Le Diable à Paris/Série 3/Idées d’un vieux garçon sur l’amour

IDÉES D’UN VIEUX GARÇON SUR L’AMOUR
par p.-j. stahl

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Mes amis, dit Raymond, nous serions mille ici, choisis parmi les jeunes premiers les moins discrets d’un temps où la discrétion en amour ressemble presque au reniement de la personne aimée, je dis mille, racontant a l’envi l’histoire des tentatives faites par chacun d’eux pour rencontrer l’amour vrai ici-bas, que nous n’aurions encore rien dit de définitif sur une matière qui, à elle seule, embrasse et comprend toutes les autres.

L’histoire de l’amour c’est l’histoire de la vie même. Le monde n’a été prêt à vivre que le jour où il s’est senti prêt à aimer. La terre ne tourne que parce qu’elle aime. Notre globe n’est qu’un gros cœur tout rempli de flammes amoureuses. Le soleil, la lune, les astres, la multitude infinie des étoiles, tout cela ne se meut qu’en vertu de la loi suprême qui régit tous les mondes : la loi d’amour.

Cette loi, les savants, retardant en ceci de plusieurs milliers d’années sur les amoureux, se sont, à la fin, décidés à la proclamer.

Tout remonte donc à l’amour, même de par la science. La loi d’attraction, la loi d’amour est, sur la terre comme au ciel, le principe et la fin de tout. Rien ne se peut dire étranger à l’amour dans l’univers créé. L’amour y est nécessaire même aux choses. Tout ce qui des profondeurs du globe s’exhale à sa surface, tout ce qui du haut des cieux descend jusqu’à nous, ce sont les manifestations de l’amour. Par lui, et par lui seul, tout naît, tout se renouvelle, tout se tient et se maintient. Il est le ciment invisible qui relie les montagnes aux vallées, les forêts au sol, les eaux à la terre. Ôtez-le d’ici-bas, et instantanément vous désagrégez l’œuvre de Dieu. La création n’est plus qu’une immense, confusion de choses énormes retournant pêle-mêle à la poussière ; les arbres séculaires tourbillonnent dans le vide comme des plumes au vent ; les roches reviennent miette à miette à l’atome, les eaux goutte à goutte à la vapeur. Les mers s’en vont en fumée. Les cieux s’éteignent. Tout s’effondre. L’homme et l’animal ont subitement disparu, il n’en est plus question. Le néant est le maître. La terre est morte. L’univers est défunt, l’âme humaine n’est plus. L’ignoble mélange du chaos recommence. D’où l’amour disparaît, adieu le mouvement, adieu l’ordre et la vie !

L’amour est donc la plus grande des choses en face de la vie universelle. Elle en est la plus grande encore en face de la vie humaine. C’est le seul infini certain que Dieu ait laissé à l’homme dans sa demeure terrestre, c’est son plus irrécusable témoin, c’est son second ici-bas.

Quiconque aime, si humble qu’il soit, il aime en Dieu même, sinon il pervertit l’amour.

Cependant de cette grande chose, rapetissée par nous à notre usage, qu’avons-nous fait ? Pour un bel amour vrai, combien de semblants d’amour indignes de ce beau nom !

Convenons-en, au lieu de chercher l’amour comme les grands amants, comme les grands saints de l’amour, toujours plus haut, excelsior, et ainsi qu’il convient de chercher les choses dont l’essence est de monter sans cesse, il semble que tous les jours nous l’ayons cherché, voulu plus bas.

Il est triste d’avoir à le dire, mais la France est peut-être de toutes les nations policées la plus coupable de ce grand abaissement de l’amour, celle où l’amour est le plus outrageusement détourné de son sens, éloigné de son but et falsifié.

C’est à croire que l’organisation de la société française ne laisse au Français d’autre emploi que celui de la faquinerie en amour, et que l’amoureux ne puisse être chez nous, comme le disait Bernard, qu’un jeune premier, joli diseur ou éloquent à ses heures, égoïste, corrompu, et rien de plus. Cela a sa séduction au théâtre, cet emploi. Mais après ? mais dans le monde, que reste-t-il pour jouer les grands rôles de la vie à tous ces beaux fils dont la juvénilité est tout le talent ? C’est bien laid la grâce frivole, aussitôt qu’elle vieillit : vous imaginez-vous don Juan cacochyme ?

Nous avons fait du principal l’accessoire, de l’âge d’aimer celui de n’être bon à rien, et de ce qui devrait remplir l’existence son hors-d’œuvre.

Il est nécessaire que l’expérience parle. C’est sa dernière fonction, c’est son devoir. Il faut que les cheveux gris servent à quelque chose ; il faut que les têtes blondes ou brunes retirent quelque profit des épreuves et, disons le mot, de la folie et des sottises de leurs aînés.

L’amour nous a été mal appris. Nos poëtes, nos romanciers, sentant que cette vieille religion des âmes allait sombrer dans les fadeurs et les libertinages du siècle dernier, se sont faits, croyant sauver l’amour, les Tyrtées de la passion. Ils ont cru que tout serait bon qui pourrait raviver la flamme près de s’éteindre.

Comme des catholiques qui prétendraient ressusciter la foi par les bûchers, leurs efforts mal dirigés ont tourné contre leur but. Où ils ne voulaient que ranimer le feu, ils ont amené l’incendie.

En déclarant que la passion avait des droits supérieurs à tous autres, ils ont fait reculer l’amour, qui n’est pas plus la passion que la santé n’est la maladie, que la raison n’est la démence.

Ils ont dit : passion et amour, comme si ces deux mots pouvaient être synonymes, et ont ainsi aidé à confondre entre elles deux choses si distinctes qu’elles sont ennemies : — l’amour qui pense à l’autre, — la passion qui ne pense qu’à elle-même.

Sous l’excitation de leurs paroles embrasées, la passion, usurpant la place de l’amour, s’est bientôt emparée des sommets, et l’incendie, après avoir rougi toutes les cimes, a fini par descendre dans la plaine.

Cependant si, de proche en proche, gagnant les maisons même du pauvre et des petits, ce feu destructeur n’a finalement laissé partout que des cendres sur lesquelles pleurent aujourd’hui dans l’ombre des milliers de fantômes attristés, l’œuvre de la passion n’est-elle pas condamnée ?

