Le Diable au XIXe siècle/IV

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 71-97).

CHAPITRE IV

Mac-Benac, ou le temple de la pourriture




À bord, survint un incident, qui me combla de joie, tout en me permettant de rendre service à un collègue. Le médecin du Meïnam, — le bâtiment faisant les stations de l’Inde, — était obligé de se rendre à Yokohama dans le plus bref délai, pour régler des affaires d’intérêt urgentes, la succession d’un parent établi au Japon et mort récemment ; il me demandait, avec les plus vives instances, de le remplacer au moins pendant quelques mois sur son bateau. On juge si cela tombait bien pour moi. J’allais donc pouvoir rester de longs mois dans cette Inde, que je désirais tant étudier et dont je voulais explorer les mystères, depuis les révélations de Carbuccia. Ce fut, en réalité, mon collègue qui me rendit service.

L’agent de la compagnie se mit vite d’accord avec les commandants des deux navires, pour autoriser cette permutation, et, deux heures après, j’étais embarqué à bord du Meïnam, qui faisait la navette entre Pointe-de-Galle, Pondichéry, Madras et Calcutta.

Autre coïncidence heureuse, il n’y avait pas de temps perdu pour moi : le Meïnam partait le soir même. Deux jours après, nous arrivions à Pondichéry, capitale des possessions françaises de l’Inde.

On sait que de ce vaste empire colonial, que nos rois et le courage des gentilshommes de l’époque nous avaient acquis, il reste aujourd’hui peu de chose : Pondichéry, Karikal, Mahé, quelques villages ou aldées, enfin Chandernagor, maigres enclaves dans le territoire anglais.

Pondichéry, qui seule va nous occuper un instant, est une toute petite ville sur le bord de la mer, sans port ; c’est une rade foraine. Le bâtiment est obligé de mouiller assez loin de terre, et l’on prend, pour descendre, des barques spéciales très légères et très profondes, de grandes pirogues conduites par douze noirs vigoureux, qui ont fort à faire ; car il s’agit de franchir la barre, c’est-à-dire les grosses vagues qui se forment à environ un mille de la côte.

Tous ces noirs ont le lingam au bras, — non le lingam ailé des hauts grades lucifériens, mais l’amulette ordinaire ; — néanmoins, l’influence satanique se fait sentir, dans ce pays, même en dehors des fakirs, vrais initiés. Ainsi, ces noirs chantent, pendant la traversée, une mélopée qui doit leur rendre favorable, espèrent-ils, les esprits de la mer, dont le chef est Hizarbin. Or, cet Hizarbin, je l’ai su plus tard, est précisément le nom que les occultistes donnent à un démon comme génie des mers. D’autre part, ce chant étrange est un mêli-mêlo de diverses langues orientales, où l’arabe domine ; et j’ai remarqué que, dans cette mélopée, le nom d’Hizarbin revient souvent mêlé à celui d’Éblis, qui est le nom arabe de Lucifer et son nom maçonnique dans la légende d’Hiram, débitée et expliquée au grade de Maitre. (3e degré).

Cela a l’air d’une véritable incantation, et cela se termine, sur un signe du pilote, par une série de cris moins cabalistiques, tels que :

— Hourrah commandant !… Hourrah doctoro !… Hourrah commissari !… Hourrah papa !… Hourrah Madam-Dourga !… Hourrah baccich !…

Ce qui veut dire, somme toute :

— Hourrah pour le commandant !… Hourrah pour le docteur !… Hourrah pour le commissaire ! (bien entendu s’ils sont dans la pirogue), — et surtout : Hourrah baccich ! c’est-à-dire : hourrah pour l’étrenne qu’ils comptent bien qu’on va leur donner en débarquant.

C’est en cet équipage que nous accostâmes le rivage, et que, la pirogue traînée sur le sable, je pus débarquer.

Je me rendis tout de suite au bureau du port, petite construction insignifiante, où je fus reçu avec une très grande amabilité par le capitaine, un lieutenant de vaisseau, M. de Blacas, descendant de l’illustre famille française, si noblement connue.

Étonné de voir un autre médecin que mon collègue R***, qu’il connaissait bien, il me témoigna sa surprise, et je le mis en deux mots au courant, lui ajoutant que je m’occupais de vieux monuments, de hiéroglyphes, de mœurs et coutumes, et que je serais bien aise de me procurer immédiatement quelqu’un qui pût me servir de cicerone.

— Rien n’est plus facile, me dit M. de Blacas, nous avons ici un vieux brave homme, un peu timbré, par exemple, et nommé Ramassamipounotambypalédobachi[1], qui ne demandera pas mieux que de vous conduire… Seulement, méfiez-vous, il déparle ; il a le cerveau fortement dérangé ; il vous racontera des histoires à dormir debout.

— Parfait, parfait, dis-je en riant ; présentez-moi donc votre Ramassetoutcequiesteni…

Le bonhomme arrivait justement au bureau, à l’annonce du Meïnam qui toujours lui amenait quelques passagers curieux. Je le toisai d’un coup d’œil. C’était un vieil Indien, d’un noir de cirage, avec barbe et chevelure blanches en abondance. La première chose qui me frappa chez lui, ce fut encore la main en griffe. Ah ! ça, serait-ce la une caractéristique spéciale de certaines gens dans l’Inde ? pensai-je ; serais-je de nouveau en présence d’un luciférien ?

Ayant hâte d’en savoir plus long, je conclus illico mon affaire avec lui ; et nous voilà installés dans deux pousse-pousse, ces petites voitures poussées par des hommes, et que la dernière Exposition universelle de Paris (1889) a rendues célèbres en Europe.

Nos véhicules allaient de front et doucement. J’interrogeai mon Indien. Il se mit alors à me réciter son boniment habituel à l’usage des voyageurs. Aux premières phrases, je l’arrêtai. Je n’étais pas venu pour visiter le palais du gouverneur, assez piètre construction, d’ailleurs, ni la pharmacie, ni le puits artésien, toutes choses qui m’intéressaient peu ; mais je voulais, m’occupant surtout de religions, — et j’appuyai sur ce mot, — de religions, quelles qu’elles fussent, voir des temples, des lieux vénérés ou maudits, des prestiges, en un mot, tout ce qui sortait de l’ordinaire.

Il me regarda, comme s’il voulait me sonder, puis secoua lentement la tête.

— Je sais, fit-il ; allons.

Il donna en quelques mots brefs un ordre aux noirs qui nous poussaient, et ceux-ci se mirent à nous faire aller vivement.

Du reste, nous ne sortîmes pas de la ville. Mais, au moment où, derrière le palais du gouvernement, nous allions tourner une rue :

— Quel âge avez-vous ? me demanda brusquement mon vieil Indien.

— Onze ans, lui répondis-je sans hésiter.

J’avais compris la question ; ma réponse était celle que doit donner tout luciférien, ainsi que Carbuccia me l’avait enseigné. La cérémonie à laquelle j’avais assisté à Ceylan m’avait donné un peu d’aplomb ; cette fois, je ne craignais plus de demeurer interloqué ; dans le cas où ma mémoire m’eût fait défaut en ce qui concerne ces dialogues de convention, je pouvais maintenant citer le spectacle auquel j’avais assisté, pour prouver que j’avais en accès chez les Fakirs.

Cependant, mon bonhomme ne s’en tint pas là ; il était luciférien pratiquant, ainsi que je l’avais deviné. Il tenait à procéder à un examen complet.

Il descendit de son pousse-pousse et s’approcha de moi.

— D’où venez-vous ? interrogea-t-il.

— De la flamme éternelle.

— Où allez-vous ?

— À la flamme éternelle.

Puis, me tutoyant tout à coup :

— Tu le connais donc, le père ?

— Je m’en fais gloire.

— Qui es-tu ?

— Mon père est celui qui peut tout ; je ne puis rien sans lui ; je ne suis que son fils adopté.

Il me tendit la main, les doigts joints, l’extrémité recourbée en crochet ; je fis de même, et nous accrochâmes nos mains.


