Le Diable à Paris/Série 2/Paris avant le déluge

LE DIABLE À PARIS

Palæotherium (petit).                                                  Palæotherium
PARIS AVANT LE DÉLUGE
par théophile lavallée
I
En regardant du haut des collines qui dominent Paris ce gouffre brumeux de plâtre et de pierre, ce monstre dans lequel respirent un million de créatures, cette ruche gigantesque d’où part un bourdonnement indéfinissable de joie et de douleur, qui n’a songé à effacer par la pensée toutes ces existences, tous ces monuments, toutes ces merveilles de l’industrie humaine, pour demander à ce sol tant remué depuis des siècles ce qu’était Paris, non pas avant nos révolutions d’hier, non pas même avant qu’un fils de Noé fût venu peupler la Gaule, mais avant les six mille ans qui composent l’histoire de l’espèce humaine, chétive éternité au delà de laquelle nous ne voyons plus rien ? A-t-il suffi, pour que la grande ville naquît, pour qu’elle devînt ce qu’elle est aujourd’hui, des frayeurs d’un pauvre Gaulois qui vint chercher un abri dans l’île de la Cité, ou du caprice d’un roitelet barbare qui s’avisa d’y établir son rustique palais ? Quels événements ont disposé ce sol, élevé ces collines, fait couler ce fleuve, entassé ces mines inépuisables de chaux, de grès, de sable, d’argile, berceau matériel de Paris ? Si les traces presque effacées de l’origine de notre nation excitent en nous tant d’intérêt, quel charme n’y aurait-il pas à chercher, dans les ténèbres de l’enfance de la terre, les traces des révolutions qui ont préparé l’existence de Paris, révolutions autrement terribles que nos tempêtes dans une goutte d’eau, qui cent fois ont changé la surface du globe et enseveli dans ses entrailles des millions d’êtres dont les races mêmes n’existent plus, révolutions dont nous foulons aux pieds, tous les jours, les mystérieux témoignages ? Le génie de Cuvier l’a essayé : descendons, à sa lumière, dans les terrains sur lesquels s’élève Paris en nous enfonçant dans l’abîme des temps, nous trouverons peut-être l’explication physique des destinées de cette ville providentielle ; nous trouverons peut-être dans les calamités des âges qui ont précédé l’apparition de l’homme sur la terre le présage des félicités dont nous jouissons dans notre âge d’or, en l’an de grâce où nous avons le bonheur de vivre nous trouverons peut-être dans les habitudes des êtres qui sont venus avant nous les preuves que toutes les grandes choses que nous avons faites (y compris le système représentatif) ont été préparées de toute éternité dans les arcanes de la création, et qu’il n’a pas fallu moins de cinquante déluges, moins de quelques milliards d’années pour faire éclore de telles merveilles. Notre sol, avant de devenir le centre de la civilisation, la patrie des arts, le paradis des journalistes et des chanteurs, a dû subir de continuelles transformations ; il n’est, pour ainsi dire, formé que des débris d’une infinité de créatures qui sont venues là, comme nous, vivre, souffrir et mourir ; les pierres de nos édifices, les marbres de nos salons, les vases même de nos festins, ne nous ont été donnés qu’au prix de tortures qui resteront à jamais inconnues. Pour qu’il nous fût possible de danser dans ces palais, de nous pavaner dans ces promenades, d’intriguer ici, de ramper là, que de bouleversements a subis notre sol, que de ruines, quelle perpétuelle destruction ! Le moindre progrès a été payé par des milliers de morts, et notre planète, avant de pousser cet immense, cet universel cri de joie qu’on entend aujourd’hui, n’a exhalé, depuis son origine, qu’un long cri de douleur.
II

