Le Diable à Paris/Série 2/Petites curiosités sociales

PETITES CURIOSITÉS SOCIALES
par henri rochefort

Les prix de vertu. — Je m’étais toujours douté que la vertu ne menait pas à grand’chose, mais c’est chez moi une conviction solide depuis la dernière distribution des prix Montyon. Tous ceux qui se sont partagé les médailles de trois mille à cinq cents francs sont, en effet, dans une position extrêmement précaire. On cite notamment, parmi les lauréats, un brave militaire qui sert depuis quatorze ans, et qui n’est encore que simple grenadier. En lisant le détail de cette existence si méritante, il est difficile de résister à l’envie de se faire cette réflexion :

« Voilà un homme qui est resté simple soldat après quatorze ans d’une conduite exemplaire. S’il avait été moins vertueux, peut-être serait-il maréchal de France. »

Jamais de mémoire de Montyon un banquier ou un propriétaire n’a été couronné dans les solennités de ce genre. Donc, pour devenir propriétaire, il faut commencer par ne pas être vertueux.

Est-il prudent de décourager ainsi la vertu, sous prétexte d’encouragement ? Je laisse à l’histoire le soin de me répondre, mais ce qui me frappe avant tout dans cette distribution annuelle, c’est que ceux-là mêmes qui couronnent la vertu sont tout interloqués quand on s’avise de leur demander en quoi elle consiste.

Pour le vrai chrétien, l’homme vertueux étant celui qui tend la joue aux insultes de son interlocuteur, l’Académie devrait logiquement décerner la médaille du plus grand module à celui qui a encaissé le plus de soufflets dans son année.

Dans un autre ordre d’idées, Brutus passait pour le plus vertueux des Romains, puisque, en mourant, il a accusé la vertu de n’être qu’un substantif féminin, ce qui prouve qu’il la connaissait. Or Brutus avait tué César, qui était son père. Si un homme masqué s’avançait à la barre de l’Institut en disant à M. Victor Cousin :

« J’ai tué mon père, j’aime à croire que vous allez me donner le prix de trois mille francs ! »

M. Cousin, qui a eu le prix d’honneur de rhétorique (récolte 1810), se jetterait sur cet audacieux en priant, au besoin, M. Pongerville (récolte 1803) de lui prêter main-forte.

Si, poussant plus avant vos investigations, vous demandez aux femmes — vous n’êtes pas sans en connaître — ce qu’elles entendent par le mot vertu, elles vous répondront des choses excessivement égrillardes. La vertu étant, en outre, essentiellement modeste, bien des gens, et je fais partie de cette agglomération, se sont souvent demandé comment l’Académie arrivait ainsi à connaître, dans leurs plus petits détails, les belles actions qu’elle récompensait. La petite fleur des bois, toujours, toujours cachée, dit Paul Henrion, se trahit par son parfum ; mais la vertu n’ayant aucune odeur, on est porté à croire que l’Institut entretient dans son personnel des courtiers en faits honorables, quelque chose comme des commis voyageurs qui, au lieu de travailler dans le bordeaux cachet vert, exploitent exclusivement les actes recommandables et les dévouements sans bornes.

Il n’y a pas de sots métiers, mais il y en a de bizarres. Jamais je ne me déciderais à entamer ce dialogue avec un concierge :

« Je suis envoyé par l’Académie pour savoir si vous n’auriez pas des gens vertueux dans la maison.

— Non, monsieur, non. Nous avions, l’année dernière, au quatrième, un homme vertueux qui aurait probablement fait votre affaire, mais on n’a pas voulu lui changer le papier de sa salle à manger, alors il est parti.

— Et vous ne savez pas où je pourrais en trouver un autre ?

— Voyez au n° 24 : l’épicier m’a parlé d’une vieille dame qui ne rentre jamais passé huit heures. Vous vous aboucherez avec elle, et peut-être la chose pourra-t-elle s’arranger. »

Comme pour toutes les professions, il se rencontre évidemment des années mauvaises où la vertu n’a pas rendu suffisamment. Ce doit être un cruel embarras pour l’Académie quand ses affidés reviennent après avoir fait buisson creux. Il est probable que quelquefois les commis voyageurs dont nous parlons sont obligés, pour ne pas rentrer bredouille, de s’adresser à des individus quelconques qui ne sont pas vertueux du tout, mais qui, moyennant le prix de trois mille francs, consentent à se tenir un peu pendant quinze jours.

Les correspondants de théâtre prélèvent d’ordinaire dix pour cent sur le prix des engagements qu’ils font contracter aux artistes. Ceux qui découvrent des gens vertueux ont-ils une somme de… sur la valeur de la médaille accordée ? Toutes ces choses-là seraient bonnes à savoir, parce qu’elles serviraient à caractériser notre époque, qui manque principalement de caractère.


La danse a l’anglaise. — On m’assure qu’autrefois les femmes allaient au bal de l’Opéra chercher des liaisons sérieuses ; elles y vont aujourd’hui tout bonnement pour se faire nourrir. On danse bien plus dans les cabinets particuliers d’alentour que devant l’orchestre de Strauss. Les plus adroites se contentent même d’enfiler une culotte de satin ponceau, et, au lieu d’aller manger de la poussière dans la salle de danse, elles se rendent, en sortant de chez elles, tout droit chez Brebant, où elles finissent toujours par rencontrer la truffe de l’amitié.

Elles appellent ce système danser à l’anglaise.

La victuaille est si bien devenue le but avoué des nuits d’Opéra, que l’administration des bals s’en est émue. Elle lit dans l’avenir qu’un moment viendra où, tandis que les restaurants seront pleins, sa salle restera vide, et que les quadrilles finiront par se composer d’une ouvreuse faisant vis-a-vis à deux petits bancs. Un actionnaire ingénieux, comme la plupart des actionnaires, a proposé, pour forcer la recette, de distribuer dans Paris, à trois mille individus de tout âge, une circulaire écrite à la main sur le modèle suivant :

« Mon gros lapin,

« C’est ce soir le premier bal de l’Opéra. Je tromperai la surveillance de ma famille, et, à une heure du matin, tu me trouveras au foyer, non loin du buffet. Qui je suis ? où je t’ai vu ? tu le sauras là seulement. J’aurai un domino bleu, et un masque cachera ma rougeur.

