Mercvre de France (p. 75-97).

IV

le mot et la chose

C’était bien la dixième fois qu’il jetait sa ligne dans l’eau, et il allait prendre un grand parti, descendre nu jambes sur la berge, retourner les pierres, fouiller la vase, troubler ce miroir si horriblement poli, noir à force d’être poli, sans doute l’abîme de la limpidité, lorsqu’il entendit un rire de femme. Derrière les saules, une femme riait, se moquait de lui. Un peu vexé, il leva les yeux et aperçut Mlle Marguerite Davenel sortant d’un voile de branches légères, toute en blanc, apparition exquise, mais très étudiée, sur fond bleu de chromo, encadrée de verdure.

Il trouva cela joli. Seulement, comme il était furieux de pêcher inutilement depuis des heures, il ne salua pas, ne se dérangea pas, rejeta sa ligne plus loin et attendit l’invisible poisson.

— Est-ce que ça mord ? fit Marguerite d’un ton à la fois craintif et protecteur.

Il l’examina un instant avant de lui répondre, les prunelles dures, la bouche serrée. Cette jeune personne élégante voulait donc lui tendre l’aumône de son élégance ? Et, à son tour, il s’examina tout en ayant l’air de chercher un ver dans une boîte. Il demeurait sombre à faire peur, sale et déguenillé, ses pieds dépassant ses souliers bâillants, ses pantalons s’ouvrant, du bas, décousus en mocassins de sauvage. Au milieu de ce beau jour d’été, il éclatait de misère, devenait la tache même de ce soleil pour ciel de riches et de jeunes filles moqueuses. Il fut mécontent de lui.

Elle, portait une jupe blanche, de coupe très nouvelle, s’ovalisant sur l’herbe en corolle de lis, serrée à la taille par une ceinture de cuir blanc bouclée d’acier, scintillement de feu blanc qui piquait les yeux, et une large dentelle écrue festonnait son corsage de surah blanc, lui formant un grand col de bébé, parure vieux jeu toujours naïve, un de ces cols qui font croire que les femmes usent encore la lingerie de leur enfance. Blonde et la bouche rougie en cœur d’oiseau sous l’ombrelle de cretonne pourpre, elle avait surtout l’aspect d’une créature soigneuse de ses effets, quelque chose de pas franc dans un maintien correct.

— Non, ça ne mord pas, murmura-t-il, grognant, tel un ours dérangé. Ce n’est pas étonnant. J’ai entendu dire que les poissons fuyaient l’ombre d’un simple mouchoir de poche.

Elle regarda la terre où il n’y avait aucun mouchoir de poche. Il conclut de ce geste qu’elle s’habillait ordinairement de blanc pur puisqu’elle ne songeait plus à produire l’effet du virginal costume.

— Une nappe d’autel, si vous préférez, maugréa-t-il. C’est plus luxueux et encore plus aveuglant pour des yeux de pauvres bêtes.

— Vous croyez donc, Monsieur l’anarchiste, que c’est moi qui leur fais peur ? Vous n’êtes pas aimable ! dit-elle, gardant son accent de curieuse timide.

— Monsieur l’anarchiste ? Comment, vous aussi ? Ça continue ? gronda-t-il en relevant la tête avec le coup de fouet de sa ligne.

Il fut attendri, malgré sa mauvaise humeur, par l’apparente bêtise claire de son joli visage de demoiselle propre, une bêtise qui semblait pétrie de lait et de roses, aussi d’une vanité fine à parfum de fleurs d’oranger. Il pensa que si elle éteignait le nimbe de son ombrelle rouge, il la verrait moins jolie, plus pâle, un brin chlorotique, peut-être inquiétante. Elle s’appuya, résolument, au tronc du gros saule, faisant virer son nimbe et agitant les branches d’une main fiévreuse. Elle se déterminait, par ce beau jour de chaleur, à tenter la coupable expérience d’apprivoiser un homme. Et quel homme ! Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui arriverait s’il lui manquait de respect, mais un animal comme celui-ci lâché en liberté sur les terres de son père serait toujours le prisonnier de son bon vouloir et ne resterait pas longtemps dangereux. Elle consulta un moment ses pieds, les étirant hors de l’ovale précieux de sa jupe, et ses pieds pointus chaussés de bottines anglaises luisant de méchanceté jaune lui suggérèrent cette ineptie mondaine :

— Vous avez tellement piétiné les convenances, chez nous, certain soir…

L’homme sombre, étendu tout à plat dans la fraîcheur des herbes, se soupira ironiquement à lui-même :

— Ceci est une phrase de chère Madame au salon. Que d’embarras pour un voleur !

