Le Diable au XIXe siècle/III

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 53-71).

CHAPITRE III

La mort d’une prêtresse de Lucifer


Je fais grâce au lecteur d’une traversée de Marseille à Galle, des plus monotones, interrompue seulement en passant à Naples par une visite à l’illustrissime grand commandeur Peisina.

Il me fallut aller, en compagnie du souverain hiérophante, absorber des granite (boissons glacées) à un café de la via di Mezzocannone, endroit où il donnait d’ordinaire ses rendez-vous. C’est par là qu’a lieu chaque semaine le tirage de la loterie nationale : or, Peisina, qui a plusieurs cordes à son arc, débite aux gens du peuple des consultations à quinze centimes sur les numéros qui ont des chances de sortir. Ces quelques instants passés avec le chef suprême du rite de Memphis (pour l’Italie) me procurèrent l’occasion de faire la connaissance de Bovio, un des orateurs républicains renommés de la péninsule, aujourd’hui le leader de l’extrême-gauche au parlement. Bovio est un homme de taille moyenne, plutôt petit que grand, à longue barbe noire, toujours sanglé dans une étroite redingote. Peisina nous présenta l’un à l’autre. C’était aussi un frère, mais du rite écossais. Du reste, il ne fit qu’entrer et sortir, accompagné de cinq ou six membres de comités électoraux.

Bovio parti, nous causâmes occultisme. Je donnai au souverain hiérophante des nouvelles de Marseille. Pendant mon séjour dans la vieille cité phocéenne, j’avais visité une loge misraïmite, avec laquelle la maçonnerie napolitaine entretient de bonnes relations. Je dis à Peisina que, grâce à son diplôme, l’avais été reçu dans le temple avec tous les honneurs de la voûte d’acier, maillets battants ; il en fut satisfait au plus haut point, et me dit :

— D’autres honneurs, bien plus grands encore, vous attendent aux Indes, si vous y allez, très parfait et illustre frère.

Il se félicitait de m’avoir conféré le 90e degré de Memphis, et ajoutait :

— D’un simple coup d’œil, j’avais compris, lorsque vous vîntes me voir pour la première fois, que vous possédiez la vraie lumière et que toute initiation était superflue. Je crois que vous serez une des gloires de notre ordre sublime.

Je lui glissai quelques mots au sujet de Matraccia.

— Un martyr ! murmura-t-il.

L’abbé Laugier ne s’était donc pas trompé ; Matraccia avait eu des accointances avec les occultistes de Naples.

Nous nous séparâmes, les meilleurs amis du monde ; il comptait sur moi pour lui amener des recrues !…

Nous arrivâmes à Galle un vendredi. Le souverain hiérophante m’avait donné l’adresse d’une société de cabalistes ; mais je me demandai si je devais m’y rendre. Je ne me sentais pas encore assez ferré, pour aborder si brusquement la cabale nettement diabolique. Je n’avais jusqu’alors vu que de la maçonnerie ordinaire, à la loge de Marseille. Il me semblait qu’il serait prudent à moi de ne procéder que progressivement, en visitant d’abord des chapitres de Rose-Croix, puis des aéropages de Kadosch ; après quoi seulement je me hasarderais dans les réunions palladiques. J’avais étudié, avec soin, pendant la traversée, au moyen de divers livres que Peisina m’avait vendus, toute l’échelle qui conduit aux lucifériens ; mais ma science se bornait à la théorie ; je n’avais, somme toute, encore rien vu.

L’arrêt à Galle était de quarante-huit heures. Quoique peu porté à faire d’emblée connaissance avec les cabalistes cynghalais, je descendis à terre immédiatement.

Le lecteur sait que Pointe-de-Galle est le point extrême sud de l’île de Ceylan, qui fait elle-même le sud de l’Inde, dont elle est séparée par le détroit de Palk. Au point de vue qui nous occupe, Ceylan a une situation toute particulière, et il n’est pas sans intérêt de l’exposer.

Si l’on jette un coup d’œil sur une carte du monde, on voit que de puis le Cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique, jusqu’au Kamtchatka, au nord-est de la Sibérie, tout le littoral est bordé d’îles : Madadagascar, avec sa ceinture de petites îles, Mayotte, Nossi-Bé, les Comores, Bourbon, Maurice, Sainte-Marie, les Seychelles, puis, en remontant vers le nord, Soccotra, à peu de distance du cap Gardafui ; puis, en prenant dans la direction de l’est, les Maldives, Ceylan au sud de l’Inde ; puis, entre le continent chinois et l’Australie, île immense, toute la Malaisie, Sumatra, Java, Bornéo, les Célèbes, les Moluques, les Philippines, tous les archipels, innombrables, de l’Océanie, pour tout dire ; et, sur les côtes de Chine, Haï-Nan, Hong-Kong, Formose ; puis encore, les Lieou-Kieou, qui font une ligne de petites îles parsemées entre Formose et le Japon ; enfin, le grand empire insulaire du Japon, et les Kourilles, qui constituent encore une ligne nettement tracée d’îles depuis Yéso jusqu’à la pointe du Kamtchatka. Tout cet énorme ensemble borde la mer des Indes, l’océan Pacifique, c’est-à-dire d’incommensurables étendues, et toutes ou presque toutes ces îles sont volcaniques. Qui ne connaît, en effet, le Fusi-no-yama du Japon, les tremblements de terre si fréquents dans cette région qu’on en a pu compter jusqu’à neuf cents par jour ? les bouleversements intermittents dont les Philippines sont le théâtre ? Enfin, qui n’a entendu parler de la catastrophe toute récente de Krakatoa ?

