Le Diable à Paris/Série 2/Parisiens et Parisienne

PARISIENS ET PARISIENNES
par auguste villemot

Le chasseur parisien. — Dans l’organisation de la vie parisienne, chaque mois de l’année correspond à un loisir et à un luxe. Septembre a pour synonyme pêche et chasse ; c’est l’heure où la province reçoit le Parisien ; la vie de château s’organise, et, en France, le château commence au château proprement dit, mystérieusement enclavé dans deux lieues de parc, et finit à une bicoque à volets verts où les hôtes vivent dans une promiscuité touchante avec les poules et les dindons. — Dieu me garde néanmoins de médire des bicoques ! c’est là qu’habite le véritable sans-façon de la campagne avec toutes les tolérances de costumes et toutes les licences de la vie d’artiste. — L’étiquette suit le Parisien dans les châteaux ; elle lui commande trois toilettes par jour et des déférences infinies envers les voisins de campagne et les autorités de l’endroit.

On ne jouit réellement de l’aimable liberté de la nature que dans ces humbles retraites ouvertes à quelques amis intimes auxquels on ne demande qu’un bon appétit, de la belle humeur et un costume complet de la Belle Jardinière.

M. Dumanoir, dans un de ses vaudevilles, qui touchent parfois à la comédie, avait spirituellement crayonné la Vie de château, il y a une quinzaine d’années, pour le théâtre des Variétés. Au lever du rideau, le théâtre représentait douze individus de tout âge et de tout sexe ronflant sur les divans et sur le parquet du salon commun. C’était la meilleure scène de la pièce et la plus vraie.

C’est qu’en effet le Parisien n’a pas été créé et mis au monde pour se lever avec l’aurore, — courir le sanglier, — s’embarrasser dans les hautes herbes, — traîner le filet dans les rivières, — s’asseoir à des banquets homériques, — et dormir d’un sommeil agité par le coassement des grenouilles. — Ces exercices sont bien violents, et ces plaisirs bien suspects pour des avocats et des notaires pliés à la vie sédentaire du cabinet. — Dès le second jour de cette vie enchanteresse, le Parisien épuisé s’endort sur le perdreau. D’ailleurs, il est malhabile à toutes ces choses : son premier coup de fusil tue le chien favori de la maison ; — le second est presque une tentative de suicide ; — il se laisse désarmer et suit de bonne grâce la chasse en amateur, toujours quelque peu inquiet cependant de voir braquer dans la direction de son bas-ventre une douzaine de tubes qui recèlent la mort. — Au bout de huit jours, il commence à bailler comme à la tragédie ; — il lui semble qu’un siècle s’est écoulé, car, en province, la vie est longue et l’heure lente. — Les yeux rougis par les veilles, les jambes exténuées par la marche, il commence à regretter ses dossiers, son travail, le boulevard et l’Opéra-Comique. — Il s’amuse trop et ne s’amuse pas selon sa nature.

Voilà ce que c’est : le Parisien a voulu forcer son talent, et il est bien obligé de reconnaître que les provinciaux ont aussi leur supériorité, à laquelle il ne lui sera jamais donné d’atteindre. — Tout le long de l’année, le Parisien se donne le spectacle du provincial dépaysé dans Paris. — En septembre, le provincial prend sa revanche : certes, le provincial fait une triste figure à l’Opéra avec sa cravate à pois, son gilet à fleurs et ses gants en coton. — Mais le Parisien n’a pas une meilleure tournure à la campagne, avec ses bottes vernies, sa veste de velours doublée de satin blanc, ses gants jaunes et ses jambes en pincettes dans un pantalon collant. — Les vachères s’arrêtent pour le voir passer ; les paysans le prennent pour un ténor en représentation, et, n’était la bonne opinion qu’il a de lui-même, le Parisien s’apercevrait bien vite que tout ce monde-là se moque de lui. — Il faut dire aussi que le Parisien, si roué en matière de drames et de comédies, prête énormément à rire dès qu’il a passé la barrière. — Ignorant de toutes les choses de la nature, qu’il ne connaît que par les toiles de fond du Gymnase, il prend un chêne pour un noyer, — un bœuf pour un rhinocéros, — des carottes pour des betteraves, et, quand il rencontre une grenouille, qu’il prend naturellement pour un crapaud, il se sauve pour ne pas être empoisonné par la liqueur du batracien. Pendant que les paysans se mirent dans ses bottes, il pousse des exclamations d’une naïveté adamique. « Tiens ! un homme qui laboure ! C’est étonnant comme il y a des cailloux dans la campagne. Vos canards sont bien sales ; vous ne les lavez donc jamais ? etc. »

Dans cette situation, il n’est pas rare que le Parisien devienne le point de mire, le plastron de la province. — Le Parisien a donné au provincial des billets pour visiter l’intérieur de l’obélisque ; — il l’a envoyé à la queue de l’Odéon à dix heures du matin ; — il l’a présenté déguisé en ours dans un bal où tout le monde portait l’habit noir ; — c’est fort bien ! — mais à ton tour, paillasse ! tu es tombé dans la trame du provincial, tire-t’en comme tu pourras !

Entre toutes les poses dont le Parisien a pu être victime en province, il y a une histoire dont la tradition s’est conservée dans le Berry et qui s’attache au nom d’un homme d’esprit que nous avons connu ; — seulement, vous allez voir comment l’esprit de la ville peut se rouiller dans les champs.

C’était dans l’automne de 184., à quelques lieues de Bourges ; le propriétaire d’un château avait réuni quelques gentlemen du voisinage, plus un ami de Paris, M. X., — un pur Parisien qui confessait, du reste, son innocence en matière de vénerie ; c’était la première fois, je crois, qu’il quittait la grande ville ; de sa vie, il n’avait touché un fusil et s’étonnait toujours qu’on pût tuer une caille sans tuer en même temps un ou deux amis.

Un jour que le Parisien avait été retenu au château par une violente migraine (encore une maladie parisienne), la bande joyeuse s’était rendue à la ville voisine, où il y avait fête, foire, saltimbanques et curiosités de toute espèce, — entre autres plusieurs phénomènes ; ces messieurs virent dans une baraque un lapin savant qui tirait le pistolet ; — ce spectacle fit naître l’idée d’une scie a l’usage du Parisien ; on prit certains arrangements avec le propriétaire du lapin, on rentra au château, et la scie commença à fonctionner. — Pendant deux jours, la scie consista en des dialogues auxquels le Parisien assistait sans qu’on eût l’air de prendre garde à lui.

« Allons donc ! laisse-moi tranquille avec tes contes bleus !…

— Mais je ne te dis pas que je le crois, je te dis seulement que le fait est attesté par des témoignages respectables.

— Messieurs, messieurs, reprenait le premier interlocuteur en appelant tout le monde, il faut faire enfermer Lucien. Ne veut-il pas me soutenir qu’on a rencontré des lapins armés dans la campagne ! »

Et tout le monde de rire.

« Messieurs, reprenait alors gravement un des chasseurs, j’ai ri comme vous ; mais, puisque vous m’attirez sur ce sujet… je ne sais comment vous raconter… oui, vous allez me croire fou… eh bien, je n’en jure pas moins sur ma part de paradis que, samedi dernier, j’ai été attaqué par un lapin au petit carrefour de Bigny. »

On rit encore ; mais, cette fois, en se ravisant ; on parla à voix basse de l’état mental du pauvre chasseur… On proposa d’écrire à sa famille ; puis, pour ne pas le surexciter, on convint d’éviter ce sujet de conversation. — Quant-au Parisien, il avait tout écouté, tout entendu ; il était ébahi et n’avait pas d’opinion.

Les choses ainsi disposées, on arrêta une partie de chasse pour le lendemain. — Cette fois le Parisien n’avait pas la migraine et il était impatient de faire ses premières armes. — Après une heure de marche, on aperçut un lapin qui broutait sur le bord d’un fossé.

« Voilà une belle occasion pour un débutant ! » dit-on de toutes parts.

Et on mit aux mains du Parisien un joli petit fusil de dame.

« Prenez votre temps… ajustez ! C’est, bien… Tirez ! »

Le coup part, et le lapin roule dans le fossé.

« Tué !… je l’ai tué ! s’écrie le Parisien.

— Eh bien, allez le ramasser. »

Le Parisien court au fossé ; mais au moment où il croit saisir sa proie, le lapin se redresse et tire au Parisien un coup de pistolet à bout portant.

Le Parisien revient pâle, effaré…

« Eh bien ?… Voyons le lapin.

— Oh ! messieurs, réplique le Parisien d’une voix éteinte, il n’y a plus à plaisanter… c’est très-vrai : les lapins se défendent… J’ai failli être assassiné. »

Ici, le Parisien s’évanouit et l’histoire est finie.