— Mademoiselle ! rectifia la jeune fille avec une pruderie spontanée très amusante.

— C’est que vous avez l’air méchant comme une vraie femme quand on vous contemple en dessous. (Il sortit sa ligne de l’eau, se mit à la rouler, y mettant tout le soin possible. Il avait construit cet engin lui-même avec une vieille gaule et du fil trouvé par hasard. Cela resservirait le lendemain matin, dès l’aube, car l’après-midi s’annonçait mal.) Alors, chère Mademoiselle, pourriez-vous m’expliquer pourquoi ça ne mord pas ici ? À cette place délicieuse, voilée par les hautes herbes et les rideaux souples de ces branches qui nous entourent de leurs guirlandes… idylliques ?

— Oui, je vous le dirai… si vous êtes sage, Monsieur l’anarchiste.

— Vous y tenez, hein ! Mon Dieu, faites comme chez vous. Moi je me repose.

Il s’installa, le menton sur les deux poings, les yeux tournés vers elle. Ce blanc l’éblouissait en l’irritant un peu. Pas de poisson, pas de dîner, et la rencontre importune d’une fille probablement très sotte qui l’humilierait, s’essayant à la châtelaine compatissante.

Elle paraissait bien décidée aux phrases de salon. Et jamais salon de verdure ne fut plus Louis XV, plus somptueusement champêtre, plus peint pour les amours à flèches émoussées que celui que leur choisissait la nature. Sous le bouquet des saules, un sentier coupait les foins fleuris avec une grâce de ruban glissant dans des cheveux. Un promontoire, émaillé de couleurs tendres, s’arrondissait, au-dessus de l’eau, en large fauteuil cintré couvert d’une étoffe bien pompadour, si moelleuse à l’œil lorsqu’on revenait du plein soleil. C’était les colliers de juin dans leurs écrins de velours, les mille fleurettes tombées partout en poignée de gemmes, et plus loin, le long des ronces, des arbustes, emmêlés comme des plumes vertes, se dressaient une folle éclosion d’étoiles blanches, des marguerites des prés, frêles demoiselles d’honneur de la reine du royaume de Flachère. Encore plus loin, derrière ce bout du monde, les champs reprenaient mornes, lourds des pommes de terre, des artichauts, des choux ; on retrouvait la régularité brutale du troupeau des gras légumes domestiques ; mais ce coin sauvage, bordé par le fleuve qui le séparait encore mieux du reste de la vie, s’étalait, miraculeusement fantaisiste, préservé de l’élevage au fil de fer.

En face d’eux, le village de la Brette montrait sa rangée de maisons placées comme un jeu de domino, dressées du côté de l’ivoire, ayant probablement un dos sinistre aussi noir que cette eau énigmatique. Et les falaises, les collines s’en allaient par bonds gracieux, vernies de lumière, fraîchement décorées de tout le lustre d’un beau jour calme.

L’homme contemplait cela et cette fille riche. Il éprouva l’émotion mauvaise de ceux que rien ne peut distraire de la préoccupation quotidienne : manger.

— Pourquoi pas de poisson dans la Seine ? Enfin, nous sommes ici devant la Seine, à moins que Monsieur votre père ne change le cours des rivières pour nettoyer ses jardins… d’Augias.

Marguerite fit girer son ombrelle plus vite, calcula son effet.

— Oui, la Seine… mais elle ne contient pas de poisson parce qu’elle est infectée…

— Cette eau dont la surface semble une moire de bitume ? Voilà bien mes chances ! Je pêche dans un fleuve interdit, capté par Messieurs les grands industriels. Il faut crever de faim en respirant toutes les malpropretés des gens repus qui vomissent leur fortune à gueules canalisées ! Vraiment, Mademoiselle, il y aurait de quoi devenir anarchiste si on n’était…

— Si vous ne l’étiez déjà ?

