Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 166-178).
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VII


Dix jours se passèrent dans la même situation de cœur et d’esprit, et à peu près dans des dissipations semblables ; je trouvai d’anciennes connaissances, j’en fis de nouvelles. On me présenta aux assemblées les plus distinguées ; je fus admis aux parties des nobles dans leurs casins.

Tout allait bien, si ma fortune au jeu ne s’était pas démentie ; mais je perdis au ridotto, en une soirée, treize cents sequins que j’avais amassés. On n’a jamais joué d’un plus grand malheur. À trois heures du matin, je me retirai, mis à sec, devant cent sequins à mes connaissances. Mon chagrin était écrit dans mes regards, et sur tout mon extérieur. Biondetta me parut affectée ; mais elle n’ouvrit pas la bouche.

Le lendemain je me levai tard. Je me promenais à grands pas dans ma chambre en frappant des pieds. On me sert, je ne mange point. Le service, enlevé, Biondetta reste, contre son ordinaire. Elle me fixe un instant, laisse échapper quelques larmes : « Vous avez perdu de l’argent, don Alvare ; peut-être plus que vous n’en pouvez payer.

— Et quand cela serait, où trouverais-je le remède ?

— Vous m’offensez ; mes services sont toujours à vous au même prix ; mais ils ne s’étendraient pas loin, s’ils n’allaient qu’à vous faire contracter avec moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la nécessité de remplir sur-le-champ. Trouvez bon que je prenne un siège ; je sens une émotion qui ne me permettrait pas de me soutenir debout ; j’ai, d’ailleurs, des choses importantes à vous dire. Voulez-vous vous ruiner ?… Pourquoi jouez-vous avec cette fureur, puisque vous ne savez pas jouer ?

— Tout le monde ne sait-il pas les jeux de hasard ? Quelqu’un pourrait-il me les apprendre ?

— Oui ; prudence à part, on apprend les jeux de chance, que vous appelez mal à propos jeux de hasard. Il n’y a point de hasard dans le monde ; tout y a été et sera toujours une suite de combinaisons nécessaires que l’on ne peut entendre que par la science des nombres, dont les principes sont, en même temps, et si abstraits et si profonds, qu’on ne peut les saisir si l’on n’est conduit par un maître ; mais il faut avoir su se le donner et se l’attacher. Je ne puis vous peindre cette connaissance sublime que par une image. L’enchaînement des nombres fait la cadence de l’univers, règle ce qu’on appelle les événements fortuits et prétendus déterminés, les forçant par des balanciers invisibles à tomber chacun à leur tour, depuis ce qui se passe d’important dans les sphères éloignées, jusqu’aux misérables petites chances qui vous ont aujourd’hui dépouillé de votre argent. »

Cette tirade scientifique dans une bouche enfantine, cette proposition un peu brusque de me donner un maître, m’occasionnèrent un léger frisson, un peu de cette sueur froide qui m’avait saisi sous la voûte de Portici. Je fixe Biondetta, qui baissait la vue. « Je ne veux pas de maître, lui dis-je ; je craindrais d’en trop apprendre ; mais essayez de me prouver qu’un gentilhomme peut savoir un peu plus que le jeu, et s’en servir sans compromettre son caractère. » Elle prit la thèse, et voici en substance l’abrégé de sa démonstration.

« La banque est combinée sur le pied d’un profit exorbitant qui se renouvelle à chaque taille ; si elle ne courait pas des risques, la république ferait à coup sûr un vol manifeste aux particuliers. Mais les calculs que nous pouvons faire sont supposés, et la banque a toujours beau jeu, en tenant contre une personne instruite sur dix mille dupes. »

La conviction fut poussée plus loin. On m’enseigna une seule combinaison, très-simple en apparence ; je n’en devinai pas les principes ; mais dès le soir même j’en connus l’infaillibilité par le succès.

En un mot, je regagnai en la suivant tout ce que j’avais perdu, payai mes dettes de jeu, et rendis en rentrant à Biondetta l’argent qu’elle m’avait prêté pour tenter l’aventure.