Le spectacle a Paris. — Le spectacle est un plaisir tout parisien ; — au delà des barrières, il n’y a plus que des imitations bâtardes, des salles vides et sombres, des acteurs gelés, qui semblent dire à leurs rares spectateurs : « Je voudrais bien aller à Paris. » — Le brave Castor, le joyeux Polydore et l’intrépide Galuchet font de louables efforts pour justifier la subvention municipale ; ils ont parfois du talent, ces artistes. Mais il leur manque ce grand stimulant sans lequel la même comédie, récitée chaque soir, n’est plus qu’un exercice digne de Charenton. — Il leur manque un public. — À l’encontre de Paris, qui aime à se répandre sur la voie publique, la province aime à vivre à huis clos ; — le café, le cercle, les longs dîners de famille, le couvre-feu à dix heures ; voilà les joies de la province. — Quant à ces histoires en prose et en vers, en chansons et en pirouettes que nous débitons sur nos théâtres, que voulez-vous qu’en fasse la province ? D’abord, elle ne les comprend pas. — Toutes ces aventures et toutes ces fantaisies se rattachent par mille fils imperceptibles aux coulisses de la vie parisienne. Vous jouez, par exemple la Dame aux Camellias, devant l’élite de Troyes ou de Carcassonne. — « Qu’est-ce ? disent ces messieurs et ces dames. Il y aurait donc, au compte de M. l’auteur, des femmes sans nom, sans titre et sans qualification possible, qui seraient les reines d’une société chimérique ? — C’est pour elles que les fleurs les plus rares poussent l’hiver sous un soleil artificiel. — C’est pour elles que le lapidaire taille les plus beaux diamants ; — elles vivent dans le luxe et elles attendent au pied des autels de Vénus qu’un marquis ou un actionnaire vienne les épouser ? — Mais nous ne sommes pas aveugles et nous savons bien comment les choses se passent. — Une femme qui a des diamants, c’est la femme du préfet. — Une femme qui roule carrosse, c’est la femme du receveur général. — Nos fils s’oublient quelquefois avec des couturières, mais sous aucun prétexte ils ne les épousent. — Allez conter cela à d’autres. »

C’est bien pis encore quand on montre au provincial Marco, la fille de marbre. D’abord, il ne comprend pas que Raphaël, qui est le plus fort, ne donne pas, de quart d’heure en quart d’heure, une forte raclée à mademoiselle Marco ; — ce qu’il comprend encore moins, ce sont les mœurs de ce M. Raphaël, lestement installé dans les pantoufles et la robe de chambre du protecteur de Marco. « Si de pareilles mœurs existaient, se dit le provincial, il faudrait mettre ce M. Raphaël sur le gril, comme on fait tous les jours pour des jeunes gens qui l’ont moins mérité. — Mais ces mœurs n’existent pas. — C’est une invention de l’auteur ; — l’auteur est bête ; — l’auteur m’ennuie. »

Voilà pourquoi le public est rare en province ; — c’est qu’il ne peut prendre qu’un très-médiocre intérêt à vos aventures de boudoir et de coulisses, lui qui vit en famille, à ces peintures sataniques d’un monde exceptionnel et souterrain qui creuse son lit fangeux sous la société légale. — Ce monde que nous montrait hier le théâtre de la Gaîté, le provincial ne le soupçonne pas ; — le provincial fait tous les soirs un piquet à deux sous avec le premier commis de l’octroi, et il ne s’est jamais aperçu que son adversaire eût biseauté les cartes.

Dors donc, naïve province, dors du sommeil de l’innocence, et laisse les Parisiens s’amuser à leur façon et se contempler trois ou quatre fois par semaine dans le miroir de la comédie.


La causerie a Paris. — Paris n’est pas mort, car il cause. Depuis quelques semaines, il était un peu somnolent ; — la langue lui est revenue au coin du feu. — Je crois, à vrai dire, qu’une des joies les plus innocentes et les plus douces de la vie est de se trouver réunis, devant une cheminée, quatre au moins, huit au plus, et, là, sans préméditation, sans parti pris, de se laisser dériver au courant d’une causerie facile, sans fadeur, rieuse sans bruit, railleuse sans méchanceté, alerte, actuelle, spirituelle avec bonhomie. — Il est vrai que ce programme est tout simplement l’idéal de l’esprit français, cet esprit que l’on vante partout et qu’on rencontre si rarement. — Ce n’est pas que l’esprit manque en France ; — il court les rues, — mais il court pour se faire voir, — pour se faire admirer. — Il cherche un public, — il pose, et, sur la corde où il exécute ses évolutions, il a parfois des attitudes si tendues, que le public fatigué se retire en disant : « Ma foi ! je préfère les épiciers, qui rasent la terre et n’ont d’autre esprit que de vendre quatre sous ce qu’ils ont payé un sou. » — C’est dans ces heures de découragement qu’on a inventé que le bon sens était plus rare que l’esprit et lui était supérieur. Autre erreur : — le bon sens est partout ; — vous le coudoyez dans toutes les boutiques ; — il vous asphyxie de ses épaisses émanations et de ses lieux communs. — Disons donc que le bon sens sans l’esprit, ce n’est rien, et que l’esprit sans le bon sens, c’est peu de chose. — La force, la puissance, le talent et peut-être le génie, sont dans la combinaison et la mesure de ces deux éléments. — L’esprit, c’est le ballon qui s’élève dans la nue. — Le bon sens, c’est le lest qui lui donne de la consistance, du poids et une direction. — Ce qui est infiniment rare, c’est de rencontrer ces deux éléments combinés dans des proportions exactes. — Trop grossier, le bon sens charge l’esprit et le ramène à terre. — Trop subtil, l’esprit se volatilise et retombe en une rosée qui n’a jamais rien fécondé.

Mais en fin de compte, Paris est le pays du monde où ce merveilleux accouplement se rencontre le plus souvent. — De là est née la causerie française, qui est tout à la fois une puissance, un charme et une littérature. — Partout sur le globe, il y a des gens qui parlent. — Ce n’est qu’à Paris qu’on trouve des gens qui causent. — Mais cet art a ses lois difficiles à déterminer et à définir, instinctives plutôt que formulées. — Aborder un sujet, le traiter sur le ton qui lui appartient, être concis sans sécheresse, léger sans mauvais goût, savoir se dérober quand le terrain devient perfide, tirer au vol le gibier qui passe, résumer dans un mot à la fois ingénieux et profond un fait ou une situation, parler cette langue à demi voilée que nous ont léguée les beaux esprits des deux derniers siècles, glisser sur les surfaces, sans effort et sans bruit, comme le cygne sur son lac, ne heurter personne dans ces mille évolutions d’une course au clocher, franchir avec grâce les obstacles, sauter lestement les fossés, où chacun croit que vous allez culbuter : — voilà un aperçu des qualités variées infinies de quiconque aspire à la réputation de causeur. — Je ferais mieux de dire de quiconque la mérite, — car celui qui y aspire y atteindra rarement. — Il faut que ce soit un art révélé, jamais un art travaillé. — C’est aussi un art à part, indépendant du talent et même du génie. — J’ai connu des hommes très-supérieurs, les uns incolores, les autres intolérables dans la conversation. — Chez les uns, le travail du cabinet absorbe le cerveau, — les grâces de l’improvisation leur manquent. — Chez les autres, une excessive préoccupation de soi-même, une prétention constante à occuper dans un salon la place qu’ils occupent dans l’État ou dans les lettres, donnent à la causerie tout l’appareil d’une représentation théâtrale. — On ne peut pas siffler, on bâille.

Mais, enfin, j’ai connu aussi des hommes distingués dans toutes les carrières, inspirés dans des œuvres qui les immortaliseront peut-être, mais s’ignorant ou s’oubliant, esprits souples et charmants, accessibles aux plus humbles fantaisies, parcourant tous les claviers, et broyant volontiers leur génie pour le répandre dans un salon en poussière de diamant. — J’ai rencontré aussi des hommes sans notoriété aucune, ayant beaucoup lu, n’ayant jamais rien écrit, ayant condensé toutes leurs appréciations dans cette littérature parlée, qui en fait des artistes en conversation.

Rien ne reste de ces esprits aimables qui charment toute une génération, rien que leur portrait, appendu à la muraille de quelque salon dont ils furent les familiers. — Ils disparaissent ; d’autres viennent qui voient le portrait et demandent : « Quel est ce monsieur ? » On ne sait que dire. Ce monsieur, ce n’est plus rien ; c’était un causeur.


Les étrennes a Paris. — Nous touchons aux étrennes ; — j’en atteste le sourire de mon portier, l’empressement du facteur et les insinuations de mon barbier. — Les voitures prennent déjà la file devant tous les magasins en vogue. Il y a ceci de notable dans les traditions de la vie parisienne, qu’une boîte de chocolat serait une petite infamie, si elle sortait de l’officine d’un chocolatier d’occasion. — On prétend que des roués se procurent des boîtes portant la marque des premiers faiseurs et y introduisent en fraude des bonbons de rencontre ; — ce que je sais, c’est qu’il y a des gens très-peu scrupuleux, qui ne se gênent pas pour empoisonner leur prochain en manière d’étrennes : — quelquefois même il y a calcul. — Arvers, ce garçon de tant d’esprit, mort depuis quelques années, était avare et ne s’en cachait pas. Les obligations du jour de l’an l’exaspéraient, et il racontait lui-même comment il avisait le plus possible à s’en exonérer. — Son procédé consistait à donner aux femmes des bonbons perfides et canailles. — Le 3 janvier, il allait prendre des informations sur les résultats de sa galanterie ; — il était reçu invariablement par une femme de chambre qui, d’un air piteux, lui disait : « Madame est au lit ; en rentrant du spectacle, elle a trouvé les bonbons de monsieur, et, depuis ce temps, elle a des coliques insensées. — Bon ! se disait Arvers, mes bonbons ont fait de l’effet ; en voilà encore une qui ne me demandera rien l’année prochaine. »

Une chose très-remarquable dans cet usage des étrennes, c’est que tout le monde en souffre et que tout le monde contribue à le maintenir. — Sans parler des cadeaux, prenons, par exemple, cette politesse du petit morceau de carton que vous déposez tous les ans chez le concierge de votre cher ami. — Celui-ci affecte le plus profond dédain pour cette attention à trois francs le cent ; mais, du jour où vous essayez de vous y soustraire, vous l’entendez dire d’un air pointu : « Un tel ne sait pas vivre : il ne m’a pas seulement remis sa carte au jour de l’an ! » Ce simple oubli entraîne des refroidissements dans les relations et dans les protections. On ne vous sait aucun gré de ce que vous faites ; on vous sait le plus mauvais gré de ce que vous ne faites pas.

Il est certain qu’il faut être bien mal élevé pour se dispenser d’une politesse qui, aujourd’hui, se distribue dans tout Paris, à raison d’un centime la politesse. — Reste les visites, et, ici, il me semble que l’industrie est bien arriérée. La compagnie Bidault ne pourrait-elle entretenir une escouade de complimenteurs bien mis, pas trop crottés, et d’une physionomie appétissante, qui, moyennant cinquante centimes, se chargeraient d’aller embrasser les grands-parents ? — C’est un perfectionnement que je propose :

Entrée du complimenteur :

« Bonjour, ma tante ! comment vous portez-vous ? Je suis heureux, en ce jour solennel, de déposer à vos pieds mes vœux et mes hommages !

— Mais, monsieur, vous n’êtes pas mon neveu ! je ne vous connais pas !