— Pardon. Je cesse de l’être puisque je m’efforce de gagner ma vie en pêchant comme un simple grand industriel qui se repose. Hier, j’ai fabriqué une ligne… Aujourd’hui je comptais sur une friture. C’est un travail normal cela ! Demain, va-t-il me falloir de nouveau glaner dans vos champs ? On se fatigue des légumes crus, vous savez ! Et le corbeau est une maigre volaille.

— Pourquoi ne demandez-vous pas à être embauché aux épandages ?

Il eut un regard orageux et grommela, brisant la conversation :

— Vous disiez que la Seine est empoisonnée ? Quel poison, s’il vous plaît ? des matières chimiques ? Je suis un ignorant tombé de la lune. Je voudrais bien m’instruire. Au collège, où je suis resté trop longtemps, je rêvais des bords fleuris de cette eau que j’imaginais limpide avec des petits moutons blancs autour.

— Les usines d’Asnières, cher Monsieur, ne suffisent pas à faire fuir le goujon… Il y a le grand collecteur. Comment pouvez-vous venir de Paris sans savoir qu’au-dessous de la capitale toute la Seine charrie la boue de ses ruisseaux ?

— Je sais, en effet, que je ne sais rien, chère Mademoiselle, en ma qualité de bachelier ès-sciences. Alors, je dois perdre l’espoir de ma friture ?

— Oh ! complètement, cher Monsieur. C’est même drôle, pour les gens d’en face, de vous apercevoir une ligne à la main, et je m’étonne de ne pas les entendre rire aux éclats de votre patience, eux qui en ont si peu. Ils ne sont presque jamais à leurs fenêtres, heureusement pour vous. Il y a vingt ans qu’on ne pêche plus ici.

Elle souriait.

— Les usines d’Asnières ! Le grand collecteur !…

Et il fut une seconde égayé, de son côté, par cette charmante vierge mondaine en robe blanche, qui lui disait ces choses troubles.

— Voudriez-vous mettre le comble à votre obligeance, Mademoiselle, en m’apprenant aussi ce que l’on distille chez vous, dans vos usines souterraines ? Vos jardiniers ont des bottes d’étranges formes et sur vos terres, très hospitalières, je l’avoue, puisque l’on ne m’y a pas encore arrêté, je ne dors que difficilement tant je suis écœuré par certaines émanations. J’en ai la fièvre, je vous jure.

Marguerite s’était assise à l’extrémité du promontoire, dans un bras du fauteuil de verdure pompadour, elle tordait une branche de saule autour du manche de son ombrelle et elle prenait la pose d’une jeune fée levant sa baguette pour métamorphoser un fleuve d’immondices en une rivière de diamants.

Cependant elle se taisait, perplexe.

Marguerite Davenel n’aimait point à parler de la Chose parce qu’il y avait le Mot.

Ces terres luxuriantes, aux végétations monstrueuses et aux rendements fabuleux, étaient empoisonnées comme ces ondes, coulant d’un noir mystérieux de résidus de grand-œuvre. Il fallait toute la magie de l’été, toute la clarté du soleil pour en oublier les dessous profonds, pareils aux creusets mêmes de la vie à l’horreur première et chaotique des limbes de la vie. Quand elle était petite fille, elle avait entendu des masses de discours sur la matière et lu, étant plus grande, des tas de comptes rendus très glorieux où l’on égalait les épandages au paradis terrestre. Cela ne lui laissait pas de souvenirs agréables. Elle avait toujours confusément redouté, pour l’hermine de sa robe de demoiselle à marier, fille unique d’un brave homme prétentieux, ces histoires de chimies puantes d’où sortait leur fortune comme ces gros melons de sucre émergeaient, jaunes et gonflés, du fumier abominable qu’on appelait, proprement, l’engrais humain. À leur tour, les belles terres brunes pompaient, en éponges dociles, toute la fétidité de la capitale, à leur tour les prairies et les bois, les collines et les vallées s’imprégnaient de l’horrible boue gluante. Un pays tout entier, merveilleux, était soumis à la plus effroyable des profanations : se transmuer de marais en cloaque et de fumier en or ! Les roses, les épis et les grappes puisaient leur sève dans le fameux engrais humain, et au fur et à mesure que le célèbre tout à l’égout fluait de Paris en un abcès crevant, la Seine se purifiait durant que la terre de ses rives (ces rives fleuries qu’arrosent la Seine !) s’engrossaient d’une fertilité honteuse ruisselante de toutes les sanies de la ville ! Assainissement et bucolique jardinage ! Oui, seulement c’était le grand ridicule, cette chose louche qui fait grincer les gens du meilleur monde. Oui, le père de Marguerite portait la décoration, la flamboyante faveur couleur de sang, pour avoir, le premier, dirigé l’équipe de ses égoutiers champêtres, hommes vraiment courageux dont quelques-uns étaient morts (au champ d’honneur), ayant respiré de trop près les émanations qui écœuraient l’anarchiste.