« Une femme qui souffre. »

Pourquoi l’hôpital ? — Depuis longtemps, sitôt qu’on voit passer une femme de mauvaise vie dans sa Victoria qu’elle conduit elle-même, cinquante passants s’écrient à la fois :

« Encore une qui mourra à l’hôpital ! »

Je regrette d’être forcé de donner un démenti à des gens dont les intentions sont pures, mais les femmes qui se conduisent mal meurent partout, excepté là. Les femmes qui meurent à l’hôpital sont surtout celles qui se conduisent bien.

Je dînais dernièrement à Bougival, sur le bord de la Seine, dont les rives sont bordées à cet endroit d’un nombre considérable de propriétés plus verdoyantes les unes que les autres. Eh bien, chaque fois que je demandais les noms des propriétaires, je trouvais quelqu’un pour me faire une réponse dans le goût suivant :

« La petite maison là-bas, avec ce joli belvédère ? Elle est à une ancienne marcheuse de l’Opéra. C’est un Russe qui la lui a donnée. C’était au commencement de la guerre de Crimée. Le jour même ou il a payé l’immeuble, il est parti pour Sébastopol, et il est probable qu’il y a été tué, car elle ne l’a jamais revu. »

J’ai voulu prendre quelques renseignements sur un délicieux chalet qui se démonte comme un faux râtelier.

« Monsieur, m’a dit la gardienne, si vous venez pour une location, il faut vous adresser à Paris, rue Notre-Dame-de-Lorette, chez Mlle  Nina la Marseillaise. »

Et ainsi de suite. On m’a énuméré quarante maisons avec jardin, dont la première appartenait à une ex-figurante d’un théâtre démoli ; la seconde, à une nymphe qui avait trouvé le secret de faire, dans les bals publics, un cours de dislocation française, et, les trente-huit autres, soit à une demoiselle de comptoir qui avait rencontré un consommateur sérieux, soit à une cantatrice du café des Aveugles, soit même à une de ces femmes âgées qui, au lieu de se livrer au repos que réclament leurs cheveux blancs, se sont donné jusqu’au bout la mission délicate de procurer à la jeunesse les plaisirs de son âge.

« Mais, me disais-je, en voyant se dérouler cette carte topographique de la galanterie parisienne, quel est donc l’impudent moraliste qui a prétendu que la mauvaise conduite menait infailliblement au désespoir et à la misère ? Franchement, si toutes ces femmes-là vont finir à l’hôpital, c’est qu’elles ont pour le faire quelque motif secret. Peut-être auraient-elles peur, en mourant chez elles, de détériorer les rideaux de leurs chambres à coucher. »


Les prix de Rome. — Je comprends très-bien qu’on cherche par tous les moyens connus à former chez nous des musiciens, mais une fois qu’un jeune homme est reconnu avoir plus de talent que ses rivaux, je n’ai jamais pu savoir au juste pourquoi on l’envoie à Rome.

Rome a été de tout temps célèbre par les sept collines dont il ne reste plus que trois, sans qu’il ait été possible à personne de dire dans quelle collection sont aujourd’hui les quatre autres. Rome est encore renommée pour son Colisée, sa colonne Trajane, ses buffles et sa mal’aria, mais je cherche inutilement quel genre de musique les lauréats peuvent aller étudier pendant quatre ans dans la Ville Éternelle, à moins que ce ne soit la musique militaire de la garnison française, qui n’a plus que dix-huit mois à y résider, s’il faut en croire la convention du 15 septembre.

Qu’on envoie à Rome des peintres, des sculpteurs et des architectes, c’est tout simple ; mais en quoi les cartons de Raphaël et la coupole de Saint-Pierre peuvent-ils inspirer le quatrième acte des Huguenots ou le quintette du cadenas de la Flûte enchantée ? voilà ce que j’ignore. En admettant que les prix de Rome aillent de temps en temps à la chapelle Sixtine entendre chanter les camarades du petit Mortara, il n’y a pas là de quoi développer beaucoup chez un fils d’Apollon les facultés lyriques.

Un jour viendra, croyons-le, où l’on supprimera les prix de Rome comme on est en train de supprimer les courses au quart d’heure et les jeux d’Allemagne. Il est encore d’autres jeux dont je réclame personnellement la suppression, ce sont les exercices que j’ai vu exécuter l’autre soir au Cirque des Champs-Elysées par une petite fille de neuf ans.

La pauvre enfant s’enroulait comme une couleuvre autour d’un trapèze très-élevé où elle finissait par se tenir simplement par le menton, de sorte que toute la satisfaction du public consistait à se dire :

« Si elle tombe, le moins qu’elle puisse faire, c’est de se casser les reins. Se les cassera-t-elle ou ne se les cassera-t-elle pas ? »

La censure dramatique qui, dans un vaudeville de la Restauration, a biffé le mot barbe de capucin sur le menu d’un dîner, aurait peut-être mieux mérité de la patrie en appliquant sa susceptibilité à ces sauts périlleux qui mettent en danger la vie des enfants. Que Léotard franchisse plusieurs trapèzes et qu’il finisse par se casser la jambe dans ses évolutions, c’est son affaire : il est majeur, marié et séparé de sa femme, personne ne le force donc à exercer cette profession aérienne.

Mais les petits êtres qu’on disloque sans les consulter, et qu’on prive de dessert quand ils refusent de marcher la tête en bas à quarante pieds du sol, ceux-là appartiennent à la société, qui doit les garantir contre la cupidité de leurs parents. J’ai déjà remarqué d’ailleurs que, chez nous, de tous les âges, le moins protégé par le Code est précisément celui qui a le plus besoin de protection. Cela tient probablement à ce que les lois sont faites par les vieillards.