— Non, chère tante, je ne suis pas votre neveu ; mais je le remplace : je suis Canichon, portier, rue du Grand-Hurleur, et je suis employé de la compagnie des compliments de famille. — Souffrez, chère tante, que je vous embrasse.

— Monsieur… une pareille plaisanterie…

— Il n’y a pas de plaisanterie qui tienne… je suis payé pour vous embrasser, — je veux faire l’ouvrage. — Voyons, pas de façons et finissons vite : j’ai encore beaucoup à embrasser dans votre rue.. (Il l’étreint avec force.) Chère tante ! — à l’année prochaine ! »

Cette fantaisie vous paraît absurde ; — eh ! mon Dieu, savez-vous bien ce qui lui manque pour être un témoignage de déférence ? D’être un usage. — Vous acceptez volontiers la carte de votre ami, par procuration ; pourquoi seriez-vous révolté d’accepter des caresses par substitution de personne ?

Au milieu de tous les mensonges des derniers jours de l’année expirante et des premiers jours de l’année naissante, il y a toutefois une joie pure, naïve et communicative : c’est celle de ces charmants enfants si heureux de leurs tambours, de leurs poupées et de leurs chiens en sucre. — Embrassons bien et comblons ces petits êtres qui nous consolent de leurs pères et surtout de leurs terribles mères, cotées dans vos obligations à la boîte de 40 francs.

Quel luxe ! quelle indigence ! quelles misères et quelle absurdité ! — Un pauvre diable, sans feu et sans chemise, met son matelas au mont-de-piété pour donner du carton doré à une femme riche de cent mille livres de rente, comblée et ennuyée de ces dons à n’en savoir que faire, apitoyée, d’ailleurs, par cette pauvreté qui s’épuise pour une offrande qu’elle serait révoltée de ne pas recevoir. — Tout le long de l’année, on pardonnera beaucoup à ce pauvre diable, on excusera ses gants sales, sa cravate croisée sur la poitrine, et son habit maintenu par toutes les ficelles du désespoir ; — mais, à cette épreuve terrible du jour de l’an, qu’il ne s’avise pas d’être philosophe et de vouloir dominer le préjugé ; le grand mot sera lâché, on dira qu’il a fait une cochonnerie ! — Dans notre société, un homme dont les vices font causer tout bas et tout haut n’est pas pour cela impossible ; — mais un homme qui a fait une cochonnerie est un homme perdu et noyé.

Comme les plus grandes stupidités ont leur côté utile, il faut convenir que cet impôt du jour de l’an, par cela même qu’il est forcé et qu’il exerce sa contrainte sur les plus rebelles et les plus indigents, favorise, dans le commerce et l’industrie, un mouvement considérable. — Les sommes immenses qui se dépensent ainsi en futilités se répartissent sans doute d’une façon un peu léonine. Quelques magasins en renom engloutissent des millions ! — mais la matière première, mais la main-d’œuvre ont d’abord fait descendre beaucoup de gros sous dans les classes indigentes. — Depuis quelques années, d’ailleurs, l’autorisation d’élever boutique en plein vent a créé des ressources à une foule de pauvres ouvriers qui viennent débiter eux-mêmes leur confection sur les boulevards et les quais, transformés en champ de foire. — C’est en outre, un spectacle très-curieux et très-pittoresque ; — polichinelles d’occasion, sucres d’orge au rabais, manchons en poil de chat, chancelières en peau de chien, gants en poil de lapin, tout est là, tout vient là. Dans huit jours, tout sera vendu, sucé, dépecé, éventré, et ce sera à recommencer l’année prochaine. — Et c’est un bruit, un vacarme, des interpellations qui se croisent, des voix vaillantes à midi et enrouées à minuit.

« Voilà, messieurs ! achetez pour neuf sous la joie et le triomphe des enfants et la tranquillité des parents ! »

Quel père de famille peut se refuser à acheter sa tranquillité pour neuf sous, avec le triomphe de son enfant par-dessus le marché ?

Il y a toutefois des pères de famille qui se maintiennent sévèrement dans le système des étrennes utiles. — Ce seul mot fait frémir l’enfant qui connaît la ficelle. — L’étrenne utile consiste à prendre l’héritier sur ses genoux, et, après l’avoir baigné de larmes et inondé de caresses, à lui dire d’une voie émue : « Toto, vous avez sept ans, vous n’êtes plus un enfant. — Ce n’est pas vous qu’on surprendrait à demander des bonbons malsains ou à jouer comme le fils de la portière avec une souris artificielle, qui a de la poix sous la queue. Vous méprisez également les serpents en moules de boutons et les diables qui ont une langue dentelée en drap rouge. Soyez béni, Toto, pour cette raison précoce qui vous élève au-dessus du vulgaire ! — J’ai résolu, Toto, de vous acheter un homme pour la circonscription, et, à l’occasion du jour de l’an, voilà dix francs… que je mets à la masse… »

Toto enfonce ses doigts dans ses yeux et trépigne un peu en réclamant un pantin. Le père prétend que c’est une lubie qu’il faut laisser passer.

D’autres fois, sans être doué d’une prévoyance à aussi longue échéance, le père de famille ne perd pas de vue l’utile, et il annonce solennellement à son fils que, pour ses étrennes, il lui fait cadeau d’un pantalon neuf. — L’enfant, qui n’en avait plus que des vieux, est médiocrement émerveillé et se dit que, sans les étrennes, il aurait montré à tous les passants ce que la Baigneuse de M. Courbet a tant montré naguère, si l’on s’en souvient.


La comédie de société. — Paris est possédé d’une maladie intermittente qu’on appelle la comédie de société. Dans les salons, vous ne rencontrez que des paravents, et quelquefois un petit théâtre qu’un amateur se plaît à monter et à démonter chez toutes les personnes qui veulent bien l’honorer de leur confiance.

Les hommes et les femmes du monde prennent un singulier plaisir à ces jeux, il faudrait dire à ces joujoux de la scène. On retrouve en miniature, dans les coulisses de la comédie de société, toutes les intrigues et toutes les vanités des théâtres subventionnés. — Les rôles jeunes sont recherchés par les femmes mûres ; — les rôles marqués seraient répudiés par tout le monde si les jeunes gens ne s’en chargeaient volontiers. — On se farcit la mémoire des pièces que l’on a vu représenter cent fois aux Français ou au Gymnase ; — on collationne, on répète, on essaye des costumes, et on occupe ainsi la vie oisive, si difficile à dépenser quand on a un hôtel, des chevaux et pas d’emploi sérieux dans le monde. — Vient le grand jour de la représentation, jour de triomphe et d’embarras ; il faut y songer et pourvoir à tout : — deux chaises ici, une table là ; une tapisserie pour la vicomtesse, qui travaille au lever du rideau. — N’oubliez pas le journal ; car Saint-Val entre en scène un journal à la main. — Dans l’après-midi, au moment où la maîtresse de la maison succombe sous les ennuis de ces mille détails, la représentation devient problématique : un jeune auditeur au conseil d’État écrit qu’il est grippé. On n’a plus d’amoureux ! comment faire ? — Le frère de madame se chargera du rôle ; c’est un chef d’escadron ; il a cinquante ans et du ventre ; mais qu’importe ! Firmin jouait bien les amoureux à soixante ans. — On dîne, comme les comédiens, à quatre heures ; on repasse son rôle ; — on s’habille, on se déshabille, on s’habille encore. — À neuf heures, on est en présence d’un public moqueur par nature, enthousiaste par convenance. — On frappe trois coups dans la main ; — le rideau se lève ou s’écarte, et la jeune femme qui est en scène se sauve dans la coulisse.

« Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc, ma chère ?

— Mais je ne savais pas qu’il y aurait tant de monde !… Je suis trop honteuse… je n’oserai jamais.

— Voyons, voyons, chère belle, un peu de courage ! ils ne vous mangeront pas. Vous êtes si jolie ! ce rôle vous va si bien ! Vous allez voir comme vous serez applaudie. »

La jeune femme fait deux pas en avant et trois pas en arrière.

« Je n’oserai jamais. »

Toutes les influences livrent alors un assaut à la timidité de la Mars des salons. Les bonnes amies lui parlent avec des caresses ineffables ; les maris et les frères lui parlent avec autorité.

« Il ne fallait pas te charger du rôle. Maintenant, il n’y a plus moyen de reculer ; tu ne peux pas faire une pareille impolitesse à quatre cents personnes !… Allons ! allons !

— Allez, chère belle… Tenez, repassez votre monologue :

« Quel peut être ce jeune homme que je rencontre partout sur mes pas, au bal, au spectacle, aux Champs-Elysées ? Son attitude est aussi tendre que respectueuse… Si c’était… Oh ! quelle idée ! chassons ces folles pensées ! (Après un silence.) Malgré moi, son souvenir me préoccupe… Il est bien… Il a les cheveux noirs, et je ne les crois pas teints… Grand Dieu ! s’ils étaient teints ! — Mais que m’importe après tout ! je suis bien folle de songer ainsi à cet inconnu, que sans doute je ne reverrai jamais. — Grand Dieu ! c’est lui !… » (Entrée de Saint-Val.)

