Le Diable à Paris/Série 2/Ce que c’est qu’une Parisienne

CE QUE C’EST QU’UNE PARISIENNE
PAR LÉON GOZLAN
opinion de la mère d’une parisienne sur sa fille.

C’est un ange de douceur, un démon d’esprit, un trésor en ménage, une perfection en tout. L’homme qui l’épousera, quel qu’il soit, ne mérite pas le bonheur qui l’attend.

opinion d’un jeune étudiant en médecine sur la parisienne.

Elle est la meilleure valseuse du Prado et de la Chaumière, la femme sans pareille pour souper toute la nuit ou se coucher sans souper ; l’être qui résiste le plus longtemps quand il est plongé dans la fumée du tabac ; la créature qui retire le plus facilement trois choses : ses gants, son châle et son cœur.

opinion des étrangers, et particulièrement des russes, sur la parisienne.

C’est un composé d’esprit, de grâce et de sensibilité ; une intarissable source de séductions ; la justification éclatante de la supériorité de la France sur les autres nations la femme qu’on rêve à seize ans et la seule dont on se souvienne à soixante.

opinion des dames anglaises sur la femme parisienne.

Impossible de la reproduire. Les lois de la décence et celles de septembre s’y opposent.

opinion de quelques maris sur leurs femmes parisiennes.

Compagnes sans cœur, n’aimant que la frivolité et le plaisir ; ravaudeuses de chiffons ; n’ayant pas l’ombre du sens moral ; infidèles sans passions, mères sans prudence.

opinion du gouvernement sur les parisiennes.

Quand la loi du divorce fut agitée, en remarqua avec un certain étonnement que la commune de Paris était celle qui offrait le moins grand nombre de pétitionnaires.

opinion supérieure et préférable à toutes les opinions
ou histoire de la parisienne.

On suppose assez généralement qu’elle est née à Paris c’est là une première erreur. Paris est d’abord la ville de tout le monde, et ensuite, quand il y a de la place, la ville des Parisiens. Ce gracieux type de la civilisation, cette femme exquise entre toutes les femmes, celle dont on cite l’esprit à Saint-Pétersbourg et dont on imite les manières à Kanton ; celle qui n’a pas un caprice qui ne devienne une loi dans tous les endroits de la terre où se trouve un salon, la Parisienne enfin prend naissance non à Paris, mais sur un des milliers de points de cette vaste contrée qu’on appelle, pour ne pas blesser la Belgique et le royaume de Saxe, le département de Seine-et-Oise. Naître à Mantes, à Versailles, à Rambouillet, et même à Fontainebleau, ce n’est pas, à la rigueur, ne pas être de Paris, dans l’opinion de beaucoup de femmes, jalouses de se ranger sous la dénomination de Parisiennes. C’est là une vérité si peu contestable, contrairement à la plupart des vérités, qu’il n’existe pas une Parisienne qui n’ait un oncle, un grand-père, ou tout au moins un cousin germain soit à Étampes soit à Corbeil soit dans l’une de ces innombrables communes semées autour de Paris. On doit peut-être attribuer à cette violation d’une exacte nationalité le goût déterminé de la Parisienne pour la campagne, surtout pendant l’été, quand la violette bleuit la bordure des jardins, et que la fraise court le long des coteaux de Marly et de Meudon. Dans son cœur, si peu primitif, il reste toujours un coin où fleurit l’idylle.

À peine née, on la roule dans du linge et on l’envoie, à la grâce de Dieu, aussi loin que possible, chez une nourrice qui l’accroche à un clou pendant le jour, et l’étouffe sous des couvertures pendant la nuit, pour ne pas l’entendre crier, et on n’y pense plus. Un beau jour, au bout de dix-huit mois, deux ans, le père dit « Nous avons pourtant une fille en nourrice ! — Cette chère enfant répond la maman, il serait bien temps de la retirer. J’écrirai un de ces jours à la nourrice. »

En effet, la semaine suivante une paysanne rapporte dans ses bras, entre un gros bouquet de fleurs des champs et un fromage rond, une petite fille sauvage qui appelle son véritable père vilain et qui détourne la tête quand sa maman veut l’embrasser. Telle est l’entrée dans le monde de cette merveille qu’on aurait tort, on le voit, de croire bercée par les Grâces, et éveillée au son des instruments. La nature fait presque tout pour la Parisienne ; enfant, elle lui donne cet air pâle et rose, cet air de santé et de distinction que n’ont pas les enfants étrangers, pas même les enfants anglais ; jeune fille, elle lui souffle cet esprit précoce dont la pénétration et la gentillesse sont un sujet d’ébahissement et souvent d’effroi pour les bons provinciaux. Elle est curieuse, fine, spirituelle, à huit ans, et sensée, si l’occasion l’exige, comme on ne l’est pas, et comme elle ne l’est plus elle-même à vingt ans. Il y a là un point de ressemblance à remarquer entre elle et la créole : on dirait que le soleil hâtif de la civilisation produit exactement les mêmes effets que le soleil trop fécond des colonies. Le fruit n’est jamais aussi doux que la fleur est belle chez la Parisienne comme chez la créole. L’enfance, la vieillesse, sont, je crois, les deux époques les plus caractéristiques de la vie d’une Parisienne. Elle a prodigieusement de l’esprit lorsque sa beauté n’est pas encore mûre ; et quand tout son esprit lui revient avec la fermeté de l’expérience et la variété des épisodes qu’elle a parcourus, elle a perdu toute sa beauté. Cela équivaudrait à dire que l’âge intermédiaire chez elle n’est pas celui où elle a le plus d’esprit, si c’est celui où elle a le plus de grâce.

une observation qui se place naturellement ici et qui prouve une grande délicatesse de gout chez les parisiennes.