Retour des courses. — J’ai eu l’heur de rentrer dans mes foyers assez à temps pour assister au nouveau triomphe de Gladiateur déjà nommé. Indépendamment d’une grande quantité de poussière, j’ai rapporté du bois de Boulogne une profonde humiliation en voyant que mon malheureux pays en était arrivé à se rouler aux sabots d’un cheval. Newton, Voltaire, Victorien Sardou et les principes de 89 ne sont plus rien depuis huit jours. Tout homme qui ne tient pas à Gladiateur par un lien de parenté quelconque ne doit espérer d’avancement nulle part. J’avertis la compagnie des Petites-Voitures que leurs chevaux se croient maintenant dispensés d’avancer. J’en ai pris un, l’autre jour, qui faisait un pas toutes les dix minutes, et dont l’allure semblait me dire :

« Les hommes se trouvent bien heureux quand ils se font douze mille francs par an, et nous autres chevaux nous n’avons qu’à le vouloir énergiquement pour gagner deux millions en moins de quinze jours. En bonne justice, c’est vous qui devriez être attelé aux brancards, tandis que je serais assis dans la voiture. »

Il faut bien reconnaître que cet animal n’avait pas absolument tort, et que nous n’encourageons que trop de pareilles prétentions par nos folies hippiques. Ce qui, dimanche passé, m’invitait surtout à hausser les épaules, c’est l’affectation d’enthousiasme et les feux d’artifice de fausse joie qui ont éclaté au grand moment parmi les vingt-cinq mille lorettes et les quinze mille calicots venus pour jouir du succès de Gladiateur, comme si la noble bête leur appartenait. Que ces messieurs du Jockey-Club qui, pour la plupart, sont fort riches, mènent de front à peu près toutes les passions humaines, y compris celles des chevaux, rien de plus admissible. En Angleterre, une aristocratie toute-puissante a façonné le peuple à l’amour de la race chevaline ; mais chez nous ce genre d’éducation manque absolument. Parmi les cent mille Parisiens qui se pavanaient dimanche sur la piste, il s’en trouvait peut-être cinquante sachant à peu près de quoi il s’agissait. Si je prenais à part les dames qui ont bombardé de bouquets le cheval de M. Lagrange, et que je leur demandasse sérieusement ce qu’on entend par le mot handicap, elles seraient bien embarrassées de répondre.

Qu’on attelle demain Gladiateur à une charrette, et qu’on l’envoie conduire des légumes à la halle, pas un de ceux qui l’ont acclamé ne serait de force à reconnaître que c’est la un cheval capable de gagner le Derby.

Laisse-moi te le dire, jeunesse élevée au lait de macadam, il en est pour toi des chevaux comme des tableaux et des femmes. Quand il te tombe sous la main une jeune, jolie et honnête ouvrière, tu la repousses dédaigneusement pour aller te faire dévaliser par de vieilles cocottes qui traînent depuis vingt ans, dans les Champs-Elysées, un déshonneur à tant la course (après minuit et passé les fortifications, il y a quelque chose en plus).

Pendant huit ans, on a pu voir à la devanture d’un marchand de la rue Taitbout un portrait d’homme attribué à Rubens, et dont personne ne voulait pour trois cents francs. Passé dans la collection Morny, il s’y est vendu deux mille.

Je me suis rappelé toutes ces inconséquences devant la frénésie prétentieuse déployée par ces messieurs et par ces dames au moment de l’arrivée de Gladiateur. Au fond, les femmes étaient beaucoup plus préoccupées d’elles-mêmes qu’elles ne voulaient le paraître, et indépendamment du prix de cent mille francs, il y a eu ce jour-la, au bois de Boulogne, plusieurs courses aux fausses nattes auxquelles ont pris part tout ce que Paris compte de beautés dénuées de préjugés sociaux.

C’est toujours Mlle  Cora qui est arrivée première, dépassant ses camarades de plusieurs longueurs de chignon. Parmi celles qui n’ont pas été classées, j’ai reconnu, dans une grande voiture jaune, ce qui est le dernier genre, une ex-ingénue des Délassements, qui, il y a deux ans à peine, jouait le rôle du Radis noir dans une revue de fin d’année, où elle venait réciter avec une expression tendre que je n’oublierai jamais :

Je suis le radis noir :
Avec décence Je m’avance ;
Qui veut me recevoir
Est toujours sûr de me revoir.
Ah ! daignez m’accueillir,
Je vous promets de revenir.
Je suis le radis noir, etc.

Elle chantait faux alors et elle portait des robes d’organdi au mois de janvier. Aujourd’hui elle ne chante plus du tout, mais elle exhibe aux courses du Derby des châles algériens qu’on croirait brodés avec de la lumière électrique, et des chapeaux qui ne sont pas plus larges qu’un faux râtelier. Aussi a-t-elle fait peindre des armes sur sa voiture jaune, et elle ne me salue plus, parce que je connais son passé.

Le blason. — Je comprends parfaitement qu’un homme tienne au nom qui lui vient de sa famille, et même à celui qui lui vient d’autre part ; mais quelque concession qu’on fasse à la vanité nobiliaire, on s’étonne que quelqu’un, sous le régime de la vapeur et de la pisciculture, veuille ajouter encore aux léopards qu’il peut avoir dans son écusson quelques merlettes, fussent-elles d’azur, fussent-elles même de gueule.

Sous Hugues Capet, ces merlettes avaient leur importance. Vous alliez trouver un paysan nouvellement marié ; vous lui disiez :

« J’ai des merlettes dans mon écusson ; fais savoir à ta femme que je serai chez moi ce soir à onze heures. »

Le paysan s’acquittait fidèlement de la commission. Aujourd’hui le paysan vous casserait les reins. Voilà la nuance. Les merlettes n’ont donc plus aucune raison d’être ; à moins qu’on porte à ces volatiles une affection qui rappelle cette réponse d’Alcide Tousez dans le Duel aux mauviettes.