Si l’on en croit les calculs, et plus encore les hypothèses des savants, la terre, à l’époque où elle fut lancée dans l’espace, aurait été incandescente comme le soleil ; elle se serait ensuite, et peu à peu, refroidie, de façon que sa croûte extérieure pût devenir solide et successivement habitable pour des créatures de diverses espèces ; mais ce n’aurait été qu’à travers les révolutions physiques qui ont été formulées si poétiquement par Moïse, dans les sept jours ou époques géogoniques de la création. Dans ces révolutions, le globe, dont les matières intérieures étaient toujours bouillonnantes, aurait, en se boursouflant dans certaines parties, en s’affaissant dans d’autres parties, bouleversé sa croûte superficielle dans sa structure et ses substances, fait varier la nature et la position de sa surface, déplacé à chaque fois la masse des eaux, inondant ce qui était terre habitable mettant à sec ce qui était le fond des mers, détruisant les espèces créées pour leur en faire succéder de nouvelles.

La plus ancienne de ces révolutions, celle peut-être qui a donné naissance à la terre elle-même, a mis à découvert des masses de roches granitiques qui semblent les antiques fondements et comme la charpente entière du globe. On ne saurait imaginer l’aspect que pouvait avoir, à une époque si reculée, le terrain où est situé Paris, alors que la terre semblait une immense mer d’eau bouillante où apparaissaient de loin en loin des écueils brûlants de granit, de grès, de porphyre, et dans laquelle s’ouvraient des milliers de volcans ayant des cratères de plusieurs lieues de diamètre. Peut-être le terrain de Paris était-il un de ces récifs de granit peut-être les éléments de cette roche se trouvaient-ils à l’état de cristal, ou bien, modifiés par des oxydes métalliques, à l’état de rubis, l’améthyste, de saphir, de topaze ; et alors Paris aurait apparu sur le globe naissant, comme une énorme pierre précieuse, bijou de la création, éclatante de mille feux, riche de mille couleurs. Peut-être encore ce terrain était-il un de ces effroyables volcans dont nous venons de parler ; et des colonnes gigantesques de matières en fusion auraient été lancées du même foyer d’où sont parties depuis tant de paroles qui ont incendié le monde.

Quoi qu’il en soit, ni dans ces mers, ni sur ces écueils, aucun être organisé n’existait alors, aucun n’aurait pu exister sur ce sol embrasé, dans ces eaux brûlantes, dans ces torrents de vapeurs étouffantes ou d’acide carbonique qui remplissaient l’atmosphère, quand les cataractes du ciel vomissaient des pluies effroyables d’eau, de soufre, de silice, de potassium, enfin de toutes les matières liquéfiées qui ont formé les roches primitives. Le soleil éclairait un monde échappé à peine des fournaises de la création, un soleil lui-même fumant, bouillonnant, noir, chauve, informe, désert, où il n’y avait pas le plus mince coquillage, le plus chétif brin de mousse pour célébrer la gloire du Créateur, où rien n’annonçait encore ce séjour de l’homme où, selon Milton, deux êtres

Imparadis’d in one another’s arms
The happier Eden shall enjoy their fill
Of bliss on bliss…