Si, à l’heure qu’il est, les cœurs déçus s’en prennent à l’amour même des promesses mal remplies de la passion, la faute en est-elle à l’amour ? Si, par une réaction déplorable, nous sommes tout près de retomber dans l’abîme dont un effort plus généreux qu’éclairé avait voulu nous tirer, si la France est en péril de revoir une seconde régence, une régence bourgeoise de l’amour, est-ce bien l’amour qui a tort ?

J’affirme que non.

Remettre les cœurs dans le vrai chemin, montrer aux esprits égarés que le bonheur n’est point où ils le cherchent, qu’il n’est pas inaccessible, qu’il est à la portée des plus humbles, qu’il n’est pas compliqué, qu’il est simple de sa nature, qu’il n’a jamais été dans les choses mauvaises, que, pour le mériter, il suffit de n’aimer que ce qui est pour de bon digne d’être aimé, que ce qu’on a le droit et le devoir d’aimer ; leur faire comprendre que la passion n’est pas plus l’amour que la violence n’est la force, que la fin de toute passion est une satisfaction égoïste et personnelle, tandis que la fin du plus léger battement d’un cœur amoureux est une pensée de dévouement ; que l’amour est le double respect de soi-même et de l’être qu’on aime, et que la passion n’en est que l’oubli ; leur apprendre que si la femme aimée n’est pas pour celui qui l’aime une seconde conscience devant laquelle il lui soit impossible de faillir, c’est qu’elle ne vaut pas d’être aimée ; que la règle, en ceci comme en tout, n’a point à s’occuper de l’exception ; leur crier cette vérité digne du catéchisme que la passion n’a pas de bonne issue, qu’il n’y a qu’un lâche qui consente à entrer dans la vie d’une femme pour l’empirer, et que ce n’est pas parce que cette lâcheté est quotidienne, parce qu’elle a glissé dans les mœurs qu’elle est moins coupable ; leur dire et leur redire que pour commencer il ne faut jamais, non, jamais, aimer les femmes des autres, que pour un galant homme le bonheur et l’honneur d’autrui doivent être plus sacrés mille fois que son argent, que les escroqueries du cœur sont aussi honteuses que l’effraction des caisses ; qu’il n’est point de sophisme qui puisse tenir contre ces vérités ; que le mal commence aussitôt que le bien finit ; qu’entre l’amour de Roméo pour Juliette et celui de Desgrieux pour une Manon quelconque il n’y a pas plus de compromis possible qu’entre l’honneur et l’ignominie, pas plus de relation qu’entre ce qui est noble et ce qui est vil ; révéler aux jeunes gens qui se croient précoces que le bien n’a jamais eu l’air aussi bête que le mal, que la morale a toujours été pleine d’esprit, puisque depuis que le monde est monde il a toujours été impossible au plus vicieux d’avoir raison contre elle, qu’elle est le bon sens et la santé du cœur, partant sa bonne humeur et même sa gaieté ; que le vice n’est qu’un grand sot, qu’il est laid, qu’il est niais, qu’il est malsain, qu’il n’a à cacher et à montrer que des plaies, que des ordures ; que les plaisirs, d’où le cœur et le goût sont absents n’ont jamais amusé que des imbéciles, qu’ils ne sont que mensonges, qu’ils sont grossiers, qu’ils mènent à mal, jamais à bien ; qu’à leur régime, enfin, on n’a jamais rien gagné, sinon la plus incurable des infirmités : la gastrite morale, cette fausse faim qui désire tout et ne digère ni ne supporte rien : — voilà ce que de vieilles âmes convaincues ont le devoir de faire entendre aux générations nouvelles, voilà ce que leur diront les poëtes nouveaux qui voudront placer haut leur talent. La Courtille n’est pas le Parnasse. Il n’y a pas de muses dans les ruisseaux ; il ne s’en trouve pas davantage dans les ruelles, et je sais de bonne part qu’il s’en égare rarement dans les cabinets particuliers.

Ce que je dis là, il n’est aucun de ceux qui se sont trompés avec nous qui ne soit pas prêt à le signer au fond de sa conscience. J’en atteste les morts aussi bien que les vivants, les soldats aussi bien que les généraux. J’en ai vu plus d’un, parmi ceux qu’on appelait des maréchaux de lettres, qui, plus sensés que leurs admirateurs, savaient de reste qu’ils n’avaient pas dit le vrai, le dernier mot ; qu’ils n’avaient pas conclu, et qui sont morts avec le désespoir de n’avoir pu qu’entrevoir cette conclusion, contraire peut-être à l’œuvre de toute leur vie.

Ne sentez-vous pas que si Balzac vivait encore, il serait, à l’heure qu’il est, en travail pour dégager quelque chose de définitif de l’enchevêtrement énorme de ce qu’il a appelé sa Comédie humaine, et pour corriger le mal, après l’avoir produit peut-être ? Pour en douter, il ne faudrait pas l’avoir entendu parler avec une admiration jalouse de quelques chefs-d’œuvre que ses fanatiques rougiraient de louer comme trop primitifs, de Paul et Virginie et de Quentin Durward par exemple, pour n’en donner que deux. De la vérité compliquée des détails où il a excellé, il serait arrivé à la vérité simple, il l’eût tenté du moins. Du convenu qui n’est que le vrai temporaire d’une époque circonscrite, il aurait fini par marcher droit au vrai qui ne passe pas, qui ne vieillit pas. Après s’être irrité si singulièrement contre le trop grand succès de la plus simple de ses œuvres, l’auteur d'Eugénie Grandet n’eût pas tardé à se mettre d’accord avec le vrai public pour reconnaître qu’il n’est en effet d’ouvrages accomplis que ceux où la santé domine, où l’intérêt appartient à la figure qui le mérite. « J’ai fait autant d’honnêtes femmes que de malhonnêtes, disait-il un jour en se débattant, avec l’ardeur à la fois rusée et candide qui lui était propre, contre le reproche contraire que lui adressait devant moi une femme dont il prisait l’intelligence. Comptons, » et il comptait sur ses doigts…

« Ne comptons pas, lui répondait son interlocutrice. Vous avez trop bien peint, vous avez peint avec trop de plaisir les mauvaises créatures, pour n’avoir pas un faible pour elles. »

Et après une grosse colère d’un instant : « C’est si amusant une jolie femme vicieuse, s’écriait-il, en riant de ce vaste rire qui agitait toute sa personne et que n’ont pu oublier ceux qui l’ont entendu. C’est si amusant et cela sait faire tant de choses auxquelles une honnête femme ne comprend rien.