— L’heure de ton travail ? me demanda-t-il.

— L’heure de ton travail ? poursuivit-il.

— Trois heures après le midi.

— Comment les portes du sanctuaire s’ouvriront-elles devant toi ?

— Quand j’aurai prononcé le mot sacré.

— Dis-le.

Baal-Zéboub.

En même temps, je tirai de ma poche mon lingam ailé, et je le lui montrai.

Il s’inclina profondément et murmura :

— Fils de mon maître, tu es mon maître.

Je lui exhibai, en outre, ma patente de Souverain Grand Maître ad Vitam, du rite de Memphis.

Tout notre dialogue avait eu lieu en français ; Ramassamipouno (etc.) parlait fort correctement cette langue.

— Je comprends maintenant, lui dis-je en manière de conclusion, pourquoi l’on vous traite de fou… Vous devez, en effet, être obligé de vous faire passer pour tel, afin d’égarer les soupçons, lorsqu’un étranger, se trouvant être un profane, se montre étonné de vos premières questions de tuilage…

Dans le jargon sectaire, tuilage signifie cet examen préliminaire dont le but est de s’assurer que l’on a affaire à un initié.

Il remonta dans son pousse-pousse, non sans m’avoir encore salué jusqu’à terre, après que, d’un ton de commandement, je lui eus dit de me conduire au temple des lucifériens de Pondichéry.

En route, il m’expliqua qu’il n’y a sur tout le territoire français aucune loge dépendant du Grand Orient de France ni du Suprême Conseil de Paris ; mais, en 1873, un Américain, qui s’était établi dans le district de Bahour comme grand fabricant de mousselines, et qui était membre correspondant du Grand Conclave de Baltimore (rite d’York), constitua une loge de ce rite, laquelle prospéra et donne chaque année de nombreuses initiations.

Le rite d’York est la branche anglo-américaine de la franc-maçonnerie universelle ; il est, comme tous les rites, divisé en diverses séries de grades ou degrés ; il y a les grades dits symboliques, pour les initiés vulgaires, les grades dits scientifiques, pour ceux que les chefs jugent dignes de recevoir un enseignement plus avancé, et les grades de chevalerie ou grades templiers, pour ceux qui sont destinés à pénétrer dans l’occultisme. Les ateliers (nom des groupes maçonniques) sont gouvernés, suivant leur série de grades, par une Grande Loge, un Grand Chapitre, ou un Grand Campement, ce dernier étant le gouvernement des ateliers de chevaliers templiers ; les Grands Campements, enfin, dépendent du Grand Conclave, lequel est la puissance suprême du rite et ne se compose que de francs-maçons du plus haut grade. Les divisions régionales du rite d’York, chacune avec son Grand Conclave, sont : l’Angleterre, l’Irlande, le Danemark, l’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, le Canada et les colonies anglaises (centre directeur à Victoria). Avant de venir s’établir aux Indes, M. John Campbell, templier des États-Unis, avait fait partie du Grand Conclave de Baltimore, puissance suprême du rite pour l’Amérique du Nord.

La loge fondée par lui fut bientôt augmentée d’un chapitre de Royale-Arche et d’un aréopage de Templiers. Il se mit également en communication avec les Fakirs lucifériens, les recevant au Grand Campement de Bahour et allant à leurs réunions, avec ses frères haut gradés.

Quant à Ramassamipouno (etc.), il cumulait les grades des deux sectes, luciférien et templier d’York.

— Le frère Campbell, me dit-il, est à Pondichéry pour ses affaires ; il sera heureux de faire la connaissance d’un frère de Memphis ; je vais le faire prévenir.

En même temps qu’il me parlait, il dévisageait les passants. Quelques instants après, il fit un signe à un Indien ; celui-ci vint à lui ; ils causèrent à voix basse, et l’autre repartit.

Ramassamipouno (etc.) m’engagea à voir, par curiosité, le grand temple à pagode, dont tous les murs sont recouverts de têtes de vache sculptées ; puis, nous prendrions un repas dans le quartier de la Ville Blanche ; cela donnerait le temps à nos frères de se préparer en mon honneur, et je pourrais alors assister à une belle séance luciférienne.

J’acceptai son programme, et nous le suivîmes. Vers deux heures, nous étions prêts.

Nos pousse-pousse s’arrêtèrent devant une maison, en apparence simple, et dans le genre de celles que nous voyions autour de nous.

Mon guide frappa, et nous entrâmes. La maison ne différait en rien de celles de Pondichéry. Nous y fûmes reçus par un Indien, qui me demanda le mot sacré. Je répondis : « Baal-Zéboub », et je montrai mon lingam ailé.

Il tomba à mes pieds, en murmurant à voix basse et en baisant mes souliers :

— Fils de mon maître, tu es mon maître… Commande, et j’obéirai…

Je passai mon cordon de Memphis, après avoir remplacé par le lingam ailé le bijou hiéroglyphique qui y est d’ordinaire suspendu.

L’Indien se releva et reprit, en bon français :

— Entrez, maître ; je vais convoquer vos fidèles esclaves.

Il siffla onze fois. Huit Indiens parurent, se rangèrent en cercle autour de moi et s’inclinèrent profondément à sept reprises. Puis, celui qui m’avait demandé le mot sacré fit un signe, les huit nouveaux venus se mirent en une file dont il prit la tête, Ramassamipouno (etc) dernière eux, et moi, j’étais le dernier. En tout, nous étions onze, nombre obligatoire pour pénétrer dans une assemblée luciférienne. Lorsqu’on arrive en retard à une de ces réunions et que l’on veut entrer, il ne suffit pas d’être en mesure de donner les mots de passe ; il faut encore attendre d’être onze visiteurs dans la salle qui sert d’antichambre au temple ; alors, les portes vous sont ouvertes. L’affilié, à qui l’on veut faire honneur, est toujours placé à la queue de la file ; il représente Lucifer. J’avoue qu’en moi-même j’étais loin d’être fier de tenir ce rôle ; mais je m’étais promis de faire une enquête complète sur l’occultisme dans les principaux pays du globe…

Nous traversâmes un jardin, entouré de murs très élevés empêchant les voisins de jeter dans l’endroit des regards indiscrets ; nous descendîmes, nous suivant, moi toujours fermant la marche, dans une sorte de puits à escalier circulaire, et nous arrivâmes ainsi, après une descente assez longue, dans une salle de trente mètres carrés environ, où les dix Indiens s’agenouillèrent et où, tout en embrassant le sol, ils entonnèrent une sorte de cantique en vrai charabia de toutes les langues orientales.

Cette salle donnait ouverture sur un très long corridor, sorte de tranchée souterraine dans laquelle nous nous engageâmes après que les Indiens eurent terminé leur chant et leurs embrassades à la terre. Dans la salle, il y avait des torches allumées, dont mes guides prirent quelques-unes. Nous marchâmes ainsi fort longtemps, à cette lueur. Au bout du corridor, nous trouvâmes une autre salle semblable à la première, avec un escalier semblable à l’autre ; nous le gravîmes. Une dalle recouvrait l’orifice. L’Indien, qui était en tête de file, frappa onze coups contre la dalle, et celle-ci fut aussitôt soulevée par un nouvel Indien, qui échangea un court dialogue en ourdou-zaban, idiome indien issu du prakrit, dérivé du sanscrit, du persan et de l’arabe ; c’est la langue la plus répandue de l’Inde, celle que l’on parle dans toutes les villes et dont les Anglais surtout se servent dans leurs rapports avec les indigènes.

Les onze coups frappés sur la dalle avaient résonné comme si au-dessus était un vide immense. En effet, en parvenant aux dernières marches de l’escalier, je vis, l’orifice étant ouvert, un espace considérable au-dessus de moi.

— Nous voici arrivés, me glissa dans l’oreille mon cicerone ; c’est ici le temple du vrai Brahma, Lucif… Mais il vous faut, à vous, quelques instants encore avant de pénétrer.