Vaincue par les instances de son monde, la jeune femme est entrée en scène, et rougissante, balbutiante, elle a récité, en tâtonnant, la prose ci-dessus, qui est le premier essai d’un clerc de notaire. — Le talent de la comédienne de société peut généralement se comparer à une certaine serinette dont Grassot raconte ainsi l’histoire. — Grassot avait une tante (plaignons celle-ci) ; la tante mourut, laissant à Grassot pour tout héritage une serinette. — Grassot essaya de moudre un air sur ce petit meuble, comme dit Duvert ; il n’en tira qu’un sifflet aigu et prolongé comme celui que rend un orgue, au moment où l’artiste ambulant s’interrompt pour ramasser deux sous. — Les tentatives réitérées de Grassot n’aboutirent pas à un meilleur résultat. Alors, Grassot, qui est plein d’imagination, alla consulter un facteur d’instruments. — Celui-ci, après avoir essayé la serinette et en avoir tiré le son aigu, déclara que le meuble était dans un état grave et qu’il avait besoin de se recueillir pour en dire son avis. — Après huit jours d’épreuves, le facteur dit à Grassot : « Monsieur, je sais ce que votre serinette a dans le ventre ; c’est l’Ouverture de Guillaume Tell ; — mais je ne dois pas vous cacher qu’il manque beaucoup de notes. » Donc, la comédienne de société est à Mars et à Rose Chéri ce qu’était la serinette de Grassot à Rossini ; — quelque chose de sublime dans l’intention avec beaucoup de notes de moins dans l’exécution. »

Quant à Saint-Val, qui vient de faire son entrée dans la comédie du clerc de notaire, il s’exprime en ces termes :

« C’est elle !… Plus belle encore que jamais ! — Contenons mon émotion. (Saluant avec une timidité respectueuse.) Madame…

— Monsieur… (La vicomtesse salue… À part.) — Cette situation devient embarrassante… »

On entend un sanglot étouffé dans la salle ; c’est la mère du clerc de notaire, qui ne peut contenir son émotion en entendant réciter l’œuvre de son fils.

saint-val. — Madame… pardonnez à l’audace d’un homme qui n’a pu vous voir sans vous aimer…

Ici, quelques jeunes gens quittent furtivement la salle et vont dans un salon voisin prendre des tasses de chocolat. — La mère de l’auteur est toujours inconsolable ; — on lui administre des flacons calmants.

la vicomtesse. — Monsieur, une pareille démarche…

saint-val. — Madame, je suis un homme d’honneur, je suis officier de cavalerie…

la vicomtesse. — Officier de cavalerie… quel bonheur ! il doit monter à cheval…

saint-val. — Madame, si mon grade et ma personne ont pu trouver grâce devant vous, dites un mot… Vous êtes libre, — je le sais, — et vous voyez un homme heureux de mettre à vos pieds trois années de respect et d’amour…

la vicomtesse, lui tendant la main en souriant. — Ah ! monsieur, avouez au moins que vous êtes plus heureux que sage.

Plus heureux que sage était le titre du proverbe. — C’est fini ; — tout le monde est dans l’enthousiasme ! — On félicite la mère de l’auteur ; — on s’étonne beaucoup que l’auteur n’ait encore rien donné aux Français…

« Que voulez-vous ! réplique le clerc de notaire, — les auteurs forment une coterie qui barre le chemin à tout le monde : — j’ai remis un manuscrit à M. Dumanoir ; il m’a répondu que ma pièce était très-spirituelle (de toutes parts : Je crois bien !), mais qu’elle manquait de développements… Il faut à ces auteurs des ficelles… — On voulait m’adresser à Scribe ; mais il paraît qu’il ne se gêne pas pour faire jouer au Gymnase, sous son nom, les pièces qu’on lui a confiées…

un gros monsieur. — Parbleu !… sans cela, comment aurait-il fait trois cents pièces… Tout cela, c’est des pièces de jeunes gens… »

On devise longtemps sur ce texte. — On continue à déplorer que les merveilleuses délicatesses de l’esprit de salon soient bannies du théâtre par la jalousie des auteurs. — Les acteurs, déshabillés, viennent se mêler à la société, où ils sont comblés de félicitations. — Ceux-ci prennent au sérieux tous ces compliments, — sont mordus du démon de la comédie et courent de salon en salon offrir leur petit talent. Ainsi s’établit dans un petit monde cette convention que, chez Mme  de V…, on joue, tous les quinze jours, des pièces plus spirituelles que celles de M. Scribe. Quant à M. Gaston, le jeune premier, il est bien entendu qu’il est très-supérieur à M. Bressant. — D’autre part, il n’y a pas à la Comédie-Française une actrice digne de lacer les brodequins de la jeune première de société.

Cependant, pourquoi ne pas l’avouer ? la comédie de société a ses jours de réussite. La semaine dernière, j’ai vu représenter, rue de Verneuil, le Roman d’une heure par trois amateurs qui m’ont donné beaucoup à penser sur cet art du comédien, abîme et mystère, où l’analyse se perd et s’égare sans pouvoir rien découvrir. — Est-ce le produit d’un travail patient et implacable ? Est-ce l’inspiration pure d’une nature heureusement douée qui devine tout ce que les autres apprennent ? — Je l’ignore. — Ce que je sais, c’est que là, dans ce salon de la rue de Verneuil, deux femmes de la société, en compagnie d’un jeune officier, un vainqueur de l’Alma, ont joué le marivaudage d’Hoffmann avec une aisance, une grâce et quelquefois une rouerie qui aurait pu leur attirer des propositions du directeur du Gymnase.


Le bal masqué. — Nous sommes en carnaval ; — bien mieux, le carnaval expire, et on ne s’en douterait guère, tant il fait peu de bruit dans la ville. — Les seuls bals de l’Opéra attestent cette époque de folies. — Quant aux bals particuliers, ils boudent et s’abstiennent. —

Apparemment, le carnaval était trop court, cette année, et on n’a pas voulu, pour si peu, faire la dépense du domino classique.

Quant aux bals de l’Opéra, je ne vois rien de nouveau à signaler. — Les costumes, les danses, les danseurs et les danseuses me semblent si exactement les mêmes, qu’on dirait que tout ce monde, endormi pendant dix ans par la baguette d’un enchanteur, s’est réveillé hier au bruit de l’orchestre.

Il n’a plus été question de la restauration des bals parés tentée l’année dernière. Le chicard et le paillasse ont repris, sans contestation, possession de leur empire. Les vociférations règnent toujours là où on avait voulu ramener les fines causeries du foyer.

Cette année, en fait de fines causeries, voici ce que j’ai recueilli :

Un malin à une bergère :

« Je viens de la maison. — T’as donc pris tout l’argent et ma montre ?

— Eh bien, faut’il pas que je me fasse religieuse ? Tu me laisses seule comme un clou ; — je peux bien m’amuser aussi, moi… na !

— Nastasie, c’est malpropre, ce que tu fais là ! Rends-moi ma montre…

— Elle reviendra à Pâques ou à la Trinité, comme M. de Malbrouk.

— C’est bon ! si tu ne me la rends, tu verras quelle trempée !

— T’as pas besoin de montre pour aller avec des pierreuses… Avec ça que tu m’épouses souvent, comme tu me l’avais juré ! »

Ici, les interlocuteurs sont séparés par un tourbillon de masques ; — chacun s’en va de son côté, sans que le dialogue ait paru laisser sur les intéressés une vive impression ; le malin, descendu dans la salle, se fend comme un compas en entourant la taille d’une pierrette. — La bergère provoque les hommes à la galanterie par cette interpellation : « Il n’y a donc que des guillotinés dans ce bal-là ? — Alors je vas souper avec le bourreau. »

Vers trois heures du matin, deux hommes en habit noir s’abordèrent :

« Bonjour, monsieur Grignon.

— Bonjour, monsieur Dupuis. — Vous avez donc planté là votre étude pour venir faire carnaval à Paris ?

— Et vous votre fabrique dans le même dessein !

— Ma foi, oui. — J’ai dit que je venais aux achats. — Voyez-vous, je raffole du carnaval. — Vous comprenez, quand on n’a jamais eu de jeunesse et qu’on a été marié, avant vingt-cinq ans, avec une femme rousse…

— Quelle peut être l’origine du carnaval ?

— Je ne sais pas trop. — Je crois que ça vient des Romains.

— J’ai lu dans le temps à ce sujet une dissertation très-curieuse dans le Voleur. »

Ici, un pierrot s’arrête devant la banquette où sont assis les deux amis, et, s’adressant au négociant :

« Va donc, eh… mufle ! — T’es gai comme un jour sans pain. — Faut-il un domestique pour secouer tes grelots ?… — Pourquoi que tu t’es déguisé en Folie ? — On va te reconnaître, petit extravagant. — Mais t’as donc assassiné ton beau-père, que t’es gai comme ça ? — Moi, je pleure des larmes de sang ; je viens de la Maison d’or : il n’y a plus d’huîtres. — Ne restez pas au foyer, les écaillères vont vous ramasser.

— Monsieur ! dit le négociant avec dignité.

— De quoi, monsieur ! reprend le pierrot. Tu ne peux pas dire citoyen ? Le citoyen Pierrot, entends-tu ? qui monte sa garde et paye dix francs de contributions, comme un chien. — À propos, comment t’appelles-tu, mon ange ?

— Monsieur, dit l’avoué de province, nous ne sommes pas de votre société ; passez votre chemin. — Nous sommes venus ici prendre un plaisir décent, et nous sommes peu faits à vos manières.

— Et nous ne les supporterons pas, ajoute le négociant en devenant très-rouge.

— Ah ! vous voulez parler raison ? dit le pierrot en se glissant comme un serpent entre les deux provinciaux, qu’il enveloppa de ses deux grands bras après les avoir pieusement baisés au front. — La raison, voyez-vous, c’est ma partie. — Tel que vous me voyez, je suis professeur de philosophie à l’université d’Oxford. — Parlons de l’immortalité de l’âme. — Toi, mon gros, pourquoi as-tu l’air si bête ? C’est donc une âme d’occas’ que t’as dans l’estomac ? »

Les deux provinciaux firent un mouvement pour se dégager.

« Bougeons pas ! dit le pierrot en continuant à les étreindre d’un bras nerveux, et ne blaguons pas avec papa ! — Que nous sommes donc deux petits scélérats de province et que nous sommes venus à Paris pour voler toutes les phâmes à ce pauvre Pierrot ? Que si la chambre de commerce le savait, que ton portrait serait voilé comme celui de Marino Faliero, un doge qui a été décapité pour avoir raccourci le carnaval… »

Le négociant et l’avoué parvinrent à tirer leur mouchoir et à essuyer leur front, d’où ruisselait une sueur abondante.

« Transpirez, mes agneaux, transpirez, dit le pierrot. — Les médecins le recommandent, et la religion l’ordonne. — Écoutez, je suis fatigué de la vie de garçon, et, si l’un de vous a une sœur, je l’épouse.