— Vous avez sur la conscience d’avoir ajouté à leur science, lui répliquait son implacable amie.

— Impossible, vous ne les connaissez pas.

— Vous avez fait pis, mon cher ami, vous vous êtes fait des élèves ; je sais des « femmes de Balzac » qui n’étaient pas destinées à le devenir, qui sont le produit de vos livres, et qui n’en sont ni meilleures ni plus heureuses à coup sûr.

— Des élèves ! répondit Balzac plus flatté que fâché, envoyez-les-moi, elles en remontreront à leur maître. »

L’évolution a été de droit et toute naturelle dans un autre écrivain de génie, génie moins compliqué, mais pour cela même plus large et plus sincère. Nul à coup sûr, en aucun temps, n’a placé la passion plus haut que George Sand. Il la voulait grande, sublime toujours, si grande que le danger de l’exemple disparaissait presque dans ses hauteurs. Peu de cœurs en effet se sentaient le vol assez hardi pour tenter de la suivre sur les pics quasi inaccessibles où il la transportait. Rendons-lui cette justice qu’elle ne transigeait pas, la passion de celui-là, qu’elle n’était sous cette plume toujours fière, ni accommodante, ni facile, ni flexible et prête à tous les compromis comme celle de Balzac ; que si elle réclamait, que si elle exigeait tout, elle donnait tout en revanche. L’auteur de Jacques et de Valentine sentait bien, dans sa logique exaltée, que la passion ne pouvait faire croire à la légitimité de ses droits qu’en s’offrant à tous les sacrifices, et que la première condition pour qui prétend à planer au-dessus de tout, c’est de ne s’avilir par aucune des duplicités qui sont le châtiment des amours clandestins.

Mais ce génie loyal ne pouvait pas se tromper longtemps ; quand on cherche la lumière, on finit toujours par la trouver. Nous devons certes à la maturité de George Sand quelques-uns des plus chastes et les plus doux livres qui puissent honorer une grande littérature.

La passion contemporaine compte une œuvre, une seule peut-être, à laquelle, bien qu’elle ne procède que de la passion et rien que d’elle, on puisse assurer, tant elle est séduisante, tant elle est parfaite dans sa forme, une vie durable, supérieure à son inspiration. Mais, hélas ! cette œuvre a tué son auteur. Elle l’a épuisé et comme réduit au silence avant le temps. Je ne puis pas penser sans douleur à Alfred de Musset, morne et muet devant la moisson précoce de ses jeunes ans. De quoi est-il mort, sinon de l’amer chagrin de sentir sa virilité, sa maturité stériles ?

La muse brillante, mais ingrate, des amours qui ne peuvent pas durer, des amours qui donnent un démenti à la grande raison d’être de l’amour, et en tous cas à son excuse, à la famille, la muse du célibat avait fait de l’homme qui l’avait le mieux chantée un solitaire devant les devoirs de la vie. Quand cet homme sentit qu’il avait donné toute sa voix, que le souffle bien décidément lui manquait ; quand il se trouva, toute sa dépense faite, insolvable envers son génie ; quand il comprit que, n’ayant jamais pleuré que lui-même et ses rêves, toutes ses larmes cependant étaient versées ; quand il découvrit avec effroi que nul ne revit en soi seul, et que, comme son cœur, ses bras même étaient vides, il ne songea plus qu’à user une vie dont l’emploi lui manquait.

Qu’elle dut être poignante sa peine quand, dans les dernières années de son silence, mourant lentement et comme volontairement, victime des amours inféconds auxquels il s’était sacrifié, — quand, par-dessus le fracas même d’une révolution, des bruits arrivèrent à ses oreilles qui lui révélèrent que ses aînés étaient restés plus jeunes que lui, et qu’un poëte pouvait avoir de grandes choses à dire qui ne fussent pas ses seules amours ! Quel dut être plus cruel encore son étonnement lorsque, après celle de Lamartine, devenu pour une heure suprême chef d’État, la voix de Victor Hugo exilé vint lui prouver que pour qui a famille et patrie il reste d’autres deuils à chanter que ceux des songes évanouis !

Cependant croyez-vous qu’il raillât, lui l’artiste silencieux, les voix qui chantaient encore alors qu’il ne pouvait plus que se taire ? Non. N’ayant plus à s’écouter lui-même, il prêtait plus volontiers l’oreille aux accents nouveaux. Les élèves n’ont pas tous l’équité du maître. Il peut être bon de redire quelques mots tombés çà et là de ses lèvres qui pourront faire échec à de juvéniles injustices. On lui apprenait un jour qu’un jeune écrivain semblait marcher avec succès à sa suite, mais que ce n’était pas ça. « Comment le nomme-t-on ? demanda-t-il.

— Le Musset des familles.

— Ce ne serait pas une injure, dit lentement de Musset, si c’était mérité. »

Une autre fois on venait de jouer une pièce d’Augier. « Celui-ci, dit-il, n’a pas pris la mauvaise place, il est sur le terrain de Molière, et de force à y rester. »

Une autre fois encore, après Charlotte Corday, il descendait lentement l’escalier du Théâtre-Français avec un des anciens combattants de l’armée romantique de 1830 : « Ne laissons pas dire du mal de cela ; il y a là dedans un quatrième acte qui pourrait bien être l’œuvre d’un maître. »

Et quand il fut arrivé au péristyle, avant de quitter son interlocuteur, confirmant son jugement par une des locutions qui lui étaient le plus familières : « Oui, ajouta-t-il, d’un maître tout bonnement. »

Il ne suffit pas d’admirer en artiste l’œuvre de Musset ; c’est chose facile à quiconque a le goût des choses accomplies : il faut la comprendre, et ce ne serait pas la comprendre que de n’y pas lire, avant tout, la cruelle, l’impitoyable leçon qu’elle renferme. Le chantre de Rolla fut le plus sombre de nous tous ; que les jeunes gens en le lisant se le disent. Je ne souhaite ni sa vie ni sa mort à personne ; nous l’avons tous et longtemps pleuré vivant, parce que déjà, pour nous et pour lui-même, il n’était plus.