Il monta, après les neuf autres, et je demeurai sur les dernières marches, la tête un peu au-dessous de l’orifice. Comme je n’appartenais pas au rite des Fakirs lucifériens, mais que je m’étais présenté en visiteur pourvu des hauts grades cabalistiques de Memphis, il fallait, malgré même le lingam ailé qui me servait de passeport, que je pusse donner le mot de mon rite ; car les occultistes de tous pays se tiennent en garde contre les visiteurs étrangers qui pourraient s’introduire frauduleusement chez eux à l’aide de diplômes et d’insignes volés. Or, je l’ai dit, les diverses sectes ne sont en communication entre elles que par les membres des plus hauts grades. Il y a donc, dans chaque assemblée, un frère connaissant les mots de passe des grades cabalistiques de tous les rites, lesquels mots sont au surplus inscrits en chiffres d’un alphabet secret sur un registre spécial.

Cette fois, ce ne fut pas un Indien qui vint me tuiler. Au-dessus de moi, parut une tête d’Européen, qui me dit :

Isis.

Osiris, répondis-je.

L’autre, qui était, paraît-il, un contre-maître de la grande filature de Savannah, reprit :

— Frère, tu peux monter ; que notre Dieu te reçoive !

À peine eus-je mis la tête hors de l’orifice, qu’une puanteur horrible me saisit à la gorge ; c’était infect ; je faillis avoir des nausées.

Je gravis, néanmoins, la dernière marche, et je pénétrai dans le sanctuaire infernal. Une immensité, ce sanctuaire. C’est un ancien temple indien, condamné et muré, situé sur le territoire anglais, qui vient jusqu’aux portes de Pondichéry. Comme il menaçait ruine, on avait dû l’évacuer, et l’administration anglaise de Karnatic, n’ayant pu s’en débarrasser en le vendant, personne n’en ayant voulu aux enchères, elle l’avait fait épontiller, consolider par des madriers de bois, enfin en avait fait murer toutes les ouvertures. Un affilié luciférien l’avait alors loué à bail emphytéotique ; l’intérieur avait été, à nouveau, réparé, fortifié, grâce à un donateur aussi riche que fanatique ; et ce qui paraît extérieurement une ruine aujourd’hui est redevenu un temple, mais un temple secret, dont personne ne peut soupçonner l’entrée, puisqu’elle communique par un long tunnel souterrain avec une maison ordinaire située dans Pondichéry, sur le territoire français. L’aération de l’édifice est des plus défectueuses ; il n’y a, au plafond, très élevé, que des espèces de meurtrières, des fentes disposées de loin en loin. La transformation du vieux temple abandonné en sanctuaire luciférien remonte à plus de quarante ans, les sectateurs de Satan étant constitués en société bien antérieurement à la fondation de la loge du rite d’York.

Tandis que je venais de pénétrer, une nouvelle file de onze affiliés arriva à l’escalier d’entrée ; c’était le frère Campbell, le templier du rite d’York, à qui les honneurs de la séance allaient être décernés en même temps qu’à moi. Il portait le cordon de Sublime Chevalier Maître Choisi, 30e et dernier degré de son rite ; mais, comme moi, il avait remplacé le bijou ordinaire par un lingam ailé en bronze.

On nous plaça tous deux à l’occident de l’immense et puante salle. Les assistants, fort nombreux, et en un nombre forcément multiple de onze, se tenaient debout.

Le grand-maître fakir, à l’orient, donna un coup de sifflet retentissant, et tout le monde se mit à l’ordre luciférien, moi les imitant, c’est-à-dire dans la posture exigée par le rituel : la main gauche à plat sur le cœur, et le bras droit pendant le long du corps, la main droite fermée, sauf l’index dans la direction du sol.

Alors, les fakirs maîtres des cérémonies nous invitèrent, le frère Campbell et moi, à prendre place à l’orient, aux deux côtés du grand maître, devant l’autel du Baphomet, autel absolument semblable à celui que j’avais vu à Pointe-de-Galle. Le grand-maître me mit à sa gauche, afin de mieux m’honorer en ma qualité de frère étranger, haut gradé, paraissant dans ce temple pour la première fois.

Pendant les préliminaires vulgaires de la cérémonie et le petit discours que le grand-maître prononça en ourdou-zaban, j’examinai le temple, parcourant des yeux tous les recoins. J’aperçus ainsi des niches pratiquées dans la muraille à une grande hauteur ; il y en avait trente-trois, onze à l’occident, onze au midi, onze au nord ; treize d’entre elles étaient occupées, non par une statue, mais par un être humain dans une posture incroyable et intenable.

L’un était debout, muré par derrière et sur les côtés, comme dans une fente, la partie antérieure seule libre, les pieds bâtis dans une espèce de ciment, les bras collés au corps, sans pouvoir remuer, ni se coucher, ni s’accroupir, ni porter ses mains à sa figure. Un autre était aussi muré, également dans une fente, mais horizontale, et perpétuellement couché sur le dos. Un troisième était bâti dans un bloc qui le maintenait accroupi. Un autre encore était assis dans une niche, les jambes attachées croisées une cuisse sur l’autre, et les bras croisés de même au dessus de la tête. Il y en avait en cercle, en S, la tête en bas, en croix, de toutes les manières, enfin, attachés contre la muraille, enfoncés ou bâtis dedans. Quel supplice horrible, pensai-je, pour ces gens qui sont cloués la depuis des mois, des années peut-être, cloués comme des chauves-souris au mur ou des ex-voto vivants !… En levant la tête, j’en vis trois encore suspendus par les bras au plafond ; aucun d’eux, d’ailleurs, ne se plaignait, ni ne tressaillait même ; ils tournaient lentement et alternativement dans un sens ou dans un autre, au gré de la corde qui les soutenait. Ce spectacle était réellement saisissant et monstrueux.


Ces fakirs étaient bâtis dans la muraille ; trois autres étaient suspendus par les bras au plafond ; aucun ne se plaignait.

Un moment, le grand-maître, au cours de la cérémonie, fit allusion à ces victimes volontaires du fanatisme le plus inouï.

— Honneur et gloire, s’écria-t-il, à nos frères fakirs qui s’imposent ainsi des douleurs terrestres, douleurs ineffables, pour se rendre plus dignes de notre dieu !

S’adressant ensuite à moi, il m’expliqua alors que l’un était là depuis dix années, un autre depuis plus de vingt-cinq ans, et il ajoutait, croyant m’émerveiller davantage, que ces horreurs étaient générales dans l’Inde, que les femmes adonnées au culte du vrai Brahma, Lucif, se brûlaient à petit feu et membre par membre et à plusieurs mois d’intervalle, et que les hommes se muraient, se mutilaient ou se laissaient pourrir. À tous ces gens-là, on donnait chaque jour à manger et à boire à l’aide de perches, et juste la quantité voulue d’alimentation pour qu’ils ne mourussent pas de faim. Quant à leurs excréments, la puanteur du lieu m’avait appris depuis un bon quart d’heure que personne ne s’en préoccupait.

Là-dessus, le grand-maître donna la parole au frère Campbell pour une allocution. Il prêche les Indiens, toujours en ourdou-zaban.

Le but de sa harangue était de les conjurer de résister à la propagande catholique des missionnaires et de rester inébranlablement fidèles à leur antique religion, mais en la comprenant mieux que le vulgaire. Il leur enseigna que la trinité indoue, la Trimourti, avait un sens caché dont la connaissance était réservée à eux, les élus de la vraie lumière.