— Voyons, monsieur pierrot, dit l’avoué, nous n’avons pas de sœur ; il est bientôt quatre heures… laissez-nous partir. Je prends le chemin de fer à sept heures, et, à dix heures, je serai à mon étude, que j’aurais mieux fait de ne pas quitter, ajouta-t-il avec un soupir.

— De quoi ! des études ? — Que vous êtes donc des perruquiers établis ? — Alors pourquoi que vous vous mettez en Folies et que l’on vous prendrait pour des noceurs ? — Vous voulez donc tromper les phâmes ? — Vous venez donc ici pour séduire nos filles ? — Ah ! perruquiers, prenez-y garde ! — en carnaval, je plaisante volontiers pour me conformer à un us invétéré ; — mais, sur le chapitre de la famille, je suis un crocodile. Mais ôte donc ton faux nez, toi, grand flandrin. »

Le négociant porta instinctivement la main à son nez.

« Elle est bien connue, mais elle est toujours drôle, dit le pierrot en se levant. — Ah çà ! mes amours, je suis forcé de vous quitter. — On m’attend pour discuter les propositions autrichiennes. Mais, au nom de saint carême, modérez-vous, ne secouez pas comme ça vos grelots, et respectez un sexe auquel vous devez votre mère. »

Cela dit, le pierrot partit comme une fusée : — l’orchestre ronflant jouait une invitation au cancan.

Les deux provinciaux demeurèrent quelques minutes dans un silence morne. Quand il eut repris ses esprits, l’avoué dit enfin :

« Voilà ce qui m’ennuie dans les bals masqués : c’est qu’il y a toujours des gens sans tenue qui viennent vous débiter des choses qui n’ont pas le sens commun. — A-t-on jamais rien rencontré de plus décousu dans sa conversation que ce monsieur ! — et il dit qu’il est professeur de philosophie, — je t’en souhaite !… Je suis sûr que c’est un homme qui a des billets protestés et qui cherche à s’étourdir. — Il finissait par m’ennuyer.

— Décidément, dit le négociant, les bals masqués ne sont plus aussi drôles que de mon temps. Je crois bien que c’est fini de rire, et que, l’année prochaine, je ne reviendrai plus… »

Les deux provinciaux quittèrent le bal. — Ils sont probablement de retour dans leur endroit, où on jase beaucoup des orgies qu’ils viennent tous les ans faire à Paris.


Les domestiques. — Ce qui se perd de plus en plus, c’est la race des domestiques de l’école admirative. Nos gens sont tous aujourd’hui infectés de l’esprit de Figaro : ils sondent nos misères et nos faiblesses ; le socialisme leur a fait entrevoir une ère de réparation où tous les maîtres seront des grooms et tous les grooms des bourgeois. — Le seul souci de ces messieurs, c’est de savoir si nous avons assez d’intelligence pour les bien servir.

Il n’en était pas ainsi, il y a encore moins de quarante ans.

Chateaubriand avait un domestique nommé ou surnommé Toby. C’était un garçon assez lettré pour s’intéresser à la gloire de son maître, et il s’y intéressait tellement, que, toujours en extase devant le génie de l’auteur d’Atala, il oubliait tout à fait de décrotter les bottes de M. le vicomte ; — Quand celui-ci lui faisait un reproche de sa négligence, Toby répondait : « M. le vicomte connaît bien mon tempérament : je viens de relire René, et cette lecture a la propriété de m’abrutir pendant trois jours au point de vue de mes devoirs domestiques. — Ce n’est pas impunément qu’on élève son âme dans les régions où plane le génie de M. le vicomte : vus de cette hauteur, un parquet à cirer et une paire de bottes à décrotter paraissent des choses bien méprisables ! »

Un jour, un vieux marin napolitain se présenta pour faire visite à M. de Chateaubriand. Cet homme avait le teint cuivré, des cheveux blancs relevés en nattes sur le front, et il portait de grandes boucles d’oreilles en or. Toby courut au cabinet de son maître : » Ah ! monsieur, s’écria-t-il tout ému, quel événement ! Un Natchez qui vient vous voir ! »

Quand Chateaubriand fut bien blasé sur l’admiration de ses contemporains (à laquelle il n’était nullement indifférent), il cessa de trouver du charme dans le fanatisme de Toby. Il profita d’un voyage, lui donna une cinquantaine de louis, et le congédia.

Toby fut très-amer dans la scène de la séparation. « M. le vicomte me renvoie ! Ce n’est ni lord Byron ni Walter Scott qui auraient renvoyé un domestique aussi attaché aux livres de son maître. Louis XVI avait bien raison de dire : « Tous les Français sont des ingrats ! » Si j’avais vécu du temps d’Homère, j’aurais été son fidèle serviteur et, au besoin, son bâton… Ah ! que ne suis-je une des filles de Milton ! J’irais bien me proposer à M. Goethe ; mais il faudrait savoir un peu de cuisine et beaucoup d’allemand. — Je crois bien qu’Ossian est mort. — Me voilà exposé aux tentations de la faim, qui me réduira peut-être à servir un auteur du cirque Franconi. »

À bout de ses lamentations, et bientôt à bout de ses cinquante louis, Toby entra chez un fort parfumeur. — Le premier jour, il colla des étiquettes sur des pots de pommade ; — le second jour, il colla des étiquettes plus grandes sur des pots plus majestueux que ceux de la veille ; — le troisième jour, il mit sa tête dans ses deux mains et tomba dans une profonde rêverie. — Le parfumeur lui demandait : « Que faites-vous donc là, mon ami ? » Toby répliquait : « Monsieur, je réfléchis. » Le lendemain, le parfumeur, ayant trouvé Toby dans la même attitude, le secoua violemment. « Voyons, mon garçon, je vous ai pris pour tout faire, et vous ne faites rien ! Vous sortez de nos conventions. Venez servir à table. » Toby se laissa déplacer machinalement comme une chose inerte. La cuisinière lui mit dans les mains une pile d’assiettes et une serviette sur le bras gauche ; — mais le parfumeur et sa famille venaient à peine d’absorber la première cuillerée de potage, qu’un bruit formidable, pareil à celui que produirait l’écroulement de la muraille de la Chine, ébranla la maison. C’était la pile d’assiettes qui venait naturellement de s’échapper des mains de Toby, au moment où Toby avait levé les mains au ciel en s’écriant : « Quelle décadence ! »

Profitant de la stupeur produite par cet événement, Toby fit, en ces termes, sa profession de foi au parfumeur :

« Monsieur, je suis chez vous depuis trois fois vingt-quatre heures ; je n’ai rien fait, mais je n’ai pas mangé, — nous sommes quittes. — Voyez-vous, quand on a été l’homme de confiance de M. le vicomte de Chateaubriand, on ne peut pas servir un marchand de savon. — J’ai mon idée : — j’ai lu hier les poésies d’un jeune homme nommé Lamartine, — je vais lui proposer mes services. — Je vous tire ma révérence. »

Chez le jeune Lamartine (tout cela est du 1828), Toby échoua ; mais ses relations littéraires le recommandèrent à la bienveillance du libraire Ladvocat, de qui je tiens toute cette histoire. — Ladvocat s’attacha Toby. — Là, autres aventures : Toby avait des bottes à revers, une culotte de peau blanche, une redingote noire à aiguillettes et un chapeau galonné d’or et surmonté d’une cocarde large comme la lune. Toby devait monter derrière le cabriolet du fringant libraire de la restauration. Mais toujours il s’exonérait de cette fonction sous le prétexte de nettoyer à fond les appartements qu’il ne nettoyait jamais. La vérité est que Toby avait découvert chez son nouveau patron une véritable Californie, les manuscrits que son maître devait éditer. Il lisait M. Guizot, M. Villemain, M. Cousin, M. de Barante en primeur, avant la France, avant l’Europe. Quand il lui tombait sous la main du Chateaubriand, Toby disait : « C’est un ingrat, mais il a du talent. » Ladvocat avait assez de fantaisie dans l’esprit pour se donner le luxe d’un domestique pour rien faire. Il s’amusait et amusait les autres des tendances littéraires de son domestique, le laissait tripoter ses manuscrits, les classer, les étiqueter et peser à sa façon les gloires contemporaines dans la balance de son impartialité.

Malheureusement Ladvocat fit un voyage en Angleterre. — À son retour, il trouva sa maison ensevelie dans les toiles d’araignée, comme une vieille bouteille de kirschwasser, les souris installées sur ses meubles, son cheval crevé à l’écurie et Toby plongé dans la lecture.

« Misérable ! dit-il à son domestique, je t’aurais tout pardonné ; — mais laisser crever mon cheval !…

— Le cheval ! fit Toby en passant sa main sur son front. — C’est impossible ; — il n’a pas même été malade.

— Mais, animal, si on t’enfermait pendant un mois dans une écurie, — sans boire ni manger, — crois-tu que tu en sortirais bien portant ? »

Toby se distinguait de ses pareils par beaucoup de bonne foi et de sincérité. Il n’était pas de l’école de ces domestiques qui veulent toujours persuader à leurs maîtres que le carreau cassé de la veille était cassé depuis cinq ans. — Il n’essaya donc pas de démontrer que le cheval était mort avant la révolution.

« Pour le boire et le manger du cheval, dit-il, je dois reconnaître que je suis fautif et que je l’ai totalement oublié.

— Mais qu’as-tu donc fait en mon absence ?

— Monsieur, j’ai lu le manuscrit des Mémoires de la Contemporaine.

— Voilà un ouvrage qui va faire gagner de l’argent à monsieur ! — Dire que toutes les gloires militaires de la France y ont passé. — C’est drôle ! »

Toby avait, cette fois, dépassé la mesure de la tolérance de son bourgeois. — Il fut congédié, et essaya d’entrer chez M. d’Arlincourt.

— Ici, je perds sa trace. — Seulement, Ladvocat m’a toujours dit qu’il était mort compositeur d’imprimerie.

Si vous voulez maintenant savoir où en est l’admiration de nos gens pour les écrivains qui sont la gloire de la France, voici le dernier signalement que donnait mon portier a un monsieur qui prenait des renseignements sur mon compte :

« M. Villemot ? — Il paye son terme.