Cette fin, prématurée pour les autres, fut lente à venir pour lui. Elle le délivrait trop tard peut-être, à son compte, du supplice le plus grand que l’homme puisse infliger à son génie : l’impuissance qui devance la mort.

Dieu garde ceux qui sont jeunes de la jeunesse qui tue, au lieu de conduire à la vie et de préparer la vraie moisson !

À Dieu ne plaise que sortis de la mêlée, que survivants encore à peu près valides de la guerre folle qui a précipité les générations de 1830 dans de brillants, mais, hélas ! trop souvent stériles combats, nous pensions à renier notre drapeau parce que, entraînés par nos élans irréfléchis, nous n’avons pu le planter au sommet du vrai temple ! Si nous avons été fous, notre cause était sainte. Nos défauts ne l’ont pas rapetissée : la question de l’amour reste entière. Ce n’est donc pas au dieu qu’il s’agit de faire ici son procès, mais à ceux qui, travestissant son culte, ont déserté son autel pour celui des idoles. Ce n’est pas à l’amour, c’est aux amants, c’est à nous-mêmes…

« Ah çà ! ah çà ! dit une voix, Raymond, mon cher grand Raymond, est-ce toi, toi notre courage, toi notre entrain, notre belle humeur, notre jeunesse à tous, est-ce bien toi qui viens de parler ainsi ? Je soupçonnais bien, à te voir si oublieux de toi-même, qu’elle recouvrait plus d’une égratignure, ta gaieté ; mais c’est comme une blessure béante que tu viens de nous faire entrevoir là, il y a des profondeurs inattendues dans tes paroles ; si ce n’est pas vingt ans de souffrance cachée et de résignation méconnue que ton discours trahit, qu’est-ce que c’est ? Toi si aimable que tes amis t’aiment comme si chacun d’eux était seul à t’aimer, que les femmes te pardonnent de ne leur rien demander, qu’as-tu fait à l’amour ou que t’a-t-il fait pour que tu parles ainsi et pour et contre lui ?

— Ce que je lui ai fait ? dit Raymond, je l’ai méconnu à l’âge où il eût fallu le connaître, et, comme tant d’autres, je l’ai cherché où il était impossible de le trouver.

Ce qu’il m’a fait ? — Il ne s’est révélé à moi que quand je n’étais plus digne de l’approcher ; j’ai vu trop tard sa vraie lumière. L’amour faux m’a gâté l’amour vrai ; l’amour vrai m’a donné l’horreur de l’amour faux, qui seul pourtant me fût resté possible. Si ce n’est pas assez, que me souhaiterais-tu de pis ?

— Bon ! dit une autre voix, Raymond est un mort d’autrefois qui ne peut plus que faire semblant de vivre.

— Non, dit Max, Raymond vit et je ne sais rien de plus franc que sa vie. Seulement, si je ne me trompe pas, il ne vit plus de sa vie propre. C’est un marin à terre, réformé avant le temps, mais par lui-même. Ce n’est plus de lui qu’il s’agit, et il en a pris son parti.

— J’ai grand’peur que tu ne dises juste, mon vieux Max, répondit Raymond ; mais, que veux-tu, tout le monde n’a pas eu comme toi la chance charmante et redoutable de trouver le bien et presque le parfait dans des conditions où d’ordinaire le mal seul se rencontre. J’ai découvert un jour que je m’étais rendu le bonheur impossible ; j’ai quitté ce jour-là mon service pour celui des autres, et qui sait si je dois le regretter ? Outre que ne plus penser à soi est un fier débarras, c’est encore quelque chose de ne pas se sentir absolument bon à rien. Les rôles d’utilité ont leur douceur secrète. Il est tel capitaine qui, après avoir perdu sa barque, peut faire un passable pilote sur celle du prochain. Quand on a échoué sur un écueil, c’est une fiche de sérieuse consolation que de s’y trouver à portée de crier gare aux imprudents qui s’en approchent.

— Dites donc, Raymond, dit le jeune Robert, c’est inquiétant ce que vous venez de nous dire. À votre sens, qu’est-ce que nous faisons donc quand nous aimons nos maitresses ?

— Quand vos maîtresses sont les vôtres, répondit Raymond, vous faites moins mal que si vous ne les aimiez pas. Vous feriez mieux si vous n’aviez pas de maîtresses à aimer.

— Pas de maîtresses à aimer ! s’écria le petit Robert, qu’est-ce que nous aimerions donc alors ?

— Dame ! dit Raymond, quand vous aimeriez vos femmes comme j’espère que messieurs vos pères ont eu la bonne idée de le faire pour mesdames vos mères, est-ce que vous y verriez grand mal, mon garçon ?

— Nos femmes !… nos propres femmes ! ah ! dit Raymond, vous garçon, vous vieux garçon, vous nous voudriez mariés ! c’est d’un traître cela. L’amour et le mariage, vous n’y pensez pas, Raymond, — vous vieillissez…

— Du tout, dit Raymond, je rajeunis. Malheureusement le rajeunissement n’est qu’intérieur ; quant au fond, c’est vous qui êtes très-vieux, bons jeunes gens ; vos idées ont cent ans. »

Se redressant alors de toute la hauteur de sa grande taille, sa belle et expressive figure, qui tout à l’heure avait je ne sais quoi d’austère et de grave, s’anima du bienveillant et ferme sourire qui lui était familier. C’était le Raymond sauveteur, le Raymond aimé des jeunes gens aux heures de crise qui reparaissait, le vieux combattant de la vie offrant gratis une leçon d’escrime au combattant, novice encore, avant de le laisser s’engager sur le terrain.

« Mon enfant, dit Raymond à Robert, à votre sens, à vous autres, qu’est-ce donc que l’amour ?

— Autant que possible, dit Robert, c’est une très, très-jolie femme.

— Et puis après ?

— Après, dit Robert, c’est une jolie femme encore, blonde si la première a été brune.

— Et encore après ?

— C’est le plus de jolies femmes possible de toutes les grandeurs, de toutes les couleurs, de tous les pays et de tous les caractères.

— Et après cet après-là ? dit Raymond.

— Ma foi, dit Robert, après c’est toujours la même chose, avec l’espoir qu’à force d’être toujours la même chose cela pourra devenir nouveau.

— Et enfin ? dit Raymond.

— Enfin, dit Robert, enfin, si vous y tenez beaucoup, cela pourrait bien être la fin, c’est-à-dire ce qu’il faut bien appeler de son vrai nom : la clôture.

— Allons, dit encore Raymond, un peu de courage ! Qu’est-ce que nous entendons par ce joli mot : la clôture, dans notre joli monde, mon cher Robert ?

— Je ne resterai pas en chemin pour si peu, répliqua Robert. La clôture, c’est la plus superbe dot possible pour boucher les trous que la vie de garçon laisse après elle ; c’est une jeune personne convenable, c’est quelques enfants, en nombre limité, deux par exemple ; c’est le cercle pour égayer le sérieux du mariage ; c’est la vieillesse ensuite, avec quelques rayons de la vie de garçon par-ci par-là en souvenir du bon temps. Écoutez donc, Raymond, ce n’est jamais très-gai, les fins.

— Je ne vous l’ai pas fait dire, repartit Raymond, votre amour finit ou il devrait commencer. Votre amour est garçon, mon pauvre Robert. Il n’a ni femme ni enfant, il recule tant qu’il peut la famille, il oublie d’où il sort ; il est embarrassé devant tout ce qui est légitime ; il se cache de son père et de sa mère ; la présence de ses sœurs le décontenance ; toute femme qui ne peut pas devenir une maîtresse est en dehors du cercle étrange où il se meut, et les jeunes filles lui font peur dont la candeur virginale exigerait le respect ; si bien que la femme cesse d’être une femme pour lui, qui seule serait digne qu’il lui donnât sa vie tout entière.

Que si par mégarde il en résulte quelque chose de votre amour, c’est un bâtard, lequel une fois au monde fait ce qu’il peut et peut-être ce qu’il doit : des procès à son origine.

Bref, à votre compte, mon grand garçon, l’amour est soit un jeune drôle, soit un vieux roué, à qui le mal seul est permis, qui ne peut vivre en bon lieu, qu’il est charmant d’introduire chez les autres, mais que pour rien au monde on ne voudrait voir entrer chez soi, et qu’il faudrait tuer comme un chien s’il osait mettre le pied sur le seuil de la maison paternelle. Pardieu ! c’est un bien aimable garçon, votre amour ! Ah ! je le connais, il est le produit de cette littérature de célibataire qui n’écrit que pour ou contre ses maîtresses ; qui, ne connaissant qu’elle, ne parle que d’elle-même, qui croit intéresser l’univers en lui racontant tous les matins ce qu’elle fait dans les rues, sur les boulevards ou autres lieux publics où elle est reçue ; qui se croit dans le monde au café ou au restaurant ; qui révèle avec autant d’importance les prétendus secrets des coulisses des petits théâtres et des cabinets particuliers, que s’il s’agissait des mystères d’Isis et d’Éleusis, essayant de vous émoustiller, mes pauvres innocents, en attendant qu’elle vous écœure, et qui finira par faire penser à l’Europe qu’en France la noble profession des lettres en est arrivée à ce point que les écrivains y seraient une race à part, produit de je ne sais quelles créations spontanées, et tombée d’une lune quelconque, où l’on n’a ni père, ni mère, ni femme, ni enfants. J’enrage quand je vois que les trois quarts de nos livres sont impossibles à laisser sur la table des honnêtes femmes, et qu’elles ne peuvent plus lire que ce qui leur est traduit de l’anglais. Est-ce que cela ne devrait pas être une leçon pour ceux qui ont l’honneur de tenir une plume, que cette acclimatation subite de livres étrangers parmi nous ? Le premier roman d’amour d’un Anglais est l’histoire voilée de son mariage. Ils écrivent pour leurs femmes, carrément, les Anglais, non pour les filles, et ils n’en sont pas plus bêtes pour cela, je suppose ; l’œuvre de Dickens est là pour le prouver. Mais quand c’est le notaire seul et non l’amour qui noue l’intrigue, le mariage n’est plus que le plus vilain des romans, un roman d’affaires, c’est-à-dire quelque chose qui contient des procès et mène droit aux tribunaux.

— À votre compte, dit Robert, il faudrait se marier avant d’être né…

— Avant d’être né… né à la sottise, au vice : pourquoi pas ? Avec cela qu’il est beau le stage que vous faites faire à vos cœurs ! Que diriez-vous de magistrats qui, pour faire l’apprentissage de la justice, se feraient escrocs et filous, qui, pour mieux connaître la loi, commenceraient par la violer ? Ce que vous en diriez, dites-le de vous-mêmes et de l’usage que vous faites de votre vie de garçon, car c’est tout un.

Toutefois, décidons-nous ; lequel choisiriez-vous, s’il s’agissait de marier votre sœur : d’un jeune ou vieux gandin, experts l’un et l’autre dans l’art de vivre, amoureusement parlant, aux dépens d’autrui, sur le commun, comme on dit, de forcer portes et serrures et de soudoyer les femmes de chambre pour n’avoir à escalader ni murs ni balcons ; ou d’un vaillant garçon cherchant du cœur plutôt que des yeux à quelle jeune fille assez pure il pourra confier l’honneur de son nom, l’éducation de ses enfants et le bonheur de sa vie ?

On s’est moqué des pièces où l’amour finissait par un mariage ; par quoi donc pourrait-il mieux ou moins mal finir, je vous prie, s’il est vraiment l’amour, et par quoi finit-il, s’il vous plaît, quand ce n’est pas par un mariage ?

Sans parler du coup de poignard démodé d’Antony, trop viril pour nos mœurs, faut-il vous mettre sous les yeux la fin misérable, la fin honteuse et plate, la vieillesse piteuse de tous les amours qui n’ont pas pour résultat l’union solide de deux êtres résolus à constituer la maison, c’est-à-dire à mener l’amour à son but, et dont les plus grands exploits, quand ils ne sont pas stériles, consistent à mettre sur le pavé des enfants à qui la loi refuse le droit de chercher leurs pères ?

Exceptez, je le veux, car il faut être juste, exceptez dans la proportion de un sur mille ces rares amours de vrais anges égarés, non déchus, auxquels une vie manquée par la faute de quelque misérable mari, comme dans l’affaire de Max, auxquels des conditions spéciales et des vertus hors ligne méritent les respects attristés des braves gens, et obtiennent de la sympathie publique elle-même un bill d’immunité contre la loi ; n’ai-je pas cent fois raison ? et n’est-ce pas le cas de dire que ces difficiles exceptions ne font que confirmer la règle ?

— Encore faut-il, dit Robert, pour se mettre en ménage, avoir les grâces de l’état. Qu’est-ce qu’un homme sait de la vie, s’il ne l’a pas pratiquée ?…

— Rien du tout, heureusement ! dit Raymond, rien de ce qui peut la pervertir, mais tout de ce qui peut la rendre digne d’y marcher d’un pied ferme.

Il sent mieux au début, pour peu qu’il ait le cœur bien placé, que rien n’est plus sérieux que le choix du chemin ; il a une secrète terreur du mal et le désir enthousiaste du bien ; il n’est pas refroidi par les calculs de la prétendue sagesse mondaine ; il ignore que l’égoïsme pourra lui être prêché un jour comme une vertu ; il a du vent dans la poitrine, de l’air pur et chaud dans les poumons ; l’idée de la lutte sourit à sa jeune vaillance ; quelque chose lui crie qu’il faut être deux dans la vie, que c’est l’heure ou jamais de chercher ce compagnon, ce témoin devant lequel on sent qu’on ne voudra jamais rougir, ce second qui puisse répondre un jour devant tous que si la bataille a été rude et ses chances diverses, tout s’est bien passé.

Il est digne, enfin, d’être à la fois amant, mari et père.

Non ! elle n’est pas de trop aux côtés de l’homme jeune et fort, la femme courageuse et émue qui peut dire, au matin du combat, au père de ses enfants, comme autrefois les filles de Rome à leurs frères et à leurs époux : « Dût-on te rapporter mort, va tout droit ! » Est-ce qu’elle ne vaut pas, cette honnête femme-là, monsieur Robert, la demoiselle qui toujours nous plante là à la veille de l’assaut ? — Celle qu’après un combat malheureux vous retrouverez au nid, pâle mais ferme, pour panser vos blessures, est-ce qu’elle ne vaut pas la drôlesse éhontée qui au premier revers passera au vainqueur ? — Celle enfin, qui, toute à vous, le jour de la victoire arrivé, peut vous dire : « Tu t’es bien battu, j’apprendrai à nos enfants à être fiers de toi ! Si tu avais succombé, je leur aurais montré à en être dignes ! » Est-ce qu’elle n’est pas de cent mille pieds au-dessus de l’oiseau, de proie qui dans le premier cas vous crie tout d’abord : « Ou est le butin ? » et dans le second crie aux autres : « Vous m’enlevez ses dépouilles ? » — Tenez, vos amours en garni, au mois, à la semaine, au jour et à l’heure, vos amours à la course, vos amours en participation, en commandite, au cachet, cela nous dégoûte à la fin ; les folies de nos passions romantiques valaient mieux.

Mais, dit Robert, mais, Raymond, pour mettre toute une famille dans ses meubles, pour constituer le nid dont vous parlez, il faut un peu et même beaucoup de monnaie, j’imagine.

— Je vous attendais là, reprit Raymond. La question d’argent, la question de la dot avant toute autre, n’est-ce pas ?

— Pourquoi non ? dit Robert, est-ce que c’est déjà si honnête d’associer une femme à sa vie quand on n’a pas de quoi lui acheter des robes de cinq cents francs, des bracelets de mille écus et des montagnes de colifichets qui n’ont plus de prix ?

— Est-ce que c’est honnête, dit Raymond, de faire payer tout cela par sa femme et de croire qu’on le lui donne parce que le notaire y a passé ? Est-ce que c’est honnête d’exiger cinq cent mille francs d’une jeune fille pour lui apporter en retour des restes dont ne veulent plus mesdemoiselles ci et ça, des demoiselles dont leur portier ne voudrait pas pour arrière-cousines ?

Écoutez-moi, la question de l’âge, la question de la dot, c’est un des crimes des temps modernes, c’est le crime du père qui la donne, de la fille qui la transmet, pour être plus sûre sans doute qu’elle n’est pas aimée pour elle-même, et qu’à la différence de celles qui se vendaient à l’homme qu’elle va épouser, elle ne se vend pas, puisqu’elle achète ; mais c’est plus que le crime, c’est la honte du jeune homme, de l’homme fort qui la recherche, ou plutôt c’est la honte de l’état social, qui de l’union des êtres a fait affaire de sacs d’écus.

Pendant combien de temps encore nous laisserons-nous dire, soit en politique, soit en morale, que l’étranger peut ce que nous, Français, nous ne pourrions pas ?

Sommes-nous incapables de ce que font les Anglais, de ce que font les Américains, voire les Allemands, de ce que faisaient, pardieu ! nos bons aïeux, qui se mariaient et sans le sou, mais non sans cœur, dès qu’ils le pouvaient ?

La dot, la vie de votre femme, si elle n’est pas dans votre cerveau, au bout de vos bras à vingt-cinq ans, si vous prétendez qu’on vous l’apporte toute faite et par un autre, si, vous ne sentez pas qu’il est de votre honneur et de votre bonheur de l’édifier miette à miette, grain à grain, sou à sou par vos mains, vous n’êtes bons qu’à la dissiper, c’est moi qui vous le dis, ou à la serrer dans un sac comme pourrait le faire tout prodigue se croyant corrigé parce qu’il est devenu enfin avare, mais avare de ce qu’il n’a pas gagné.

Ah ! vous avez peur d’avoir à piocher pour nourrir votre femme légitime, mes petits messieurs ! Qui est-ce qui nourrit donc vos maîtresses, car il ne manquerait plus que vous les fissiez nourrir par d’autres ? Or, cela mange, des maîtresses ! Cela a de fières dents, des dents d’acier. Les dents des honnêtes femmes mettent plus de temps à grignoter jour à jour la moitié d’un honnête petit revenu que les leurs à mettre en pièces, à avaler un capital. Comptez, Robert, ce qu’ils ont coûté à la plupart de vos bons petits amis, leurs amours qui n’en sont pas, sans omettre, au total, leur temps, leur cœur, leur bon goût et leur bon sens, sans compter leur santé, très-souvent perdus. Est-ce qu’avec tout ça vous et eux n’auriez pas pu mettre sur pied une gentille maison bien à vous, une jolie brave femme, enfin, et quelques marmots pas à d’autres ?

Mais les bêtes sont moins bêtes que nous, mais les animaux à quatre et à deux pattes sont plus sensés. Est-ce que le pierrot demande à sa jeune femelle une dot avant de l’épouser ? Brin à brin, paille à paille, le petit mari et la petite femme construisent leur nid d’un commun et touchant effort, et, le nid fait, il se trouve toujours et à point tapissé, capitonné de bon et fin duvet, quand la couvée vient à éclore. L’exemple du pierrot est une leçon à l’usage de tous les hommes, monsieur Robert ; le notaire qui la donne à tout ce qui respire, cette leçon, c’est le bon Dieu. Cet humble bonheur des pierrots construit à frais communs par le mari et par la femme ne vous a-t-il jamais fait venir l’eau à la bouche, mon enfant ? Il y a des pierrots à Paris ; les ouvriers qui font comme eux les ont regardés faire, faites comme les ouvriers, mon jeune monsieur. Quant à moi, trop vieux Parisien, j’oserai le dire, je n’ai jamais pu voir deux oiseaux préparer leur chambre nuptiale sans avoir envie de leur ôter, et bien bas, mon chapeau ; et quand, repassant devant la maison construite, je voyais le mâle, remplissant sans vergogne ni fierté tous les devoirs que lui imposait ce beau titre de mâle, apporter une mouche à son amie, à la jeune mère dont la tête mignonne dépassait le bord du nid, je me suis surpris plus d’une fois, l’âme émue, à lui dire : Chère petite bête, pourquoi sommes-nous de trop grandes bêtes pour vouloir t’imiter ?

— Des enfants, dit Robert, des marmots. De près, c’est à faire peur, Raymond, si, vu de bien loin, et peint comme vous venez de le peindre, le tableau est à faire envie.

— Ne vous faites donc pas pire que vous n’êtes, mon grand enfant, dit Raymond. Remontez aux premières années de votre vie. Voyons c’est hier, c’est tout près de vous, tant tout le reste tient peu de vraie place, j’en suis sûr, dans votre souvenir ! Rappelez-vous comme vous étiez bien assis sur les genoux de votre mère et quelle bonne place c’était ; rappelez-vous sa tête charmante penchée sur vous et son tendre sourire quand vos petits bras cherchaient à se nouer autour de son cou. Rappelez-vous votre père, mon si cher, mon si bon ami, un meilleur Robert que vous, mon pauvre garçon ; revoyez-le des yeux, des yeux de votre âme, puisqu’il ne vous sera plus donné de le revoir autrement ; revoyez-le rentrant d’un pas pressé, presque inquiet, après le travail du jour accompli, si sûr qu’il fût de vous trouver dans le nid bien chaud où il vous avait laissé. Rappelez-vous vos cris de joie à sa rentrée, la chère maman heureuse d’être pour un instant oubliée. Vos bras, vos jambes, votre cœur palpitant, comme tout cela courait vers ce père tant attendu qui rentrait enfin ! Ne vous souvient-il pas de ce front grave si subitement rasséréné sous les mille baisers du retour, du repos déjà trouvé pour son esprit dans vos caresses turbulentes avant même qu’il fût assis, et de votre si jolie mère attendant son retour que vous lui voliez, petit Robert, l’attendant heureuse et patiente parce qu’elle sentait bien que sur les fraîches joues de son impétueux marmot c’était elle encore que son mari déjà embrassait ? Ingrat, ce dont je me souviens, l’aurais-tu oublié ?

— Taisez-vous, Raymond, taisez-vous, s’écria Robert en portant la main à ses yeux. Il y a quinze jours que je n’ai écrit à ma mère, et j’ai là quatre lettres d’elle, des lettres angéliques, à répondre, — à côté d’autres qui sentent le musc et le baccarat, auxquelles j’ai répondu. — Si vous ajoutez un mot, je suis perdu, je vais écrire à ma mère que je suis prêt et lui demander la main de… de Julie !

— Perdu, non, mais sauvé, mon enfant, » reprit Raymond.

Prenant alors les deux mains de Robert et plongeant dans ses yeux son bon grand regard tout chargé d’effluves affectueuses : « Ta mère n’attend, elle ne désire au monde que ton « oui. » Quant à Julie, elle est depuis longtemps déjà la fille de ta mère dans son cœur — et dans le tien, j’en suis sûr. Cherche au fond, débarrasse l’entrée : c’est elle, et elle seule, que tu y trouveras.

— Ah ! vous savez tout, dit Robert en rougissant ; vous pouviez m’écraser d’un mot tout à l’heure.

— Pourquoi aurais-je été le meilleur ami de ton père, reprit Raymond, si ce n’eût été pour demeurer le plus fidèle et le plus respectueux ami de sa maison, si ce n’est pour remplacer auprès de toi, le jour venu, celui qui n’était plus ?

— Celui qui n’est plus, dit Robert, j’ai cru l’entendre pendant que vous parliez. Vous avez remué bien des choses qui dormaient en moi, et son cher et vénéré souvenir par-dessus tout, Raymond. Je résistais en vain, j’étais avec vous, avec lui, contre moi-même dans ce dialogue où je représentais la sottise.

— La sottise passagère de ton temps, non la tienne propre, Dieu merci ! reprit Raymond. Si je l’ai prise à partie tout à l’heure, la folie moderne, c’est que la leçon particulière ne vaut jamais la leçon générale, mais je n’ai pensé qu’à toi, mon cher, mon grand enfant. Nos amis me le pardonneront. — Entre nous, je ne t’ai amené ici que dans l’espoir que l’heure sonnerait où tu pourrais m’entendre. J’ai été servi à souhait ; il ne s’est pas dit un mot par nous tous depuis quelques jours dont tu n’aies pu faire profit. Si tu es convaincu, que comme tant d’autres tu étais dans le faux, dis-le sans mauvaise honte, dis-le tout haut. Il n’y a autour de toi que d’honnêtes gens pour recevoir cet aveu, tu dois le comprendre depuis que tu nous écoutes : fais-le donc, ne rougis pas d’être meilleur que tu ne te montres, n’imite pas ces sots qui serrent leurs qualités dans des cachettes et ne donnent de l’air qu’à leurs sottises ; tout le monde t’applaudira. Quant à moi, je n’aurai pas perdu ma journée et je serai aussi fier que si j’avais prêché à Notre-Dame.

— Et tu n’aurais fichtre pas tort… s’écria Max.