« Des mauviettes pour votre déjeuner, lui disait Scriwaneck ; vous vous nourrissez bien !

— J’aime beaucoup les oiseaux, répliquait Tousez, et comme je n’ai pas de cage, je suis forcé de les faire rôtir. »

Il n’y a pas à se faire illusion, la science du blason est aujourd’hui fort délaissée. Qu’un gentilhomme ait des armes au fond de son chapeau, il ne se trouvera pas à Paris trois personnes capables de reconnaître si ce sont celles des Montmorency ou celles des La Palisse. Pour le public désintéressé, il en est des armoiries comme de certaines décorations étrangères très-difficiles à obtenir, disent ceux qui les portent, quand elles ont un liséré bleu, et qu’on a pour vingt-cinq francs quand le liséré est orange.


Le dernier gentilhomme. — La plupart des journaux ont annoncé, la semaine dernière, que le dernier gentilhomme venait de mourir. Il ne faudrait cependant pas croire qu’il n’en reste plus. En 1808, on a compté jusqu’à douze cent cinquante individus dont chacun était entré le premier aux Tuileries le 24 février. Tous les ans, à Paris, le dernier gentilhomme français meurt pour une cause quelconque ; et comme les boulevards et les premières représentations ne pourraient pas vivre si on ne comblait pas cette lacune, on se hâte d’en élire un nouveau qui promène sa gentilhommerie dans tous les cercles jusqu’à ce qu’il décède à son tour, laissant son sceptre à un autre, qui passe dernier gentilhomme à la pluralité des voix.

Lord Seymour a été dernier gentilhomme, M. de Morny l’était il y a six mois, et la mort récente de M. de Gramont-Caderousse laisse actuellement vacante cette position enviée. Ce fonds de gentilhommerie française ne peut manquer d’être mis très-prochainement en adjudication, mais on ne s’établit pas dernier gentilhomme comme on s’établit marchand de marrons. D’abord le marchand de marrons s’installe d’ordinaire à huit heures du matin pour fermer à minuit, minuit et quart, avec la clôture des omnibus. Le dernier gentilhomme n’ouvre guère son magasin avant quatre heures du soir ; en revanche, il est quelquefois grand jour qu’il n’a pas encore éteint le gaz.

En outre, tout homme peut exercer l’état libre de marchand de marrons ; la profession de dernier gentilhomme ne convient qu’à certaines natures. Tel individu aura beau entourer de soins et de respect les femmes les plus décriées, il aura beau jeter par la fenêtre une dizaine de garçons de café, il aura beau tuer son homme en duel et aller aux Délassements-Comiques le soir même de son acquittement, c’est comme s’il chantait aïchiquita. Il ne sera jamais dernier gentilhomme.

Tel autre fera exactement la même chose en y ajoutant quelques « tu peux te fouiller » ou « faites-la donc passer qu’on la voie, » et il est dernier gentilhomme. À quelle cause apparente tiennent ces injustices de l’opinion publique ? Il est difficile de la déterminer. C’est surtout en fait de gentilhommerie que le célèbre « je ne sais quoi » joue un rôle capital.

Maintenant, messieurs, à qui le tour ? Interrogez-vous bien avant de vous présenter au concours qui ne peut manquer d’avoir lieu prochainement pour le poste élevé de dernier gentilhomme. Si vous ne vous sentez pas les poumons nécessaires pour passer les nuits du mois de décembre entre quatre courants d’air, dans les couloirs du café Anglais, ce n’est pas la peine de risquer l’aventure. Mais si vous vous croyez assez de moyens pour résoudre ce problème de ne faire absolument rien et de mourir de fatigue à trente ans, portez-vous candidat, et une fois élu par le public si difficile des courses du bois de Boulogne, l’avenir est à vous ; on fera un bruit énorme autour de votre personnalité ; tous les aspirants gandins se fourreront dans votre état-major, et les maquillées les plus à la mode seront trop heureuses de subir vos brutalités. Je dois toutefois vous prévenir loyalement que, quinze jours après votre mort, il ne sera plus question de vous nulle part, si ce n’est peut-être à votre cercle où vos amis n’éprouveront aucun scrupule à vous appliquer, en le redoublant, le mot d’André Chénier :

« Il n’y avait pourtant pas grand’chose là. »


Le casernement des étudiants. — Si j’en crois les journaux, qui pénètrent jusqu’à moi, M. Duruy nourrit le projet de créer pour les étudiants de Paris une sorte d’école polytechnique où l’on prendra des pensionnaires à l’abri de la corruption du bal Bullier et de l’entraînement résultant du domino à quatre ; les jeunes insulaires du quartier Latin auront le droit de mener la vie belle et joyeuse dans des cours bien aérées, en jouant à la main chaude, aux barres et au chat perché. Vont-ils s’amuser, les gaillards ! La chope, fille de l’insouciance et même de la paresse, sera religieusement consignée à la porte, où les cigares seront remplacés par des gâteaux du plus séduisant feuilleté.

Si ce rêve universitaire se réalise, les hommes mariés ne seront plus en sûreté à Paris. Les petites femmes qui, dans le commerce des élèves en droit et en médecine, ont contracté la molle habitude de se coucher à deux heures du matin en hiver, et à quatre heures en été, vont sortir du quartier où les retenait la passion du bésigue pour se répandre par la ville, qu’elles ne peuvent manquer de ravager de fond en comble.

Il me semble que les messieurs logés de l’autre côté de l’eau ont déjà à nourrir plus de femmes que leurs porte-monnaie ne peuvent en rassasier. Il serait donc injuste d’ajouter une dépense nouvelle à toutes les charges qui les accablent. Si l’on veut créer un lycée pour les étudiants, il devient nécessaire d’en bâtir un pour les étudiantes, à moins que le ministère de l’instruction publique ne constitue à ces dernières une pension annuelle sur des fonds particuliers.