III

Après quelques milliers d’années, la température de la terre se trouva abaissée, la disposition des eaux changée, et les volcans diminués de nombre et de largeur ne formaient plus au globe que des ceintures de feux. La surface terrestre cessant de bouillonner, la mer avait, à plusieurs reprises, déposé dans les immenses vallées, dans les profondes cavités, du granit primitif, des terrains nouveaux dont la nature et la position changèrent plusieurs fois, et qu’on a appelés terrains de transition. Après eux apparurent deux grandes îles formées de calcaire, de grès, de marbre, d’ardoise, de serpentine, luisantes, onctueuses, noirâtres, dont les cavités étaient remplies par des marais ou des tourbières. Dans ces îles encore à demi brûlantes et noyées dans les vapeurs, avec une atmosphère encore chargée d’eau et d’acide carbonique, « la nature organisante, dit Cuvier, commença à disputer l’empire à la première nature, à la nature morte et purement minérale » et dans les terrains dont ces îles étaient formées, nous pouvons reconnaître l’existence d’êtres organiques, soit par des empreintes, soit par des pétrifications, soit par des débris qui ont conservé leur état naturel. Ces êtres ne pouvaient vivre que dans la mer ou sur ses rivages d’un côté, c’étaient des mollusques, dont les coquilles innombrables semblent, par les élégances et les caprices de leurs formes, des jeux infinis d’une imagination inépuisable, des polypiers, dont les nervures inextricables ressemblent aux guipures les plus fines, aux dentelles les plus délicates ; d’un autre côté, c’étaient des végétaux aussi simples dans leur structure que prodigieux dans leurs dimensions, car ils se nourrissaient, se gorgeaient de l’acide carbonique dont l’atmosphère était saturée, épurant ainsi cette atmosphère par une mystérieuse combinaison, pour que le dernier venu de la création pût un jour y respirer. Ces végétaux étaient des fougères, gigantesques, des algues et des mousses monstrueuses, des bambous, des roseaux, des bruyères de trente et quarante mètres de hauteur, végétation dont notre terre refroidie, desséchée, ne saurait nous donner une idée, même dans nos régions équatoriales, forêts primitives d’une nature jeune et luxuriante, dont les détritus entassés, suivant quarante ou cinquante couches, ont formé nos amas inépuisables de houille. Et voilà les richesses que la nature a préparées et cachées au sein du globe pour les temps où l’industrie de l’homme viendrait à changer la face de la terre ! Dans cette époque Paris resta probablement couvert par la mer, et pendant que le nord de la France, la Belgique et l’Angleterre formaient une grande île houillère, pendant que le plateau central de l’Auvergne émergeait du sein des eaux, aucune de ces îles à grands végétaux où la houille s’est déposée n’apparut dans son bassin, ou bien s’il en apparut, les catastrophes subséquentes les auront enfouies à des profondeurs où l’on n’a pu encore parvenir. Le Créateur, en entassant les masses du précieux minéral dans des terrains étrangers au sol de Paris, réservait-il à cette ville, au lieu de l’empire de l’industrie, l’empire des idées ? Était-ce un enseignement pour l’époque où l’on voudrait réduire les instincts généreux et le dévouement civilisateur de ses habitants aux sollicitudes britanniques des intérêts matériels et au culte hébraïque des gros sous ?

IV

Paris resta encore sous les eaux pendant quatre ou cinq cataclysmes qui firent varier l’étendue et les bornes de la mer où il était situé, qui amenèrent dans son sein des poissons, des lézards, des tortues, qui donnèrent à la végétation des caractères moins gigantesques et plus prononcés. Dans cette mer se déposèrent successivement des terrains où le calcaire domine, mêlé à diverses autres substances, et qui forment des assises concentriques comparables à une série de vases semblables qu’on ferait entrer les uns dans les autres. Le plus remarquable de ces terrains est le calcaire dit du Jura, qui sert aujourd’hui de support à tous les dépôts qui se sont faits après lui. À l’époque où il se forma, la mer de Paris était un grand golfe limité au sud par Poitiers et Nevers, lesquelles appartenaient à l’île du plateau central de la France, à l’est par Bâle, Metz et Dunkerque, lesquelles appartenaient à une grande île comprenant toute l’Allemagne, à l’ouest par Nantes, Saint-Malo, Bristol, Édimbourg, lesquelles appartenaient à une grande île où la Bretagne, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, étaient confondues. Londres se trouvait dans la mer, à l’entrée du golfe de Paris qu’elle semblait garder et surveiller comme par prévision de l’avenir ; mais les deux villes avaient alors même existence, même climat, mêmes citoyens. L’entente cordiale entre l’Angleterre et la France serait-elle donc un bonheur renouvelé de ces âges primitifs où il n’y avait sur notre sol que des tortues, des reptiles et autres bêtes ?