— Brahma, le créateur du ciel et de la terre, disait-il, Brahma, le dieu suprêmement bon, c’est Lucif ou Lucifer ; Vichnou, le conservateur de la création, c’est Baal-Zéboub ou Belzébuth ; et Civa, le maudit, le destructeur des êtres créés, l’ennemi de l’humanité, c’est Adonaï, c’est le dieu qu’adorent les catholiques. Les missionnaires combattent donc pour établir sur la terre le culte de la divinité malfaisante, à l’exclusion de tout autre ; ils voudraient faire prévaloir Civa sur Brahma-Lucif et Vichnou-Baal-Zéboub. Par, conséquent, on ne saurait trop traiter en adversaires religieux les missionnaires catholiques… Cet Adonaï-Civa n’emploie son pouvoir divin qu’à persécuter les hommes. Peu après la création du monde par Brahma-Lucif, le doux et bienfaisant Baal-Zéboub ou Vichnou donna au premier couple humain un breuvage qui devait lui assurer l’immortalité, ainsi qu’à sa descendance ; Civa-Adonaï réussit à s’emparer de ce breuvage, et alors une guerre fut déclarée par les bons esprits contre les mauvais. Les combats qui se livrèrent à cette occasion furent terribles, et l’on vit tomber dans la mer le mont Mërou, séjour habituel des génies de lumière. Les bons esprits furent vainqueurs des mauvais dans cette lutte gigantesque ; malheureusement le breuvage de l’immortalité était perdu ; Civa-Adonaï l’avait répandu dans les abîmes de l’océan, en déchaînant en même temps d’épouvantables cyclones. Pour réparer cette perte autant que possible, Brahma-Lucif, puisque les hommes étaient condamnés à mourir, leur assura du moins la réincarnation, et ainsi les justes et les saints sont réunis à lui après une période plus ou moins longue de métempsychose.

Les adeptes écoutaient religieusement ce cours de mythologie indienne, accommodée à la mode satanique.

Le frère Campbell continua :

— Une fois, Civa-Adonaï, se transformant, sous le nom d’Erouniakena, en géant mille fois plus grand que le soleil, s’empara du globe terrestre, le mit sous son bras, et déjà il l’emportait pour le détruire, lorsque Vichnou-Baal-Zéboub, prévenu par Brahma-Lucif du danger que courait notre planète, se métamorphosa à son tour en sanglier d’une immensité incommensurable, s’élança à la poursuite du voleur, l’atteignit, le terrassa et lui reprit la terre ; après quoi, le divin sanglier chargea son précieux fardeau sur ses vastes défenses, le rapporta en vainqueur à Brahma Lucif, et l’éternel père des mondes remit la terre à sa place… Cette guerre féroce de Civa-Adonaï à l’humanité durera encore longtemps, à la grande joie des missionnaires catholiques ; mais un jour, pourtant, elle sera terminée par une victoire suprême du Bon Principe. Vichnou-Baal-Zéboub apparaîtra sous la forme d’un cheval de feu, du nom de Kalki ; il pulvérisera les méchants, et Civa-Adonaï sera à jamais enchaîné dans le royaume de la désolation éternelle.

Je ne suivrai pas le frère Campbell dans tous ses développements de cette thèse. Il me suffit de montrer au lecteur l’hypocrisie protestante ; car le templier du rite d’York était protestant, de l’école de ces protestants qui se rattachent à Fauste et Lélio Socin, qui sont plus gnostiques que luthériens ou anglicans. Tous les moyens leur sont bons pour entraver l’œuvre généreuse de nos missions catholiques. Ils entretiennent avec soin le fanatisme des diverses sectes dont les chefs sacrés sont les Fakirs. Ils font semblant de croire à la Trimourti, qui est la trinité de dieux du brahmanisme, chaque dieu étant distinct des deux autres, et l’un d’eux, Civa, combattant même les œuvres de Brahma et de Vichnou ; et, s’adressant plus particulièrement aux Indiens lucifériens, ils leur inculquent cette idée, que Civa, le dieu malfaisant, n’est autre que le dieu des catholiques, et que les missionnaires veulent que cette divinité maudite soit la seule vraie divinité, le seul et unique dieu possédant un éternel pouvoir ; de sorte que, lorsque nos prêtres viennent, dans ces régions, essayer de convaincre ces peuples superstitieux qu’ils sont dans l’erreur et qu’il n’y a qu’un Dieu, ceux-ci se croient en présence de sectateurs de Civa et refusent de se convertir. La secte des fakirs lucifériens se trouve ainsi être, dans les Indes, grâce à la complicité des protestants sociniens et de la franc-maçonnerie templière, le plus grand obstacle à la propagation de la foi par nos missionnaires catholiques.

La harangue du frère Campbell terminée, le grand-maître annonça que l’on allait procéder aux évocations. Se penchant vers moi, il me demanda quel esprit je désirais voir apparaître ; je lui répondis que je n’avais pas de préférence.

— Évoquons Baal-Zéboub lui-même, fit le frère Campbell.

On éteignit les flambeaux, sauf un. Les maîtres des cérémonies distribuèrent à tous les assistants un double triangle en métal, nommé sceau de Salomon chez les occultistes de tous les pays, et un pentagramme, également en métal, nommé en cabale signe du microcosme[2]. Le double triangle se pend sur la poitrine, au moyen d’un petit cordon blanc et noir passé au cou ; on tient le pentagramme de la main droite. On éteignit le dernier flambeau, et l’on apporta, pour nous éclairer, une lampe de forme bizarre, garnie d’essence et laissant échapper neuf flammes par groupes de trois ; c’est la lampe magique ; on la plaça sur un petit autel de forme pentagonale. On apporta encore les autres instruments indispensables, paraît-il, pour ces sortes d’opérations, baguette et épée, de forme spéciale ; la baguette fut remise au grand-maître ; on m’offrit l’épée, mais je déclinai l’honneur de co-présider à l’évocation, et ce fut le frère Campbell qui accepta avec joie l’instrument mystérieux. Enfin, un trépied fut placé au centre du temple, et la véritable cérémonie commença.

L’appel débuta par des consécrations de l’air, du feu, de l’eau et de la terre. Pour celle de l’air, le grand-maître fakir souffla du côté des quatre points cardinaux. Pour celle de l’eau, il étendit les mains sur un petit baquet rempli d’eau, que tenait le frère Campbell, et dans lequel il jeta du sel et de la cendre. Pour celle du feu, il présenta au frère Campbell une cassolette garnie de braise, sur laquelle celui-ci jeta du sel, de l’encens, de la résine blanche et du camphre. Pour la consécration de la terre, le grand-maître aspergea le sol, tout autour du trépied, avec quelques gouttes de l’eau du baquet et souffla trois fois sur le feu de la cassolette.

Pendant ce temps, les assistants, chacun tenant à la main, bras tendu, le pentagramme en métal, en dirigeaient une des pointes vers le trépied. C’est sur ce trépied que l’esprit doit apparaître tout à coup, assis.

Le grand-maître fit encore des exorcismes qui se prononcent en latin ; je fus vraiment étonné de voir cet Indien s’exprimer dans cette langue avec une correction parfaite.

Puis, on passa aux oraisons, le grand-maître et le frère Campbell alternant. Ces oraisons sont au nombre de quatre. On les dit dans la langue du pays ; mais elles ne varient pas ; je les ai toujours entendues identiques, et je les ai copiées dans un rituel que je me suis procuré, lorsque ma fermeté à subir une certaine épreuve des serpents, qui sera racontée dans un prochain chapitre, me fit conférer honorifiquement, par le délégué du chef suprême Albert Pike, le grade de Hiérarque du Palladium Réformé Nouveau.

Voici textuellement, en français, ces quatre oraisons qui précèdent l’apparition de l’esprit évoqué ; elles n’ont, jusqu’à présent, été données qu’incomplètement, par un des auteurs anti-maçonniques, lequel ne paraît avoir connu que la première et la dernière. À la séance dont je rends compte ici, elles furent prononcées on ourdou-zaban.

Le grand-maître dit, le premier :

« Esprit de Lumière, Esprit de Sagesse, dont le souffle donne et reprend la forme de toute chose ; toi devant qui la vie des êtres est une ombre qui passe ; toi qui montes les nuages et qui marches sur l’aile des vents ; toi qui respires, et les espaces sans fin sont peuplés ; toi qui aspires, et tout ce qui vient de toi retourne à toi ; mouvement infini dans la stabilité éternelle, sois béni !