Je crois, pour ma part, bien téméraire de songer à interner les étudiants, lorsque les simples collégiens vont passer leurs journées de congé à cheval dans l’enceinte des courses, où ils offrent à toutes les Coras qu’ils rencontrent des fleurs de rhétorique que leur vend Isabelle la bouquetière. En général, quand il s’agit de réglementer la vie des jeunes gens, on ne tient pas un compte assez sérieux des vœux que la nature émet, à l’instar des conseils municipaux. Quand l’heure a sonné où l’homme sent le besoin de faire quelques dettes, d’aller voir la Belle Hélène et de ne pas rentrer chez lui tous les soirs, il n’y a pas de professeur, s’appelât-il Ortolan, assez persuasif pour le retenir. Le jour où un étudiant sentirait son cœur battre plus fort que de coutume, il prêterait plutôt son uniforme à sa maîtresse pour lui permettre d’entrer dans le dortoir à la faveur de ce déguisement.

Si les étudiants, dont un certain nombre sont électeurs, ont encore besoin d’être soumis au régime de l’internat, il n’y a aucune raison plausible pour qu’on ne crée pas des collèges pour les sous-préfets, pour les députés et même pour les ministres, qui auraient un jour de sortie tous les dimanches, et à qui on retirerait leur portefeuille pendant les récréations, afin qu’ils ne cédassent pas à la tentation d’en faire des lanières pour jouer à Cache-Tampon.

D’ailleurs tous nos hommes d’État, à très-peu d’exceptions près, ont été étudiants. Ils ont courtisé des cafés d’alentour, joué la poule et offert des bouteilles de bière à la beauté. Osent-ils prétendre que ces différents travaux ont nui à leur avancement ou abâtardi leur intelligence ? Évidemment non, ils ne l’osent pas, puisque du plus petit au plus grand ils sont tous convaincus que leur génie n’a d’égal que leur beau caractère. Si nos hommes d’État ont pu arriver au degré extraordinaire de perfection dont parle continuellement le Constitutionnel, à travers les quadrilles de la Chaumière et les demi-tasses du café Voltaire, pourquoi donc supprimerait-on un état de choses qu’on ne saurait trop encourager puisqu’il a produit les nombreux grands hommes dont nous jouissons ?


Le Luxembourg. — La mélancolie s’empare de moi quand je pense que la Pépinière, où j’ai promené mes rêveries d’étudiant, va être prochainement adjugée à la criée comme les vieilles paires de pincettes et les serre-papier en galvanoplastie qui traînent sur les comptoirs de l’Hôtel des Ventes. On m’assure que l’opération est magnifique, et, qu’elle rapportera au bas mot trente millions à l’État. Je le veux bien, je ferai seulement observer que cette compensation ne peut m’atteindre, attendu que, jusqu’à un certain point, la Pépinière était à moi, tandis que les trente millions sont évidemment pour d’autres.

Ce qui développe aussi mes inquiétudes, c’est que j’ai mis deux boutures de réséda sur mon balcon, et que si on se met à vendre des terrains chaque fois qu’on aura besoin d’argent, rien ne me prouve que je n’apprendrai pas un matin, en me réveillant, que mes pots de fleurs viennent d’être traversés d’outre en outre pour l’ouverture d’une rue nouvelle qui se continuera jusqu’à la tête de mon lit de plume en passant par ma table de nuit.


Les bachelières. — Les femmes sont capables de tout. Elles sont même capables de se faire recevoir au baccalauréat ès lettres, ainsi que le prouve l’admission à ce grade universitaire de Mlle  Antonia Cellarier, qui a triomphé avec quatre boules blanches.

Il est vrai que ces choses se sont passées à Montpellier. À Paris, une femme qui obtiendrait quatre boules blanches s’en ferait immédiatement des épingles à cheveux qui lui serviraient à tenir son chignon.

Certes je respecte la science, et personne ne peut dire que je me sois jamais attaqué à Pic de la Mirandole ; mais une voix secrète me dit que la jeune fille qui m’apporterait en dot un diplôme de bachelier arriverait difficilement à toucher mon cœur. Le que retranché et le supin en u ne me paraissent pas constituer des ouvrages de femme. Quelle terreur folle s’emparerait des convives si, pendant le repas de noces, la mariée se levait pour adresser à la famille de son conjoint un discours qui commencerait ainsi :

« Quousque tandem, matres et patres conscripti… »

Une épouse légitime ou non, qui, pour savoir si le moment est venu de mettre le couvert, me demanderait :

« Quota hora est ?  »


et qui adopterait dans les lettres familières qu’elle m’écrirait cette formule de salutation : « Vale et me ama, » ne ferait pas gémir longtemps le sommier conjugal. À quel point je me hâterais de plaider en séparation de latin, ce n’est rien que de le dire. Et je crois pouvoir affirmer que bon nombre de mes lecteurs sont de mon avis.


Les ventes de tableaux. — Nous avons des gens qui, tout en dépensant quarante sous, ont l’air de dépenser cent francs, et d’autres gens qui, tout en dépensant deux cents francs, passent pour n’avoir jamais dépensé plus de quarante sous. Quand le Musée du Louvre, par exemple, paye une tête d’Antonello de Messine cent treize mille francs, sans compter les frais, le public ne lui sait aucun gré de cet acte de munificence dont il ne comprend pas l’intérêt. En revanche, le public a été douloureusement impressionné en voyant que le Louvre n’avait même pas songé à acquérir à la vente récente du marquis de Villette le portrait par Largillière de Voltaire à trente-cinq ans, lequel a été adjugé pour la modique somme de six mille deux cents francs.