Ces bêtes étaient d’ailleurs fort curieuses et ressemblaient peu à celles qui habitent aujourd’hui le bassin de Paris ; c’étaient, d’abord, des amas prodigieux de zoophytes, de mollusques et de crustacés dont les genres n’existent plus ; puis des poissons inconnus qui n’ont laissé pour reliques que des poches d’encre analogues à celles des sèches et d’un volume considérable. L’encre ou sépia qu’on peut tirer de ces fossiles est encore aussi bonne que celle qu’on prépare avec la sèche commune, et plus d’un lavis moderne doit son éclat au liquide laissé par un animal qui vivait il y a quelques milliers de siècles. Quel dommage qu’il n’y ait pas eu de Grandville à cette époque pour nous décrire les scènes de la vie publique et privée de ce poisson, antique et vénérable ami des arts ! Ensuite venaient des tortues ayant des carapaces de trois à quatre mètres, des serpents, des crocodiles, les lézards monstrueux, ayant dix à douze mètres de longueur, et qui ne vivaient que dans les eaux hydres voraces que l’imagination des poëtes anciens et celle des sculpteurs du moyen âge semblent avoir devinées. L’un d’eux avait un museau de dauphin, des dents de crocodile, des rames de cétacé, une queue de poisson un autre avait en outre un cou de serpent aussi long que son corps un troisième, avec une longueur de vingt-cinq mètres, possédait une queue haute et plate qui formait une large rame verticale. Enfin, avec tous ces monstres vivait un animal encore plus étrange, espèce de dragon auprès duquel pâlissent ceux des poëtes anciens : c’était le reptile volant, qui avait un grand bec d’oiseau, une gueule de crocodile, un corps de lézard, avec des ailes énormes de chauve-souris et une queue de baleine il pouvait nager, voler, ramper, se suspendre aux rochers par ses mains, s’asseoir sur ses pieds de derrière, poursuivre en l’air les insectes dont il se nourrissait et dont on trouve les débris dans son corps. Et voilà les habitants de Paris il y a quelques milliers d’années !

Reptiles, Poissons Crustacés, Mollusques antédiluviens.
a. Diverses espèces d’Ichthyosaurus. b. Plésiosaurus. c. Ptérodactyles.


Qui pourrait croire que les successeurs de ces monstres aux yeux fascinateurs sont ces filles d’Ève que vous voyez glisser près de vous, avec leurs regards pleins de séductions, leurs larmes… (ne dit-on pas des larmes de crocodile ?) et qui, en lisant cette page, vont répondre à l’imagination crédule des géologues par un de leurs sourires parisiens ? Quant aux habitudes rampantes des créatures de cette époque antédiluvienne, il paraîtrait qu’il en est resté quelque chose après le déluge ; et rien n’est moins rare que les êtres actuels qui peuvent dire tour à tour comme le reptile volant

Je suis oiseau, voyez mes ailes !
Je suis souris, vivent les rats !

V

Après le dépôt du calcaire jurassique, une nouvelle révolution vint encore changer la disposition des mers et des terres, sans faire sortir des eaux le terrain de Paris ; c’est celle qui a déposé les immenses couches de craie qu’on trouve aujourd’hui sous notre sol et que le puits de Grenelle a eu tant de peine à traverser : craie verte, craie tuffeau, craie marneuse, craie blanche ; l’épaisseur de ces assises diverses qui peut aller jusqu’à six cents mètres atteste la longueur des périodes de tranquillité pendant lesquelles la mer de Paris, si profonde dans l’origine, se comblait successivement pour devenir habitable. Les îles d’Allemagne, d’Auvergne et d’Angleterre se trouvaient alors réunies dans un vaste continent qui s’échancrait vers Paris, par un grand golfe, dont Londres, Bruxelles Amsterdam, occupaient les extrémités septentrionales, et dont le bord méridional se trouvait à Poitiers. Ainsi l’entente cordiale existait encore elle a duré des milliers d’années, exemple bien fait pour encourager nos hommes d’État qui ont la prétention d’égaler ce phénomène géologique.

