Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 115-125).
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II


Nous n’étions qu’à mardi : jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant d’impatience. Le terme arrive enfin ; je trouve chez mon camarade deux hommes d’une physionomie peu prévenante : nous dînons. La conversation roule sur des choses indifférentes.

Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route, nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m’étaient pas ordinaires. « Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l’orgueil et de l’industrie des hommes. » Nous avançons dans les ruines, et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu’aucune lumière extérieure n’y pouvait pénétrer.

Mon camarade me conduisait par le bras ; il cesse de marcher, et je m’arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s’éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues.

Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l’aide d’un roseau qui lui servait d’appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. « Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, et n’en sortez qu’à bonnes enseignes.

— Expliquez-vous mieux ; à quelles enseignes en dois-je sortir ?

— Quand tout vous sera soumis ; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands. »

Alors il me donne une formule d’évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n’oublierai jamais.

« Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Béelzébuth, et surtout n’oubliez pas ce que vous avez promis de faire. »

Je me rappelai que je m’étais vanté de lui tirer les oreilles. « Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti.

— Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. » Ils se retirent.

Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c’était d’ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j’étais, et tins un moment conseil.

On a voulu m’effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m’éprouvent sont à deux pas d’ici, et à la suite de mon évocation je dois m’attendre à quelque tentative de leur part pour m’épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.

Cette délibération fut assez courte, quoique un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l’intérieur de ma caverne.

Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ; je prononce l’évocation d’une voix claire et soutenue et, en grossissant le son, j’appelle, à trois reprises et à très-courts intervalles, Béelzébuth.

Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête.

À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L’odieux fantôme ouvre la gueule, et, d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ?

Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l’envi du terrible Che vuoi ?

Je ne saurais peindre ma situation ; je ne saurais dire qui soutint mon courage et m’empêcha de tomber en défaillance à l’aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore, qui retentissait à mes oreilles.

Je sentis la nécessité de rappeler mes forces ; une sueur froide allait les dissiper : je fis un effort sur moi.

Il faut que notre âme soit bien vaste et ait un prodigieux ressort ; une multitude de sentiments, d’idées, de réflexions touchent mon cœur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la fois.

La révolution s’opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre.

« Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse ? »

Le fantôme balance un moment :

« Tu m’as demandé, dit-il d’un ton de voix plus bas.

— L’esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître ? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable et un ton soumis.

— Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être agréable ? »

La première idée qui me vint à la tête étant celle d’un chien : « Viens, lui dis-je, sous la figure d’un épagneul. »

À peine avais-je donné l’ordre, l’épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de longueur, baisse la tête jusqu’au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc à soies fines et brillantes, les oreilles traînantes jusqu’à terre.

La fenêtre s’est refermée, toute autre vision a disparu, et il ne reste sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien et moi.

Il tournait tout autour du cercle en remuant la queue et faisant des courbettes.

« Maître, me dit-il, je voudrais bien vous lécher l’extrémité des pieds ; mais le cercle redoutable qui vous environne me repousse. »

Ma confiance était montée jusqu’à l’audace : je sors du cercle, je tends le pied, le chien le lèche ; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il se couche sur le dos comme pour me demander grâce ; je vis que c’était une petite femelle.

« Lève-toi, lui dis-je ; je te pardonne : tu vois que j’ai compagnie ; ces messieurs attendent à quelque distance d’ici ; la promenade a dû les altérer ; je veux leur donner une collation ; il faut des fruits, des conserves, des glaces, des vins de Grèce ; que cela soit bien entendu ; éclaire et décore la salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation tu viendras en virtuose du premier talent, et tu porteras une harpe ; je t’avertirai quand tu devras paraître. Prends garde à bien jouer ton rôle, mets de l’expression dans ton chant, de la décence, de la retenue dans ton maintien…

— J’obéirai, maître, mais sous quelle condition ?

— Sous celle d’obéir, esclave. Obéis sans réplique, ou…

— Vous ne me connaissez pas, maître : vous me traiteriez avec moins de rigueur ; j’y mettrais peut-être l’unique condition de vous désarmer et de vous plaire. »

Le chien avait à peine fini, qu’en tournant sur le talon, je vois mes ordres s’exécuter plus promptement qu’une décoration ne s’élève à l’Opéra. Les murs de la voûte, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenaient une teinte douce, des formes agréables ; c’était un salon de marbre jaspé. L’architecture présentait un cintre soutenu par des colonnes. Huit girandoles de cristaux, contenant chacune trois bougies, y répandaient une lumière vive, également distribuée.