— Oui ; mais quelle est sa profession ?

— Il n’en a pas.

— Comment ! est-ce qu’il n’écrit pas ?

— Oh ! oui, toute la journée ; — c’est sa manie.

— Eh bien, c’est une profession, d’écrire.

— Mais ce n’est pas un état pour vivre, — puisqu’il affranchit ses lettres. »

Je vais cependant consigner ici un exemple de fournisseur admiratif. — Mme  Sand a reçu, il y a quelques années, une facture de son marchand de vin ainsi libellée :

« Doit l’illustre auteur d’Indiana à X… deux pièces de bordeaux. »

En fait de domestiques, il nous reste donc, ou des gens intelligents qui sont dangereux, ou des jocrisses qui sont irritants. — J’ai retenu le dernier mot d’un domestique de cette seconde classe, et il m’a paru joli. — Un verre de lampe avait été cassé, et le maître s’en plaignait avec humeur :

« Mais, répliqua le domestique, monsieur sait bien qu’un verre de lampe casse toujours la première fois. »


Les gens qui reçoivent. — Les bons bourgeois appellent les gens du monde des paresseux. — Quel préjugé ! — Trouvez-moi, je vous prie, un bonnetier qui travaille autant qu’une duchesse. — Je maintiens mon paradoxe, à savoir qu’à Paris il n’y a de rude travail que pour ceux qui ne font rien. — Essayez un peu de reconstruire la journée d’une femme qui donne une fête. Dès le matin, accablée déjà par les préparatifs des deux jours précédents, elle se jette dans une voiture. Les fleurs et les lustres, le buffet, les glaces, les gens de service, occupent toute sa matinée. Dans la journée, autre toilette : visites délicates et diplomatiques, pour s’assurer la présence de certaines personnes dont l’absence serait un échec. — On rentre maussade, ennuyée et énervée par quelques revers : la princesse a promis si vaguement, qu’on pressent qu’elle ne viendra pas ; — le duc a dit catégoriquement qu’il s’abstiendrait pour ne pas rencontrer des gens antipathiques. À l’hôtel, madame trouve tous les gens réunis à l’antichambre, dans l’attitude de Vatel, attendant la marée de Louis XIV ; — c’est le chapitre des incidents ; — tout périclite : le groom, sans expérience, a versé le broc à l’huile sur le meuble Louis XV. — Les artistes engagés pour le concert sont tous enroués ; — la fête est en faillite. Il faut de l’énergie et de la volonté pour remonter cette machine qui se détraque. — Au milieu de ces soucis, l’heure avance ; la maîtresse de la maison dîne au coin du feu ; — triste dîner, vingt fois interrompu par les obsessions des gens de service et les mille coups d’épingle de ce charmant martyre couronné de fleurs.

« Madame, le tapissier dit qu’il y a danger d’incendie, si les lambrequins des tentures ne sont pas éloignés des bougies.

— Madame, Chevet veut installer le petit buffet dans le vestiaire ; où mettra-t-on les manteaux ?

— Madame, la pianiste fait dire qu’elle ne jouera pas si on n’enlève pas les tapis.

— Madame, quel vin donnera-t-on aux musiciens ?

— Madame, on vient d’apporter les fleurs ; elles sont toutes flétries, et ce n’est pas étonnant : elles figuraient hier chez la comtesse de F… ; avant-hier, chez la marquise de P…, et, le jour précédent, chez un agent de change.

— Madame, le jet d’eau du grand salon est arrêté ; le tuyau est crevé et l’eau filtre sous le tapis. »

À ce moment, sept heures sonnent : la divinité qui reçoit ce soir-là l’élite de Paris donnerait volontiers quelques milliers de francs de plus que ne lui coûte sa fête, pour avoir le droit de se mettre au lit. — Ce grand tracas l’a enfiévrée : — l’heure matinale de son lever, le bruit des marteaux, le piétinement des gens de service, le vacarme des meubles qu’on déplace, lui ont donné la migraine. — C’est pourquoi il faut que, toute affaire cessante, elle se mette entre les mains des femmes de chambre, des coiffeurs, etc. — On enferme son corps dolent dans une charmante, mais étroite prison de satin ; — l’artiste capillaire se livre sur sa tête à la fougue d’une composition orageuse et nouvelle, qui consiste à suspendre un diamant ou une fleur à chaque cheveu.

Quand tout cela est fini (et Dieu sait que cela ne finira jamais), on a une heure de répit en attendant les premiers invités — et, pendant cet armistice, on surprend les réflexions de ses domestiques.

« Madame est trop serrée, dit la femme de chambre ; — elle va éclater comme une grosse bombe.

— Bast ! réplique le valet de chambre, elle ne s’amuserait pas si elle était à son aise.

— Cela n’empêche pas que, l’année dernière, elle s’est évanouie roide, en pleine polka, pour avoir voulu faire fine taille. — Elle a eu beau dire que c’était un n’hussard qui lui avait marché sur le pied, j’ai bien vu, en la déshabillant, qu’elle avait les baleines de son corset dessinées en creux sur son estomac.

— Ah ça, dit le cocher, est-ce que les repas sont supprimés ici ? Quand donc que nous mangerons ? — C’est pas amusant pour les domestiques, ces noces-là.

— Parle donc plus bas ! — madame peut entendre. Imbécile, on ne demande pas à manger, — on mange et on boit. — Crois-tu pas qu’on y verra clair demain matin dans le compte des bouteilles et des volailles ?

— J’aime pas tous ces baltazars-là, — moi, — reprend le cocher ; mon rêve serait d’être chez un monsieur seul qui me laisserait du viager. — Ici, y a rien à espérer, — on dépense tout en ripailles.

— Le fait est que c’est une bien drôle d’idée qu’ont les maîtres de s’embêter comme ça entre eux à écouter des chanteurs qui miaulent comme des chattes amoureuses : — sans compter que, ce soir, le bal de madame est raté, — ratatibus ! — ça va-t-être une pêle-mêle où on ne retrouverait pas son père. — C’est trop petit ici pour faire des fla-fla pareils : — la société y sera comme les avantages de madame dans son corset. — Dis donc, Jérôme, est-ce que, si tu avais la fortune de madame, cinq billets de mille francs à manger par mois, tu donnerais des raouts ?

— Moi, plus souvent ! que je donnerais comme ça la pâtée à un tas d’individus qui se fichent de vous par-dessus le marché…, etc. »

Ces confidences de l’antichambre sont interrompues vers dix heures par le bruit d’une voiture ; à la lente allure de son évolution dans la cour, il est aisé de deviner le fiacre : les oreilles exercées ne s’y trompent jamais. — Un équipage entrant dans une cour l’emplit d’un bruit plein et sonore ; — le fiacre y apporte un bruit lourd et fêlé comme le luxe des hôtes qui vont en descendre. — Ceux-ci sont ordinairement des gens médiocres, commensaux et protégés de la maison ; — on leur a recommandé de venir de bonne heure, afin de garnir un peu les salons avant l’arrivée des invités considérables. — Ils représentent assez bien les claqueurs qu’on fait entrer avant le public dans les salles de spectacle, au jour des représentations solennelles : — comme les claqueurs, en effet, — mais avec plus de désintéressement et de sincérité, — ces bons bourgeois admirent tout. Il y a si loin de ce luxe, même factice et éphémère, à leur intérieur en acajou plaqué. — On jouit de leur surprise et on leur fait volontiers les honneurs du salon jusqu’au moment où on annonce une comtesse ou un baron. Alors le rideau se lève ; la maîtresse de la maison met son sourire, et la représentation commence…

Vers les trois heures du matin, les observateurs peuvent entendre dans le vestiaire, où on reprend tout ce qu’on peut trouver de manteaux et de burnous, des dialogues qui n’encouragent pas à l’hospitalité.

« Eh ! dites donc, Ferdinand… vous partez ?

— Je crois bien, — assez fâché d’être venu ; — quelle cohue ! — Et ce monsieur qui chante ! — C’est donc l’âme de Collignon qui vient tourmenter les bourgeois ?

— Le fait est que je n’ai rien vu de plus mal entendu ! — je n’ai pas pu attraper un verre d’orgeat pour ma femme.

— Moi de même… et cependant c’est inconcevable, car on a fait circuler beaucoup de rafraîchissements.

— Oui… mais la maîtresse de la maison buvait tout. — Sans cela, du reste, il y a bien longtemps qu’elle serait étouffée.

— Et puis qu’est-ce que tout ce monde ?… Le bric-à-brac de la chaussée d’Antin et du faubourg Saint-Germain… des comtesses qu’on nous donne pour du neuf et dont les fissures sont mal dissimulées par des repeints. — Des banquiers épais comme des marchands de chevaux et de petits crétins de jeunes gens qui racontent, depuis onze heures du soir (et il est trois heures du matin), qu’ils ont failli souper avec Orloff. Notre Amphitryone est bonne femme, mais elle ne soupçonne même pas ce grand art de composer une société. — Est-ce que je peux danser avec des femmes qui me prient de leur raconter le Médecin des enfants ? Est-ce que je peux causer avec des hommes qui demandent encore des détails sur la prise de Sébastopol, etc. »

Les deux interlocuteurs allument un cigare et sortent.

C’est maintenant le tour de deux femmes qui cherchent leur pelisse dans un océan de vêtements mêlés et confondus.

« Vous vous retirez, chère amie ! — Comment avez-vous trouvé la robe de Mme X… (la maîtresse de la maison) ?

— Ravissante ! Je la connaissais déjà.

— Et ses volants ?

— Très-riches… pour du faux…

— Mais pourquoi donc cette chère amie a-t-elle la manie de se tant serrer ? — Elle a une si jolie taille !

— Vous appelez cela une jolie taille ?

— Mais oui… je croyais. — Notre amie est très-mal faite… mais je vous assure que la taille serait assez dégagée, si les épaules un peu hautes et la poitrine un peu massive ne lui donnaient un aspect lourd et vulgaire. — On voit, du reste, que c’est une femme distinguée.

— Très-distinguée ; — mais son bal, qu’en dites-vous ?