Les habitants de cette mer et de ses nombreuses îles étaient à peu près les mêmes que ceux de l’époque précédente ; mais à eux venaient s’ajouter les lamantins de notre zone torride, les morses de nos mers glaciales, des phoques, des dauphins, des squales, ayant vingt à trente mètres de longueur avec une gueule de cinq mètres d’ouverture, lesquels faisaient une effroyable consommation des poissons-lézards. Quant à la végétation, elle se composait, outre les énormes fougères des époques antérieures, d’ifs, de pins, de palmiers elle avait encore de grandes dimensions et formait des forêts étranges, sombres, désertes, qui ne retentissaient ni du rugissement des quadrupèdes, ni du chant des oiseaux, moins encore de la voix de l’homme ; qui ne devaient jamais ombrager ses rêveries et ses amours.

VI

Une nouvelle révolution qui bouleversa la plus grande partie du globe fit sortir des eaux de vastes continents. Le bassin de Paris fut peut-être émergé à cette époque, et il dut apparaître comme une plaine blanche, nue, brûlante, à fond inégal et bosselé, ayant des eaux douces, stagnantes, coupée de buttes plus ou moins élevées, parmi lesquelles se distinguaient déjà celles de Meudon et du mont Valérien. Mais cet état de choses dura peu ; le bassin de Paris redevint, non plus une mer, mais une sorte de lac maritime qui renfermait encore Londres et Bruxelles, lac qui a déposé dans les creux laissés par la craie le terrain dit parisien. Ce terrain se compose d’abord des dépôts de l’argile plastique ; argile onctueuse, tenace, qui prend aisément la forme qu’on lui donne et sert à faire des porcelaines et des poteries : on y trouve des débris de palmiers et de coquilles d’eau douce. Au-dessus de l’argile sont des dépôts puissants de calcaire grossier, plus ou moins sableux, et d’où l’on peut dire que Paris est tout entier sorti, puisque c’est de là qu’on a tiré les immenses amas de la pierre avec laquelle tous nos édifices sont construits. Cette pierre renferme d’innombrables débris de coquilles avec leurs arêtes les plus délicates, leurs épines les plus saillantes, quelques-unes même avec leurs couleurs et leur éclat nacré. Chaque couche renferme des espèces différentes, tant le dépôt s’est fait par assises successives, suivant les retraits et les retours de la mer, et pendant un temps qu’on ne saurait calculer. La butte Chaumont, la butte Montmartre, les coteaux de Saint-Cloud et de Meudon ont été creusés, fouillés, évidés pour en tirer ce précieux calcaire. Nos catacombes, ces immenses galeries souterraines qui s’étendent sous les quartiers méridionaux de la capitale, ne sont que les anciennes carrières de cette même pierre. On sait que, avec notre respect ordinaire pour les morts, nous avons essayé de combler ces gouffres où peut-être un jour une moitié de la ville s’engloutira avec les ossements de nos pères : idée philosophique qui date très-judicieusement de 1785, et que notre époque utilitaire et économique pourrait envier ; mais tant de milliers de mètres cubes avaient été extraits de ces carrières, qu’avec sept ou huit millions de squelettes, matériaux de remblai, composant toute la population de Paris depuis Clovis, on n’a pu garnir les murailles des catacombes qu’avec d’élégantes guirlandes de fémurs, de jolies colonnettes de crânes, décoration d’opéra qu’il était de bon goût de visiter sous l’empire et sous la restauration, et à laquelle la mode ne peut manquer de revenir il ne faut pour cela que la recommandation d’un bon procès de cour d’assises, ou bien encore de quelque feuilleton monstrueux.

Au-dessus du calcaire grossier se trouve le calcaire siliceux dans lequel sont déposés des amas de silice sans coquilles avec lesquels on fait des meules de moulin. Enfin vient le gypse ou la pierre à plâtre, accompagnement précieux de la pierre à bâtir, sans lequel on peut dire que Paris n’aurait jamais existé, providence des maçons, des architectes et de tant d’autres remueurs de moellons, poussière avec laquelle nous avons bâti des statues éphémères à nos grands hommes d’un jour.