Nous ne possédons en France aucun portrait de Voltaire dans la force de l’âge. Celui qui se trouve au Musée de Versailles n’est qu’un détestable pastiche de la magnifique ruine que nous a laissée de Voltaire le grand statuaire Houdon. De sorte que nous pouvions avoir à peu près pour rien une des peintures les plus intéressantes qu’il soit donné à un Français de contempler, c’est-à-dire l’image de cet homme extraordinaire qui a joué dans l’histoire de notre pays un rôle unique ; et nous nous sommes empressés de laisser échapper cette occasion également unique.

Les gros négociants, pour qui sept et huit font quinze, seront bien surpris de voir qu’une administration qui n’hésite pas à payer cent treize mille francs, cinq pour cent non compris, des tableaux relativement insignifiants, n’ait pas su trouver six billets de mille francs pour l’achat d’un portrait d’une importance aussi capitale que celui de Voltaire par Largillière. Les gros négociants dont je parle seraient bien autrement étonnés si je leur disais que précisément c’est le bas prix de six mille francs qui a empêché qu’il ne fut acheté par le Musée. Si on avait appris que la Russie avait envie du portrait de Voltaire, ou que l’Angleterre avait donné à quelqu’un commission pour le pousser à son compte, nul doute que le Louvre ne l’eût disputé à l’Europe sous le feu des enchères les plus cuirassées. Malheureusement je me suis aperçu qu’en fait de beaux-arts le Louvre s’inquiétait moins d’avoir de belles choses que de damer le pion aux puissances étrangères. Lord Hertford surtout est le Trocadéro qu’on essaye d’emporter, comme l’autre, à coups de billets de banque. Avant d’entrer dans la salle, on demande avec anxiété :

« Lord Hertford doit-il venir à la vente ? »

Car les tableaux mis sur table n’ont qu’une importance secondaire. L’essentiel c’est d’écraser l’Angleterre dans la personne de lord Hertford, et de prendre ainsi de la grande défaite de Waterloo une revanche au moins partielle. C’est admirable comme patriotisme ; mais comme résultat artistique, cette façon nouvelle d’entendre la peinture ancienne produit ceci : que nous arrivons à payer cent mille francs les toiles qui en valent deux mille, sous prétexte qu’il fallait les disputer a lord Hertford, et que le jour où il est possible d’acheter pour six mille francs le seul portrait qui nous reste de Voltaire à trente-cinq ans, nous ne nous dérangeons même pas pour le voir, attendu que lord Hertford n’avait sur cette proie aucune intention sérieuse.


Les modes. — Les femmes honnêtes ont emprunté aux femmes qui ne le sont pas plusieurs fâcheux détails de toilette. Elles ont adapté, par exemple, avec une facilité blâmable, aux capuchons de leurs caracos ces houppes blanches qui tourbillonnent derrière leur dos. J’ai la conviction qu’elles auraient résisté plus longtemps à la séduction de la houppette blanche, si elles avaient su que, dans le monde opposé au leur, on a baptisé ces annexes du nom de « sonnettes de nuit. » Elles ont attaché, par la même occasion, à la passe de leurs chapeaux des rubans très-minces, mais excessivement longs, qui descendent quelquefois jusqu’aux dernières fortifications de la crinoline. Je leur apprends que ces amorces qui donnent de loin une idée de la pêche à la ligne ont été nommées, dans les wagons réservés aux biches, des Suivez-moi, jeune homme. On se dit très-bien avant d’aller aux courses :

« Mettras-tu ton « suivez-moi, jeune homme ? » Ma modiste m’a fait un « suivez-moi, jeune homme » qui ne va que jusqu’à la taille. Je ne ferai pas mes frais aujourd’hui. »


Les dompteurs. — Les philosophes prétendent que les passions sont plus difficiles à dompter que tous les lions de l’Atlas et toutes les panthères de Java. Au fond, les philosophes n’en pensent pas un mot ; il est facile d’en acquérir la preuve en leur présentant deux cages, l’une pleine de passions et l’autre remplie de jaguars, d’ours blancs et de tigres royaux ou seulement princiers. Leur choix ne serait pas douteux : ils entreraient dans la cage aux passions et s’y livreraient à toutes les culbutes imaginables. Quant à la cage aux jaguars, ils la feraient soigneusement verrouiller d’abord en dedans, puis en dehors, et ils enverraient contenant et contenu au Jardin des Plantes, avec cette pancarte :

donné par la société des philosophes réunis.

Cette répulsion vague qu’éprouve tout homme bien élevé à introduire sa tête dans la gueule d’une bête féroce explique le succès de curiosité qui accueille généralement les belluaires comme celui que le cirque Dejean vient de nous présenter. Je ne l’ai pas encore vu travailler, mais plusieurs personnes m’ont assuré qu’il faisait des choses extraordinaires. Cette expression appliquée à un dompteur m’a fort intrigué. La seule chose extraordinaire que puisse faire un éleveur de cette nature, c’est d’être mangé par ses lions. Il y aurait encore un autre élément de succès : ce serait que les lions fussent mangés par le dompteur. En dehors de ces deux résultats, le niveau de l’art dans cette position scabreuse est extrêmement difficile à maintenir. En effet, lorsqu’au bout d’un certain nombre de représentations l’apprivoiseur n’a pas eu un biceps dévoré ou un gras de jambe mâchonné par ses carnivores, le public commence à se demander si les panthères ne sont pas d’anciennes descentes de lit dont on a enlevé la bordure rouge et qu’on a rembourrées avec de l’étoupe. Il se demande par contre-coup si les lions ne portent pas de fausses crinières, quelque chose comme des cache-folie ou de vieux cache-peignes provenant de la vente de Mlle  Gambillarde.

