Voyage de Marco Polo, Texte établi par Eugène MüllerDelagrave (p. 301-304).
XLVI
De la province d’Aden.


La province d’Aden a un roi particulier qu’ils appellent sultan ayant sous sa domination des mahométans, qui ont les chrétiens en abomination. Ce pays est orné de beaucoup de villes et de châteaux et a un très bon port, où viennent plusieurs navires qui y apportent diverses sortes d’épiceries. Les marchands d’Alexandrie viennent acheter ces aromates, et les chargent dans de petits bateaux qu’ils conduisent par une certaine rivière pendant sept journées de chemin[1] ; après quoi ils en chargent des chameaux, qui les portent à trente journées de là, jusqu’à un autre fleuve appelé d’Égypte (le Nil), où étant arrivés, il les chargent de nouveau sur des vaisseaux qui les mènent à Alexandrie ; et il n’y a point de plus court chemin que celui-là pour aller de ces pays orientaux à Alexandrie[2]. Ces négociants amènent outre cela beaucoup de chevaux quand ils vont dans l’Inde pour trafiquer. Le roi d’Aden exige de ces marchands qui passent par son pays et emportent des parfums et autres marchandises, un très fort droit, ce qui lui rapporte un grand profit. Lorsque le sultan d’Égypte, en l’an 1200, assiégeait Acre pour la reprendre aux chrétiens, le sultan d’Aden lui envoya trente mille cavaliers et quarante chameaux. Ce n’est pas qu’il fût aise qu’il réussît dans son entreprise, mais parce qu’il souhaitait la destruction des chrétiens. À quarante milles du port d’Aden, en allant vers le septentrion, on trouve la ville d’Escier[3], qui a sous sa dépendance plusieurs autres villes et châteaux et qui appartiennent tous au roi d’Aden. Il y a aussi près de cette ville un très bon port, d’où l’on transporte un nombre infini de chevaux dans l’Inde. Ce pays abonde en encens blanc qui est très bon, qui découle de certains petits arbres peu différents des sapins. Les habitants font des ouvertures dans l’écorce de ces arbres pour en tirer l’encens, et, malgré la chaleur qui est fort grande, il en coule beaucoup de liqueur. Il y a aussi en ce pays-là des dattiers et des palmiers ; mais il n’y a point de grains, si ce n’est un peu de riz ; il y a, en récompense, de très bons poissons, surtout des thons, qui passent pour excellents. Ils n’ont point de vin, mais ils font une bonne boisson avec du riz, des dattes et du sucre. Les moutons que l’on trouve en ce pays-là sont petits et, n’ayant point du tout d’oreilles, ils ont seulement à la place deux petites cornes. Les chevaux, les bœufs, les chameaux et les moutons vivent de poissons : c’est leur manger ordinaire, vu qu’à cause de l’extrême chaleur il est impossible de trouver de l’herbe sur terre. Il se fait trois mois de l’année une pêche, où il se prend une si grande quantité de poisson qu’il est impossible de l’exprimer : ces mois sont mars, avril et mai. Ils sèchent ces poissons et les gardent ; et ils en donnent toute l’année à leurs bêtes au lieu de pâturage. Ces animaux mangent plus volontiers de ces poissons secs que des poissons frais. Les habitants font aussi du biscuit de poisson sec, et voici comment : ils coupent le poisson fort menu et le réduisent en poudre, après quoi ils en font une pâte et la laissent sécher au soleil ; et ils mangent, eux et leurs bêtes, de ce pain-là toute l’année.


Ici prend fin en réalité la relation régulière de Marco Polo ; mais les divers manuscrits qui nous l’ont conservée, et qui jusque-là s’accordent comme disposition générale des matières, offrent une partie supplémentaire plus ou moins étendue, où sont rangés, sans qu’un même ordre y soit observé, des notes détachées, des récits épisodiques. Sans aucun doute, ces fragments émanent de la même main que le corps du livre. Son récit principal achevé, l’auteur a voulu y joindre maints souvenirs qui n’avaient pu y trouver place ; mais les copistes sont venus qui ont fait, chacun à leur manière, un choix dans cet ensemble accessoire. Le texte que nous avons suivi a gardé quatre chapitres consacrés aux pays qui s’étendent entre les frontières septentrionales de la Chine et les régions polaires. Ces pays, qui forment ce qu’on appelle aujourd’hui la Russie d’Asie et qui restèrent absolument inconnus des Occidentaux jusqu’au siècle dernier, durent forcément de très longue date être, comme aujourd’hui, en relations fréquentes et suivies avec le grand empire qui les avoisine. Pendant son séjour au Cathay, Marco Polo fut donc à même de se renseigner très exactement sur ces contrées et sur leurs habitants. Nous en trouvons la preuve dans ces chapitres, que nous avons d’autant mieux cru devoir conserver que, contrôlés par les récits modernes, ils démontrent une fois de plus jusqu’à quel point sont dignes de crédit les assertions du célèbre Vénitien.


  1. Il semble ici que la mer Rouge soit considérée comme une rivière. (P.)
  2. Ce passage indique bien que Marco Polo, par une erreur géographique très concevable, considère le territoire abyssinien comme se rattachant au continent asiatique, et par conséquent aux deux autres Indes.
  3. Entre Aden et Oman. (P.)