Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 126-135).
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III


Un moment après, la table et le buffet s’arrangent, se chargent de tous les apprêts de notre régal ; les fruits et les confitures étaient de l’espèce la plus rare, la plus savoureuse et de la plus belle apparence. La porcelaine employée au service et sur le buffet était du Japon. La petite chienne faisait mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour hâter le travail et me demander si j’étais satisfait.

« Fort bien, Biondetta, lui dis-je ; prenez un habit de livrée, et allez dire à ces messieurs qui sont près d’ici que je les attends, et qu’ils sont servis. »

À peine avais-je détourné un instant mes regards, je vois sortir un page à ma livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé ; peu après, il revint conduisant sur ses pas mon camarade le Flamand et ses deux amis.

Préparés à quelque chose d’extraordinaire par l’arrivée et le compliment du page, ils ne l’étaient pas au changement qui s’était fait dans l’endroit où ils m’avaient laissé. Si je n’eusse pas eu la tête occupée, je me serais plus amusé de leur surprise ; elle éclata par leur cri, se manifesta par l’altération de leurs traits et par leurs attitudes.

« Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l’amour de moi, il nous en reste à faire pour regagner Naples : j’ai pensé que ce petit régal ne vous désobligerait pas, et que vous voudriez bien excuser le peu de choix et le défaut d’abondance en faveur de l’impromptu. »

Mon aisance les déconcerta plus encore que le changement de la scène et la vue de l’élégante collation à laquelle ils se voyaient invités. Je m’en aperçus, et résolus de terminer bientôt une aventure dont intérieurement je me défiais ; je voulus en tirer tout le parti possible, en forçant même la gaieté qui fait le fond de mon caractère.

Je les pressai de se mettre à table ; le page avançait les siéges avec une promptitude merveilleuse. Nous étions assis ; j’avais rempli les verres, distribué des fruits ; ma bouche seule s’ouvrait pour parler et manger, les autres restaient béantes ; cependant je les engageai à entamer les fruits, ma confiance les détermina. Je porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples ; nous la buvons. Je parle d’un opéra nouveau, d’une improvisatrice romaine arrivée depuis peu, et dont les talents font du bruit à la cour. Je reviens sur les talents agréables, la musique, la sculpture ; et par occasion je les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font l’ornement du salon. Une bouteille se vide, et est remplacée par une meilleure. Le page se multiplie, et le service ne languit pas un instant. Je jette l’œil sur lui à la dérobée : figurez-vous l’Amour en trousse de page ; mes compagnons d’aventure le lorgnaient de leur côté d’un air où se peignaient la surprise, le plaisir et l’inquiétude. La monotonie de cette situation me déplut ; je vis qu’il était temps de la rompre. « Biondetto, dis-je au page, la signora Fiorentina m’a promis de me donner un instant ; voyez si elle ne serait point arrivée. » Biondetto sort de l’appartement.

Mes hôtes n’avaient point encore eu le temps de s’étonner de la bizarrerie du message, qu’une porte du salon s’ouvre, et Fiorentina entre tenant sa harpe ; elle était dans un déshabillé étoffé et modeste, un chapeau de voyage et un crêpe très-clair sur les yeux ; elle pose sa harpe à côté d’elle, salue avec aisance, avec grâce : « Seigneur don Alvare, dit-elle, je n’étais pas prévenue que vous eussiez compagnie ; je ne me serais point présentée vêtue comme je suis ; ces messieurs voudront bien excuser une voyageuse. »

Elle s’assied, et nous lui offrons à l’envi les reliefs de notre petit festin, auxquels elle touche par complaisance.

« Quoi ! madame, lui dis-je, vous ne faites que passer par Naples ? On ne saurait vous y retenir ?

— Un engagement déjà ancien m’y force, seigneur ; on a eu des bontés pour moi à Venise au carnaval dernier ; on m’a fait promettre de revenir, et j’ai touché des arrhes : sans cela, je n’aurais pu me refuser aux avantages que m’offrait ici la cour, et à l’espoir de mériter les suffrages de la noblesse napolitaine, distinguée par son goût au-dessus de toute celle d’Italie »

Les deux Napolitains se courbent pour répondre à l’éloge, saisis par la vérité de la scène au point de se frotter les yeux. Je pressai la virtuose de nous faire entendre un échantillon de son talent. Elle était enrhumée, fatiguée ; elle craignait avec justice de déchoir dans notre opinion. Enfin, elle se détermina à exécuter un récitatif obligé et une ariette pathétique qui terminaient le troisième acte de l’opéra dans lequel elle devait débuter.

Elle prend sa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout à la fois blanche et purpurine, dont les doigts insensiblement arrondis par le bout étaient terminés par un ongle dont la forme et la grâce étaient inconcevables : nous étions tous surpris, nous croyions être au plus délicieux concert.

La dame chante. On n’a pas, avec plus de gosier, plus d’âme, plus d’expression : on ne saurait rendre plus, en chargeant moins. J’étais ému jusqu’au fond du cœur, et j’oubliais presque que j’étais le créateur du charme qui me ravissait.

La cantatrice m’adressait les expressions tendres de son récit et de son chant. Le feu de ses regards perçait à travers le voile ; il était d’un pénétrant, d’une douceur inconcevables ; ces yeux ne m’étaient pas inconnus. Enfin, en assemblant les traits tels que le voile me les laissait apercevoir, je reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto ; mais l’élégance, l’avantage de la taille se faisaient beaucoup plus remarquer sous l’ajustement de femme que sous l’habit de page.

Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes éloges. Je voulus l’engager à nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu d’admirer la diversité de ses talents.

« Non, répondit-elle ; je m’en acquitterais mal dans la disposition d’âme où je suis ; d’ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de l’effort que j’ai fait pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée. Vous êtes prévenus que je pars cette nuit. C’est un cocher de louage qui m’a conduite, je suis à ses ordres ; je vous demande en grâce d’agréer mes excuses, et de me permettre de me retirer. » En disant cela elle se lève, veut emporter sa harpe. Je la lui prends des mains, et, après l’avoir reconduite jusqu’à la porte par laquelle elle s’était introduite, je rejoins la compagnie.

Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les regards : j’eus recours au vin de Chypre. Je l’avais trouvé délicieux, il m’avait rendu mes forces, ma présence d’esprit ; je doublai la dose. Comme l’heure s’avançait, je dis à mon page, qui s’était remis à son poste derrière mon siége, d’aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur-le-champ, va remplir mes ordres. « Vous avez ici un équipage ? me dit Soberano.

— Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, et j’ai imaginé que si notre partie se prolongeait, vous ne seriez pas fâchés d’en revenir commodément. Buvons encore un coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en chemin. »

Ma phrase n’était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. « Seigneur don Alvare, me dit Biondetto, je n’ai pu faire approcher votre voiture ; elle est au delà, mais tout auprès des débris dont ces lieux-ci sont entourés. Nous nous levons ; Biondetto et les estafiers nous précèdent ; on marche.

Comme nous ne pouvions pas aller quatre de front entre des bases et des colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à côté de moi, me serra la main. « Vous nous donnez un beau régal, ami ; il vous coûtera cher.

— Ami, répliquai-je, je suis très-heureux s’il vous a fait plaisir ; je vous le donne pour ce qu’il me coûte. »

Nous arrivons à la voiture ; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher, un postillon, une voiture de campagne à mes ordres, aussi commode qu’on eût pu la désirer. J’en fais les honneurs, et nous prenons légèrement le chemin de Naples.