moïse Lid-Nazareth ne pourront enclouer mes batteries.

Chez les anarchistes, ce sont surtout les russes qui sont les plus militants ; maintenant, français, italiens et espagnols rivalisent aussi d’émulation. En fait d’autrichiens, je n’ai guère à citer que la compagnonne Ivanec, fort jolie femme, ma foi, brune, habitait Paris naguère avec son mari, un relieur qu’elle avait converti à l’anarchie ; Mme  Ivanec, qui est une excellente musicienne et qui adore les parties de campagne, a une marotte ; la propagande dominicale, sous bois, avec d’énormes pâtés et accompagnement de violon, de flûte, voire même d’accordéon. Cette anarchiste aimable et champêtre a dans les trente-cinq ans.

Du côté des russes, on ne peut pas ne rien dire de la célèbre Véra Zassoulitch, la Judith du parti, bien connue depuis qu’elle prit pour cible le général Trépoff. Elle est en Suisse, mais il y a fort longtemps que je la vis. La terrible moscovite doit avoir près de quarante-trois à quarante-quatre ans. On sait que cette héroïne du revolver fut acquittée par le jury de Saint-Pétersbourg (1878) ; sa jeunesse avait prévenu en sa faveur. Le verdict fut cassé ; mais on ne put procéder à de nouveaux débats, les amis de Véra l’ayant enlevée à la sortie de la première audience, au nez de la police, et l’ayant mise en lieu sûr ; réfugiée au pays helvétique et passant d’un canton à l’autre, elle à habité notamment Zurich, tour à tour institutrice et sage-femme. Elle fut très dévouée à Netchaïeff, l’un des lieutenants de Bakounine.

À Paris, les dames russes les plus actives parmi les anarchistes, avant les expulsions, étaient au nombre de trois : Katcha, Olga et Friedutchina ; j’ignore leurs noms de famille. Katcha possède un visage fort sympathique ; mais j’estime qu’il ne faut guère se fier à sa douceur apparente. Olga est grande ; Friedutchina, de taille moyenne. Il n’est pas aisé de dire leur âge, à raison de leurs tendances à se masculiniser. Elles fument la cigarette et boivent comme des hommes. Leur quartier général était à la Glacière ; elles venaient aussi au quartier latin, mais ne frayaient pas avec les jeunesses légères de l’endroit. Longtemps, un certain Petruski, prote de l’imprimerie Reitf (place des Écoles), a été le chef du comité russe parisien. D’ailleurs, les anarchistes russes se font volontiers typographes ; beaucoup sont allés faire leur apprentissage à l’imprimerie Paul Dupont. Ils avaient une imprimerie secrète, qui ne doit plus exister, installée dans la maison de campagne d’un ancien membre de la Commune, à Molières, près de Limours.

Les anarchistes russes sont ou étaient au moins 2.000 à Paris ; mais beaucoup habitent ou habitaient la banlieue, Sèvres, Meudon, sur la rive gauche Asnières, Clichy, sur la rive droite. Mais c’est surtout du côté de Sèvres que l’on se rendait pour trouver nombreuse compagnie. Élisée Reclus habitait là, et aussi Askinasi (rue des Guinguettes), très hospitalier ; chez lui, que de longues causeries, le dimanche ! S’il faisait beau, on allait en bande à Saint-Cloud. Croirait-on que c’est dans ces déjeuners sur l’herbe que l’on arrêtait les mesures les plus terribles ? La bombe qui a tué le tsar Alexandre II a été fabriquée à Paris, cette bombe fameuse composée de boîtes à ressort de montre ; c’est dans le bois du Vésinet que les boîtes explosibles ont été essayées.

Mais un bon nombre d’engins ont été fabriqués à Londres aussi. Là, l’imprimerie est merveilleusement outillée, et elle ne se contente pas d’imprimer des journaux et des brochures de propagande révolutionnaire ; on y confectionne de faux billets de banque russe (ou roubles-papier) dont l’échange se fait très facilement par le moyen des colporteurs.