« Nous te louons et nous te bénissons dans l’empire changeant de la lumière créée, des ombres, des reflets et des images, et nous aspirons sans cesse à ton immuable et impérissable clarté. Laisse pénétrer jusqu’à nous le rayon de ton intelligence et la chaleur de ton amour ; alors, ce qui est mobile sera fixé, l’ombre sera un corps, l’esprit de l’air sera une âme, le rêve sera une pensée. Et nous ne serons plus emportés par la tempête ; mais nous tiendrons la bride des chevaux ailés du matin, et nous dirigerons la course des vents du soir pour voler au devant de toi.

« Ô esprit des esprits, ô âme éternelle des âmes, ô souffle impérissable de la vie, ô soupir créateur, ô bouche qui aspires et respires l’existence de tous les êtres dans le flux et le reflux de ton verbe éternel, qui est l’océan du mouvement et de la vérité ! Amen. »

Le frère Campbell dit, à son tour :

« Roi terrible, toi qui tiens les clefs des cataractes du ciel et qui renfermes les eaux souterraines, dans les cavernes de la terre ; roi des pluies fécondantes du printemps ; toi qui ouvres les sources des fontaines et des fleuves ; toi qui commandes à l’humidité, qui est comme le sang de la terre, de devenir la sève des plantes ; ô toi dont le nom ineffable est en sept lettres, nous t’adorons et nous t’invoquons !

« À nous, tes mobiles et changeantes créatures, parle, parle, roi divin, dans les grandes commotions de la mer, et nous tremblerons devant ta majesté ; mais parle-nous aussi dans le murmure des eaux limpides, car nous désirons ton amour.

« Ô immensité infinie, océan sublime de la divinité, dans lequel vont se perdre tous les fleuves de l’être, qui renaissent toujours en toi !… Ô infinité et éternité de toutes les perfections ! hauteur qui te mires dans la profondeur, profondeur qui t’exhales dans la hauteur, amène-nous à la véritable vie par l’intelligence de ton amour éternel !… Amène-nous, par le sacrifice, à l’immortalité que l’esprit du mal nous ravit au commencement des siècles ; nous sommes prêts à nous immoler à toi, pour être plus dignes de toi, et nous offrirons toujours, d’un cœur pur et sincère, l’eau, le sang et les larmes… Possède-nous, ô notre Dieu, afin de nous permettre de triompher plus victorieusement de la superstition et de l’erreur ! Amen. »

Le grand-maître reprit :

« Immortel, Éternel, Ineffable et Incréé, Père de toutes choses, toi qui as porté sur le chariot roulant sans cesse des mondes qui tournent toujours ; dominateur des immensités éthérées, où est élevé le trône de ta puissance, du haut duquel tes yeux redoutables découvrent tout et tes belles et saintes oreilles écoutent tout, exauce tes enfants que tu as aimés avant même de leur avoir donné la vie !

« Car ta dorée et grande et éternelle majesté resplendit au-dessus du monde et du firmament des étoiles ; tu es élevé sur les soleils, ô Feu étincelant ; là, tu t’allumes et t’entretiens toi-même par ta propre splendeur, et il sort de ton essence des ruisseaux intarissables de lumière qui nourrissent ton esprit infini.

« Cet esprit infini nourrit toutes choses, et fait ce trésor toujours inépuisable de substance toujours prête pour la génération qui la travaille et qui s’approprie les formes dont tu l’as imprégnée dès le principe.

« De cet esprit infini tirent aussi leur origine ces esprits-rois très saints qui sont autour de ton trône et qui composent ta cour, ô Père universel, ô Père des bienheureux, mortels et immortels !

« Tu as créé en particulier des puissances qui sont merveilleusement semblables à ton éternelle pensée et à ton essence adorable ! Tu les as établies supérieures aux génies secondaires qui annoncent au monde tes volontés ! Enfin, tu nous a créés au troisième rang dans notre empire élémentaire !

« Là, notre continuel exercice est de chanter tes louanges et d’adorer tes désirs. Là, nous brûlons en aspirant à te posséder en nous, et nous attendons, avec la patience des justes, l’heure suprême où nous serons appelés à brûler sans cesse, réunis à toi, possédés et absorbés par toi, dans le sein de tes flammes divines éternellement vivifiantes.

« Ô Père tout-puissant ! Ô Mère, la plus tendre des mères ! Ô archétype admirable de la maternité et du pur amour ! Ô Fils, la fleur des fils ! Ô forme de toutes les formes, âme, esprit, harmonie et nombre de toutes choses ! Amen. »

Puis, le grand-maître et le frère Campbell dirent ensemble, lentement, étendant vers le trépied l’un sa baguette, l’autre son épée :

« Roi invisible, qui as pris la terre pour appui et qui en as creusé les abîmes pour les remplir de ta toute-puissance ; toi dont le nom fait trembler les voûtes du monde ; toi qui fais couler les sept métaux dans les veines de la pierre ; monarque des sept lumières, rémunérateur des ouvriers souterrains, amène-nous à l’air désirable et au royaume de la clarté !

« Nous veillons et nous travaillons sans relâche ; nous cherchons et nous espérons, par les douze pierres de la cité sainte, par les talismans qui sont enfouis, par le clou d’airain qui traverse le centre du monde.

« Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! Aie pitié de ceux qui souffrent, élargis nos poitrines, dégage et élève nos têtes, grandis-nous !

« Ô stabilité et mouvement ! Ô jour enveloppé de nuit, ô nuit voilée de lumière ! Ô maître qui ne retiens jamais par devers toi le salaire de tes travailleurs ! Ô blancheur argentine ! Ô splendeur dorée ! Ô couronne de diamants vivants et mélodieux ! Toi qui portes le ciel à ton doigt comme une bague de saphir ! toi qui caches sous la terre, dans le royaume des pierreries, la source merveilleuse des étoiles ! vis, règne et sois l’éternel dispensateur des richesses dont tu nous as fait les gardiens ! Amen. »

Ces quatre oraisons avaient été prononcées devant le trépied, par le grand-maître et le frère Campbell descendus de l’orient et s’étant placés au milieu des assistants formant le cercle ; j’étais descendu aussi et m’étais joint à la chaîne.

Le grand-maître frappa lentement sur le trépied trente-trois coups de sa baguette, avec deux arrêts après les onzième et vingt-deuxième coups ; puis, il traça sur le sol, toujours avec sa baguette, le sceau de Salomon et le pentagramme sacré.

Enfin, d’une voix forte, il prononça ce qu’on appelle en théurgie la Conjuration générale ou Conjuration des Quatre ; c’est la grande formule de l’évocation. La première moitié est en latin et se dit invariablement ainsi chez les occultistes de n’importe quel endroit du globe ; la seconde partie se dit dans la langue du pays où l’on est. Je reproduis encore textuellement :

« Caput mortuum, imperet tibi Dominus per vivum et devotum serpentem !… Cherub, imperet tibi Dominus per Adam Jot-Chavah !… Aquila errans, imperet tibi Dominus per alas tauri !… Serpens, imperet tibi Dominus Tetragrammaton per angelum et leonem !…

» Raphaël ! Gabriel ! Mikaël ! Adonaï !

» Lucifer ! Baal-Zéboub ! Moloch ! Astaroth !

» Fluat udor per spiritum Eloïm ! Manet terra per Adam Jot-Chavah !‘ Fiat firmamentum per Jahuvehu Zébaoth ! Fiat judicium per ignem in virtute Mikaël !