Depuis un temps immémorial, il est d’usage à Paris de donner aux jeunes filles les noms portés par les héroïnes des ouvrages qui ont la vogue. Ainsi lorsque Racine fit Esther, les dames de la cour s’empressèrent d’appeler de ce nom, fort peu chrétien pourtant, la plupart des filles dont elles furent mères. De là cette prodigieuse quantité de marquises Esther de…, de comtesses Esther de…, de duchesses Esther de…, qu’on rencontre dans les mémoires du temps. Rousseau popularisa, avec sa Nouvelle Héloïse, les noms de Julie et de Claire. Au dix-huitième siècle, une première fille s’appelait Julie, la seconde Claire. Baculard-Arnauld eut la gloire de répandre, à la faveur de ses mauvais romans, qui jouirent d’une célébrité phénoménale, comme la plupart des mauvais romans, les noms de Batilde et d’Ursule. C’est à La Harpe qu’on doit toutes les Mélanie parisiennes. Mme Cottin mit les Mathilde à la mode, et M. de Chateaubriand eut le triste privilège de baptiser du nom d’Atala les filles de portiers.

Cette petite monographie des noms portés par les Parisiennes nous conduit à raconter une histoire qui s’y rattache, et qui la complétera. Je commence par prévenir qu’elle est fort courte.

courte histoire.

En parcourant, il y a quelques années, les campagnes de la Picardie, je m’arrêtai pour déjeuner dans un de ces villages où l’on ne trouve rien, pas même le village souvent, tant il est enfoui sous le chaume, enfoncé dans la boue et perdu loin de toute route. J’attendais que Dieu, qui envoie la pâture aux petits des oiseaux, voulût bien qu’on me traitât, en fils de caille ou de perdrix rouge, lorsqu’un nom vint frapper mon oreille. Je crois avoir mal entendu : j’écoute mieux. Ce n’est point une erreur. On a prononcé le nom de Philoxène. Qui donc peut s’appeler Philoxène, en Picardie, à huit lieues de Beauvais ? Je cours à la porte de la chaumière, je vois une grosse paysanne, tenant en laisse deux vaches noires, et causant avec trois autres églogues de sa façon, chaussées comme elle, en sabots.

« C’est vous qu’on appelle Philoxène ?

— Oui, monsieur.

— Et moi, Oriane.

— Et moi, Philaminte.

— Et moi, Célanire.

— Mais ce sont, m’écriai-je, quatre noms pris aux romans de Mlle de Scudéri !

— Nous ne connaissons pas Mlle de Scudéri, me répondirent ces braves femmes. Demandez au bureau de poste.

— Ce sont là vos noms ? vos véritables noms ?

— Dame ! oui ; ils nous ont été donnés par nos père et mère.

— Voudriez-vous me dire les noms de quelques autres de vos connaissances ?

— Volontiers. Nous avons ici Arsinoé Postel, Ismérie Boitron, Télamire Jacquart…

— Encore des noms créés par Mlle de Scudéri ! C’est bien, leur dis-je, je vous remercie. »

« Il est fou, » durent penser ces bonnes vachères en me voyant écrire leurs noms sur mon calepin et tomber ensuite dans de longues réflexions.

Il était bien étrange en effet, on en conviendra, que tous ces noms, empruntés à cette série d’ouvrages créés par cette grande imagination appelée Mlle de Scudéri, se retrouvassent, un siècle et demi après, au fond d’un village de la Picardie, et s’échangeassent entre la femme du bouvier et la fille du bûcheron.

Je ne tiens pas le moins du monde à devenir roi, mais je tenais beaucoup à deviner cette énigme. Je cherchais un sphinx, dût-il me dévorer. Mais pas de sphinx !

Décidé à ne quitter cet horrible village qu’autant que j’aurais satisfait ma curiosité, je m’adressai à un vigneron occupé à planter des échalas, au bord d’une immense propriété dont j’apercevais le château.

« Comment vous nommez-vous ? lui demandai-je d’abord.

— Caloandre, » me répond-il.

J’en étais sûr.

« Qui vous a donné ce nom ? »

Le brave Caloandre dut s’imaginer que j’appartenais à la police.

« C’est mon grand-père, qui s’appelait aussi Caloandre.

— Et que faisait votre grand-père ?

— Il était vigneron, comme nous, chez le grand-père de notre seigneur, M. le duc de C…, à qui appartient ce château. »

En Picardie le paysan appelle encore le propriétaire, seigneur.

J’étais dans la gueule du sphinx.

« Très-bien, mon brave homme. Et à qui appartenait ce château avant d’être à M. le duc de C… ?

— Ah ! monsieur, il n’est pas sorti de cette ancienne famille depuis plus de trois cents ans. Ce sont de si braves gens ! Tous ces villages que vous voyez là-bas, là-bas !… leur appartenaient aussi autrefois ; mais la révolution !… Ils étaient nos seigneurs, mais bien plus nos seigneurs qu’aujourd’hui. Nous étions leurs enfants ; nous vivions chez eux autant dire. »

J’écoutais religieusement les divagations rétrospectives de Caloandre, qui continua :

« Nous allions faire cuire le pain chez eux ; ils nous gardaient notre vin. Nous leur demandions la permission de nous marier ; puis ils baptisaient nos enfants… »

J’étais roi ! j’avais deviné l’énigme ; j’arrêtai Caloandre sur son dernier membre de phrase. Il est hors de doute que j’étais dans une localité seigneuriale, dans le domaine d’un château possédé jadis par des admirateurs enthousiastes des romans de Mlle de Scudéri, et par des admirateurs qui, par une fantaisie parfaitement parisienne, avaient donné à tous leurs vassaux et vassales, à mesure qu’ils naissaient, les noms qui sont dans la Clèlie, l’Astrée et les romans de chevalerie : noms, on le sait, sous lesquels se cachaient autrefois Louis XIV, le prince de Condé, le dauphin, le duc de Vendôme, Mme Henriette, Le Brun, Bossuet, Molière, Boileau, La Fontaine, Fouquet, enfin tout ce que le dix-septième siècle offrait de grand, de remarquable, d’illustre dans les armes, les lettres, la finance. Ces braves Picards, ainsi baptisés, avaient transmis ces noms avec la même bonhomie, les prenant sans doute pour des noms de saints et de saintes ; et voilà comment ils sont arrivés jusqu’à nous et se conserveront longtemps dans un village de la Picardie.

la coquetterie parisienne.
grande discussion élevée à ce sujet entre un jésuite et un ministre du commerce.