Le chef des colporteurs anarchistes est le compagnon Taskini, domicilié avenue Reille, non loin de l’observatoire. Je puis le nommer ; il n’est plus à Paris. C’est lui qui, sous le prétexte du commerce des étoffes, dirige tout le colportage nihiliste entre l’Angleterre, la France, la Suisse, l’Allemagne et la Russie. Les compagnons, déguisés en marchands ambulants, ont leur pacotille de bibelots et surtout de lainages, de cotonnades, de linge grossier, de blouses à bon marché ; cela sert à pénétrer chez les ouvriers, à qui l’on fait la vente d’abord ; puis, si l’on voit qu’on à affaire à des camarades qui ne vous trahiront pas, on entame la propagande verbale, et l’on finit par sortir les imprimés, cachés au fond des ballots sous les étoffes.

Vous avez tous entendu parler de l’Indicateur anarchiste. Je vais vous donner une idée de cette brochure-là en vous en citant le début ; c’est un in-18 en 40 pages, imprimé à Londres, par les soins de Kropotkine, à l’imprimerie centrale secrète.


« Il est absolument inutile, dit l’auteur anonyme, de te faire un épouvantail de la fabrication des produits détonnants ou explosifs. En suivant scrupuleusement nos prescriptions, tu peux manœuvrer en toute confiance ; un enfant de douze ans ferait tout aussi bien que toi.

« Ne te presse pas : manipule sur les quantités indiquées, ou la moitié, jamais le double. Répète plutôt deux fois l’opération que de doubler les doses.

« Toutes les recettes que nous te donnons ici ont été recueillies par nous dans les ouvrages spéciaux ; nous les avons aussi mises en pratique, ce qui fait que nous te donnons les résultats obtenus par des spécialistes et contrôlés par nos propres expériences.

« Travaille dans une chambre bien aérée et ne laisse pas tes acides ou les produits obtenus trop près de ton lit, ni de l’endroit où est ta nourriture.

« Tu n’auras pas beaucoup d’instruments dans ton petit laboratoire ; car tout cela coûte cher, et c’est autant de pris sur ta nourriture, celle de ta compagne et des petits. Nous tâcherons de l’indiquer les moyens de t’en procurer d’une façon économique.

« Ne te presse pas pour agir ; attends d’être instruit. Cela viendra plus vite que tu ne le penses, si tu travailles sérieusement.

« Un voyage de mille lieues commence par un pas, disait un sage. Et tu sais, compagnon, il n’y a que le premier pas qui coûte. »


Les recettes viennent à la suite de cet exorde. La fabrication de la dynamite y est enseignée avec un luxe prodigieux de détails, dans un style à la portée des esprits les plus simples ; peu de mots techniques, et ceux qui y sont, l’auteur les explique au fur et à mesure. Il en est de même pour la fabrication du fulminate de mercure, de la nitroglycérine, de la poudre chloratée, de la nitrobenzine, des mèches à étoupilles, de la corde à feu, du photophore, de l’encrivore, etc. Le feu fénian, le système des bombes asphyxiantes, des bombes au sodium et au potassium, la cigarette incendiaire, le feu lorrain, tout cela est encore minutieusement décrit, et toujours avec une simplicité qui fait frémir. On explique comment il faut s’y prendre pour faire sauter une maison où le gaz est installé ; par quel procédé on tuera un bourgeois, de façon à ce qu’il paraisse s’être suicidé. Diverses recettes de poisons, faciles à combiner ou à se procurer par fractions que l’on réunira de telle ou telle façon, sont indiquées également. Il y a aussi l’indication des meilleurs modes de correspondance secrète. Et cela se termine par cet avis : « Cette brochure ayant coûté beaucoup d’argent dont une grande partie reste encore à payer, nous prions les groupes et les compagnons qui la recevront, d’envoyer ce qu’ils pourront à des compagnons connus de Paris, sans indiquer dans leurs lettres que c’est pour la brochure. »

En réalité, les frais de ces brochures sont faits depuis longtemps, et le Comité Central des Frères Internationaux n’a nullement besoin d’argent ; mais il ne faut pas montrer qu’on est à même de faire de telles dépenses, cela ouvrirait les yeux aux compagnons ainsi embrigadés ; et, d’autre part, on voit, par le zèle des donateurs, quels sont les plus dévoués aux idées du parti, et les relations entre hommes sûrs les uns des autres se créent ainsi.

Kropotkine est toujours par monts et par vaux, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre, mais le plus souvent à Londres, où il a deux domiciles : l’un, officiel en quelque sorte, à Willmington-square, 6 ; l’autre, pour les intimes, à Riwer-street, 41. Au Comité Central directif, il est personnellement assisté de trois lieutenants, le docteur Roussel, Jasiokoff, son secrétaire, et le chimiste Goldenberg ; la famille de ce dernier habite Paris.