— Il y avait trop de monde ; — c’est tout simple, elle a tant d’amis…

— J’aime à penser qu’elle n’a reçu ce soir que ses ennemis. — Il faut bien en vouloir à une femme pour apporter chez elle autant d’ennui, de si gros pieds et de si grosses mains… »

Ces dames ont trouvé leur pelisse… Un flot plus pressé les pousse au dehors. — Les salons se vident. À quatre heures, on éteint les bougies. — La glorieuse victime, à qui cette plaisanterie ne coûte que quatre mille francs, va prendre un repos auquel elle aspire depuis si longtemps. Et en s’endormant elle se dit : « Tout cela est bien cher et un peu pénible ; — mais c’était admirablement réussi : — demain, tout Paris parlera de mon bal. »

À ce compte, qui est le compte de bien des gens à Paris, je suis tenté de parodier un mot de Danton, et de dire : « Mieux vaudrait être un pauvre pêcheur que de se mêler d’amuser le monde. »


Les étoiles qui filent. — Ces femmes que nous voyons pendant dix, quinze et vingt ans (au maximum) dans les avant-scènes et qui disparaissent tout à coup, que deviennent-elles ? — Ce serait un inventaire bien curieux et bien philosophique à faire. — On dit que les marchandes de coco ont eu voiture dans leur jeunesse, que les ouvreuses de loges sont toutes d’anciennes locataires des boudoirs de la Chaussée-d’Antin.

Moi-même, j’ai reconnu à la porte d’un théâtre de boulevard, dans l’attitude modeste d’une marchande de sucre d’orge, une femme que trente ans auparavant, deux lions de la restauration s’étaient disputée l’épée à la main. — Mais cette explication me parait insuffisante et je demande une enquête. Probablement, il y a dans le fond des provinces quelques-unes de ces femmes mariées à des adjoints, sévères dans leur tenue, assidues à l’église et rendant le pain bénit plus souvent qu’à leur tour.

Chaque fois qu’un nouvel embranchement de voie ferrée rapproche Paris de leur petit endroit, ces femmes doivent être en proie à de grandes appréhensions. — Si un flâneur parisien allait tout à coup tomber comme un aérolithe dans la localité, et reconnaître un premier sujet du théâtre Saint-Antoine dans la châtelaine austère qui ne veut plus recevoir le médecin du pays, parce qu’il parle du fémur de façon à faire rougir les honnêtes femmes !

Et si quelque troupe de comédiens ambulants vient s’abattre dans la commune, — quelle angoisse ! — Le petit monde du théâtre se touche par tous les bouts et correspond à toutes les extrémités du globe. Parmi ces nomades, il y a toujours un ancien premier rôle qui a débuté à Paris avant de jouer les grimes dans toutes les granges de France. — Il reconnaîtrait indubitablement son ancienne camarade. — On n’imagine pas combien ce titre est flatteur pour une femme classée dans la société, quand il lui est donné par un homme de cinquante ans, familier, mal élevé, s’annonçant à trente pas par des émanations alcooliques, et enclin à des indiscrétions dans le goût de celle-ci :

« Eh bien, ma bonne Amanda, avons-nous toujours cette jolie jambe dont l’orchestre raffolait et que vous ne lui cachiez guère, friponne ?… »

« Voyez-vous encore M. Polavski… vous savez, ce Polonais si riche, qui nous payait de si fameux soupers ? C’était le bon temps. Dieu ! que vous devez vous embêter dans cette cassine, avec ce gros adjoint qui est gai comme un dénoûment de tragédie ! — Venez donc avec nous : notre premier rôle vient de faire une fugue avec un marchand de bœufs de Poissy ; vous la remplacerez avantageusement. »

Outre la lorette mariée, — la province doit encore recéler dans ses lianes ténébreux la lorette vieille fille. — Celle-ci a dû être une femme rangée même en amour ; — elle a appartenu à la classe des femmes qui disent à leurs amants : « Tu veux me donner un bracelet de trois cents francs pour ma fête. — je préfère quinze louis. »

Ces quinze louis additionnés avec beaucoup d’autres de même source, l’anse du panier qu’on a fait danser quand on a vécu maritalement, la maison de campagne qu’on a reçue en cadeau de noces et qu’on vend à l’heure de la retraite, les économies sordides et les rapines exercées sur le luxe, quelques bijoux, un peu de diamants, tout cela compose, vers la quarantième année, la petite fortune de la femme qui est entrée avec ordre dans le désordre, sous l’inspiration de cette idée fixe : « Je ne veux pas mourir à l’hôpital. »

Quand l’heure a sonné, quand, après une lutte obstinée, la conscience et la solitude vous disent que bien décidément on est une femme finie, on se retire avec son lingot, dans un chef-lieu d’arrondissement ; — on a une petite maison, un petit jardin et deux petits chiens. — On s’appelle Mlle  Basuche — ou quelque chose d’approchant. — Aux questions indiscrètes des voisins, on répond qu’on a fait sa fortune dans la mercerie et qu’on n’a jamais voulu se marier parce que les hommes sont trop indélicats. — Un reste d’élégance et de prétention, un peu de rouge sur les joues, qui sont pâles et flétries, et beaucoup de blanc sur le nez, qui est rouge, trahissent encore, aux yeux de l’observateur, ce culte que la femme galante conserve, jusqu’à la dernière heure, pour la peau dont elle fut si fière.

Mlle  Basuche soupire quelquefois : elle a des peines de cœur ; elle vient de lire, dans le feuilleton du journal, que l’Ambigu a donné la veille une première représentation à laquelle assistait tout Paris élégant. Du fond de sa morne retraite, la courtisane, détrônée par le temps, reconstruit en imagination l’édifice écroulé des féeries de sa jeunesse. — Elle se voit entrer dans sa loge, précédée de son bouquet et suivie de son Arthur. — Elle salue à droite et à gauche, face et de profil, toutes les illustrations contemporaines de la galanterie. — Les lorgnettes sont braquées sur elle. — Elle fait sensation, et, le lendemain, à son petit lever, sa femme de chambre lui remettra quinze propositions. — Le rêve fini, la lorette vieillie se retrouve les pieds sur sa chaufferette, en tête-à-tête avec le secrétaire de la mairie, qui a flairé les quatre mille livres de rente et qui soupire pour le bon motif.

À Paris, la destinée de certains hommes ressemble beaucoup à celle de ces femmes. — Voyez, à cheval, en voiture, au café de Paris, dans les avant-scènes, ces hommes jeunes, beaux, enviés, fêtés : — ce sont des millionnaires éphémères ; ils ont soixante mille francs de rente pendant cinq ans. — Leur père, honnête marchand, officier ministériel, bourgeois scrupuleux et timide, a mis trente ans à leur amasser trois cent mille francs. Quand le père meurt, un tiers de cette fortune appartient déjà à l’usure ; — le reste est semé d’une main prodigue à tous les vents de la folie. — Que devient alors le dissipateur ? — Les uns se font soldats, — j’en sais un qui est aujourd’hui général ; — les autres se tuent. — Voilà pour les caractères énergiques. — Mais les faibles se laissent dégringoler, échelon par échelon, jusqu’au bas de l’édifice social. — On les voit réformer leur luxe pièce à pièce : — on vend les chevaux, — on vend les tableaux et les meubles de prix, — on fait restaurer par son portier ces délicieux habits de chasse que Renard facturait à 180 francs. — On dine à la Taverne anglaise ; — on a quitté la superbe Léona (qui a peu résisté) ; — on a maintenant, pour cinquante francs par mois, une ingénue des Folies-Nouvelles. — On est triste et mélancolique comme une ruine du moyen âge. — On s’avise, un peu tard, que trois cent mille francs, à 5 p. 100, pouvaient produire quinze mille livres de rente ; — qu’avec cela, un peu de retenue et de simplicité, — une honnête fille au lieu d’une prostituée pour maîtresse, un autre tailleur que Renard, un autre restaurateur que Bignon, — plus d’honnêtes gens et moins de grecs dans sa familiarité, on pouvait vivre éternellement de la vie des égoïstes heureux qui ne prêtent à personne, n’empruntent à personne, tiennent leur budget en équilibre, — dépensent un peu, l’hiver, à Paris, économisent beaucoup, l’été, à la campagne, et, vers leur sixième lustre, épousent la fille d’un commissaire-priseur. — Philosophie tardive ! — Le jour des grandes épreuves s’avance ; — les derniers débris d’un luxe qu’on achète si cher et qu’on vend à vil prix se dispersent chez les brocanteurs ; le papier timbré entre dans la maison. — On ne vit plus que d’expédients ; le mont-de-piété devient le seul et dernier usurier du lion en décadence. — Enfin, un jour, on se réveille sous le coup de to be or not to be : trouver cent sous, ou ne pas dîner !

Cent sous, cela se trouve ; mais il faut dévorer bien des affronts, dépenser bien des paroles inutiles, mettre sa fierté à l’abri derrière des voiles bien transparents : « J’ai oublié ma bourse… Il me manque cent sous-pour acheter une boîte de chocolat, etc. » Cela s’épuise bientôt. Comme on ne rend jamais, on n’en est plus à l’emprunt, on en est à la carotte.

Alors, on se dit que ce qui constitue la carotte et ses humiliations, c’est la modicité de l’emprunt. — On tente des coups plus hardis ; on se rappelle qu’on avait des amis riches, on va les relancer.

« Mon cher, dit le premier ami, vous tombez mal : j’ai perdu hier cinquante louis au lansquenet. — Figurez-vous que je n’ai pas pu attraper une main de toute la nuit ! — Je suis bien fâché, — bien désolé, — etc. »

Ailleurs, l’ami est à la campagne, — aux eaux.

Enfin, on rencontre un grand cœur, — un homme qui sait compatir au malheur.