Ces vestiges volcaniques et l’aspect de l’ensemble montrent que, très probablement, toutes ces îles ne sont que les restes, les points élevés d’un vaste continent qui jadis a existé là, et qu’un bouleversement, d’une puissance prodigieusement extraordinaire, a fait disparaître, tandis que l’Afrique, dont le niveau central est, on le sait, bien au-dessous de celui de l’Océan et formait autrefois le fond d’une mer, apparaissait, surgissant du sein des flots.

Quelle a été la cause de ce bouleversement, de ce cataclysme effroyablement terrible des plus lointaines époques de l’humanité ? Dieu seul le sait. Mais, ce qui prouve bien qu’il a eu lieu et que ces terres, aujourd’hui disjointes, étaient jadis réunies, c’est que leur faune et leur flore, leurs animaux et leurs plantes, sont les mêmes et appartiennent exclusivement à des espèces de transition : les makis, par exemple, au corps de singe et à la tête de carnassier, formant la transition entre les deux espèces ; les kanguroos et l’ornithorynque, la transition entre les vertébrés et les invertébrés.

On trouve là des animaux qui ressemblent à des plantes, et des plantes qui ressemblent à des animaux ; des animaux qui se nourrissent de fleurs, et des fleurs qui se nourrissent d’animaux, qu’elles prennent au piège, qu’elles tuent, mangent et digèrent ; des plantes qui se promènent, et des animaux immobiles ou à peu près ; des champignons et des fougères énormes comme des arbres, et des arbres petits comme des champignons ; des hommes, enfin, qui ont l’aspect de singes, et des singes qui ressemblent à s’y méprendre à des hommes ; des fourmis, des araignées, des mouches, gigantesques, hors de toutes proportions, et des oiseaux, par contre, des chevaux, des bœufs, infiniment petits ; et, dernière et étrange singularité, tous les chats y sont noirs et naissent avec la queue cassée.

C’est là, on le voit, un monde à rebours, dont l’étude confond l’esprit ; car tout ce que je viens de dire est de l’exactitude la plus rigoureuse, la plus scientifique.

Un savant allemand, protestant, hérétique par conséquent, frappé de ces faits, en a tiré une conclusion inattendue et fort bizarre : Hœckel a supposé que, de même que ce continent, englouti dans l’Océan, et dont ne surnagent que les points les plus élevés pour en attester l’antique existence, était le centre, le lieu d’origine des espèces florales et faunales intermédiaires, transitoires, de même il avait été aussi, à un moment quelconque des temps primitifs, le lieu d’origine, de naissance et d’habitation d’un animal de transition entre l’homme et le singe, animal hypothétique que d’autres auteurs ont nommé « l’anthropopithèque ».

Partant de cette donnée, contraire à la science des Linné, des Cuvier et autres zoologistes chrétiens, science qui vaut bien la leur, les transformistes se sont amusés à. décrire cet animal supposé. Selon eux, il n’avait pas encore la parole ; mais il avait, affirment-ils, les membres grêles, la forme des mains se rapprochant de celle des pieds, le corps velu ; et quelques-uns même vont jusqu’à nous apprendre que cet anthropopithèque, cet animal presque homme, avait une queue, de la barbe et des poils roux.

Il est inutile de s’attarder à discuter ces balivernes. L’écriture sainte, la révélation, la tradition religieuse ont une autre valeur que les hypothèses d’un savant protestant, et nous enseignent, à n’en pas douter, que l’homme n’est pas le produit d’une transformation, mais est bien l’homo sapiens, comme l’appelle Linné, le classant en dehors de tous les animaux, c’est-à-dire une création à part et toute spéciale de l’Éternel.

Si donc j’ai relaté ces fantaisies saugrenues d’une pseudo-science, c’est uniquement pour montrer toute l’importance physique, importance incontestée, de ces contrées étranges, toute la singularité exceptionnelle, la difformité presque, si l’on peut ainsi s’exprimer, de ces régions que nous allons parcourir, et que les missionnaires appellent couramment : le royaume de Satan. Et l’on verra, par ma première enquête, que cette appellation n’est nullement arbitraire, et qu’il faut un véritable courage à nos prêtres des missions pour se vouer à la conquête des âmes dans ces pays réellement subjugués depuis tant et tant de siècles par les puissances de l’enfer.

Si ce monde est singulier au point de vue physique, c’est bien pis encore au point de vue civilisé. L’Inde et l’Asie ont été de tout temps et sont même de nos jours les foyers de la pire superstition, des pires idolâ tries : ces peuplades barbares, qui se comptent par d’innombrables millions d’habitants, puisque les Indes, à elles seules, contiennent près de trois cent millions d’individus, et la Chine environ six cent millions, ces peuplades, dis-je, n’ont vécu de tout temps que de rapines et de conquêtes, tour à tour maîtresses et victorieuses, puis vaincues et esclaves ; et, en outre, à côté de cette barbarie séculaire, aggravée encore par une méconnaissance monstrueuse de Dieu, on rencontre, sur ces territoires, d’une immensité invraisemblable, des traces d’une civilisation et d’un art qui déconcertent l’explorateur. C’est, par exemple, toute une architecture grandiose et admirablement étudiée, comme celle des Kmers de la Basse Cochinchine, comme celle dont nous parcourrons quelques restes absolument fantastiques, invraisemblables, avec des escaliers donnant accès à des demeures dignes des légendes de génies et de fées, escaliers dont chaque marche à mille mètres détendue, et dont la longueur totale, pour arriver à la porte, est de deux lieues (un escalier de deux lieues !), des maisons dont chaque pierre a de deux cents à cinq cents mètres carrés de dimension, et dont trois cents mètres de profondeur fouillée n’ont pas encore pu faire trouver le fond ni les assises !… Que sont les pyramides d’Égypte à côté de cela ! et comme on comprend bien que ces gens-là aient pu projeter et tenter la tour de Babel !…

Je demande pardon au lecteur de cette digression. Elle était nécessaire, pour me permettre de poser cette question, après tous les explorateurs stupéfaits, question qui n’a pas encore en sa réponse et qui ne l’aura pas de longtemps : Qui donc habitait là en ces temps si lointains ? quels étaient les géants ou les merveilleux mécaniciens de ces contrées étonnantes ? que s’est-il donc passé par là pour avoir ruiné et enfoui ces constructions qui défiaient les siècles ? quel mystère est caché au fond de ce problème indéchiffrable ?… On ne peut, certainement, pas le résoudre, ce problème ; mais on sent qu’une main toute-puissante a écrasé cet ancien monde civilisé, pesant sur lui de tout son poids.