Empreintes physiologiques. a. Pas de Tortue. b. Pas de Chirotherium.

Pendant cette curieuse époque, la température était encore fort élevée le lac parisien renfermait encore des tortues, des crocodiles, des phoques, des baleines les palmiers et les pins étaient encore la végétation ordinaire ; mais les îles et les bords du lac étaient habités par des quadrupèdes nouveaux dont les genres n’existent plus, et dont on a retrouvé d’innombrables débris fossiles dans les carrières de Montmartre. Les principaux étaient le Paleotherium, dont les espèces très-nombreuses avaient depuis la taille du cheval jusqu’à celle du lièvre ; le grand Anoplotherium, qui avait la taille d’un âne avec des formes très-lourdes, et devait fréquenter les lieux marécageux pour y chercher des plantes aquatiques ; le petit Anoplothère, « léger comme la gazelle, qui devait courir rapidement autour des marais et des étangs, y paître les herbes aromatiques des terrains secs, ou brouter les pousses des arbrisseaux. »

Anoplotherium léger.                              Anoplotherium commun.


Avec ces herbivores si paisibles vivaient des loups très-voraces, des chiens féroces, des renards, des hyènes : on en a retrouvé quelques débris dans le sol trituré aujourd’hui par les gens de la finance, la place de la Bourse.

Oiseau fossile de Montmartre.


Avec eux vivaient encore des oiseaux de proie et des oiseaux nageurs, tels que vautours, aigles, canards, pingouins, dont il reste jusqu’aux œufs fossilisés : la science a retrouvé les débris de ces oiseaux dans beaucoup de lieux, mais plus particulièrement des premiers dans la Chaussée-d’Antin, et des seconds dans le quartier Latin et le Marais.

Quel aspect devait alors présenter le bassin de Paris ! C’était l’Océanie (moins la reine Pomaré et les vendeurs de bibles britanniques), c’était l’Océanie avec ses archipels pittoresques, ses récifs verdoyants, ses îles semblables à des corbeilles de fleurs ; c’était son climat voluptueux, ses eaux limpides et profondes, son soleil éclatant, ses palmiers, ses lauriers, ses cocotiers. Les reptiles, les baleines, les phoques jouaient dans les sables sur lesquels s’élèvent nos Tuileries ; les tortues et les huîtres humaient le soleil sur les rivages où se prélassent aujourd’hui les fauteuils de l’Institut ; d’innocents et stupides quadrupèdes faisaient entendre leurs cris discordants dans les marécages où de nos jours le palais Bourbon retentit des mâles accents de nos Démosthènes. Solitudes charmantes, déserts délicieux, terres aimées du ciel, il vous manquait l’homme avec ses passions, ses joies, ses douleurs, ses infinis désirs de perfection ; il vous manquait surtout, dirait Milton, « le plus bel être de la création, le dernier et le meilleur des ouvrages de Dieu, créature sainte et divine, pleine de grâce, d’amour et de bonté »

VII

La révolution suivante mit à jour les terrains de Paris et de Londres, mais séparés, comme aujourd’hui, par des mers : l’alliance anglo-française cessa donc d’exister… jusqu’à nos jours. Cependant la mer revint encore plusieurs fois couvrir le sol de Paris, et y déposer des bancs de marne, des sables, des meulières qui se trouvent en amas sur toutes les hauteurs des environs, et que la nature avait tout exprès placées là pour en faire nos fortifications. Contemporain de ces terrains, se trouve, dans les carrières de Montmartre, un banc d’huitres qui ont tous les caractères des huîtres d’Ostende : ce banc est si épais, que tous les gourmands de la capitale ne pourraient l’épuiser en vingt années : hâtons-nous d’ajouter qu’il n’en reste que les coquilles.