Pendant la restauration un prédicateur fort éloquent, un missionnaire, un jésuite enfin, vint prêcher la mission à Paris. Une grande affluence attestait son succès ; et non-seulement on admirait ce qu’il disait en chaire, mais on commençait, chose rare partout, à suivre ses préceptes de rigoureuse morale.

Elle était des plus rigides. Il attaquait, avec une frénétique colère, la coiffure des femmes, le luxe de leurs chapeaux, la frivolité damnable de leurs rubans, l’épouvantable richesse de leurs étoffes de soie, la ruineuse élégance de leurs chaussures. Il avait déjà réussi à émonder considérablement l’arbre immense des superfluités, lorsqu’il disparut tout à coup, au milieu de sa gloire et au grand étonnement de tous ceux qui couraient en foule recueillir sa parole. La chaire resta vide et muette. Qu’était devenu le fameux prédicateur ? Pourquoi, comment, murmurait-on dans le monde, dans les salons, dans les rues, avait-il quitté si brusquement Paris ? Questions qui restèrent sans réponse jusqu’à l’événement de juillet 1830. On sut alors le motif de cette soudaine disparition.

Le ministre du commerce avait fait prier le prédicateur de passer à son hôtel, et il lui avait dit avec tous les ménagements dus à un homme revêtu d’un caractère religieux : « Monsieur, au moyen âge, les peuples ne vivaient que de religion, et je ne les en blâme pas dans ma pensée ; mais, depuis cette époque, le travail a pris la place de la méditation, et nous vivons beaucoup maintenant, d’industrie et de commerce. L’industrie ne se soutient, ne s’augmente que par l’exportation. C’est ici, monsieur, que je vous prie de m’accorder votre meilleure attention. Les Parisiens, que vous avez édifiés par votre éloquence, expédient pour cent millions de marchandises environ dans les pays étrangers. En général ces marchandises entrent dans la catégorie de ces innombrables superfluités que vous avez condamnées avec une si haute raison. Suivez-moi bien, monsieur. Les étrangers n’ont du goût pour ces épingles dorées, ces peignes d’écaille, ces rubans de soie, ces éventails de dentelle, ces étoffes suavement diaprées, ces mouchoirs délicats, ces chaussures élégantes, que parce que les Parisiennes les ont portées et leur ont donné la consécration du goût, le baptême de la mode. Du jour où vous aurez réussi à les faire renoncer à se parer de ces objets si odieux au point de vue de la religion, mais malheureusement si utiles au point de vue du commerce, vous aurez réussi pareillement à faire que les deux Amériques, les deux Indes, toutes les capitales du monde, même celle du monde religieux, ne les demanderont plus à l’industrie parisienne, au commerce parisien, qui, par là, aura perdu cent millions sur ses exportations à l’étranger. »

Le missionnaire écoutait profondément.

« Comme chrétien, je suis de votre avis : ce luxe est un péché ; comme ministre du commerce, je suis forcé de vous montrer toutes les pétitions qui me sont journellement adressées contre vous par le grand et le petit commerce de Paris, l’un et l’autre effrayés de votre influence. J’ajoute que, comme chrétien, je ne voudrais pas retrancher un mot de vos anathèmes contre la mode, mais que, comme ministre, je donnerais cent mille francs à celui qui inventerait une frivolité de plus, capable d’augmenter notre industrie et nos exportations. Enfin je termine par vous dire, toujours comme ministre du commerce, que je ne puis vous autoriser, d’accord avec mes confrères les autres ministres, à prêcher dans le même esprit sur le même sujet. »

Le missionnaire salua le ministre du commerce, et ne remonta plus en chaire.

Un mois après, le ministre fut destitué.

progrès dans l’éducation d’une parisienne.

Sous l’ancien régime, il n’y avait pas une Parisienne sur cent qui sût écrire ; cela s’explique : les pensionnats, institution impériale, n’existaient pas, et les filles de la noblesse et de la riche bourgeoisie seules allaient au couvent, où elles ne recevaient qu’une éducation incomplète. Vint la révolution. Dès lors chaque famille, chaque foyer, prenant une part personnelle aux affaires publiques, la lecture devint une nécessité, une condition d’existence. Quand chacun fut intéressé à savoir si l’ennemi menaçait Verdun ou Metz, chacun eut besoin de lire, avant de se coucher, les papiers publics. L’empire et ses effrayantes levées d’hommes propagèrent ce besoin de connaître par la voie de l’impression les crises dévorantes du moment, les incidents de la guerre, les progrès de la conquête. Quelle Parisienne n’eut pas à s’enquérir du sort ou d’un père, ou d’un frère, ou d’un fiancé attaché à l’armée d’Italie ou d’Egypte ? Les bulletins de la grande armée ont plus fait pour l’éducation des Parisiennes que tous les livres où les philosophes et les philanthropes du dix-huitième siècle leur recommandent l’instruction. Napoléon a appris à lire aux Parisiennes. Le professeur leur a coûté cher.

jusqu’où est allé ce progrès.