J’étais donc descendu à terre, ainsi que je le disais, sous l’empire de ces réflexions. Il me semblait que ces contrées avaient été le théâtre d’une gigantesque révolte humaine contre Dieu, et que, objet d’une terrible malédiction céleste, elles portaient encore la marque éclatante de l’opprobre, livrées pour leur châtiment à la domination de Satan, qui en tyrannise les populations, les déprave à plaisir, en fait son jouet, et se complaît à y régner comme dieu d’une religion infernale.


L’unique hôtel de Pointe-de-Galle est bien connu des voyageurs, qui vont s’y reposer de la mer, pendant les quelques heures d’escale. Au cours de ces passages de bateaux anglais ou français qui s’y arrêtent, très nombreux, d’ailleurs, la petite place, ou plutôt la route qui passe devant l’hôtel, est envahie par des marchands de toute espèce, vendeurs de saphirs, de bibelots, importuns, enveloppants, vous prenant de force, s’introduisant dans votre chambre, vous relançant partout, sans compter les bateleurs, jongleurs et charmeurs de serpents.

Ces bateleurs sont les bohêmes de l’Inde : ils vivent en tribus errantes, se livrant à leurs jongleries, disparaissant par intervalle, puis reparaissant. Ils sont vêtus d’un simple morceau d’étoffe, qui pend à leur ceinture. On les rencontre généralement par bandes de trois ou sept, dont une femme fait partie ; jamais cinq, ni six, ni deux.

Leur principal métier, en dehors du vol dont ils sont coutumiers, consiste dans les jeux d’adresse, jonglerie et escamotage, et surtout dans l’art de charmer des serpents, spécialement le cobra-capello, vipère à collier, dont la morsure est instantanément mortelle. Tout cela, exécuté sur le pont d’un navire ou dans la rue, est de la pure fantaisie ; mais, dans les grandes circonstances, et certaines fêtes, par exemple, ils se livrent à des exercices qui tiennent vraiment du prodige.

Ils étaient sept, ce jour-là, sur la vérandah de l’hôtel de Pointe-de-Galle, nus, sales, accroupis en cercle, en train de faire montre de leur talent de prestidigitation, devant lequel Robert-Houdin et Dicksonn lui-même se seraient avoués vaincus. Celui qui tenait le milieu du groupe et auquel les autres servaient de compères, lui passant les instruments, les trucs, avait une physionomie toute particulière ; d’une maigreur improbable, sa peau noire, sale, tendue sur les os, avait des reflets verts par instants, lorsqu’il remuait et que la lumière s’y jouait ; il avait les mains et les pieds longs, en forme de pattes, presque terminées par des griffes ; sous une abondance de cheveux qui n’avaient jamais connu le ciseau, embroussaillés, se voyait, petit, petit, un visage extravagant, dont la majeure part de la superficie était prise par un énorme nez busqué, en avant de deux yeux brillant comme des charbons enflammés et sur une bouche tordue, fendue jusqu’aux oreilles pointues et velues, et armée de dents aiguës dont la blancheur surprenait. Ce personnage, encore que sale, crasseux et répugnant, attirait l’œil avec je ne sais quoi d’obsédant dans le regard.

Tout en faisant ses exercices, entrecoupés d’explications en tamoul, auxquelles d’ailleurs personne ne comprenait rien, il nous regardait tous, et moi plus particulièrement, me semblait-il ; il me dévisageait d’une façon singulière, me fixant et roulant ses yeux dont le blanc apparaissait alors nacré avec des reflets de feu.

Mais je fus stupéfait, lorsque le domestique indien de l’hôtel, qui était derrière moi, me glissa ces mots :

— Le Sata veut vous parler ; il sait ce que vous êtes ; sa volonté est sœur de la vôtre ; et il vous conduira.

Je restai littéralement abasourdi. Ce nom de Sata donné au jongleur m’intriguait, d’autant plus que le domestique et lui n’avaient pas échangé un traître mot. Il n’avait pas bougé de sa place ; seuls, deux de ses compagnons avaient, à plusieurs reprises, circulé parmi les voyageurs descendus à l’hôtel, pour faire leur collecte ; mais ceux-ci non plus n’avaient pas parlé au domestique.

Les exercices étant finis et ayant rapporté à la troupe une ample moisson de menue monnaie, les Indiens semblaient s’en aller, lorsque le chef, se retournant vers moi sans affectation, mit sa main gauche sur le cœur, tout en laissant tomber le bras droit le long du corps, la main droite fermée, sauf l’index tendu vers la terre ; en même temps, il me lançait à la dérobée un clignement d’œil, qui, à ne pas s’y méprendre, était un appel.

Dans cette mime, il y avait deux indications pour moi. Par son attitude, prise sans se faire remarquer, et aussitôt quittée, le jongleur avait montré qu’il était luciférien. Ceci, je le savais, non par Peisina qui m’avait exclusivement enseigné les signes et gestes du rite de Memphis dont il m’avait conféré un des plus hauts grades, mais par Carbuccia, qui avait reçu, on ne l’a pas oublié, l’initiation des sectes nettement sataniques ; or, pour se faire reconnaître d’un co-affilié, s’il s’en trouve dans une assemblée de profanes, a la rue ou dans un lieu public, un luciférien prend, pendant deux ou trois secondes, la pose en question, qui se nomme, pour ce motif, le signe de reconnaissance. Au surplus, le jongleur m’avait adressé de l’œil un vulgaire appel, pour le cas où je ne serais pas luciférien comme lui.