Après les meulières viennent des masses de grès, tantôt coquillier, comme à Montmartre et à Montmorency, tantôt pur, comme à Fontainebleau. C’est avec ces grès qu’on a construit ce pavé de Paris, qui a aussi son histoire : sol du Parisien, froissé, usé, broyé par tant de pieds actifs ou nonchalants joyeux ou misérables souvent mouillé de pleurs, souvent taché de sang, quelquefois l’oreiller du pauvre ou du malheureux en goguette, quelquefois encore instrument de révolte et de combat, rempart improvisé de guerre civile ! Vieux serviteur qui date de Philippe-Auguste, qui a porté tant de générations et qui bientôt peut-être sera mis à la retraite ! Le bitume et le pavé de bois menacent de le remplacer : ils seront peut-être moins redoutables, moins révolutionnaires pour les Henri III, les Mazarin les Charles X futurs !

Squelette du Megatherium vu de face, d’après l’ouvrage de M. Buckland.

La pierre, le plâtre, la meulière, le grès, ayant été créés, les éléments, les fondements de Paris existaient, et la ville ne pouvait tarder à naître. En effet l’étude de ces matières et des fossiles qu’elles renferment fait voir que le nombre des animaux malfaisants devient de plus en plus grand : on pressent déjà la venue de l’homme. Ces animaux étaient des rhinocéros, des hippopotames, des hyènes, des tigres, des ours, des éléphants dont les espèces n’existent plus, et dont les uns avaient une épaisse crinière, les autres des défenses recourbées par le bas. Avec eux vivait un monstre, le Megatherium, qui, avec quatre mètres de longueur sur deux de hauteur, avec une peau garnie d’une cuirasse osseuse et des griffes effroyables, était tellement conformé qu’il pouvait à peine se traîner et vivre de racines. Les baleines existaient encore dans notre pays : en 1779 on a trouvé des débris monstrueux d’un de ces animaux, mais appartenant à un genre qui n’existe plus, dans les caves d’une maison de la rue Dauphine. De nos jours, on a découvert des ossements fossiles d’éléphant et d’hippopotame dans les fouilles du canal de l’Ourcq, près du pont d’Iéna, enfin (la nature aime aussi les antithèses !) sous le sol effleuré aujourd’hui par les sylphides de l’Opéra.

Squelette du Megatherium vu de profil, d’après Cuvier. Ossements fossiles.
VIII

En négligeant plusieurs bouleversements qui ont, faiblement changé la nature et la disposition du sol de Paris, nous arrivons directement aux terrains dits d’alluvion, composés de sable, d’argile et de grès, et à l’époque desquels la surface du globe a commencé de prendre les formes et l’aspect qu’elle a de nos jours. On y trouve les mêmes animaux que dans l’époque précédente, mais mêlés à des espèces actuelles, des bœufs, des chevaux, des ânes, etc. et la température, quoique aussi élevée que celle du Sénégal, laissait croître, à côté des végétaux de la zone torride, les aunes, les bouleaux, les noyers, les ormes de nos climats. Les fruits de cette époque, et principalement ceux de l’arbre de Noé, ont laissé quelques traces, et l’on peut croire que nos charmantes fleurs commençaient dès lors à sourire à la terre.

Néanmoins, par un contraste étrange et qui annonçait peut-être le caractère et les mœurs des futurs habitants de Paris, pendant que certaines parties de l’Europe étaient alors infestées de bêtes féroces, pendant que l’on trouve dans les terrains d’alluvion de l’Angleterre des cavernes où ces espèces ont été entassées en masses énormes, par une catastrophe aussi violente que subite ; le bassin de Paris n’avait, à cette époque, que des animaux paisibles, élégants, spirituels c’était l’intelligent castor, le léger écureuil, le singe malicieux, et une sorte de cerf qui avait un bois de cinq pieds de hauteur et de dix pieds d’envergure. Les Parisiens, comme on le voit, ne devaient pas être bien loin !