Ce beau mouvement s’étant continué sous la restauration, les Parisiennes apprirent à écrire assez correctement. Elles bronchaient bien encore devant l’accord des participes, devant l’imparfait du subjonctif, devant l’orthographe de certains mots, mais enfin elles en savaient beaucoup plus que leurs mères, dont les lettres d’amour, surprises à la dérobée dans quelque coin, les faisaient sourire par leur grande naïveté grammaticale.

style d’une parisienne en 1844.
album de la fille d’une portière.

« Le bonheur est partout, dit-on. Pensée juste, expression fausse. Il est dans le cœur, c’est-à-dire dans un organe qu’on porte partout. »


« J’ai lu Byron et Paul de Kock ; je ne relirai jamais Paul de Kock, quoique je serais fâchée de ne l’avoir pas lu. Les grands écrivains sont donc ceux qu’on voudrait relire ? »

« J’ai bien souvent, en riant, tiré le cordon à de jolies et riches locataires qui me le demandaient en pleurant. Auraient-elles voulu être à ma place ? Je ne le crois pas. Ai-je souhaité d’être à leur place ? Peut-être. Il y a donc des félicités inutiles et des malheurs auxquels on tient ? »


« J’ai toujours senti battre mon cœur en voyant le facteur déposer une lettre sur la table. C’est bien peu de chose, mais c’est un mystère ; il n’y en a pas de petit pour une femme. » « Je voudrais bien savoir pourquoi je suis portière, et pourquoi la femme d’un prince royal n’aurait pas pu être à ma place. »

« La fatigue n’est jamais dans le corps, mais dans l’esprit. Quand j’ai monté le premier étage pour remettre une lettre au valet de chambre qui m’ouvre, je suis déjà lasse ; quand j’arrive au second et au troisième étage pour donner une carte de visite ou un journal, je suis brisée ; mais je n’éprouve plus aucune lassitude pour monter jusqu’au septième étage, où m’attend le jeune peintre auquel je fais les commissions du matin. Je ne l’aime pas, mais il me trouve jolie. »


« Du matin au soir j’entends sous ma croisée, qui est presque au niveau de la rue, la musique des orgues de Barbarie ; j’avoue qu’elle me jette dans une rêverie délicieuse. Pourquoi est-il de bon goût de se moquer de ces instruments ? Serait-ce parce qu’ils nous procurent du plaisir sans difficulté ? Je suis portée à le croire depuis que je vois les gens s’extasier devant la dame de l’entresol lorsqu’elle joue de la harpe. On m’a assuré qu’une harpe coûtait trois mille francs, et qu’il fallait étudier dix ans pour en pincer médiocrement. C’est un instrument affreux à entendre. Une harpe me fait l’effet d’une guitare hydropique. Si les harpes coûtaient dix mille francs, et qu’il fût nécessaire de s’exercer vingt ans pour en jouer, on les vanterait encore davantage. J’ai donc raison. On ne méprise les orgues de Barbarie que parce que pour deux sous on peut se donner le plaisir de les entendre jouer pendant une heure. »


« La locataire du premier reçoit son journal la veille ; elle est censée par conséquent savoir les nouvelles douze ou quinze heures avant l’avoué logé au second étage, qui ne reçoit le sien que le matin ; le tailleur du quatrième n’a le Siècle que le lendemain ; et la ravaudeuse qui occupe la mansarde et qui loue son journal au cabinet de lecture de la rue Coquenard ne le lit que huit jours après sa publication. Pourtant aucun des quatre locataires ne sait avant l’autre ce qui se passe à Paris ; et même c’est souvent la ravaudeuse qui en est instruite la première. Les journaux serviraient donc à vous apprendre ce qu’on sait déjà ? »


« Autrefois un portier était logé un peu moins mal qu’un chien de ferme ; aujourd’hui nous avons dans notre loge un tapis, deux pendules de quatre cents francs, trois tableaux peints par Roqueplan, Belloc et Verdier, des fauteuils en palissandre ; maman ne sort jamais à pied. Encore, quelques années, et l’on dira avec importance : Il épouse la fille d’un portier ! »


« Je me demande si l’on est dans une position inférieure parce qu’au lieu d’avoir affaire à un homme qui vous dit : Monsieur, faites-moi une procuration, ce qui est l’emploi du notaire, on a affaire à quelqu’un de poli qui vous dit : Le cordon, s’il vous plaît ? »


« La police de Paris n’est presque faite que par les domestiques ; presque tous les domestiques sont des voleurs ou des espions. Les plus vieux sont plus voleurs et plus espions, voilà tout. Le plus honnête d’entre eux, homme ou femme, vole tous les jours au moins dix sous à ses maîtres. J’excepterai pourtant les domestiques qui ont nourri leurs maîtres pendant vingt ans — avec le fruit de leurs épargnes. »


« Hier j’ai assisté pour la première fois à la représentation d’une tragédie. Dieu ! que j’ai ri ! J’étouffais pour ne pas causer du scandale autour de moi. On jouait Iphigénie en Aulide. Comme cette pauvre fille se démène à froid pour prouver qu’elle aime Achille, le plus grotesque des amoureux : un amoureux qui ne parle jamais que de lui. Et cette mère qui en dit, qui en dit pendant une heure au lieu de prendre sa fille par le bras et de lui dire : Je suis votre mère, et l’on ne touchera pas à un cheveu de votre tête. Est-ce que j’avais besoin de la colère d’Achille pour être sûre qu’il n’arriverait rien à Iphigénie ? Sa mère n’était-elle pas là ! On dit que c’est bien écrit. Il ne manquerait plus que ce fût mal écrit. On m’avait beaucoup vanté l’actrice qui jouait le rôle d’Iphigénie. »


« La vie est un songe, mais un songe souvent interrompu par le coup de sonnette du maître qui rentre après minuit. »


« J’ai fait une remarque, je ne sais si elle est juste : il ne naît plus de blondes, tout le monde est brun. » Vingt ans plus tard. — De nos jours on naît encore brune, mais on se fait rousse. Les cheveux des femmes changent de couleur à volonté. »