Oui, on savait que ce noble soldat de l’industrie, maintenant officier, se consacrait au soin de séparer l’eau pure de la fange, une opération de drainage tenant du sortilège, et, chaque année, c’était lui qui faisait goûter au ministre de l’Agriculture (jamais le même) les progrès de cette prodigieuse purification. Oui… on devait triompher… Mais il y avait les réclamations affolées des riverains, le petit village en rang de dominos consternés devant la double floraison de la peste, cette onde, jadis vert-bleu, devenue noir bitume, et ces jardins rectilignes infectés à perte de vue, tout ce noble décor de campagne paisible envahi par la décomposition asphyxiante. On leur promettait la fermeture totale des égouts dans dix ans, et d’ici là beaucoup de vieux pêcheurs subsistant jadis de leur coup de filet seraient partis pour augmenter la fermentation. Il y avait les grands propriétaires qui se sauvaient, se bouchant les oreilles et surtout les narines, les mille et une procédures au sujet des infiltrations meurtrières dans les puits, les fontaines, les mares ; les carrières s’éboulant soudain dans l’irruption d’une cataracte nauséabonde, les rafales de vent d’ouest emportant des odeurs affreuses des kilomètres plus loin, les faisant s’abattre comme une trombe d’épouvante sur des pays de plaisance, villas pimpantes, pavillons de chasse, rendez-vous d’amoureux d’où fuyaient les habitants éperdus… et, quelquefois, jusqu’aux oiseaux.

Les oiseaux (les rossignols particulièrement) aiment l’eau pure. Ils la boivent dans les ornières, mais ils aiment mieux la distiller eux-mêmes sans passer par les lois compliquées de l’hygiène moderne. Les petits roucouleurs se fichaient tellement des successifs ministres de l’Agriculture qu’il n’en restait plus autour de Flachère. Si les roses y sentaient plus fort qu’ailleurs, d’une senteur pesante à force d’être magnifiée, les oiseaux, eux, n’y voulaient plus chanter, ce qu’ils voyaient, pourtant de haut, leur coupant la respiration. Seuls, les funèbres corbeaux, luisants de prospérité comme le bon terreau noir, se promenaient en bandes et trituraient du bec, faisant peu à peu la conquête de leur véritable domaine seigneurial, une contrée que dominaient la pourriture et le silence.

Les espèces des insectes, elles aussi, avaient changé. On trouvait de singuliers moustiques, en nuées épaisses, battant les eaux troubles de leurs ailes molles. Ils ne piquaient pas, mais tombaient en pluie sur les fruits ou les viandes, y devenaient subitement de petits vers grouillants et corrupteurs. Des sauterelles énormes, noirâtres, produisaient des larves dégoûtantes, des pucerons à trompes éléphantines dévoraient les légumes en y introduisant des sucs vénéneux. Sur les salades, d’un vert métallique, monumentales, des chenilles et des lombrics, d’aspects inconnus, se donnaient rendez-vous, bavant du venin. On commençait à ne plus vouloir manger de ces légumes, autour de Flachère, c’était le potager maudit, un vaste cimetière où brillaient déjà les feux follets de la légende, tout le phosphore des imaginations surexcitées, révoltées.

Les pétitions ne prouvaient rien. Les émigrations pas davantage. On n’était jamais les plus influents. Le gouvernement même n’était pas le plus fort. Il subissait, comme le reste du monde, la contagion du progrès. Pour nettoyer une ville, il lui fallait salir la campagne, et on ne pouvait pas lui demander d’assassiner les riches Parisiens pour sauver des amateurs d’air pur, trop pauvres pour aller vivre dans une ruineuse agglomération de gens propres. La violente averse des réclamations ne réussissait qu’à rendre complètement fous certains entrepreneurs des travaux suburbains, qui, se mettant à écouter tous les conseils, tapaient au hasard des masses calcaires et canalisaient dans des terres incapables de boire l’infect calice, trop durement entêtées, pour daigner se montrer poreuses.