D’autre part, quand le roi des animaux, dans un accès de fièvre chaude, déshabille d’un coup de griffe son cornac jusqu’à l’os et lui change subitement sa profession de dompteur en celle d’écorché, les dames poussent des cris de Mélusine et s’indignent que la Préfecture de police autorise ces odieux spectacles. Le dernier mot du domptage consisterait à obtenir d’un lion qu’il se révoltât tous les samedis et qu’il ouvrît à un moment donné ses mâchoires formidables comme pour engloutir son maître. Celui-ci feindrait d’être très-effrayé, et, après cinq minutes (cinq siècles !) d’une lutte simulée, il finirait par réduire à l’impuissance l’animal repentant, qui lui demanderait grâce en lui promettant désormais obéissance et soumission.

Malheureusement, comme je le disais très-bien plus haut, le lion est le roi des animaux, et comme tous les rois, surtout ceux d’aujourd’hui, il est capricieux, sanguinaire et menteur. Le jour où son cuisinier ordinaire lui aurait retranché quoi que ce soit sur les dix livres de viande qui lui tiennent lieu de liste civile, il ne se ferait aucun scrupule, au mépris des traités, d’ouvrir un emprunt dans la partie la plus charnue de M. le directeur.

Nous avons eu déjà un grand nombre de montreurs de bêtes, et il n’en est pas un qui n’ait eu la plus grande peine à se faire prendre au sérieux. De temps en temps, quand nous apprenons, toujours par l’agence Havas, que l’un d’eux a été étranglé par ses pensionnaires, nous nous écrions :

« Tiens ! il parait que ses animaux étaient vivants ! »

Et tout retombe dans le silence.


Même maison. — Peut-être, après tout, les musulmans ont-ils raison d’épouser des femmes en bas âge. Ils ne laissent pas ainsi à la rouerie naturelle à l’autre sexe le temps de se développer. Dans notre religion, c’est tout le contraire. Tant qu’une fille est jeune, jolie et relativement innocente, elle marine dans la noire misère, et à mesure que la vieillesse arrive, au bras du maquillage, son fidèle compagnon, il surgit des cocodès qui couvrent ses imperfections naissantes sous des châles de dentelles et des colliers d’un prix impertinent.

C’est lorsque la femme est tout à fait décrépite qu’elle rencontre un jeune homme de vingt-deux ans, riche, beau et à la recherche de l’idéal. Elle lui prouve, clair comme deux et deux font neuf, qu’elle n’a jamais aimé que lui, et les bans ne tardent pas à se publier à la quatrième page, troisième colonne, des feuilles quotidiennes, sous la rubrique : même maison.


Les noms de comédie. — Les journaux ayant annoncé la première représentation de sa pièce, M. Sardou, l’auteur, n’a pas tardé à recevoir une lettre à cheval, dont le signataire, M. Benoîton, s’étonnait que M. Sardou eût précisément choisi son nom pour le ridiculiser dans une comédie en cinq actes. Remarquez ceci : M. Sardou aura beau déclarer et prendre à témoin tous les astres connus qu’il n’a jamais de sa vie entendu parler de M. Benoîton, que cet assemblage de lettres s’est présenté tout fortuitement sous sa plume, l’auteur de la lettre n’en restera pas moins convaincu que M. Sardou a obéi à une basse rancune en le livrant à la risée publique. Il est probable qu’aujourd’hui encore il cherche ce qu’il a bien pu faire dans sa vie pour motiver cette vengeance de la part du jeune et célèbre écrivain. La seule idée qui ne lui soit pas venue et qui seule aurait dû lui venir, c’est que Sardou n’a donné le nom fantaisiste de Benoîton aux personnages de sa pièce que parce qu’il ignorait qu’il fût porté par quelqu’un.

Ce n’est, du reste, ni la première, ni la seconde, ni la vingtième fois que ces malentendus se produisent. Le besoin de célébrité que tout homme nourrit en soi comme un numéro à la roulette, vous fait prendre volontiers pour une personnalité préméditée ce qui n’est au fond que le plus vulgaire des hasards. Le monsieur dont le nom se trouve innocemment prononcé dans une pièce aime infiniment mieux se dire ;

« L’auteur est jaloux de ma gloire naissante, et il cherche à l’étouffer sous le ridicule, » que de se faire à lui-même cette confession humiliante :

« Mon nom est tellement inconnu que les vaudevillistes qui s’en emparent sont persuadés qu’ils l’ont inventé. »

J’ai eu avec mon ami Adolphe Choler un petit acte où nous avions introduit un personnage du nom de Baliveau. Vous auriez cru, comme nous, n’est-il pas vrai ? que si un nom appartenait au domaine public, c’était celui de Baliveau. Nous n’en reçûmes pas moins un soir, au foyer du théâtre, la visite d’un M. Baliveau, de Villeneuve-Saint-Georges, qui était venu exprès à Paris nous demander en quoi il nous avait offensés, Choler et moi, pour que nous attachions cette casserole au pan de sa redingote jusqu’alors immaculée.

Cet infortuné s’étiolait en investigations fantastiques dans le but de réparer autant que possible les torts involontaires qu’il croyait avoir envers nous.

« J’ai pensé d’abord, nous répétait-il, qu’un de vous deux avait fait le voyage de Villeneuve-Saint-Georges dans le même compartiment que moi, et, comme je m’enrhume très-facilement, j’aurai refusé d’ouvrir le vasistas. J’ai eu tort, c’est vrai, mais il m’est impossible de rester entre deux airs. »

En vain nous lui répondions :

« Sur notre honneur, monsieur Baliveau, nous n’avons jamais eu l’intention de vous être désagréables. Nous cherchions un nom majestueux, le vôtre cadrait avec nos idées, nous l’avons pris. Mais nous ignorions absolument que Villeneuve-Saint-Georges renfermât le plus petit Baliveau. La preuve que toutes nos sympathies vous sont acquises, c’est que nous vous offrons une place pour aller voir la Belle Gabrielle à la Gaîté. Nous vous en offrons même deux, ce qui vous permettra d’y conduire une femme.