On vient de remarquer qu’un chimiste est au nombre des lieutenants de Kropotkine. Il en est de même auprès du chef de chaque comité national. Ainsi, Pétruski (de son vrai nom, Krukoff), qui était le chef secret en France, avait, indépendamment de l’imprimerie clandestine de Molières, un laboratoire de chimie, ayant en annexe un atelier de fabrication de bombes ; car les services de tout comité national sont au nombre de quatre : service des impressions, service du colportage, service de la chimie, et service des finances.

C’est au laboratoire que l’adepte vient faire son apprentissage des manipulations dangereuses ; après quoi, il devient « travailleur en chambre ».

Il y a encore les « réchauffeurs », selon l’argot anarchiste ; ce sont les compagnons et les compagnonnes qui vont porter la bonne parole, réchauffer le zèle, de groupe en groupe. Et l’exercice de cette importante fonction démontre à quel point est amère la plaisanterie qui consiste à représenter comme des isolés ces ultra-révolutionnaires ; car, certes, les groupes ne manquent pas. Pour parler de Paris seulement, je nommerai les groupes : la Panthère des Batignolles, le Drapeau Noir de Charonne, les Cosmopolites, la Ligue des Anti-Patriotes, le Ni Dieu ni Maitre du XIIIe, les Affamés (groupe allemand), l’Avant-Garde ouvrière, la Jeunesse Anti-Patriotique du XXe, le Cercle des Études Sociales communistes anarchistes, les Gonzes poilus du Point-du Jour, le Groupe des Libertaires, le Salut social par la Dynamite, le Cercle-International, les Brise-Tout (groupe russe), les Enfants de la Nature, l’Homme Libre, les Rescousseurs, les Parias Vengeurs, le Niveau Social, etc., etc.

Parmi les principaux réchauffeurs, on peut nommer aujourd’hui, sans inconvénient et sans être dénonciateur : le colonel Lavroff, le colonel Sokoloff (devenu fou), Victor Ivanowitcz, l’énigmatique Lyon, Sébastien Faure, Mokrowitcz, Émile Pouget (le rédacteur en chef du Père Peinard) ; Kadcheff dit Bouche, Thomas Ascheri (un ancien séminariste), Amilcare Cipriani, Alex-Cohen, Charles Malato, Danichewski, Askinasi, Merlino, du côté des hommes, et, du côté des femmes, les compagnonnes Katcha, Olga, Friedutchina, Mme  Ivanec, déjà nommées, Mme  Dolz, une allemande, feue Mme  Labouret, Mme  Moreau (la sosie de Louise Michel), Madeleine, qui porte le costume masculin, et Louise Quitrine, la muse de l’anarchie parisienne.

Les vrais militants ne sont pas ceux dont vous voyez à tout bout de champ les noms dans les journaux. D’autre part, bon nombre d’écrivains du parti sont sincères quand ils nient l’existence de chefs, cela tient à ce qu’ils s’imaginent avoir de l’importance dans l’anarchisme ; et, comme en réalité ils ne sont rien, qu’ils n’ont personne sous leurs ordres, ils en concluent qu’il en est ainsi pour tous. À vrai dire, l’anarchie a son dandysme, les « littéraires », ainsi que les appellent les compagnons ; mais ceux-ci ne les prennent guère au sérieux, voient en eux des fantaisistes, faisant de la révolution en artistes mais gens sur qui il ne faudrait pas compter pour lancer une bombe ; « ce sont, disait Ravachol, des pommadés qui tiennent beaucoup trop à leur peau ». Tels, le poète Laurent Tailhade, Paul Adam, Zo d’Axa (rédacteur de l’En-Dehors), Ernest Gegout (gendre de Mme  Gagneur, la romancière anticléricale), Saint-Pol-Roux surnommé le Magnifique, A.-F. Hérold (fils de l’ancien préfet de la Seine), et autres camarades mal débourgeoisés ; tels, encore, les grotesques, comme Marius Tournadre et Achille Le Roy, ceux-ci également ne comptent pas.

Par contre, ce n’est pas chez les compagnonnes que l’on rencontre des non-valeur. Quand une femme s’enrôle dans l’anarchie, elle y est bien. Les françaises, agressives, batailleuses ; les russes, méditatives, farouches même dans leur sourire. La Katcha, si Kropotkine lui disait de se faire sauter la cervelle, là, comme cela, sans aucune explication, en lui disant seulement : « Ton suicide est nécessaire à la cause », elle prendrait son mignon revolver, qu’elle porte toujours sur elle, et se tuerait sans hésitation.