« Ange aux yeux morts, obéis ou écoule-toi avec cette eau sainte (le grand-maître renverse le petit baquet d’eau dans lequel on a jeté tout à l’heure du sel et de la cendre). Taureau ailé, travaille ou retourne à la terre, si tu ne veux pas que je t’aiguillonne avec cette épée (le grand maître saisit l’épée et l’agite dans le vide). Aigle enchaîné, obéis à ce signe, ou retourne-toi devant ce souffle (le grand-maître trace dans l’air le signe du pentagramme avec sa baguette et souffle devant lui). Serpent mouvant, rampe à mes pieds, ou sois tourmenté par le feu sacré, et évapore-toi avec les parfums que nous y brûlons (le grand-maître jette quelques grains d’encens dans la cassolette remplie de braise et remue le feu avec la pointe de l’épée).

« Que l’eau retourne à l’eau ! que le feu brûle ! que l’air circule ! que la terre retombe sur la terre !

« Par la vertu du pentagramme, qui est l’étoile du matin, Lucifer ! et au nom du tétragramme, qui est écrit au centre de la croix de lumière ! Amen. »

En prononçant les noms de Raphaël, Gabriel, Mikaël et Adonaï, le grand-maître avait eu soin de faire le geste de répulsion, comme s’il voulait avec les mains, à quatre reprises, éloigner un esprit dont il eût horreur. Au contraire, en prononçant les noms de Lucifer, Baal-Zéboub, Moloch et Astaroth, il faisait le geste cabalistique d’amour, ramenant vers sa poitrine, quatre fois, ses mains (doigts écartés) d’abord étendues.

Après le dernier amen, le grand-maître, élevant la voix plus fort encore que précédemment, appela l’esprit évoqué, par son nom :

— Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !…

On attendit quelques instants, mais en vain ; aucun fantôme ne parut assis sur le trépied.

Le grand-maître répéta la Conjuration des Quatre et refit l’appel, mais cette fois en criant neuf fois le nom de Baal-Zéboub.

Le trépied demeurait vide.

Campbell et le grand-maître se regardaient, désappointés.

— À moi, mes frères ! hurla ce dernier ; opérons par le grand rite !

Alors, tous les assistants allumèrent des torches à la lampe magique, et l’on se mit à faire processionnellement le tour du temple, chacun tournant sur soi-même en même temps. Naturellement, je dus faire comme les autres. En passant devant chaque fakir muré, le grand-maître lui adressait une supplique, implorant ses prières, et le fakir répondait en geignant une incantation.

Après la procession, on se réunit autour du trépied ; on attendit encore ; le trépied était vide, toujours vide.

— Que l’appel, dit le grand-maître, soit fait par le plus saint de nos frères fakirs !

On se précipita vers une porte que je n’avais pas encore remarquée et qui était située à l’orient, à gauche de l’autel du Baphomet. Un maître des cérémonies ouvrit cette porte. Elle donnait sur un infect réduit, humide, étroit, d’où s’exhalait une forte odeur de putréfaction. Un homme était étendu au fond de ce cachot.

Il se leva sur son séant.

Mac-Benac ! cria le grand-maître.

Ces mots se traduisent ainsi : « La chair quitte les os. » Ils forment, en outre, le nom officiel du temple de la putréfaction, en style d’arrière-loges.

Je fus épouvanté.

La figure de cet homme était rongée par les rats ; un œil pendait, sanieux, devant sa bouche édentée. Les jambes, envahies par la gangrène, rongées par les ulcères, n’étaient qu’une pourriture. Cette atrocité humaine avait l’air calme, heureux.

— Fakir trois fois sacré, lui dit le grand-maître en ourdou-zaban, c’est en vain que nous appelons Baal-Zéboub ; il ne vient pas. Prête-nous le secours de ta voix sainte !…

Alors, on vit une chose horrible. Le fakir interpellé ouvrit la bouche, dans laquelle son œil pendant entrait sans cesse, qu’il était obligé de rejeter pour pouvoir parler, et, comme dans un râle affreux, il clama :

— Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !…

À cette voix, répondirent, comme autant d’échos se répercutent le long de la salle, les fakirs murés et suspendus, criant aussi :

— Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !…

Cependant, l’esprit persistait à ne point apparaître.

Dès que le grand-maître avait eu décidé d’opérer par le grand rite, deux maîtres des cérémonies s’étaient retirés par l’escalier souterrain qui donnait accès dans le temple. L’un d’eux arrivait maintenant, portant un vaste réchaud, plein de charbons enflammés ; il était suivi d’une femme. Le brasier ardent fut placé au milieu de la salle, a quelque dis tance du trépied vide.

— Femme, fais ton œuvre, commanda le grand-maître.

Et celle-ci, le plus tranquillement du monde, une placidité sereine stéréotypée sur le visage, plongea sa main dans le brasier, la regardant brûler, ne sourcillant pas, respirant comme avec délices l’odeur de corne rôtie et la fumée âcre qui se dégageaient.

Puis, entra l’autre maître des cérémonies traînant un bouc blanc jusque devant le Baphomet. Autour de l’animal, on alluma quatre bougies noires renversées ; et, après l’avoir mutilé horriblement, on lui ouvrit le ventre ; le grand-maître y enfonça ses mains, en retira les intestins et les répandit sur les marches de l’autel, en proférant d’abominables blasphèmes contre Adonaï.

Baal-Zéboub n’apparaissait toujours pas.

Une scène alors se passa, que la plume peut à peine décrire.

Deux solides gaillards, parmi les assistants, se détachèrent et soulevèrent une lourde dalle sur le sol. De l’excavation qu’ils ouvrirent ainsi, une odeur, plus épouvantable que toutes les autres, monta, et un spectacle sans nom s’offrit à mes regards. Une huitaine d’individus étaient là dans ce cloaque, étendus, pourrissant littéralement tout vivants ; c’étaient encore des fakirs. Il y en avait d’autres, morts, auprès d’eux, squelettes décharnés et cadavres où les vers grouillaient.

Mac-Benac ! Mac-Benac ! cria le grand-maître, avec une béatitude sinistre.

Ceux de ces fakirs qui étaient encore vivants furent sortis du caveau et assis sur le sol devant le Baphomet : ils tombaient absolument en putrilage, en bouillie, par décomposition ; on voyait leurs os blancs à nu dans les vastes plaies dont ils étaient couverts. Ces hommes n’avaient plus rien d’humain.

Au milieu de la salle, on souleva d’autres dalles, sous lesquelles se trouvaient encore des vivants à demi-pourris et des cadavres. Le temple était ainsi transformé en un cimetière infernal.

Un maître des cérémonies saisit une flûte faite d’une courge et souffla dedans avec des modulations étranges. De tous côtés, on vit sortir des serpents, des grosses araignées aux pattes velues, des crapauds hideux.

Tanqam ! tanqam ! glapissait le grand-maître.

Trois hommes saisirent, au hasard, un des fakirs encore vivants, le hissèrent sur le marbre de l’autel du Baphomet, et là, le grand-maître l’égorgea avec une serpe ritualistique qui lui fut remise ; cela, au milieu d’horribles imprécations. Le sang jaillit et éclaboussa les autres fakirs ainsi que le bouc. Le grand-maître plongea ses doigts dans la blessure et aspergea de sang le Baphomet. C’est ce sacrifice humain qui est le « tanqam ».

Et, tandis que les serpents sifflaient, dressés sur leur queue, les joues gonflées de venin, tandis que le grand-maître récitait les formules de la liturgie satanique, que les crapauds croassaient, et que, sur cet ensemble, la voix des fakirs murés s’entendait, se mêlant aux imprécations et aux blasphèmes, tandis que le bouc secouait encore ses pattes dans un dernier spasme d’agonie, au milieu du temple luciférien, devant le trépied vide, la femme, toujours debout et impassible, regardait son avant-bras qui achevait de rôtir.


Au milieu du temple luciférien, devant le trépied vide, la femme, toujours debout et impassible, regardait rôtir son avant-bras.

Enfin, encore une fois, dans un profond silence fait tout à coup, le grand-maître hurla :

— Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !… Baal-Zéboub !…

Mais, pas plus qu’auparavant, l’esprit n’apparut.

Il fallait y renoncer.