J’étais en fonds, mais plus embarrassé que jamais. Mes défiances s’étaient renouvelées sur les desseins de l’être dangereux dont j’avais agréé les services. Je ne savais pas décidément si je pourrais l’éloigner de moi ; en tout cas, je n’avais pas la force de le vouloir. Je détournais les yeux pour ne pas le voir où il était, et le voyais partout où il n’était pas.

Le jeu cessait de m’offrir une dissipation attachante. Le pharaon, que j’aimais passionnément, n’étant plus assaisonné par le risque, avait perdu tout ce qu’il avait de piquant pour moi. Les singeries du carnaval m’ennuyaient ; les spectacles m’étaient insipides. Quand j’aurais eu le cœur assez libre pour désirer de former une liaison parmi les femmes du haut parage, j’étais rebuté d’avance par la langueur, le cérémonial et la contrainte de la cicisbeature. Il me restait la ressource des casins des nobles, où je ne voulais plus jouer, et la société des courtisanes.

Parmi les femmes de cette dernière espèce, il y en avait quelques-unes plus distinguées par l’élégance de leur faste et l’enjouement de leur société, que par leurs agréments personnels. Je trouvais dans leurs maisons une liberté réelle dont j’aimais à jouir, une gaieté bruyante qui pouvait m’étourdir, si elle ne pouvait me plaire ; enfin un abus continuel de la raison qui me tirait pour quelques moments des entraves de la mienne. Je faisais des galanteries à toutes les femmes de cette espèce chez lesquelles j’étais admis, sans avoir de projet sur aucune ; mais la plus célèbre d’entre elles avait des desseins sur moi qu’elle fit bientôt éclater.

On la nommait Olympia. Elle avait vingt-six ans, beaucoup de beauté, de talents et d’esprit. Elle me laissa bientôt apercevoir du goût qu’elle avait pour moi, et sans en avoir pour elle, je me jetai à sa tête pour me débarrasser en quelque sorte de moi-même.

Notre liaison commença brusquement, et comme j’y trouvais peu de charmes, je jugeai qu’elle finirait de même, et qu’Olympia, ennuyée de mes distractions auprès d’elle, chercherait bientôt un amant qui lui rendît plus de justice, d’autant plus que nous nous étions pris sur le pied de la passion la plus désintéressée ; mais notre planète en décidait autrement. Il fallait sans doute, pour le châtiment de cette femme superbe et emportée, et pour me jeter dans des embarras d’une autre espèce, qu’elle conçût un amour effréné pour moi.

Déjà je n’étais plus le maître de revenir le soir à mon auberge, et j’étais accablé pendant la journée de billets, de messages et de surveillants.

On se plaignait de mes froideurs. Une jalousie qui n’avait pas encore trouvé d’objet s’en prenait à toutes les femmes qui pouvaient attirer mes regards, et aurait exigé de moi jusqu’à des incivilités pour elles, si l’on eût pu entamer mon caractère. Je me déplaisais dans ce tourment perpétuel, mais il fallait bien y vivre. Je cherchais de bonne foi à aimer Olympia, pour aimer quelque chose, et me distraire du goût dangereux que je me connaissais. Cependant, une scène plus vive se préparait.

J’étais sourdement observé dans mon auberge par les ordres de la courtisane. « Depuis quand, me dit-elle un jour, avez-vous ce beau page qui vous intéresse tant, à qui vous témoignez tant d’égards, et que vous ne cessez de suivre des yeux quand son service l’appelle dans votre appartement ? Pourquoi lui faites-vous observer cette retraite austère ? Car on ne le voit jamais dans Venise.