« Je n’ai pas encore vu un vieillard à Paris. À quelle heure sortent-ils ? »


« Une femme bien conservée, grand Dieu ! Comment serait-elle, si elle était mal conservée ? »

autre exemple du style d’une parisienne en 1844.
style de la parisienne des rues du helder, pinon, le peletier, houssaie, joubert.
De la maîtresse de M. le comte de la Mi… à la maîtresse
de M. le marquis de D…
« Chère adorée,

« Tu veux savoir ce que je fais au fond de mon appartement et sur la chaise longue où le docteur m’oblige à rester couchée sous peine de voir ma postérité anéantie dans la personne de M. Louis ou de mademoiselle Marie qui est à naître. Je pense à trois choses qui n’existent pas au moment où je t’écris. Naturellement à mon cher comte, qui est en Italie, à son fils ou à sa fille, qui n’a encore vu ni le jour ni la nuit, et à toi, qui dors d’un profond sommeil à la suite du dernier bal. Jules d’ailleurs m’a laissé en partant beaucoup d’affaires à mettre en ordre, et je suis obligée d’écrire à son avocat, à son notaire pour la succession de son oncle, à plusieurs députés dont les visites me pèsent plus pourtant que la correspondance que j’ai avec eux. Quelles étranges gens, ma bonne amie ! parce que le comte, leur ami, me donne deux mille francs par mois, ils s’imaginent que je dois les prendre sur le marché.

« Il faut voir avec quel aplomb ils parlent d’eux-mêmes, avec quelle assurance ils risquent leurs galanteries, avec quelle infaillibilité ils se proposent… Est-ce que vous me prenez pour madame votre épouse ? ai-je dit à l’un d’eux qui se croyait tout permis, parce que je l’avais autorisé à me baiser le bout du pied toutes les fois qu’il n’aurait pas parlé à la Chambre des députés.

« Tu as promis de venir me voir sous le costume de bohémienne de Paris que tu t’es fait faire exprès pour le dernier grand bal de l’Opéra. Viens donc, je te montrerai en échange la layette de mon futur arlequin ou de ma pierrette future. Du reste ton marquis a dû te dire qu’il m’avait trouvée l’autre jour occupée à marquer des brassières.

« Ne sois pas jalouse, mais il est charmant, ton marquis. Vois-tu, bonne amie, il faut toujours en revenir à ces gens-là en fait de distinction, comme il faut toujours en revenir à nous en fait d’amour. Ils coûtent cher à attirer, et nous coûtons cher à retenir.

« Comme ils sont amusants ! comme ils sont simples ! comme ils ont de l’esprit, du goût, sans effort, sans tomber dans le fossé de la bouffonnerie, sans rouler dans celui du prétentieux !

« As-tu porté quelque chose à la caisse d’épargne le mois dernier ? Voyons, ne me mens pas. Tu n’as rien porté. C’est mal. Je vais mettre opposition entre les mains de ton marquis pour deux cents francs, afin que le mois prochain je n’aie pas le même reproche à t’adresser. Vois-tu, bonne, moi je mettrais le maire de mon arrondissement à la caisse d’épargne. Tu sais que les fonds ont monté avant-hier. Je gagne six mille francs, six amours de mille francs que je placerai sur la tête de celui dont je n’ai peut-être pas encore fait la tête. Place, ma chère, place ; nous grossissons : et grossir c’est vieillir, a dit le spirituel Bequet.

« Connais-tu les derniers vers de Théophile Gautier sur l’oreille de Forster ? Procure-toi-les ; ils sont divins. Quel charmant poëte !… Que ne peut-on vivre pendant trois mois en concubinage avec l’esprit des gens qu’on aime ! Quelle Aspasie je ferais !

« Adieu, le tiers de mon âme ! je ne puis plus dire la moitié. Un tiers est à celui qui est en Italie, un second tiers est à celui ou à celle que j’ai sous la main, l’autre tiers est à toi. Rien pour moi, puisque je vis par vous trois.

« Ta Bérénice. »
avant-dernier exemple du style, et un peu des mœurs d’une parisienne en 1844.
D’une femme honnête à une femme honnête.

« Chère Anaïs,

« Mon ours est parti, nous pouvons donc nous amuser à ciel ouvert. Dieu soit loué ! je suis libre. Pour comble de bonheur, mes deux gendarmes de filles sont rentrées en pension ce matin. Sais-tu que ce n’est pas toujours gai d’avoir à côté de soi, partout où l’on va, deux grands actes de naissance qui font dire : « Oui, la maman doit avoir de trente à trente-cinq ans. — Je vous dis, moi, ajoute quelque âme charitable, qu’elle en a trente-sept. Calculez ! elle s’est mariée à vingt-quatre ans… » Pour couper court à tous ces assassinats, j’ai cloîtré ces deux demoiselles. C’est encore un an de gagné.

« Le premier usage que je veux faire de ma liberté, c’est de lire ce roman dont on parle tant depuis six mois. À force de me dire : « Je vous défends de le lire, il est stupide, il est immoral, » mon mari a excité en moi une envie extraordinaire de le connaître. C’est l’histoire, dit-on, d’une jeune femme enlevée et conduite à une petite maison de campagne au milieu de la nuit ; on dit que c’est intéressant, passionné, quelquefois indécent… on m’a assuré qu’il y avait beaucoup de points. Je suis folle des livres où l’on trouve beaucoup de points. Je rêve, je m’émeus, je m’exalte, quand j’en vois… Mais je vais enfin le lire, ce fameux roman. Je te dirai s’il y a beaucoup de points.

« C’est à présent, ou jamais, que nous pourrons aller voir jouer les drames des boulevards, autre antipathie de mon ours.