Le frère Campbell se pencha vers moi et m’expliqua que Dieu seul, (c’est-à-dire Lucifer) a le don d’ubiquité, mais qu’il ne l’a pas donné aux esprits dont Baal-Zéboub est le chef. Il en concluait que Baal-Zéboub devait se manifester ailleurs, dans quelque autre réunion luciférienne où on l’avait certainement évoqué avant nous et où on le retenait.

Quoi qu’il en fût, le grand-maître déclara que la cérémonie était terminée. Du reste, tous les assistants étaient à bout de forces. Moi, j’en avais assez ; je me demandais comment même j’avais pu supporter jusque-là le spectacle de ces horreurs innommables. Parmi tous les lucifériens, mon cicerone était le plus affreux à voir : il s’était mis à tourner sur lui-même comme une toupie, d’un mouvement invraisemblablement rapide ; il n’incantait plus, il ne criait plus, il vociférait ; inondé de sueur, l’œil hagard, convulsé, il tomba finalement sur le sol, comme une masse, et demeura inerte, la bouche écumante.

Ce fut le frère Campbell qui me raccompagna.

Un dernier regard jeté sur le Baphomet, il me sembla que la tête de l’idole souriait ou plutôt ricanait d’un air satisfait. Bien qu’éveillé, j’étais comme en proie à un cauchemar.

Revenu à l’air vif, je me sentis enfin soulagé. J’eus la force de rentrer à bord et de me coucher. Je restai ainsi quarante-huit heures au lit et ne pus même pas descendre à Madras. Je me demandais si vraiment j’aurais le courage de poursuivre mon enquête.


De Madras à Calcutta, j’eus, parmi mes passagers, mistress D*** et sa fille Mary, qu’il est nécessaire que je présente au lecteur ; car j’aurai à lui en reparler au cours de ce récit.

Mistress D***, — morte aujourd’hui, — était la femme d’un riche planteur de café de Singapore, qu’elle avait épousé en 1861, veuf. De son premier mariage, D*** a une fille, miss Arabella. Ce D*** et sa fille aînée mériteraient que leur nom fût imprimé ici en toutes lettres, attendu que ces deux personnages sont des adeptes du satanisme ; mais, par respect pour la mémoire de mistress Annie D*** et pour miss Mary, je ne donnerai que l’initiale de leur nom de famille. En effet, mistress D*** fut personnellement des plus respectables, et, si miss Mary n’était — hélas ! — protestante, je serais tenté de dire qu’elle est un ange.

Il est difficile de rêver une jeune fille plus charmante, plus accomplie. C’est dans ce voyage, à bord du Meïnam, que je la vis pour la première fois. Elle avait alors dix-huit ans à peine. Jolie au possible, blonde, avec de doux yeux bleus dans lesquels le ciel semble se mirer, elle avait, comme elle a encore, se dégageant de sa physionomie bonne et franche, un air d’honnêteté, de pureté exquise ; aimable, distinguée, elle est le contraste frappant de nos Anglaises modernes, presque toutes affrontées ou hypocrites, suant le mensonge et la perversité.

Après les horreurs dont je venais d’être le témoin à Pondichéry, la vue de cette pure jeune fille me fit soudain revivre. Il me sembla que Dieu l’avait conduite sur ce paquebot, pour me bien rappeler que, même en ces contrées diaboliques, la vertu n’a point totalement disparu, qu’elle brille au sein de ces affreuses populations, comme une de ces scintillantes étoiles dont le vif éclat, au milieu d’un orage, perce tout à coup le firmament surchargé de vapeurs lourdes, épaisses et noires.

Je me sentais instinctivement attiré vers miss Mary et sa mère ; aussi, il nous arriva de causer longuement, pendant la traversée de deux jours, entre Madras et Calcutta.

Je compris que mistress D*** était loin d’avoir trouvé le bonheur dans le mariage ; la seule joie pour elle était cette ravissante petite Mary, qui la consolait de tous ses ennuis, de tous ses chagrins.

Mistress D*** était la fille d’un important bijoutier de Madras, qui vivait encore, lui aussi, à cette époque, âgé d’environ soixante-dix ans, et dirigeant son commerce, aidé par l’un de ses fils. D*** avait alors une grosse affaire de diamants avec les Grumberg frères, qui ont maison à Singapore et à Calcutta ; il avait envoyé sa femme pour traiter ; mistress Annie, au lieu de se rendre à Calcutta directement par la ligne anglaise, avait eu des raisons, que j’ignore, pour passer d’abord à Ceylan, et ainsi elle avait pris, à Pointe-de-Galle, la ligne française d’embranchement de nos Messageries Maritimes ; s’arrêtant bon nombre de jours à Madras, elle avait revu sa famille et consulté son père et son frère sur l’affaire qu’elle négociait. Inutile d’ajouter combien le vieux bijoutier avait été heureux de posséder quelque temps chez lui sa petite-fille bien-aimée, dont mistress D*** s’était fait accompagner pour ce voyage.

Moi, il faut le dire, je connaissais déjà, mais peu favorablement, le planteur D***, qui vient parfois en Europe par le courrier de Chine ; je l’avais eu à bord ; c’est précisément le fait qu’il était connu de moi, qui me servit de motif à entrée en conversation auprès de mistress D*** et de miss Mary.

Je ne pouvais m’empêcher de comparer mentalement le mari a sa femme, le père à sa fille. D*** est un gros homme, fort, trapu, au cou renflé ; solennel, mais avec une expression de cruauté froide sur le visage ; d’une dentition inexprimable et véritablement stupéfiante ; puant le vice, la bestialité et la rouerie ; en un mot, un type dont l’allure, la carrure exprime bien le descendant de quelque ancien convict ; l’atavisme revit absolument en lui. À cette époque, il avait largement passé la cinquantaine. Quand je l’eus à bord, il était flanqué d’une sœur à lui, une certaine mistress Fausta S***, veuve d’un raffineur de salpêtre, millionnaire, dont elle avait hérité ; la dame, de genre commun et grossier, pouvait bien avoir de trente-cinq à trente-sept ans ; grande comme son frère, forte, taillée à coups de hache, elle avait l’aspect d’une marchande à la toilette qui aurait été cuisinière. D*** et sa sœur me produisirent une fort mauvaise impression ; quant à miss Arabella, la fille du premier lit, je ne l’avais pas encore vue à ce moment-là ; il me fut donné plus tard de la connaître, dans des circonstances singulières, peu à son honneur, que je rapporterai plus loin.

Mistress Annie D***, qui, en 1880, devait avoir dans les environs de quarante-trois ans, était l’antithèse de la veuve S*** ; distinguée de manières, à la fois spirituelle et bonne ; pour tout dire, sa fille Mary était son portrait frappant, rajeuni ; mais elle avait, elle, dans le regard de ses yeux bleus, je ne sais quelle mélancolie, indiquant la résignation à un triste sort. Dans la maison de son mari, c’était la veuve S***, cette vraie mégère, qui dirigeait tout, qui commandait, qui était maîtresse souveraine.

Pauvre femme ! ce qu’elle a dû souffrir de ce mariage malheureux, mal assorti, est inexprimable. Quand elle épousa D***, pour obéir à ses parents, qui, il est vrai, n’avaient pas cru lui faire un si déplorable choix, elle voulut, ayant à cœur de se montrer mère, et non marâtre, entourer de ses tendresses miss Arabella, qui avait alors six ans ; mais elle trouva d’abord une enfant rebelle à son affection, mal élevée, livrée à sa jeune tante Fausta, laquelle n’était pas encore mariée, et dont les mauvais instincts s’étaient épanouis dès l’adolescence. Un an après, la naissance de la petite Mary lui apporta son premier bonheur. Puis, Fausta D*** épousa le raffineur de salpêtre, et mistress Annie put se croire débarrassée enfin de sa méchante belle-sœur, le nouveau ménage habitant Calcutta : mais ce fut comme une fatalité ; au bout de-quinze mois a peine, Fausta était veuve et revenait se fixer définitivement à Singapore, chez son frère. Elle reprit tout son ascendant sur la petite Arabella, s’opposa à ce que l’éducation de l’enfant fût faite par mistress D***, sous prétexte qu’elle n’était pas sa fille et qu’elle avait bien assez de se charger de la petite Mary ; de telle sorte que les deux sœurs furent élevées séparément, la tante S*** s’appliquant à souffler dans le cœur d’Arabella la haine de Mary.

