Le Diable à Paris/Série 3/Pieux fragment du journal d’une Parisienne

PIEUX FRAGMENT
du journal d’une parisienne

J’ai, je peux le dire, de l’humilité chrétienne, non pas niaise et aveugle, entendons-nous, mais raisonnable et éclairée. Je n’embrasse pas les paillassons crottés comme Emma pendant la semaine sainte, cela est certain, et j’avoue hautement que j’ai quitté un de mes directeurs, parce qu’il s’échappait de son confessionnal des miasmes intolérables ; c’était une odeur impossible à définir, mais écœurante à l’excès, une odeur… Oh ! je l’ai quitté, et cependant pour la pureté des sentiments, l’expérience du cœur, c’était un directeur excellent. Je me souviens que maman me dit (j’étais jeune fille alors) :

« Mais, ma chère amie, c’est un enfantillage ! Qu’est-ce qu’il sent donc, ce bon abbé ? »

Que voulez-vous répondre à cela ?

« Te souviens-tu, dis-je à maman, de ce jour où nous sommes montées en omnibus ? Eh bien, le bon abbé*** (n’allez pas croire que je vais dire son nom) sent l’omnibus ; mais il y a une nuance… en plus. » Maman se fâcha tout rouge, et voulut m’obliger à conserver mon directeur ; mais je déclarai tout net que je préférais embrasser le protestantisme, et, je me connais, je l’aurais embrassé.

C’eût été un coup de tête impie que je me serais reproché toute ma vie, car je ne crois pas qu’on puisse trouver le bonheur dans le protestantisme ; mais aussi pourquoi m’obliger à des choses qui répugnent à la sensibilité de ma nature ? Et puis, en quoi pouvait-il être agréable à Dieu que je respirasse ces miasmes ? Je suis un peu vive, je l’avoue… quand on ne m’y contraint pas ; mais, pour en revenir à ce que je disais tout à l’heure, je vous jure que j’ai une grande humilité. Quand maman était dame de charité, qu’il fallait porter des bons de pain et des consolations au sixième étage, mettre au net les rapports, consulter M. le curé, parler affaires, discuter, parfois se laisser embrasser les mains par tous ces malheureux dont nous étions la providence, supporter tous les jours la vue de la misère, etc… oui, je peux le dire : j’ai fait preuve de dévouement et d’humilité chrétienne quand maman était dame de charité. Tous mes pauvres m’adoraient, je les considérais comme mes enfants ; j’étais ferme, mais pleine de bonté pour eux, et lorsque j’ai cessé de les visiter, j’en connais qui ont pleuré ; je le dis parce que je l’ai vu. Malheureusement maman avait donné sa démission officielle en plein conseil, et ne pouvait vraiment pas revenir. Elle avait d’ailleurs des ennemis dans le conseil d’administration, sans quoi elle eût été nommée présidente, lors de la démission de Mme  de V… qui était faite pour être présidente comme le grand Turc. Ah ! si j’avais tenu la sonnette à cette époque-là ! Mais voilà la chose : la belle-sœur de Mme  V…, qui était trésorière de l’œuvre de Saint-Valentin, en voulait énormément à maman, à cause d’une femme de chambre qui nous avait été donnée par ce bon abbé Gilon, — depuis évêque. Or, cette femme de chambre avait la malheureuse habitude de se griser comme un joueur de clarinette. Il s’ensuivit que le cocher de Mme de V…, qui voulait épouser cette fille…

… Mais je bavarde et peut-être tous ces détails ne vous intéressent-ils pas. Je voulais tout simplement dire que Mme de V… et maman étaient à couteau tiré, de sorte qu’il n’y eut plus moyen de revenir sur la démission, et je me souviens très-bien que maman me dit, en sortant de cette séance qui avait été si chaude :

« Ma fille, je ne rentrerai dans cette enceinte que pour monter au bureau. »

Elle a tenu parole. Oh ! j’aurais fait comme elle ; nous avons le même caractère, nous sommes de fer quand il s’agit de dignité.

gustave droz.