Le Diable à Paris/Série 3/Les arbres du Luxembourg
Encore un vol fait au printemps,
Un nid qu’on ôte à la pensée !
Du livre cher à nos vingt ans
Encore une page effacée !
Tombez avec nos dieux proscrits,
Avec notre histoire en décombres ;
Allez rejoindre, arbres chéris,
Les rêves éclos sous vos ombres !
Allez où vont nos libertés,
Allez où va notre jeunesse !
Des grands souvenirs dévastés
Que pas une fleur ne renaisse !
Tombez sous le fatal niveau
Qui fait ployer hommes et choses,
L’altière cité de l’oiseau
Et le front superbe des roses.
Ce jardin, il était à vous,
Penseurs, amoureux et poëtes !
Jeunes sages et jeunes fous,
C’est là que vous aviez vos fêtes.
Dans ce labyrinthe charmant,
Loin des bruits de la multitude,
Sans troubler son recueillement
Le plaisir coudoyait l’étude.
Ils s’ébattaient, là, par milliers,
Les fils sur les pas des ancêtres,
Maîtres se faisant écoliers,
Écoliers qui seront des maîtres.
Qui de nous en tes frais détours,
Verte et discrète pépinière,
N’a conduit ses graves discours
Ou son idylle printanière ?
Autour de ces ruches à miel,
Pauvres abeilles qu’on supprime,
Vous alliez cueillir en plein ciel,
L’une un baiser, l’autre une rime.
Dès qu’avril glissait un rayon,
Tous venaient, joyeux ou sévères,
Roulant sous leurs doigts le crayon
Ou le bouquet de primevères.
Là, sans craindre un passant moqueur,
À l’air libre on se sentait vivre ;
On feuilletait un jeune cœur,
On s’absorbait dans un vieux livre.
Qu’ils ont entendu, ces-buissons,
De franches voix — souvent les mêmes —
Fredonner toutes les chansons
Et discuter tous les problèmes !
Laissez cette terre à l’esprit,
Ce sol aux divins labourages !
Quel grand livre ne fut écrit
Ou commenté sous ces ombrages ?
Dans ce champ qu’on veut lui ravir
La muse, au moins, était chez elle ;
Nous venions là pour mieux ouïr
Ou parler sa langue immortelle.
Nous avons tous, jeunes et vieux,
Oubliant les rapides heures,
Du libre écho de ces beaux lieux
Appris nos leçons les meilleures.
Mille essaims, partis tous les ans,
Chargés du miel de la science,
Allaient, joyeux et bienfaisants,
Peupler, d’ici, toute la France.
Nous tous au vieux quartier latin,
Fils de la ferme ou des tourelles,
Nous retrouvions là, le matin,
L’odeur des forêts maternelles.
Et, plus tard, chacun à son tour,
Quand viennent les soucis de l’âge,
Rêve aux arbres du Luxembourg
Sous le Sully de son village.
N’y touchez pas ! ils sont sacrés
Ces rameaux, ces fleurs qu’on outrage !
Gardons ces arbres vénérés ;
Nos fils ont droit à leur ombrage.
Il est à nous, le vieux jardin,
Nous l’avons payé de nos veilles.
Frelons, cherchez d’autre butin,
Laissez ce parterre aux abeilles !
Pour cet asile humble et caché,
Pour ce seul coin d’ombre fleurie,
Que Paris, ce bruyant marché,
Laisse encore à la rêverie,
Pour ce peu de place au soleil
Que l’âme a dans la ville entière,
Combien de penseurs en éveil
Nous rendaient à flots la lumière !
Laissez ce paisible atelier
A la jeunesse, à l’espérance :
C’est là qu’un démon familier
Parle au cœur même de la France.
Respectez le sentier couvert
Où se passent leurs tête-à-têtes :
Laissez cette ombre et ce désert
A ceux qui seront les prophètes.
Peut-être, en frappant ces rameaux,
Croit-on, sous des haches impies,
Abattre, avec ces nids d’oiseaux,
Le nid des saintes utopies ;
Et, comme on fait du rossignol,
Veut-on, sous d’inflexibles mailles,
Enlacer l’esprit dans son vol
Pour l’étouffer sous des murailles ?…
Arbre et fleur tomberaient en vain,
L’hôte survivrait au bocage ;
Rien n’arrête l’oiseau divin :
D’un coup d’aile il brise la cage.
Laissez aux songeurs inspirés
Ce large ciel où l’éclair passe ;
Que l’aspect des balcons dorés
Ne borne pas ce libre espace !
Laissez-nous ces rameaux épais,
Ce colloque avec la nature,
Où l’on s’imprègne de là paix,
Où la rêverie est plus pure ;
Où, pendant nos rares soleils,
Aux discordes fermant la lice,
Le peuple a des fleurs pour conseils
Et la lumière pour complice.