Je dois dire au lecteur que ces détails que je donne ici ne sont nullement des hors-d’œuvre ; ils ont, au contraire, une très grande importance, à raison d’un épisode tragique de cette famille, épisode auquel j’ai été mêlé, et dont j’ai le devoir de faire le récit, quel que soit le mépris public qui pourra en résulter pour le sieur D***, sa sœur Fausta S*** et sa fille Arabella.

Une question de religion, comme si la diversité d’humeur et de caractère ne suffisait pas, séparait encore D*** et sa seconde femme. On sait que le protestantisme anglais se subdivise en plusieurs sectes, dont les deux principales sont les épiscopaux et les presbytériens. D*** est extérieurement presbytérien, et en réalité socinien, ce qui équivaut à sataniste ; car la doctrine secrète des sociniens est le gnosticisme, le système de la divinité double, comportant l’adoration de Lucifer, présenté comme le dieu bon. Par contre, mistress Annie appartenait, par sa famille, à l’anglicanisme, en d’autres termes, à l’église épiscopale, qui reconnaît le symbole des apôtres et celui de Nicée, qui admet la Trinité, le dogme de l’incarnation de Jésus-Christ, la résurrection, la divinité du Saint-Esprit, les sacrements du baptême, de la pénitence et de l’eucharistie, tout en rejetant la présence réelle dans celui-ci et en laissant la confession facultative ; on sait que les épiscopaux, ainsi nommés parce qu’ils ont conservé une grande partie de l’ancienne hiérarchie catholique, contrairement aux presbytériens, rejettent aussi la croyance au purgatoire, l’efficacité des indulgences, le culte de la Mère de Dieu et le culte des saints. D*** et sa seconde femme allaient donc, chacun de son côté, à un temple différent, milady avec miss Mary, et D*** avec mistress Fausta et miss Arabella.

Donc, pendant la traversée de Madras à Calcutta, je m’entretins souvent avec mes deux passagères. Plus tard, quand je quittai Calcutta, j’eus encore mistress D*** et sa fille à bord du Meïnam ; là, nous reprîmes nos conversations, et c’est ainsi qu’en recousant plus tard les lambeaux de l’histoire de cette famille, je l’eus tout entière, ou à peu près, mes observations et mes découvertes postérieures complétant ce qui m’avait été dit d’abord.

Naturellement, nous causâmes religion à plusieurs reprises. Je remarquai que mes interlocutrices avaient des tendances à s’éclairer. Elles m’écoutaient avec plaisir ; par malheur je n’étais pas assez fort théologien pour résoudre les quelques difficultés qu’elles me soulevaient. Mais il est un point sur lequel je réussis à les toucher, surtout miss Mary ; la sainte Vierge était sa patronne, en somme : pourquoi les protestants s’obstinaient-ils à ne pas rendre a la divine Mère de Jésus le culte qui lui est dû ? ce culte n’est-il pas le côté le plus touchant de notre religion ? la Reine des anges n’est-elle pas la meilleure consolatrice au milieu de nos peines ? la prier, n’est-ce pas reprendre espoir dans les tristes combats de la vie ?…

La jeune fille ne perdait pas un mot de mon argumentation, bien que je fusse peu éloquent prédicateur. Ce n’était pas, du reste, la première fois qu’elle étudiait en elle-même cette question.

À Madras, une de ses amies d’enfance, une Française catholique, lui avait chanté un jour un cantique à la Vierge, et elle en avait trouvé les paroles et la musique fort belles. Elle se l’était fait apprendre, ce cantique ; elle le savait. Et, tandis que tout le monde était sur le pont ou dans les cabines, elle se mit au piano du salon des premières.

— Je vais vous le jouer, me dit-elle.

— Et le chanter en même temps ? ajoutai-je.

Elle se défendit un peu. J’insistai.

— Si l’on m’entendait, reprit-elle, on croirait que je vais me convertir au catholicisme. Or, c’est uniquement au point de vue de l’art que ce cantique me plaît.

En disant cette dernière phrase, elle eut une rougeur qui empourpra ses fraîches joues veloutées ; il me sembla qu’elle se défendait mal et que le cantique à la Vierge lui plaisait a un autre point de vue que celui qu’elle indiquait. J’insistai donc de plus belle.

— Allons, Mary, fit sa mère, ne contrarie pas notre bon docteur.

De sa douce et limpide voix, au timbre argentin, mélodieuse et en même temps pénétrante, miss Mary, pendant que ses doigts agiles faisaient vibrer le piano, chanta alors, et avec tant d’expression et de sentiment que j’en fus remué, je l’avoue, jusqu’au fond de l’âme :

Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours ;
Servez-moi de défense,
Prenez soin de mes jours :
Et, quand ma dernière heure,
Viendra fixer mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort !

Je ne laissai rien paraître de mon émotion ; mais, tandis que miss Mary chantait, je ne pouvais m’empêcher de songer à l’horrible existence qui lui serait destinée, si sa mère, son seul appui en ce monde, venait tout à coup à lui manquer, et si elle se trouvait ainsi livrée à ce milieu hostile, composé d’un père brutal, indifférent, sans une parcelle d’amour pour elle, d’une tante qui m’avait paru, à moi, médecin, atrocement dépravée, et d’une sœur qui, je l’avais bien compris à quelques anecdotes à moi répétées, la haïssait profondément.

— Infortunée jeune fille ! me disais-je en moi-même ; c’est alors que ce cantique qui semble lui plaire si fort, elle aurait besoin de le murmurer, comme une prière au ciel, avec ferveur.

Le lendemain, nous arrivions à Calcutta, où je pris congé de mistress D*** et de miss Mary ; elles descendirent à l’Esplanade Hôtel, et moi, je demeurai à mon bord.

  1. Les Indiens de ces contrées ont des noms invraisemblablement longs ; Ramassamipouno (etc) appartient à la catégorie des noms courts !
  2. Ce pentagramme est formé de cinq bandes plates de métal, entrecroisées et formant ainsi une étoile à cinq pointes. Il est l’objet d’une fabrication spéciale, de sept métaux fondus ensemble ; des signes cabalistiques y sont gravés ; chacun de ces instruments et reçu une consécration d’un hiérarque délégué par le chef suprême des occultistes et présidant à la fabrication. Je donnerai plus loin de plus amples détails sur ces étrangetés, qui constituent un véritable culte avec tous ses accessoires. Pour le moment, je me bornerai à dire que les occultistes attribuant une vertu magique, une puissance surnaturelle à ce pentagramme.
    Goëthe, prenant Faust pour le type du cabaliste magicien, lui met dans la bouche ce discours exaltant la puissance du pentagramme, qui vient de lui être révélé :
    « — Ah ! comme à cette vue tous mes sens ont tressailli ! Je sens la vie jeune et sainte bouillonner dans mes nerfs et dans mes veines. Est-il un dieu celui qui trace ce signe qui apaise le vertige de mon âme, emplit de joie mon pauvre cœur, et, dans un élan mystérieux, dévoile autour de moi les forces de la nature ? Ne suis-je pas moi-même un dieu, maintenant !… Tout me devient si clair ! je vois dans ces simples traits la nature active se révéler à mon âme !… Aujourd’hui, pour la première fois, je comprends la vérité de cette parole du sage : « Le monde des esprits n’est pas fermé !… » Ton sens était obtus, ton cœur était mort. Debout !… Baigne, ô adepte de la science magique, ta poitrine, encore enveloppée d’un voile terrestre, dans les splendeurs du jour naissant ! » (Faust. 1re partie. Scène 1.)