« Mon cher, dit cet ami, vous savez que j’ai toujours eu de la sympathie pour vous : — je veux vous sauver. Je vous prêterais les cinq cents francs que vous me demandez, que vous ne seriez pas plus avancé dans un mois ; — je ferai mieux. — Je viens d’intéresser mes capitaux dans une compagnie d’assurances. — Je suis en position d’imposer un employé ; — il y a là une place de douze cents francs, — elle est à vous. »

Ceci est une façon d’assommer le lion ruiné et importun avec une bûche économique. — Aller à un bureau à huit heures, en sortir à six heures, s’hébéter dans des expéditions et des additions, dîner à vingt-deux sous, se coucher sans feu, être banni du paradis social, et le contempler à la distance où végètent les damnés du travail sans gloire et sans profit, voilà la perspective qu’on ouvre devant l’homme qui naguère était assis au festin de la vie parisienne ! Même dans ses plus mauvais rêves, le prodigue ruiné n’avait pas entrevu cette douloureuse expiation.

Généralement, il refuse ce secours dérisoire. — Il n’en est pas là. — Il attend de l’argent de sa famille. — Il ne voulait qu’une avance, etc. — Bref, il refuse la superbe place qu’on lui offrait. — L’ami s’en doutait un peu. — Mais le voilà en règle avec sa conscience. — Quand il rencontrera les anciens compagnons de plaisir du lion ruiné, il pourra encore se poser sur le piédestal du bienfaiteur méconnu.

« Comprenez-vous Gaston ! il n’a plus le sou. — Je lui offre une place de douze cents francs, et il refuse… »

Ici, chœur d’amis :

« Vraiment !…

— C’est insensé !

— C’est un garçon perdu !

— Je voyais bien qu’il allait trop vite.

— Il y a un tas de jeunes gens qui veulent faire, comme ça, de l’embarras…

— Te rappelles-tu avec quelle ostentation il parlait toujours de son attelage gris pommelé ?

— Allons… voyons…, messieurs, c’était un bon garçon…

— Sans doute… mais que veux-tu qu’on y fasse ?… Tu n’as donc pas entendu ?… on lui offre une place, et il refuse…

— Ah ! je voudrais bien vous y voir, avec une place de douze cents francs…

— Mais nous… nous…, mon cher… c’est différent…

— Moi ! si je perdais ma fortune, je gratterais plutôt la terre que de demander un sou à personne…

— Oh ! et moi donc ! — Je travaillerais… j’irais en Californie… Mais je ne resterais pas à Paris… comme ça… à carotter tout le monde.

— Voulez-vous que je vous dise le malheur de Gaston ? C’est l’orgueil… Il accepterait bien une place à l’étranger… Mais ici, à Paris, où il est connu de nous tous, il rougirait d’occuper un petit emploi.

— Oui… c’est cela ; — c’est comme d’Estigny… vous savez… d’Estigny, qui, après avoir tout mangé, est maintenant employé à la Ville. J’ai eu affaire à lui dernièrement en allant dans les bureaux pour mon expropriation, et il a attrapé un coup de soleil !… J’ai été bon enfant… je lui ai donné la main ; mais il est resté contraint et embarrassé.

— Ah ! dame, c’est embêtant. — Mais, aussi, pourquoi veulent-ils paraître ce qu’ils ne sont pas !… Quant à Gaston, je dis que nous ne devons pas l’abandonner… Il faut le voir et le raisonner ; mais, s’il persiste à refuser la place qu’on lui offre… bonsoir ! »

C’est ainsi qu’en allant au bois au pas de son cheval, on enterre l’ami qui s’est laissé choir dans la fosse aux lions.

Quant à ces victimes des prodigalités parisiennes, il est impossible d’en retrouver la trace, dès qu’ils ont une fois disparu de l’horizon des Champs-Elysées et des avant-scènes. — L’homme ruiné dans la spéculation se remet à l’œuvre, accepte les emplois les plus modestes. — Mais, dans cette ruche bourdonnante où, depuis le chef de l’État jusqu’au plus humble ouvrier, la loi de l’existence est le travail, le dandy seul, quelles que soient sa condition et sa fortune, ne travaille jamais, — du moins d’un travail régulier et suivi. — Les loisirs de la vie dissipée ont brisé en lui ce grand ressort. — Il va à l’aventure, s’immisce dans les industries ténébreuses, roule dans les précipices, reparaît quelquefois en police correctionnelle ou en cour d’assises, s’abrutit souvent par l’absinthe, et meurt oublié après avoir vécu ce que vivent les roses.


Le recensement a Paris. — Le recensement consiste en ceci : un employé se présente chez chaque habitant de la bonne ville de Paris et lui demande son nom, son âge et sa profession ; — en ce qui concerne ces deux derniers renseignements, une certaine classe de femmes se montre très-blessée de l’indiscrétion de l’administration. — L’enquête se fait à l’amiable ; mais néanmoins l’administration a des formules de protestations contre les déclarations évidemment entachées de poésie.

Quand la scène se passe dans le quartier Bréda, elle se résume à peu près ainsi :

« Votre nom, madame ?

— Élodie-Clorinde de Saint-Ange.

— Pardon, madame, êtes-vous bien sûre de vous appeler Saint-Ange ? — Il résulte des registres matricules que vous vous appeliez naguère Françoise Merluchet, du nom de monsieur votre père, marchand des quatre saisons. »

La dame, en rougissant :

« C’est vrai, monsieur ; mais mon père n’ayant pas été heureux dans son commerce, j’ai pris depuis dix ans le nom de Saint-Ange, sous lequel je suis connue dans la société.

— Ah bien, Saint-Ange, soit. — Votre âge, madame.

— Dix-neuf ans.

— Pardon, madame : j’ai été coulant sur le nom ; ne pourriez-vous me faire une concession sur l’âge ?

— Mais, monsieur, c’est une horreur, un supplice de l’inquisition. Est-ce que je parais plus de dix-neuf ans ?… Je ne les ai pas encore, c’est vrai ; mais je vais les avoir demain matin. — Je n’ai pas cru devoir tricher pour vingt-quatre heures.

— Pardon, madame, vous me disiez tout à l’heure que, depuis dix ans, vous auriez pris une grave résolution ?… »

La dame, se mordant les lèvres :

« Eh bien, monsieur, mettez vingt-cinq ans.

— Voilà toujours six ans de gagnés. Ne pourriez-vous, madame, faire quelque chose de plus, dans l’intérêt de la sincérité du recensement ?

— Monsieur, prenez ma tête ; mais vous n’obtiendrez pas trois mois de plus. Je vous fais déjà cadeau de six semaines, pour vous être agréable.

— Tenez, madame, je mets d’office vingt-neuf ans ; — je vous sauve le trois, — par galanterie. — Si vous vous trouvez lésée, vous pourrez réclamer à la préfecture, votre extrait de naissance à la main. »

La dame s’apaise subitement en entendant parler d’extrait de naissance.

L’interrogatoire continue.

« Votre profession, madame ?

— Célibataire.

— Madame, ce n’est pas là une profession ; c’est une situation.

— Alors… rentière.

— Voyons, madame, pas de farce… Vous êtes ici en garni. De quoi vivez-vous ?

— Ah ! c’est là ce que vous voulez savoir ? Eh bien, je suis… artiste dramatique. »

Ici, l’employé dépose sur la table sa plume, ses lunettes, son mouchoir et sa tabatière, et, s’appuyant sur les deux coudes, entreprend de la voix paternelle d’un confesseur le speech suivant :

« Madame, l’opération du recensement est sérieuse ; — elle a pour but de donner à l’administration les éléments d’une classification des habitants de la ville de Paris. — La profession surtout est d’un haut intérêt statistique ; je vous engage à être sincère. — Vous vous dites actrice dramatique : où avez-vous joué ?

— Partout, monsieur… partout… excepté, je l’avoue, au Théâtre-Français, où les sociétaires sont trop jaloux pour laisser les jeunes talents.

— Pourriez-vous, madame, me montrer votre dernier engagement ?

— Certainement, monsieur. — Tiens, je n’y pensais pas ! — Voici, monsieur, mon dernier traité avec M. Charles Desnoyers, le directeur de l’Ambégu-Comique. »

L’employé prend ce document imprimé et lit à haute voix :

« Entre M. Charles Desnoyers, directeur privilégié du théâtre de l’Ambigu-Comique, et Mme  Françoise Merluchet, dite de Saint-Ange, artiste dramatique, il a été convenu ce qui suit :

« M. Charles Desnoyers engage Mme  de Saint-Ange pour remplir, à la première réquisition, tous les rôles qui conviennent à son physique et à son talent, et notamment les rôles dits de grande tenue. »

Ici, l’employé au recensement commence à lire à la course et en bredouillant, comme un homme qui cherche l’article essentiel.

« Mme de Saint-Ange sera tenue de se fournir tous les costumes de ville et de caractère. »

— Ce n’est pas cela,

« En cas de grossesse de l’artiste non mariée, les appointements sont suspendus de plein droit. »

— Ce n’est pas cela.

« Mme de Saint-Ange s’oblige à se contenter de la loge et du luminaire qui lui seront attribués. »

— Ce n’est pas cela.

« Mme de Saint-Ange s’engage à venir en personne consulter le tableau des répétitions et à se mettre à la disposition de l’administration à l’heure du spectacle, quand même elle ne jouerait pas dans la représentation. »

— Diable ! c’est dur, cet article-là. — Mais ce n’est pas encore cela… — Ah ! nous y voici.

« Moyennant ces conditions fidèlement exécutées, il sera payé à Mme de Saint-Ange, par douzièmes et de mois en mois, la somme de trois mille francs… »

Note manuscrite :

« Que Mme de Saint-Ange s’engage à déposer préalablement à la caisse, pour répondre de la régularité de son service. »

« Madame, continue l’employé, je vois que vous êtes bien, en effet, artiste dramatique. — Mais, si c’est là une profession, ce n’est pas une profession lucrative.

— Monsieur, une artiste qui veut se faire connaître doit faire quelques sacrifices.

— Madame, le recensement, après tout, n’est pas un interrogatoire de cour d’assises. Vous êtes artiste dramatique. — Je vous porte en cette qualité sur la feuille. — Pour mon édification personnelle, il me resterait à savoir par quelle profession vous soutenez la profession d’artiste.

— Monsieur, réplique la dame qui a repris son aplomb, — ayez vingt-cinq ans et des bottes vernies, ou soixante ans et autant de mille livres de rente que d’années, et on vous le dira… »

auguste villemot.