Je viens d’écrire le nom de feue la compagnonne Labouret, une lyonnaise. Elle avait un mari, typographe, qui se contentait d’être socialiste à la mode de Karl Marx. Il arrivait parfois aux deux époux de se rencontrer dans un club de propagande ; alors, c’était entre eux une lutte oratoire qui amusait fort l’assistance ; au demeurant, ce ménage révolutionnaire vivait, pour le reste, en parfait accord.

J’ai cité aussi Louise Quitrine ; c’est encore une physionomie qui ne doit pas ici passer inaperçue. On a pu lire son nom dans les journaux à propos d’une grève des tailleurs ; mais mes lecteurs ignorent sans doute que Louise Quitrine, — Louise, tout court, disent les compagnons, — est une anarchiste à tous crins. Sans être jolie-jolie, elle n’a pas une figure désagréable, malgré le froncement continuel de ses sourcils ; ce sont surtout les yeux qui pétillent et éclairent le visage d’un feu singulier. C’est une solide gaillarde approchant de la quarantaine, florissante de santé. La compagnonne Quitrine fut d’abord collectiviste au quartier du Panthéon ; mais bientôt elle lâcha les collectivistes, les trouvant arriérés.

Elle est poète, a fait quantité de chansons, qui ont grand succès dans les banquets de dynamitards. Elle est notamment l’auteur de l’Hymne de l’amour libre, dont voici le premier couplet :


Toute loi est autoritaire
   Et sans pitié ;
Écrasons, pour nous en défaire,
   Le préjugé.
Seule, la nature s’impose ;
   On obéit !
Écoutons-la en toute chose,
   Femme ! elle dit :

Refrain.

Va sans remords, ouvre ton aile
  À l’union qui te sourit ;
Vas où l’amour libre t’appelle ;
  Ton cœur a parlé, obéis !
  Souviens-toi que le mariage
    A trop souvent
  Fait des victimes en ménage.
    Et maintenant
  Sus à l’autorité qui livre
    Tes plus beaux jours !
  Reste indépendante, sois libre
    De tes amours !


Ces déplorables vers, pauvres de rime et riches d’hiatus, montrent bien comment le peuple entend la morale, depuis qu’on lui a enlevé la croyance en Dieu ; la compagnonne Louise dit carrément ce qu’est la morale indépendante. Mais, malgré cela, malgré toutes les plus violentes exagérations, il n’y a pas à désespérer du peuple, qui, même dans les milieux anarchistes, est moins gangrené que notre bourgeoisie voltairienne ; c’est une conviction que je me suis faite en fréquentant ces exaltés du prolétariat. Ainsi, en lisant la poésie de Louise Quitrine, on se tromperait si l’on croyait que son auteur est une femme se donnant à tout venant ; c’est une adversaire de toute loi, rebelle au mariage, ne voulant l’union ni devant le prêtre ni même devant l’officier de l’état-civil, mais ce n’est nullement une vicieuse. Elle vit en ménage avec le compagnon Duprat et lui est d’une fidélité exemplaire. Les dévergondées, les filles perdues, les malheureuses qui roulent au ruisseau, ne se mêlent pas à la politique militante des ouvriers révoltés ; ce serait une grosse erreur de le croire. Aussi, tout n’est pas perdu ; que la foi revienne au peuple, et la société sera sauvée ; tout est là.

Les grands coupables, ce sont ces hommes instruits, savants comme Élisée Reclus, nés aux plus hauts degrés de l’échelle sociale, comme le prince Kropotkine, qui, poursuivant les plus détestables desseins, inspirés vraiment du démon, sèment l’ivraie à pleines mains dans l’âme du prolétariat. L’union libre, c’est Alfred Naquet qui l’a prônée dans ses écrits, c’est Reclus qui en a donné le solennel exemple, en faisant contracter à ses deux filles un concubinage hautement affiché (1882). Ce sont ces bourgeois diaboliques qui sont responsables de tout le bouleversement actuel des nations sociales parmi le peuple. Leurs disciples agissent et parlent contrairement à leur propre sentiment.