— J’ignore d’où vient cette vengeance, insistait Baliveau, mais jouons cartes sur table. Les auteurs sont très-souvent gênés : vous changerez le nom de votre personnage et je vous donne cent cinquante francs. »

Nous nous efforcions de lui faire comprendre que nos âmes étaient inaccessibles à ce mode de corruption et qu’on ne nous achetait pas comme des hommes politiques, lorsqu’il s’écria tout à coup, comme frappé d’une pensée soudaine :

« Je devine ! c’est Faverjeon qui me joue ce tour-là. Il est furieux contre moi, parce que je l’ai empêché d’être nommé membre du conseil municipal, et il sera venu vous prier de me mettre sur les planches. Oh ! le misérable ! il m’avait bien dit qu’il me revaudrait ça ! Seulement, il y aurait un excellent moyen de le punir, ce serait de mettre son nom à la place du mien. »

Essayer de convaincre un homme dans cet état que Faverjeon nous était aussi inconnu que Baliveau, c’eût été aller de gaieté de cœur au-devant d’une insulte. Nous prîmes congé de l’homme de Villeneuve-Saint-Georges et nous ne l’avons jamais revu. Mais j’apprendrais un de ces jours que Baliveau vient d’être condamné pour attentat sur la personne de Faverjeon que j’en serais médiocrement surpris. Et je suis sûr que Choler partage cette impression.

Il y a pourtant, à l’usage des citoyens ombrageux, un procédé infaillible pour éviter que leurs noms de famille brillent en vedette sur les affiches de théâtre. Ce procédé consiste à devenir tellement célèbre qu’on ne puisse sans inconvenance donner votre nom à un personnage de vaudeville. Jamais, sur aucune scène, un auteur n’a appelé un limonadier Alfred de Musset, ni un pharmacien Prosper Mérimée. Ce serait s’exposer à des murmures que de faire dire à la bonne dans une comédie, même mêlée de couplets :

« Voilà M. Lamartine le coiffeur, qui apporte les faux cheveux de madame. »

Mais c’est comme un fait exprès, les gens qui se plaignent qu’on usurpe leurs noms emploient pour empêcher ce désagrément les moyens les plus compliqués, et ne pensent jamais à celui-là, qui est si simple.


Pourquoi les cafés ferment la nuit. — J’ai demande à plusieurs personnes en mesure de me répondre pourquoi les limonadiers du boulevard n’avaient pas le droit de tenir leurs maisons ouvertes toute la nuit ; il m’a été impossible d’obtenir satisfaction sur ce point. Les uns m’ont objecté que la sécurité publique pourrait en souffrir, ce qui n’a aucun sens, puisque si une attaque nocturne est à craindre, c’est surtout quand les lumières sont éteintes et non quand elles sont allumées.

D’autres ont prétendu que c’était un moyen de forcer à aller dormir certains individus qui ne se coucheraient jamais sans cette précaution. Ce motif serait dérisoire, attendu que si, après avoir trop dîné, il me convient de prendre du thé, au grand air, jusqu’à trois heures de la nuit, c’est mon affaire et non celle du gouvernement, qui a mission d’ouvrir les chambres et de déclarer la guerre, mais non de veiller à ce que je dorme exactement douze heures sur vingt-quatre. À Londres, les cafés ne ferment jamais et la santé publique n’en est pas affectée sensiblement, puisque lord Palmerston vient d’entrer dans sa quatre-vingt-septième année. Reste la morale qui pourrait s’en ressentir, mais en braquant une longue-vue sur les côtes d’Angleterre, on s’aperçoit facilement que les habitants du Royaume-Uni, où les cafés restent continuellement ouverts, sont infiniment moins vantards, moins jocrisses, moins menteurs et moins friands de décorations étrangères que nous autres Français dont les cafés ferment à une heure au plus tard.

Le duel. — Un vieux professeur du collège Saint-Louis, prévoyant le grand avenir qui m’était réservé, m’a un jour résumé en ces termes la politique de tous les âges, de tous les pays, et de tous les gouvernements : « En 1806, j’ai été en prison trois mois pour avoir dit dans un café que le duc d’Enghien avait été assassiné. En 1817, j’ai été en prison trois autres mois pour avoir dit dans le même café que le duc d’Enghien avait été condamné légalement. »

En France, la question du duel est soumise à peu près aux mêmes fluctuations et traitée par des procédés non moins fantaisistes. Quand ce sont deux journalistes qui en viennent aux mains, on les cite en police correctionnelle, où je n’ai pas besoin d’ajouter, n’est-ce pas ? que le vainqueur et les témoins ne sont jamais renvoyés absous. Quand ce sont deux militaires, non-seulement on se garde de les inquiéter après le combat, mais on offre aux deux adversaires, comme dans le duel de M. de Lauriston et M. de Galifet, une salle de billard, afin qu’ils ne s’enrhument pas.

Dans les régiments mêmes, un soldat qui refuse de se battre, quand il y a eu offense, est envoyé pour un temps plus ou moins long à la salle de police.

Si vous demandez à un jurisconsulte d’où proviennent ces différences fondamentales, il vous répondra évidemment en vous opposant « l’honneur militaire. » J’ai souvent entendu prononcer ce mot et je ne l’ai jamais compris, ayant toujours pensé qu’il n’y avait ici-bas qu’un seul et unique honneur qui s’appliquait indistinctement à tout le monde. En quoi l’honneur militaire diffère-t-il de l’honneur civil ? Le premier est-il châtain clair, tandis que le second est blond cendré ? L’honneur a-t-il, comme le journal la Patrie, une édition du matin et une édition du soir ? Si un Français qui porte des épaulettes peut être mis à la salle de police pour avoir refusé de se battre, comment un Français qui porte un habit noir peut-il être condamné à cent francs d’amende pour avoir accepté le combat ? Il est, je le sais, dans l’armée, certaines traditions auxquelles un sentiment d’honneur tout spécial est attaché, le culte du drapeau, par exemple. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir l’uniforme pour suivre un drapeau et même pour être mal vu quand on l’abandonne.

henri rochefort.