— Mon page, répondis-je, est un jeune homme bien né, de l’éducation duquel je suis chargé par devoir. C’est…

— C’est, reprit-elle, les yeux enflammés de courroux, traître, c’est une femme. Une de mes affidées lui a vu faire sa toilette par le trou de la serrure…

— Je vous donne ma parole d’honneur que ce n’est pas une femme…

— N’ajoute pas le mensonge à la trahison. Cette femme pleurait, on l’a vue ; elle n’est pas heureuse. Tu ne sais que faire le tourment des cœurs qui se donnent à toi, Tu l’as abusée, comme tu m’abuses, et tu l’abandonnes. Renvoie à ses parents cette jeune personne ; et si tes prodigalités t’ont mis hors d’état de lui faire justice, qu’elle la tienne de moi. Tu lui dois un sort : je le lui ferai ; mais je veux qu’elle disparaisse demain.

— Olympia, repris-je le plus froidement qu’il me fut possible, je vous ai juré, je vous le répète et vous jure encore que ce n’est pas une femme ; et plût au ciel…

— Que veulent dire ces mensonges et ce Plût au ciel, monstre ? Renvoie-la, te dis-je, ou… Mais j’ai d’autres ressources ; je te démasquerai, et elle entendra raison, si tu n’es pas susceptible de l’entendre. »

Excédé par ce torrent d’injures et de menaces, mais affectant de n’être point ému, je me retirai chez moi, quoiqu’il fût tard.

Mon arrivée parut surprendre mes domestiques, et surtout Biondetta : elle témoigna quelque inquiétude sur ma santé ; je répondis qu’elle n’était point altérée.

Je ne lui parlais presque jamais depuis ma liaison avec Olympia, et il n’y avait eu aucun changement dans sa conduite à mon égard ; mais on en remarquait dans ses traits : il y avait sur le ton général de sa physionomie une teinte d’abattement et de mélancolie.

Le lendemain, à peine étais-je éveillé, que Biondetta entre dans ma chambre, une lettre ouverte à la main. Elle me la remet, et je lis :


AU PRÉTENDU BIONDETTO.


« Je ne sais qui vous êtes, madame, ni ce que vous pouvez faire chez don Alvare ; mais vous êtes trop jeune pour n’être pas excusable, et en de trop mauvaises mains pour ne pas exciter la compassion. Ce cavalier vous aura promis ce qu’il promet à tout le monde, ce qu’il me jure encore tous les jours, quoique déterminé à nous trahir. On dit que vous êtes sage autant que belle ; vous serez susceptible d’un bon conseil. Vous êtes en âge, madame, de réparer le tort que vous pouvez vous être fait ; une âme sensible vous en offre les moyens. On ne marchandera point sur la force du sacrifice que l’on doit faire pour assurer votre repos. Il faut qu’il soit proportionné à votre état, aux vues que l’on vous a fait abandonner, à celles que vous pouvez avoir pour l’avenir, et par conséquent vous réglerez tout vous-même. Si vous persistez à vouloir être trompée et malheureuse, et à en faire d’autres, attendez-vous à tout ce que le désespoir peut suggérer de plus violent à une rivale. J’attends votre réponse. »

Après avoir lu cette lettre, je la remis à Biondetta. « Répondez, lui dis-je, à cette femme qu’elle est folle, et vous savez mieux que moi combien elle est…

— Vous la connaissez, don Alvare, n’appréhendez-vous rien d’elle ?…

— J’appréhende qu’elle ne m’ennuie plus longtemps ; ainsi je la quitte ; et pour m’en délivrer plus sûrement, je vais louer ce matin une jolie maison que l’on m’a proposée sur la Brenta. » Je m’habillai sur-le-champ, et allai conclure mon marché. Chemin faisant, je réfléchissais aux menaces d’Olympia. Pauvre folle ! disais-je, elle veut tuer… Je ne pus jamais, et sans savoir pourquoi, prononcer le mot.

Dès que j’eus terminé mon affaire, je revins chez moi ; je dînai ; et, craignant que la force de l’habitude ne m’entraînât chez la courtisane, je me déterminai à ne pas sortir de la journée.

Je prends un livre. Incapable de m’appliquer à la lecture, je le quitte ; je vais à la fenêtre, et la foule, la variété des objets me choquent au lieu de me distraire. Je me promène à grands pas dans mon appartement, cherchant la tranquillité de l’esprit dans l’agitation continuelle du corps.