Je me suis assis maintes fois à la table d’un de ces ménages professant le plus pur anarchisme ; j’ai bien observé ce milieu. J’ai trouvé des êtres aigris, mais point mauvais au fond, à part quelques fanatiques qui sont des fous méchants, les lanceurs de bombes, les manieurs de poignard. L’homme, dans le ménage auquel je fais allusion, est un travailleur ; la femme, une ouvrière toute à sa besogne et à ses deux enfants. Quand on cause avec eux, ils vous débitent les lieux communs les plus saugrenus du socialisme révolutionnaire ; mais ils seraient les plus tristes victimes du cataclysme, si cet idéal arrivait à se réaliser. Ah ! il ne faudrait pas que la commune vint leur prendre au berceau un des bébés tendrement chéris ; il ne faudrait pas à l’homme, qu’un compagnon vint flirter de trop près avec sa femme ; je vous réponds que les choses se passeraient mal. Et cependant, à les entendre, la famille doit être abolie, et c’est la collectivité des citoyens qui doit se charger d’élever les enfants sitôt sevrés, et les parents n’ont plus dès lors à les connaitre. De la théorie, tout cela ! quant à la pratique, elle est absolument impossible. L’anarchie prétend faire vivre l’humanité comme vivent les bêtes ; elle n’y parviendra jamais, attendu que, malgré tous les Darwin et tous les Hœckel, l’homme est un être à part dans la création, et que son âme, même détournée du culte et de l’amour de son Créateur, le distinguera toujours de la bête.

Mais, dans l’œuvre de dissolution entreprise par les Bakounine, les Reclus et les Kropotkine, comme on sent bien l’inspiration de Lucifer, et, par conséquent, en tant que direction humaine, la franc-maçonnerie !


Il y aurait de nombreuses pages à écrire encore sur les anarchistes. Ce que les Kropotkine et tous les autres : francs-maçons du Comité Central directif ou principaux « réchauffeurs » sont arrivés à faire croire aux ouvriers qui les écoutent est monstrueusement insensé.

Nous n’en sommes plus à la journée de huit heures dans ce monde-là. Ils s’imaginent que, tout parasitisme étant supprimé, l’humanité vivra dans le bien-être le plus parfait, chaque valide travaillant seulement cinq jours par mois et cinq heures seulement dans chacun de ces cinq jours ; c’est le résultat des calculs officiels des Frères Internationaux.

En attendant le fonctionnement de ce paradisiaque système, il y aura une période de transition, qui commencera dès le triomphe de la révolution sociale : ce sera l’ère dite de l’expropriation générale des possédants actuels. Une fois l’insurrection victorieuse, l’armée s’étant fondue dans les rangs des prolétaires insurgés, les gouvernants s’étant enfuis, la police ayant été massacrée, les vainqueurs prendront possession de tout ; on se répartira les habitations, on fera un tas commun de tous les vivres, vêtements, outils, etc., et chacun viendra s’y fournir de ce dont il aura besoin ; toutes les richesses seront inventoriées, puis partagées ; on prendra au tas ou bien l’on établira un rationnement, selon l’abondance ou l’insuffisance de chaque chose, et cela jusqu’à épuisement de toutes les provisions à liquider. C’est pendant cette période d’expropriation et de liquidation que l’on s’organisera pour le bonheur parfait, moyennant vingt-cinq heures de travail par mois. Ces folies sont écrites en toutes lettres dans la Conquête du Pain, par Kropotkine ; toutes ces insanités sont développées, expliquées et mathématiquement démontrées.

Au lendemain de la condamnation de Caserio, M. Paul de Cassagnac écrivait ces lignes

«  En coupant le cou de ce jeune bandit qui restera comme l’un des types les plus déconcertants, les mieux trempés du fanatisme politique, aura-t-on coupé le cou à l’anarchie ?

« Il serait téméraire de répondre oui.

« L’anarchie est un vrai ténia, un immense ver solitaire dont on n’a pas raison, tant qu’on n’a pas la tête. »

M, de Cassagnac est dans le vrai. Mais où est la tête de l’anarchisme ? Où est le cerveau qui inspire et dirige tous les mouvements du monstre antisocial ?… Peu m’importe d’être cru ou non, j’écris ce que ma conscience me dicte ; et c’est pourquoi je le déclare encore, avec la conviction profonde de ne pas me tromper : la tête, le cerveau de l’anarchisme, c’est la franc-maçonnerie.

  1. De l’état des Sociétés secrètes à l’époque de la Révolution française, par Papus, président du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste, délégué général de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix.