Le Diable à Paris/Série 3/Le nouveau jardin du Luxembourg

LE NOUVEAU JARDIN DU LUXEMBOURG

Le sacrilège est consommé !
Cherche, ô muse, un nouvel asile ;
En frappant ce sol bien-aimé,
C’est toi, c’est l’esprit qu’on exile.

Au lieu de ce vague horizon
Tout vert de lierre et de charmilles,
Le voilà fermé sous des grilles,
Le vieux jardin mis en prison.

Adieu l’école buissonnière
Où tout un siècle avait rêvé !
Sur tes printemps, ô Pépinière,
On jette un linceul de pavé.

À ces branches qu’on t’a laissées
Nul ne cueillera plus de fruit ;
Car la fleur des fines pensées
Meurt de la poussière et du bruit.

Au lieu des treilles abattues,
Du frais verger sans ornement,
On prodiguera vainement
Les boulingrins et les statues :

Nous verrons sur le sable fin
Traîner le velours et la soie…
Ah ! notre vieux quartier latin,
Voici le luxe, adieu la joie !

Adieu le sentier des amours
Piétiné par la multitude ;
Roulez, chars, canons et tambours.
Plus de silence, adieu l’étude !

Autour du jardin replanté
Le boulevard règne et gouverne :
Le rossignol se sent guetté
Des fenêtres d’une caserne.

La foule encor sous les lilas
Tourbillonne autour des corbeilles ;
Mais nous n’entendrons plus, hélas !
Ni les songeurs ni les abeilles.

Où fredonnaient les beaux esprits
Mugiront de lourdes fanfares !
Ce n’est plus là notre Paris,
On l’a refait pour les barbares !

Chaque jour un nouveau décor
Naît de la pierre obéissante :
Les murs se font de marbre et d’or,
Mais l’âme est à jamais absente.

Du passé qu’il ne reste rien !
Que, dans la cité des ancêtres,
L’étranger seul soit citoyen ;
Les mieux payants seront nos maîtres !

Vieille idole du souvenir,
Tombe sous les marteaux profanes !
Ces palais neufs vont se garnir
De boyards et de courtisanes.

Mille essaims de riches pervers
S’ébattront dans nôtre héritage…
Et les sots de tout l’univers
Viendront saluer votre ouvrage.

victor de laprade.