« Prends une loge pour demain, je t’en supplie. Voyons ensemble les Bohémiens de Paris. J’ai lu dans mon journal le compte rendu de ce drame. Il paraît, ma chère, qu’il est rempli de voleurs, de forçats, de gens qui en font disparaître d’autres par des trappes. Tâche d’avoir une loge d’avant-scène.

« Tu me demandais l’autre jour, dans un accès de mauvaise humeur, en quoi je fais consister le bonheur sur la terre. Je t’ai comprise, chère Anaïs : le bonheur bien souvent est moins de posséder ce qu’on n’a pas, que de cesser d’avoir ce qu’on possède. Le bonheur, pour toi, serait peut-être, ô misère ! d’être veuve. Je ne dis pas que tu souhaites la mort de ton mari ; ce n’est pas plus ton vœu que le mien, quoique nos positions se ressemblent beaucoup ; mais nous devinons, toi et moi, le bonheur d’être libres avec l’expérience que nous avons acquise. Dieu ! comme on doit respirer à pleine poitrine en sortant des prisons de la communauté conjugale pour entrer dans le paradis du veuvage ! Veuve ! veuve ! mais on va où l’on veut, mais on voit qui l’on veut, mais on sort quand on veut, mais on rentre si l’on veut ! N’est-ce pas, chère Anaïs, que telle est pour une femme la position sociale qu’elle peut appeler à bon droit le bonheur ?

« Patience, bonne amie ; en attendant, prenons tout le plaisir que nous permettent de prendre l’absence de mon mari, un excellent homme au fond, et dont je n’ai pas à me plaindre, et la maladie du tien, qui est bien long, je trouve, dans sa maladie. Dis-lui mille choses aimables de ma part.

« Adieu ! vite ce roman et cette loge de spectacle.

« Ta fidèle,
« Julie Vol…… »

dernier échantillon du style d’une parisienne en 1844.
Mémoires d’une jeune et honnête femme mariée à un marchand de couleurs de la rue de la Verrerie.

« Je suis mariée depuis le 20 janvier 18.., c’est-à-dire depuis quinze jours environ. Mon Dieu ! que ce peu de temps écoulé a apporté de changement dans mes idées ! Est-ce moi qui ai tort, est-ce le mariage ? Je ne sais. Voici mes impressions ; plaise au ciel que je ne sois pas dérangée en les fixant sur le papier, afin de pouvoir me juger un jour avec impartialité !

« Le mariage, m’avaient dit mes bonnes compagnes du pensionnat, est la réalisation de nos rêves les plus poétiques. Les tendres frémissements ressentis à la vue d’un jeune homme, les inquiétudes que nous éprouvons au retour du printemps, au lever de la lune derrière les acacias, les besoins de pleurer qui nous prennent sans motif, me disaient-elles encore, s’expliquent dès qu’on se marie. L’âme a deviné le mot de l’énigme. Et je sortis de pension.

« Je me disais, sans être tout à fait aussi romanesque que mes jeunes camarades : Il n’est pas possible que mes parents m’aient gardée dix ans en pension, qu’ils m’aient fait enseigner l’italien, l’allemand, l’anglais, la musique, le chant, le dessin, la peinture, la littérature, la danse, pour me marier avec un homme qui n’aimerait pas les arts.

« Le lendemain de ma sortie du pensionnat, ma mère me dit : « Vous épousez un riche marchand de couleurs de la rue de la Verrerie. » Ma première question fut celle-ci : « Sait-il la musique ? — Je vous dis que c’est un marchand de couleurs, » répliqua ma mère.

« Huit jours après, on me conduisit à la mairie et à l’église…

« J’interromps ma rédaction pour répondre à un correspondant de mon mari, qui me demande, savoir :

« Cent kilogrammes de noir animal.
« Une barrique de vert-de-gris.
« Deux tonneaux de colle.
« Vingt kilogrammes de soude.
« Deux paquets d’assa fœtida.

« Après m’être lavé vingt fois les mains sans succès, je reprends la plume de mes Mémoires.

« Dieu ! quelle triste chose à écrire !… En se couchant, il a mis des bas de laine et un bonnet de coton.

« Je m’y habituerai…

« Mon ami, lui ai-je dit il y a huit jours, m’achèterez-vous un piano ? — Pourquoi faire ? m’a-t-il demandé. Qu’est-ce que cela coûte ? — Douze cents francs. — Douze cents francs ! s’est-il écrié. Avec cet argent j’aime mieux acheter des huiles de baleine et attendre la hausse. D’ailleurs une femme mariée ne touche pas du piano. »

« Je me soumettrai.

« Encore une interruption : mon mari entre............

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je reprends.

« Quelle science !… « Que lisez-vous là ? m’a-t-il dit avec humeur ; est-ce qu’on lit dans un magasin ? Il y a toujours quelque chose à faire ici. Mettez des étiquettes, empaquetez, mesurez, pesez… — Tout est fait, mon ami, ai-je répondu. — Quel est ce livre ? — The poems of Ossiân, The Son of Fingâl. — Vous savez donc l’anglais ? — Oui, mon ami. — Mais vous savez donc tout ? » Il m’a tourné le dos en ricanant.

« Je me résignerai.

« Habitude, soumission, résignation, ce sont-là, je le sais, les trois grâces, les trois vertus théologales du mariage.

« Je parviendrai sûrement à faire si bien mon devoir, que je plairai à mon mari ; mais je me demande pourquoi on enseigne aux jeunes filles tant de choses qui ne serviront qu’à leur inspirer plus tard le regret de les avoir apprises ; ou pourquoi on ne les élève pas spécialement pour être des femmes de marchands de couleurs, d’épiciers, d’agents de change, etc… »

réflexion de l’auteur.

Dans un an nous dirons au lecteur si la femme du marchand de couleurs de la rue de la Verrerie est parvenue au degré de résignation qu’elle désirait pour être aimée de son mari.

parlons de la légèreté de la parisienne.