Je répondis a son appel par une inclinaison de tête, lui indiquant ainsi que j’allais le rejoindre. Mais je ne crus pas devoir, par un signe correspondant au sien, me faire passer pour un initié de la théurgie, puisque je n’étais encore que simple cabaliste de Memphis ; si j’avais usé de ce subterfuge, il aurait pu me poser des questions, auxquelles je n’aurais pas été à même de répondre ; je préférai donc n’esquisser aucun signe maçonnique, pas même l’équerre si connu, enseigné en loge aux apprentis (1er  grade), et laisser croire à mon homme que j’étais tout bonnement le premier profane venu.

J’eus bientôt rejoint le groupe qui continuait à marcher, tandis que le Sata s’était arrêté.

Dès que je fus près de lui, il me salua profondément, à la manière indienne, c’est-à-dire en mettant la main gauche sur sa tête et en inclinant le corps presque jusqu’à terre.

— Toi, médecin paquebot ? interrogea-t-il.

— Oui, répondis-je.

— Alors, toi venir voir Mâhmâh malade crever ?

Le contact des Européens a appris aux Indiens les langues des passagers avec lesquels ils sont en rapport, langues qu’ils parlent fort mal au point de vue de la syntaxe, mais suffisamment pour se faire comprendre.

Je fis signe que oui, de la tête, et indiquai, de la main, à l’étrange individu, qu’il n’avait qu’à marcher devant moi, que je le suivrais.

— Loin, reprit-il.

Je haussai les épaules, lui montrant que cela m’était égal.

— Argent n’a pas, continua-t-il.

Je haussai encore une fois les épaules.

Atcha, botatcha, Sab, Sab, Sab ! s’écria-t-il alors. Ce qui veut dire : Merci bien, merci très bien, seigneur, seigneur, seigneur.

Et à ce cri, toute la tribu, arrêtée sur le chemin, à quelques mètres de nous, vint à moi, m’entourant, s’inclinant, la main sur la tête, et restant là sans bouger, en répétant :

— Atcha, botatcha, Sab, Sab, Sab !

Un peu agacé de ces démonstrations exagérées, mais qui n’avaient cependant rien d’étonnant dans ce pays où le simple salut frise l’adoration, je leur dis brièvement :

— Assez !… Marchons !…

Le Sata donna alors, des lèvres, un coup de sifflet strident.

Ticka-garri, ajouta-t-il.

C’est le nom des voitures indiennes.

Aussitôt, une voiture, que je n’avais pas aperçue, ni entendue encore, sortit, ma foi, je ne sais d’où, probablement du coin de la route où elle devait être arrêtée, à les attendre, et s’avança vers nous.

Le Sata m’invita d’un signe à y monter. Il grimpa après moi et s’assit à mon côté. Sans un mot de plus, le cocher fila à fond de train, soulevant autour de la voiture un tourbillon de cette poussière rouge dont le sol est entièrement fait a Ceylan, et à travers les nuages de laquelle on distinguait par intervalles les six autres Indiens de la tribu, y compris la femme, suivant au pas de course accéléré, sans s’arrêter ni souiller.

Nous primes la route de Wakouellah ; c’est une sorte de bungalow ou hôtellerie indienne, perchée au sommet d’une montagne et bien connue des voyageurs. La promenade de Wakouellah est classique à Galle.

La route qui y conduit passe à travers une forêt inextricable et touffue, dont les arbres à la tige élancée s’épanouissent au faite en éventail, comme les bananiers, les cocotiers, les aréquiers. Sur tout le chemin, le désert ; pas une vie humaine, pas une habitation ; dans le grand silence du soleil chaud, troublé seulement par le bruit du passage de la voiture, on entend de ci, de là, des froufrous sous la feuillée, produits par des serpents qui glissent effarés, des lézards énormes qui fuient apeurés, des oiseaux de nuit qui s’envolent au hasard à tire-d’aile, se butent en aveugles contre mille obstacles, ou des singes qui sautent épouvantés ; ces derniers, en se sauvant, grimacent, mais restent silencieux sous l’impression de leur effroi, tandis que de gigantesques crocodiles, immobiles au bord des mares immenses, ouvrent lentement leurs gueules en des gouffres béants d’où ne sort aucun son.

Le désert et le silence !… Il y a là quelque chose qui vous saisit et vous fait frissonner comme de froid, sous le chaud soleil ; et de cet ensemble on reste impressionné vivement.

Nous n’avions pas encore échangé un mot avec le Sata, et la voiture roulait toujours.

Tout à coup, elle fit un brusque crochet, quittant la route et s’engageant en plein dans la broussaille. Alors, ce ne fut plus de la poussière, mais des débris de feuilles et de branches cassées qui fouettèrent vitres et portières, avec un bruit de grésil, tandis que, alternativement, on voyait sauter, apparaître, puis disparaître dans le feuillage les six autres de la tribu, qui nous suivaient sans se lasser.

Un gros cahot, et nous nous enfonçâmes dans l’eau jusqu’à l’essieu ; on franchissait un gué de rivière à fond mou et vaseux : de l’autre côté, derrière un fourré épais, nous débouchâmes dans une clairière gazonnée, au centre de laquelle une hutte s’élevait.

La voiture s’arrêta. Nous avions roulé deux heures entières, tout le temps grand train. Où pouvions-nous bien être ? Je n’en savais absolument rien. Évidemment, en pleine forêt, en un endroit où nul être humain ne pénétrait, sauf la tribu qui y avait établi sa résidence.