— Mon bon, mon cher Raymond ! dit Robert en se jetant au cou de celui-ci. Comme ma mère va être contente !… Et Julie !… — Ah ! comme j’ai mal vécu !  !  ! »

Fouillant alors dans sa poche par un geste rapide :

« Je veux pourtant que vous sachiez, s’écria-t-il, à quoi, pour la plupart, nous perdons notre vie. Pour ma punition, lisez ceci, Raymond ; c’est ce qu’on appelle une lettre d’amour, au cercle.

— Tout haut ? dit Raymond, interrogeant Robert du regard.

— Tout haut, dit Robert ; l’auteur adore la publicité. »

Raymond lut :

« Mon petit Roberichon,

« Quelle épreuve que la vie ! Tout y est déveine pour moi depuis ta fuite de Bade, et j’aurais aussi bien fait de te suivre, fut-ce à pied, jusqu’à Dresde, malgré ce grand tigre de Raymond.

« Il est joli le métier qu’il fait, ton monsieur Raymond, ton soi-disant tuteur, de séparer les cœurs et les bourses ! et cela lui convient bien, à cet ancien farceur de première classe, de se faire le cornac de nos écureuils. Il peut compter que je lui ferai une jolie réputation à mon retour à Paris, par exemple. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. J’ai tout perdu, jusqu’à ma montre et ses breloques, chez Benazet. Mes bracelets, mes broches, tout a fondu, et je serais sans robe, si l’on prêtait sur robe dans ces vertes campagnes. Ce n’est pas tout. Hier soir, Moska la Russe a eu l’infernale idée de nous donner à souper et à jouer dans son bête de chalet, et, n’ayant plus rien, j’ai perdu dix mille francs sur parole contre sir Williams. Vrai, la roulette est plus morale que ces petits jeux entre amis, où, sur l’honneur, on peut perdre ce qu’on n’a pas. Il serait superflu de te dire, mon petit, que les dettes de jeu sont sacrées, et qu’une femme serait fichue dans notre monde si elle n’était pas un honnête homme. Ce gros sans cœur de Williams ne s’est pas gêné pour me signifier qu’il se considérait comme ayant prise de corps contre moi. Il m’a expliqué la suspension de l’habeas corpus, d’une façon saisissante. — À son compte, c’est dix mille francs qui me manquent même pour être une honnête femme. Si tu comprends, tu es un grand homme ; sinon, adieu, mademoiselle Minette sera obligée de passer la Manche avant de repasser le Rhin. — Cela ne m’irait guère pourtant d’avoir à signer : « Milady. » — Je ne peux pas souffrir les Anglais depuis Waterloo.

« Minette. »

« La sorcière ! dit Raymond. Jeune, elle ruinait les vieux ; vieille, elle ruine les jeunes ! »

Et s’adressant à Robert :

« Dix mille francs, c’est sérieux ! Que de bien on pourrait faire avec cette somme mieux employée ! Nous arrangerons cela cependant. C’est à sir Williams que tu enverras ton bon sur mon banquier. Si tu dois quelque chose à quelqu’un, c’est, garde-toi d’en douter, à lui, dès à présent. Mais qui diable aurait jamais pensé, mes pauvres grands enfants, que cela deviendrait une sorte de manière d’être honnête homme, pour vous autres, que de pouvoir prendre de pareilles créatures pour des femmes ?

— J’en sais de plus bêtes que moi encore, dit Robert d’un ton moitié burlesque, moitié piteux ; ils les prennent pour des anges. Le pauvre Charles de C… est sur le point d’épouser Mlle  X…

— Tonnerre et sang ! s’écria Raymond, c’est impossible, car ce n’est pas que sot, c’est ignoble. Il n’a donc personne autour de lui qui l’aime assez pour lui brûler la cervelle, ce petit-là ? La grande X… est millionnaire, et c’est, avec la femme, l’argent de tout le monde qu’il épouserait, le malheureux ! Si ton monsieur Charles fait cela, c’est un homme à la mer.

— On m’écrit de Paris qu’il pourrait bien être rayé du cercle, répondit Robert, rien que pour l’avoir laissé dire.

— Je veux qu’un loup me croque, dit Max, si je sais à quoi peuvent servir vos cercles de trop jeunes gens quand ils ne nuisent pas. Qu’est-ce qu’on y forme ? Des chevaliers Bayard de l’écarté, des Jean Bart du baccarat, toujours prêts à se faire sauter pour l’honneur de la dame de carreau ! Mais, mille noms d’une bombe ! quand on a la rage de sauter, on peut sauter plus glorieusement. C’est-à-dire que nos estaminets du quartier latin étaient des écoles du paradis à côté de vos cercles ; les fils de famille ne s’y ruinaient pas du moins en jouant au domino ou au-billard ; le double-six ou le carambolage étaient de petits saints dans leurs niches à côté de vos tailles enragées.

— Robert, Robert, dit Raymond, il n’était que temps de nous retirer de tout ça, mon garçon. Tu as été jeune de la mauvaise façon, à la mode de ton temps ; il te reste à l’être de la bonne. N’oublie pas qu’en te mariant tu prends charge d’âme, qu’un mari qui ne vaut rien peut faire d’une bonne femme une mauvaise, et qu’il demeure responsable, même avant elle, des fautes de sa vie. Ceci bien pesé, bien fixé dans ta conscience, ne perds pas une minute. Fais tout par le télégraphe : sois père demain et grand-père après-demain, si c’est possible. Il n’y a rien de plus pressé. En vous mariant tous in extremis, la veille de votre mort ou à peu près, vous allez contre l’esprit de l’institution, vous ne pouvez voir ni vos enfants ni vos petits-enfants, et vous mettez en danger de se perdre la meilleure chose qui soit au monde, la bonne et utile race des bons vieux grands-pères encore jeunes qui conservent le lien et l’autorité de la saine tradition à la famille. Préparez-vous, jeunes gens, cette joie suprême de pouvoir un jour apprendre l’équitation aux enfants de vos enfants à cheval sur l’extrémité de vos bottes ; apprêtez-vous à être grands-pères, puisqu’il n’a pas été donné à l’homme imparfait de pouvoir connaître cette gloire meilleure encore de pouvoir être grand’mère… Être grand-père, être grand’mère surtout, dire que c’était ma vocation et que par ma faute, moi qui prêche, Robert, je ne serai jamais ni l’un ni l’autre ! »

p.-j. stahl.