J’ai dit quelque part que le peuple français, le plus léger de la terre, au dire de lui-même et des autres nations, avait inventé la guillotine, la roue, les vers alexandrins, le poëme épique, la tragédie classique, les robes à panier, le bouilli de bœuf, le cheval de roulier, et tout ce qu’il y a de plus calotte de plomb au monde. C’est lui, ce même peuple français, qui a laissé s’accréditer l’opinion que la Parisienne avait la légèreté de l’hirondelle et la subtilité d’un parfum.

La Parisienne est très-légère en dansant, c’est vrai, mais elle ne danse pas toujours. Quand elle aime, par exemple, elle ne se résout pas à chaque instant en fumée d’encens ou de myrrhe. Elle est sérieuse comme la passion, quand la passion l’étreint et la domine ; alors il n’y a ni Espagnole au teint bruni, ni Italienne au poignard de carton à lui comparer.

Que de Parisiennes ont suivi en Égypte, en Italie, en Russie, ces nuées d’officiers à qui elles avaient donné leur cœur à quelque bal champêtre, sous l’époque consulaire ou impériale ! Ni les sables du désert, ni les glaces de la Bérésina, ne les ont arrêtées sur le chemin de leur dévouement. Elles ont nettoyé le fusil, lavé le linge, pansé la blessure, salé la soupe, égayé la marche de leurs héroïques maris. Il n’est aucun point du globe où l’on ne retrouve la Parisienne sous les traits de modiste, de limonadière, de maîtresse d’hôtel garni. Je suis sûr qu’elle est déjà établie en Chine, domiciliée à Hong-Kong avec cette très-mirifique enseigne :

Et partout elle étale cette grâce particulière, elle prodigue cet accent charmant et ces manières engageantes avec lesquelles elle parviendrait à vendre mille francs ce qui vaut trois sous.

encore un mot sur cette légèreté et sur ce que nous lui devons.

Les enfants croient, en général, que les morues nagent au fond de la mer, dans la forme sèche, coriace et aplatie où ils les voient sur l’étal de l’épicier.

Beaucoup de nos honorables compatriotes en sont là en matière d’observation sociale. Notre littérature, que, par légèreté sans doute, ils mettent au-dessus, beaucoup au-dessus des autres littératures, leur semble un produit naturel, spontané, simple, du sol français. À les en croire, un peuple aussi fameux que le nôtre n’avait pas le droit de ne pas être grand en littérature. Sans cesser d’être spirituels et Français, tâchons d’être raisonnables ; voulez-vous ?

Qui donc a posé devant Racine, Molière, Marivaux, Beaumarchais, Le Sage et de Balzac, aussi grand qu’eux tous peut-être, pour que de Balzac, Le Sage, Beaumarchais, Marivaux, Molière et Racine, celui-là dans ses admirables romans, les autres dans leurs belles comédies et leurs tragédies, pussent peindre cette prodigieuse variété de femmes ? Qui donc leur a fourni tant de portraits à faire, tant de caractères à analyser, tant de sentiments délicats, vifs, originaux, simples, compliqués, subtils jusqu’au paradoxe, profonds jusqu’à la douleur ? Qui donc leur a révélé ces drames de famille enfermés entre les quatre murs d’un salon, et ces combats du cœur avec le cœur, ces comédies de l’âme où elle se montre à nu, toute cette histoire de l’humanité, dont les feuillets sont froissés par le rire ou tachés par les larmes ? n’est-ce pas la femme par excellence, la Parisienne ? Ils n’ont pas inventé, on n’invente que le mensonge ; ils ont copié : et ce sont les mœurs, la physionomie, les goûts, les caprices de la femme parisienne qu’ils ont pris pour modèles. On s’adresse à l’arbre pour avoir le fruit. Esther, Junie, Bérénice, Iphigénie, Phèdre même, Célimène, Dorine et toutes ces femmes sorties du riche cerveau de Molière, et du non moins riche cerveau de Balzac, sont nées, ont vécu, ont régné à Paris, les unes à la cour de Louis XIV, les autres à l’hôtel Rambouillet, celles-ci à la place Royale et dans la rue des Tournelles, celles-là dans le faubourg Saint-Germain.

Sans la femme parisienne, la littérature française serait donc aussi nulle que le serait la littérature grecque sans Hélène et Clytemnestre.

Je recommande cette observation aux critiques de profession, eux qui ont tant d’idées, de goût et surtout de style. La Parisienne est-elle belle ? comment est-elle belle ? l’est-elle longtemps ?

On répond par un conte de fée.

la fée bleue.

Un jour la fée bleue descendit sur la terre dans l’intention courtoise de distribuer à toutes ses filles, les habitantes des divers pays, les trésors de faveurs qu’elle portait avec elle.

Son nain amarante sonna du cor, et aussitôt une jeune femme de chaque nation se présenta au pied du trône de la fée bleue. Toutes ces unités finirent, on l’imagine, par former une foule assez considérable. Ceci se passait longtemps avant la révolution de juillet 1830. La bonne fée bleue dit à toutes ses amies :

« Je désire qu’aucune de vous n’ait à se plaindre du don que je vais lui faire. Il n’est pas en mon pouvoir de vous donner à chacune la même chose ; mais une telle uniformité dans mes largesses n’en ôterait-elle pas tout le mérite ? »

Comme le temps est précieux aux fées, elles parlent peu. La fée bleue borna là son discours, et commença la distribution de ses présents. Personne n’en parut fâché.

Elle donna à la jeune femme qui représentait toutes les Castilles des cheveux si noirs et si longs, qu’elle pouvait s’en faire une mantille.