Nous descendîmes, tandis que non loin s’entendaient encore, précipités, les pas des six, qui nous serraient d’assez près et arrivèrent tout aussitôt. Chose extraordinaire, ils avaient couru pendant deux heures à grande vitesse, mais sans sauter, c’est-à-dire en allongeant leurs jambes comme d’immenses compas, et je vis qu’aucun d’eux ne suait et n’était même essoufflé. Je remarquai qu’ils avaient tous entre leurs lèvres le lingam, amulette obscène que l’individu porte en général au bras gauche.

Je me demandais, en regardant la hutte sordide qui était là, comment si exiguë elle pouvait servir d’asile à sept personnes, huit même, et peut-être davantage ; car je supposais que c’était aussi la demeure de la vieille moribonde que l’on m’emmenait visiter.

— Il y en a entrer là, me dit alors le Sata, en me faisant comprendre d’un geste que la porte était de l’autre côté.

Nous fîmes le tour, et je me trouvai devant une porte vermoulue, appliquée contre une ouverture ; c’était l’entrée de la cahute. Sur le seuil, gravement assis, se tenait un singe, à côté duquel pendait, par son croc d’aile, à un rebord de bois, la tête en bas, une chauve-souris, de l’espèce vampire, et au-dessous un cobra, roulé, dormait.

— Trois sales bestioles ! pensai-je.

Au même instant, un chat noir, la queue cassée et tordue, était devant nous. Le Sata gloussa une onomatopée gutturale ; à ce son, brusquement réveillés, chauve-souris et cobra se sauvèrent, le vampire rasant le sol, tandis que le singe me regarda bien en face, ouvrit la bouche en grimaçant, et prononça très distinctement ces deux mots :

Salam, sab (bonjour, seigneur).

Je le regardai un instant, stupéfait. Était-ce bien une bête qui parlait ainsi ? Était-ce un homme ressemblant à une bête ?… En tout cas, la surprise était vive. Cet incident inattendu me produisit un drôle d’effet. Je sentis une sueur froide perler à mes tempes ; mon cœur battait ; un seconde, je vis trouble. Le singe disparut.

— As pas peur, fit la voix du Sata, qui s’aperçut de ce moment d’émotion ; as pas peur.

Décidément, je m’étais engagé à la légère dans une étrange aventure ; et des histoires d’étrangleurs me passèrent par la tête… Cependant, cela me paraissait impossible. En réfléchissant, je me disais que jamais il n’était rien arrivé à aucun étranger, voyageant sous le seul guide d’Indiens à Ceylan ; jamais je n’avais entendu dire que quelqu’un eût disparu, ou eût été assassiné. Il me semblait inadmissible que le domestique de l’hôtel et cette tribu fussent de connivence pour m’attirer dans un guet-apens ; c’était, pour eux, risquer leur tête. Aussi, cette émotion fut-elle vite dissipée. Restait une autre appréhension : en ce pays du diable, savait-on jamais ce qui pouvait survenir ? J’avais hésité à aller dans une réunion cabaliste, et je me trouvais à la merci d’une bande de lucifériens à demi-sauvages !… Vrai, ce singe parlant (j’avais l’idée que c’était un singe) ne me disait rien qui vaille.

Mais, d’autre part, il n’y avait pas à tergiverser. Le Sata avait déplacé la porte, et la vue de l’intérieur de la cahute me fit comprendre que ce n’était point là l’habitation elle-même : cette hutte recouvrait l’ouverture d’un trou en forme de puits. Et le Sata me faisait signe de l’y suivre.

— Un instant ! lui dis-je.

Il s’arrêta, surpris.

— Quisqui c’est ça ? fit-il.

— Il y a, répondis-je, que je veux savoir où je vais.

— N’a pas loin, répliqua-t-il, n’a pas loin ; là, la, sous.

Et il frappait du pied la terre, continuant :

— Il y en a, grand chambre morts… Toi voir si Mâhmâh malade crever.

Je vis bien, à l’air dont il me disait cela, que rien n’était plus simple selon lui, et que, d’après toutes probabilités, ils avaient, lui et ses compagnons, déposé le corps de leur mère, — je pensais que c’était leur mère, — sur le point de mourir, dans une chambre creusée dans le sol, une sorte de grande chambre mortuaire.

— Pourquoi m’as-tu fait venir ici ? repris-je.

— Toi médecin french (français), et bon, bon ; pas aimer nous médecins pas connaître ; toi, ami, ami ; savoir ça, moi… Toi diras si Mâhmah malade pas guérir.

Impossible de tirer autre chose de ce diable d’homme.

— Pourquoi, lui dis-je encore, n’as-tu pas fait venir un médecin anglais ?

— Lui pas ami Sata ; lui parler ; toi, ami, pas parler… Anglais maudits, que un jour esprit chassera de l’Inde.

Je ne m’attendais guère à voir mettre un esprit dans cette affaire.

— Tu crois aux esprits ? interrogeai-je.

— Esprit protège Sata, esprit parler avec Sata.

— Vraiment ?

— Moi savoir toi être ami Sata.

Je ne pus retenir un rire.

— Toi ami, et moi jamais voler toi… Esprit protège toi…

— Comment sais-tu si je suis ton ami ?

— Comme ça.

— Et tu dis qu’un esprit me protège ; comment le sais-tu ?

— Comme ça.

Il me répondit ces deux « comme ça » de l’air d’un homme qui ne veut rien dire.

Je poursuivis néanmoins mon interrogatoire.

— Et, puisque tu me crois ton ami et que tu voulais me faire venir ici, comment as-tu fait pour le dire au domestique de l’hôtel sans lui parler ?

— Nous sommes même main.

— Qu’est-ce que cela, même main ?

— Même main, même esprit… Toi, curieux ; toi bientôt tout louqsi (voir).

Sur ce dernier mot, il descendit dans l’ouverture. Je le suivis.