Une dernière révolution vint dénuder le sol par de vastes courants d’eau et en combler les inégalités par de puissantes masses de sable ; la Seine prit son cours actuel à travers des terrains vagues qu’elle changea bientôt en marécages ; la température devint celle de nos jours ; les animaux actuels restèrent seuls dans nos forêts, dans nos plaines sauvages ; enfin l’homme apparut, ce bouquet de la création, cette image du Créateur, cette créature « peu inférieure aux brillants esprits célestes, » dont l’entrée dans le monde fut si dignement inaugurée par l’histoire de Caïn.

IX

Sauf le déluge, raconté par Moïse et attesté par les traditions de tous les peuples, lequel n’a été qu’un grand accident, ou, comme dit Tertullien, que la lessive du genre humain, la terre n’a plus subi de ces grandes révolutions qui ont changé l’étendue de ses mers et la disposition de ses continents mais ce n’est pas à dire qu’elle n’en subira plus, que le repos dont elle jouit depuis quelques milliers d’années doive être éternel. Le progrès, dont on parle tant, la perfection à laquelle nous tendons, c’est peut-être quelque cataclysme qui fera disparaître notre race. Tous ces terrains dont nous avons vu s’accumuler les dépôts successifs n’ont pas donné à la croûte superficielle de notre planète plus de quatre à cinq lieues d’épaisseur, ce qui n’est qu’une pellicule pour un globe qui à plus de quinze cents lieues de rayon. La plus grande partie de la terre est donc toujours incandescente, et les éruptions volcaniques, les tremblements de terre sont là pour nous avertir que le globe n’a rien perdu de sa puissance interne, et qu’il suffit d’un de ces caprices, de quelques boursouflures, de quelques rides à sa surface, pour anéantir à jamais nos royaumes, nos cités, notre orgueil, nos discordes, et nous réduire, rois et vilains, hommes d’État et danseuses, académiciens et feuilletonistes, à l’état des anoplothères et des paléothères de Montmartre. Comme ces anciens habitants de Paris, nous vivons sur des ruines ; et il n’y a qu’une mince écorce de boue refroidie qui nous sépare du néant. Voyez-vous, quelque jour, les créatures qui succéderont à l’homme, créatures parfaites sans doute, douées de toutes les beautés, de toutes les puissances, de toutes les facultés, qui chercheront nos traces dans quelque marne irisée ou dans quelque carrière à plâtre ? Voyez-vous les Cuvier de ce temps, s’apitoyant sur les misères et les imperfections, de notre espèce, se perdant en conjectures sur nos livres, nos canons, nos machines à vapeur ? Voyez-vous un futur Élie de Beaumont faisant un cours de géologie sur nos débris fossiles, exposant le cœur de nos Parisiennes ou le crâne de nos savants aux rires sceptiques de son auditoire, ou bien discutant sur le tibia de la Taglioni ou l’humérus de M. Bugeaud ? Et maintenant, soyons fiers de notre civilisation et de nos vaudevilles, de nos législateurs et de nos gendarmes ; contemplons-nous dans notre gloire d’électeur, de ténor, d’avocat, de dandy ; gonflons-nous de notre importance, de nos chevaux, de notre tailleur, de nos sacs d’écus, pour que nos chers successeurs, les Parisiens futurs, ces créatures bénies du ciel, qui vivront peut-être sans journaux à lire et sans garde à monter, viennent confondre nos restes avec ceux des mollusques et des crustacés, chercher nos ossements fossiles dans la houille, le grès vert ou la meulière, et faire de nos plus beaux débris des bornes pour leurs rues ou des moellons pour leurs palais !

théophile lavallée.

Les vignettes contenues dans cet article sont tirées d’un livre célèbre « l’Histoire des révolutions du globe, par A. BERTRAND. » (1 vol. in-18. 3 fr. 50 c.)