À l’Italienne, elle donna des yeux vifs et ardents comme une éruption du Vésuve au milieu de la nuit ;

À la Turque, un embonpoint rond comme la lune et doux comme la plume de l’eider ;

À l’Anglaise, une auréole boréale pour se teindre les joues, les lèvres et les épaules ;

À une Allemande, des dents comme elle en avait elle-même et, ce qui ne vaut pas mieux que de belles dents, mais qui a son prix, un cœur sensible et profondément disposé à aimer ;

À une Russe, la distinction d’une reine.

Puis, passant aux détails, elle mit la gaieté sur les lèvres d’une Napolitaine, l’esprit dans la tête d’une Irlandaise, le bon sens dans le cœur d’une Flamande, et, quand il ne lui resta plus rien à donner, elle se leva pour reprendre son vol.

« Et moi ? lui dit la Parisienne en la retenant par les bords flottants de sa tunique bleue.

— Je vous avais oubliée !

— Entièrement oubliée, madame.

— Vous étiez trop près de moi, et je ne vous ai pas vue. Mais que puis-je maintenant ? le sac aux largesses est épuisé. »

La fée réfléchit un instant, puis rappelant d’un signe toutes ses charmantes obligées, elle leur dit : « Vous êtes bonnes, puisque vous êtes belles. Il vous appartient de réparer un tort très-grave de ma part : dans ma distribution j’ai oublié votre sœur de Paris. Que chacune de vous, je l’en prie, détache une partie du présent que je lui ai fait et en gratifie notre Parisienne. Vous perdrez peu et vous réparerez beaucoup. »

Comment refuser à une fée, surtout à la fée bleue ?

Avec la grâce qu’ont toujours les gens heureux, ces dames s’approchèrent tour à tour de la Parisienne, et lui jetèrent en passant, l’une un peu de ses beaux cheveux noirs, l’autre un peu du rose de son teint, celle-ci quelques rayons de sa gaieté, celle-là ce qu’elle put de sa sensibilité, et il se fit ainsi que la Parisienne, d’abord fort pauvre, fort obscure, très-effacée, se trouva en un instant, par cet acte de partage, beaucoup plus riche et beaucoup mieux dotée qu’aucune de ses compagnes.

La fée bleue était déjà remontée au ciel en souriant.

Ceci prouve… Je n’ai rien à prouver.

disons maintenant si la parisienne est longtemps belle.

Si la définition que nous avons donnée de la beauté de la Parisienne n’est pas erronée, si la fiction de la fée bleue cache un sens vrai, cette beauté, assez semblable à une riche mosaïque, ne saurait périr d’un seul coup. La beauté trop unie de l’Espagnole, la beauté trop absolue de l’Italienne, n’ont pas, par exemple, de fin ménagée, d’extinction douce, d’agonie paisible. Ce genre de beauté s’écroule tout à coup comme un monument. Une maladie emporte la superbe, la belle femme, et laisse une sorcière ; et cette horrible catastrophe arrive toujours de bonne heure dans les pays chauds. La Parisienne triomphe indéfiniment de la maladie, de l’âge, de toutes les infirmités possibles, et la mort ne la prend guère qu’à l’état d’ouvreuse de loges. Perd-elle son gracieux embonpoint, il lui reste ses cheveux ; perd-elle ses cheveux, elle se rabat sur ses dents ; perd-elle ses dents, il lui reste ses yeux, longtemps fins et moqueurs, miroirs conservateurs de tout ce qu’ils ont vu ; l’éclat de ses yeux s’évanouit-il, il lui reste son sourire qui garde tant de choses dans ses plis ; enfin, a-t-elle tout perdu, il lui reste encore son esprit ; elle s’y plonge tout entière, et la voilà rajeunie.

l’esprit d’une parisienne est son immortalité.

Je ne veux pas dire à quel âge une Parisienne est vieille : une vérité est déjà une chose si triste qu’il faut se garder de la rendre offensante ; mais dès qu’une Parisienne a l’indulgence de se croire vieille, elle conquiert à l’instant même une jeunesse qui ne passe plus. Quel inépuisable trésor que sa mémoire ! quel livre que ses souvenirs ! quelle profondeur dans ses conseils ! quelle fermeté ! quelle durée dans ses affections ! quel guide dans la vie !

Tout homme d’État, tout philosophe, tout artiste, tout poëte, tout homme enfin qui n’a pas passé quelques années dans l’intimité des vieilles femmes parisiennes a manqué son éducation du monde. Sa vie entière se ressentira de ce tort, on pourrait dire de ce malheur.

Consultez les mémoires des hommes illustres des temps passés ; interrogez les souvenirs de ceux qui occupent aujourd’hui le premier rang dans l’opinion publique : tous, s’ils sont sincères, vous diront qu’ils doivent en grande partie à la société des vieilles femmes parisiennes d’avoir pu faire quelque chose de grand dans leur vie, et particulièrement d’avoir pu éviter d’énormes fautes et d’énormes sottises.

Le secret de leur immense supériorité s’explique : en arrivant à l’âge de vieillesse, elles gardent la délicatesse de la femme, et acquièrent le bon sens de l’homme. Comme ce vin dont parle Homère, elles deviennent miel par la vertu des ans. Vivantes par la raison, elles sont mortes pour les passions. On ne les trompe pas. Comment les tromperait-on ? il n’y a plus rien à courtiser en elles.

Quand on aura cessé d’élever des statues à tous ces imbéciles couronnés, à la lèvre autrichienne et au nez espagnol, on songera peut-être à en dresser une, magnifique type de la raison, de la sagesse moderne, qui représentera une vieille femme parisienne, soutenant d’une main un vieillard, tendant l’autre à un jeune homme prêt à entrer dans la vie.

conclusion.

Une Parisienne est une adorable maîtresse, une épouse presque impossible, une amie parfaite.

fin.

Elle meurt dans sa religion, à laquelle elle n’a jamais pensé.

léon gozlan.