Nous descendîmes environ soixante marches et débouchâmes dans une grande chambre souterraine, éclairée par une lampe à l’huile de coco, qui sentait mauvais.

Ce qui me frappa tout de suite, ce fut un amas de copeaux de cocotier, et sur cette manière de lit, couchée, contournée sur elle-même, une vieille femme ; quelque chose d’innommable ; sèche, ridée comme une pomme reinette, comme une baudruche dégonflée ; une araignée vieillotte, aux petits yeux éteints, et dont la respiration sifflait.

Je vis, sans autre examen, qu’il n’y avait rien à faire, qu’elle était à la dernière extrémité ; et mon visage dut l’exprimer, car le Sata me dit :

— N’a pas ?… Fini, morto ?…

Puis, croisant les bras, il ajouta, en hochant la tête :

— Cent cinquante-deux !… Y en a, des années !

Je fis un haut-le-corps.

— Oui, reprit le Sata, Mâhmâh y en a cent cinquante-deux années… Y en a cent ans, n’a pas sorti d’ici… Indiens venir ici, Mâhmâh elle pas sortir pour appeler esprit…

Il m’expliqua alors, rapidement, que la vieille qu’il appelait Mâhmâh était fakir, gardienne de cette chambre qui était, disait-il, un lieu sacré ; qu’elle l’habitait depuis cent ans, sans avoir vu la lumière du soleil, pour tant à quelques mètres de là ; que l’esprit venait régulièrement la visiter ; qu’elle était réputée dans toute la contrée ; et que cet esprit, qui était son dieu à lui et à beaucoup d’autres, se nommait Lucif.

Plus de doute, j’étais bien dans un sanctuaire souterrain de fakirs lucifériens, une sorte d’ermitage, un autre de pythonisse indienne.

Je parcourus alors, d’un coup d’œil attentif, la chambre où je me trouvais ; c’était plus qu’une chambre, car elle avait bien cinquante mètres carrés ; en outre, on distinguait deux ouvertures indiquant l’existence d’autres pièces contiguës.

Au plafond, un peu bas, pendait la lampe, qui était en cuivre et à onze branches formant des chandeliers ; et, autant que la lumière terne, floue et fumeuse de ce lumignon me permettait de voir, je reconnus dans le mur des niches taillées à la hache et contenant comme de petits autels sur lesquels ne se trouvaient aucun objet ni aucun signe.

Cette rapide inspection terminée, je reportais mes yeux vers le lit de la vieille, vers cette moribonde à l’âge problématique. Bien qu’on cite des cas de longévité chez les Indiens tamouls, je ne pouvais me faire à l’idée qu’un être humain, vivant sous terne, pût arriver à cent cinquante-deux ans, ainsi que l’avait affirmé le Sata, se faisant sans doute l’écho d’une légende répandue dans la contrée. Maintenant, le Sata et tous ses camarades, ainsi que la femme, s’étaient agenouillés autour du lit, et, par l’ouverture d’entrée, arrivaient à la file d’autres Indiens, qui avaient été évidemment prévenus. Tout ce monde pénétrait en silence dans le sanctuaire, se glissant dans l’ombre comme des serpents ; tous finissaient par s’agenouiller, après s’être choisi une place ; personne ne soufflait mot.

La vieille femme râlait. Sous sa peau sèche comme du parchemin, dans ce corps sans liquide, momifié pour ainsi dire, et qui, réduit presque au squelette, devait à peine peser quelques kilos, on entendait aller et venir, semblable à un craquement de sac de noix, les os et les articulations. Par moment, ce bruit sinistre cessait, la vieille semblait morte ; puis, le râle recommençait, accompagné d’un sifflement lugubre.

Je m’approchai. Jamais, dans ma longue carrière de médecin, je n’avais vu agoniser de la sorte : une agonie sèche, sans sueur, sans affres ; on eût dit une chrysalide, une coque, au fond de laquelle quelque chose remuait, d’où le papillon allait sortir. Instinctivement, je me demandai si l’âme de la prêtresse fakir pouvait avoir gardé encore quelque chose du souffle divin. Non, certes, pensai-je ; cette âme-là était depuis longtemps à jamais maudite, appartenait toute à Satan.

Soudain, râle et sifflement s’arrêtèrent. Était-elle morte ? Non, car elle se souleva lentement, se mit d’abord sur son séant au bord de sa couche de feuilles fanées ; puis, comme mue par un ressort qui se détendait brusquement, elle se trouva debout, les yeux grands ouverts.

Je reculai. On eût dit un spectre. La figure n’avait plus rien d’humain ; sur sa tête, les cheveux, gris, sales et courts, se dressaient. Alors, d’un geste automatique, elle tendit la main vers le fond de la salle, que je ne voyais pas. Le Sata suivit le geste ; il se leva, et tous l’imitèrent. En quelques secondes à peine, ils eurent allumé des morceaux de bois résineux, ainsi que des lampes que je n’avais pas encore aperçues, tous allant et venant sur la pointe des pieds. Il y avait en tout onze lampes au plafond, et chacune était à onze branches.

En un clin d’œil, la salle fut brillamment illuminée. Je constatai alors que le fond de la salle était occupé par un véritable autel, comme ceux de nos églises catholiques, mais dominé par une idole monstrueuse. Je reconnus le Baphomet, que Carbuccia m’avait décrit, et que je voyais pour la première fois.

Figurez-vous une espèce de bouc dont le naseau a de faux airs de l’espèce bovine ; la tête a deux énormes cornes, au milieu desquelles est planté un simulacre de flambeau, dont les flammes sont figurées par je ne sais quelle matière qui brille, rouge ; sur le front, est plaquée une étoile à cinq pointes, en métal argenté. Le haut du corps de l’idole est humain, nu, avec des seins de femme ; le bras droit est ployé, l’avant-bras en l’air, la main faisant le signe de l’ésotérisme, dans la direction d’un croissant de lune, blanc, peint sur la muraille ; le bras gauche est, au contraire, tendu en bas, la main faisant également le signe de l’ésotérisme, dans la direction d’un croissant de lune, noir. Le ventre est caché par une sorte de cuirasse d’écailles vertes, en demi-cercle ; au centre, s’élève une petite croix ayant une rose épanouie à l’intersection de ses bras. Les jambes, terminées par des pieds de bouc à découvert, sont drapées par une vaste étoffe d’un rouge vif. Enfin, l’idole a deux grandes ailes d’anges déployées, à plumes blanches et noires.

Telle est la représentation magique du dieu des occultistes, représentation universellement adoptée, et que j’ai retrouvée partout la même, sauf quelques variantes de peu d’importance, en Amérique comme aux Indes, à Paris et à Rome comme à Shang-Haï et à Montevideo.

De chaque côté de l’autel diabolique, il y avait un tableau, peint grossièrement, en couleurs criardes. À droite, un être humain planant dans l’espace, une grande flamme au front, et de la main droite versant de la semence sur le monde. À gauche, une abominable parodie de la mort du Christ : le divin crucifié est représenté expirant, tandis qu’un centurion romain le perce de sa lance, en le frappant, non au cœur, mais au nombril ; un sphinx est accroupi au pied de la croix ; au loin, on aperçoit quelque chose de confus qui ressemble aux pyramides d’Égypte.


le tableau palladique de la mort du christ

Je n’étais pas au bout de mes surprises. Pendant que je regardais l’autel et les deux tableaux, tous les Indiens s’étaient agenouillés de nouveau, tandis que la vieille, qui tout à l’heure râlait et qui avait repris quelques forces, se traînait par terre, pour arriver jusqu’au milieu du cercle formé par les assistants. Puis, se faufilant tour à tour, je vis arriver le chat noir à la queue cassée, le cobra qui alla s’enrouler aux pieds du Baphomet, le singe qui fut s’asseoir à gauche de l’autel, faisant d’horribles grimaces, enfin, dans un vent d’aile silencieux, le vampire qui se colla au plafond.

J’étais resté à l’écart, au fond de la salle, contemplant la scène. Mais quelle fut ma stupéfaction, quand je vis un des Indiens qui avaient assisté le Sata devant l’hôtel de Galle, sortir d’un paquet, qu’il n’avait pas cessé de porter à la main, je me le rappelais très bien, un cordon maçonnique, semblable à celui que m’avait vendu Peisina ! Le Sata le prit et me le présenta, m’invitant à m’en revêtir. C’était mon propre cordon de Souverain Grand Maître ad Vitam, le large cordon couleur de feu et bordé de noir, portant en broderies, en haut le chiffre 90 dans un triangle, en bas la lettre M∴ (initiale de Memphis) dorée au milieu d’un nuage argenté, et au milieu le signe hiéroglyphique du grade, c’est—à-dire un triple cercle renfermant une étoile à quatre pointes, ayant au centre un carré contenant un petit delta rayonnant avec l’iod hébraïque à l’intérieur.

Le premier moment de surprise passé, je m’expliquai tout. Je savais que ces damnés jongleurs ont des compères qui, sous prétexte de relancer les voyageurs pour mendier, s’introduisent dans l’hôtel, même dans les chambres, trompant la surveillance du personnel, quand celui-ci n’est pas complice, et barbottent dans les malles, les valises, si l’on a eu l’imprudence de les laisser ouvertes. J’avais, en effet, apporté mes insignes au fond de mon sac de voyage. Un des Indiens avait été charmé de les trouver, avait pris le cordon, et, en prestidigitateur habile, l’avait glissé à un des sept de la tribu, sans que je m’en aperçusse. Et voilà pourquoi, je le comprenais enfin, le Sata m’avait dit :

— Toi bon, bon ; toi ami, et moi jamais voler toi… Esprit protège toi… Toi, ami, pas parler…

Ayant découvert en moi un dignitaire de la maçonnerie, il avait conclu qu’il pouvait se fier à ma discrétion, bien que je n’eusse pas répondu, quand il était devant l’hôtel, à son signe de reconnaissance luciférien. Il n’y avait sans doute pas, à Pointe-de-Galle, de médecin anglais affilié à une de ces diverses sectes ; il avait été enchanté de me trouver.

J’eus bientôt la preuve que tous les membres des hauts grades des principales sociétés communiquent entre eux. Le Sata avait, cela était certain, l’initiation luciférienne des degrés supérieurs ; car, aussitôt que j’eus passé mon cordon, il me dit : Isis. Je lui répondis : Osiris.

Nous venions d’échanger le mot de passe cabalistique du rite de Memphis. Il connaissait, par conséquent, les mots secrets des hauts grades d’autres rites que le sien.

À quelle cérémonie funèbre allais-je donc assister ?… Ces gens-là allaient-ils attendre la mort inévitable de la vieille et l’enterrer illico ?…

Le Sata me dit encore, m’interrogeant :

— Mâhmah fini, pas guérir ?

— Oui, répondis-je, c’est bien fini ; elle sera morte avant ce soir.

Il revint vers les Indiens et leur parla. Il leur expliquait que le médecin français, qui était un ami sûr, un frère, avait déclaré que la vieille prêtresse ne passerait pas la journée.

Alors, ils formèrent tout autour d’elle un bûcher de branches résineuses, et ils y mirent le feu. Il y avait de quoi suffoquer, malgré un vif courant d’air, aménagé au moyen de deux ouvertures pour la ventilation de la salle. Ils jetèrent dans le brasier des bois d’essences, santal et autres ; ce parfum pénétrant, exquis, eut bientôt chasse la puanteur de l’huile de coco.

Cependant, les flammes du brasier ne touchaient pas la vieille ; elle était au milieu du cercle de feu. Puisant tout à coup des forces en un effort surhumain, elle se releva et réussit à se tenir debout. Après quoi, les bras étendus, elle se mit à tourner lentement sur elle-même ; et l’assistance se mit à psalmodier. Je me suis fait dicter, dans un voyage suivant, par le Sata, ce cantique du culte indien luciférien ; je l’ai copié textuellement, et le voici :

Ar’ usirkkajinédiladiyâsiriyaviuttam.
Ar’ aviyaman’ attaragiyârunkoloekkur’ indjitandi.
Fur’ aviyal’ por’ umoettêrmêt‘ t’ogusin’ appâloenindi.
Par’ aviyal’ kamamulloekalavèn’ umamdampo.
Mar’ aviyânéydalvolgâvaragadikkaalutsérvâ’ lucif.

Ce qui veut dire littéralement en tamoul ou dialecte du sud de l’Inde :

« Devenus des hommes à l’esprit vertueux, nous franchirons le pays montagneux du meurtre pénible ; nous traverserons le désert de la colère amassée, sur le char de la patience propre à la pénitence ; nous voyagerons dans le bois de l’amour dont la nature est extérieure et dans le terrain fertile du vol ; et, en nous arrêtant un instant au rivage désolé de l’oubli (ivresse), nous arriverons dans l’océan du but suprême : Lucifer. »

Ce jour-là, je ne compris rien, bien entendu, à ce cantique du rite funéraire luciférien.

Après une invocation, le Sata traça devant le Baphomet, en l’air, un cercle, avec un charbon ardent qu’il prit à la main dans le brasier, pendant que la vieille tournait toujours. Les autres continuaient à psalmodier sur un mode mineur nasillard, et, à chaque reprise, la vieille, comme entraînée par une puissance invisible, tournait plus rapidement ; à chaque reprise aussi, le Sata et ses aides accumulaient les charbons autour de la prêtresse, dont la dernière heure allait être hâtée par ces fanatiques.


La vieille Mâhmâh tournait toujours au milieu du bûcher.

C’était un spectacle affreux.

Enfin, se raidissant, la Mâhmâh poussa un cri rauque, s’arrêta, la face tournée vers le Baphomet, hideuse, les yeux sortant de leurs orbites, horrible à voir ; j’avais fait le tour de l’assistance, pour mieux examiner. Alors, tous, reprenant leur cantique infernal en haussant le ton, et saisissant des fourches de fer que le Sata leur avait distribuées, poussèrent vers la vieille les tisons, les charbons enflammés, les bois résineux, resserrant le cercle de feu. Elle, était encore debout, mais immobile, au milieu du foyer incandescent ; ses quelques loques avaient disparu depuis longtemps, brûlées ; sa peau était devenue noire, sauf la tête qui était horriblement rouge, léchée par les flammes. Je ne pouvais m’expliquer comment elle se tenait droite ; ceci me paraissait prodigieux, fantastique. Je passai la main à mon front, où perlaient des gouttes d’une sueur froide ; je m’adossai au mur, pour ne point défaillir ; j’avais besoin d’air, j’avais surtout besoin que cette séance prit fin. Tout à coup, la Mâhmâh s’affaissa d’une seule pièce : ce fut un écroulement, un effondrement. Elle avait cessé de vivre. Les assistants interrompirent leur chant funèbre et poussèrent, sans transition, des cris de joie, en attisant le feu de la pointe de leurs fourches, en y jetant de plus belle de la résine et des charbons. En quelques instants, la calcination du cadavre fut complète ; il faisait dans la salle une chaleur d’enfer ; puis, bientôt, de la prêtresse, il ne resta plus rien. Elle était entièrement consumée ; et moi, qui ai vu fonctionner pas mal de fours crématoires, j’avoue que jamais je n’ai vu une incinération aussi rapide.

Le Sata s’avança vers le Baphomet et cria trois fois :

Inri !… Inri !… Inri !…

Une voix sourde, qui semblait sortir du brasier ardent, répondit ces quatre mots latins :

Igne Natura Renovatur Integra.

Phrase diabolique, qui parodie l’inscription de la croix de Jésus-Christ, et qui signifie : « La nature tout entière se renouvelle par le feu. »

Je me demandai si le Sata n’était pas ventriloque, si ce n’était pas lui qui avait répondu en latin, assez adroitement pour que la voix pût paraître surgir de terre, du sein des flammes.

La cérémonie était terminée. J’enlevai mon cordon, le pliai et le mis dans ma poche, et je remontai à la surface du sol. La voiture qui m’avait amené était toujours là, m’attendant.

Plusieurs des Indiens me rejoignirent, me saluant profondément, me remerciant. Le Sata me demanda si je voulais qu’il me raccompagnât ; je lui répondis que c’était inutile ; le cocher savait où me reconduire.

Le Sata, se confondant en protestations d’amitié et de dévouement, me prit enfin à part et me dit :

— Toi maçon grand, grand, mais pas connaître Lucif, toi pas fakir…

Et, il ajouta, en me remettant un petit objet en bronze vertdegrisé :

— Prends, toi ami, lingam de Lucif… Lingam pour cordon… Ça fera toi reçu partout, Inde, fakirs, Chine, partout, partout… Toi ami, bon, bon.

L’amulette luciférienne qu’il m’offrait était, en effet, un lingam, mais augmenté de petites ailes ; le tout, avec un anneau, pour être suspendu au cordon de mon grade, au lieu du bijou maçonnique. C’était la clef mystérieuse qui devait m’ouvrir toutes les portes des sanctuaires secrets du fakirisme. J’acceptai l’objet infâme, et je partis.

Trois heures plus tard, je dormais à poings fermés à l’hôtel de Pointe-de-Galle. J’étais harassé, comme si j’avais accompli une course des plus fatigantes. Le lendemain, je rentrai à bord.