Marguerite Davenel remuait tristement toute cette fange en pensée, ressassant ses désillusions intimes, le front incliné devant ce malfaiteur qu’elle trouvait heureux d’ignorer la Chose… s’il connaissait l’emploi vulgaire du Mot, et Marguerite, la riche demoiselle, tremblait de le voir sourire de cette misère morale comme elle aurait pu sourire des vêtements sales du pauvre garçon.

— Vous ne savez donc pas du tout où vous êtes, Monsieur ? Vous ne connaissiez donc pas les épandages de Flachère avant d’y venir ? dit-elle en se baissant pour cueillir une fleurette rose de ses doigts rosés.

— Non, répondit-il un peu confus, depuis ma chute dans le fossé du clos des cerises et votre gracieuse invitation à dîner, je n’ai eu d’autres occupations que de chercher ma nourriture ou de fuir les hommes. Je ne comprends rien à rien. D’ailleurs, je me moque du milieu. Manger, dormir, rêver, peut-être, cela me suffit. Je vis seul et désire ne rien savoir. Les épandages me laissent froid. Je suis pour le pittoresque contre l’hygiène, généralement. Mais permettez-moi de m’étonner, une fois encore, de la solidité de votre estomac. Vous allez là dedans comme… chez vous ! Que des fleurs soient plus blanches et plus pures de toute la noirceur et de toute la malpropreté de leur fumier natal, je le veux bien, mais que vous puissiez respirer cela… vous, une jeune fille ?…

Marguerite, qui avait fermé son ombrelle, rougit, malgré l’absence de son nimbe pourpré. Elle démêlait un vague compliment, un rayon de courtoisie au milieu du mépris montant du jeune homme. Il était jeune en dépit de ses airs de vieillard. Anarchiste, soit ! Cependant il possédait du style et, ma foi, causait comme un mauvais livre.

Elle répliqua d’un ton fébrile :

— Mon Dieu, j’y suis habituée. Puisque mon père y vit, je dois y vivre et m’y trouver bien. J’ai perdu ma mère de bonne heure et on m’a donné la direction de la maison pour m’occuper. On ne s’ennuie pas quand on a le soin du ménage. Papa parle souvent de me distraire, mais, moi aussi, je préfère l’isolement. Les Parisiennes que je pourrais recevoir sont facilement impressionnables, font les petites dégoûtées… les Parisiens risquent des plaisanteries stupides, et si j’ai la réputation d’une fille fière, c’est seulement que je veux aider le directeur de Flachère dans son entreprise sans tolérer de gêneurs. Je trouve l’œuvre qu’on nous a confiée belle par ses résultats présents : nos fleurs, nos fruits, et bonne pour l’avenir lorsqu’elle aura rendu à la Seine toute sa limpidité. (Elle ajouta, malicieuse :) Et je m’habille de blanc pour prouver aux ennemis des sociétés utiles que l’on peut vivre immaculée sur… le fumier en question.

L’homme remarqua qu’elle venait d’exprimer les sentiments d’une brochure socialiste. Il eut un rire sourd.

— C’est admirable ! Nous sommes nés pour ne pas nous comprendre, mademoiselle Davenel. Ce qui m’inquiète, c’est que je vous soupçonne l’intention de m’évangéliser. Moi, j’aime à me vautrer dans la fange, mais j’ai le cynisme de le dire, et pour ce que ça me rapporte, franchement, je serais bien sot de me gêner. Mon existence me semblerait tourner au cauchemar burlesque si je devais aligner des choux dans toutes les immondicités de ma façon de voir. Souffrez que je demeure le plus respectueux des anarchistes… les bras croisés. Blanchir la boue, métier de dupe !

Il faisait pourtant chaud et doux à regarder cette jeune fille, fine fleur de la bourgeoise culture intensive. Ce travail de régénération par l’engrais valait bien la recherche de l’absolu dans le crime, après tout. C’était de la morale potagère à la portée de tous les vagabonds de la pensée : poètes ou malfaiteurs politiques.

Il ajouta :

— Enfin, pourquoi désirez-vous que je représente l’anarchie dans le royaume de vos nobles épurations ? C’est agaçant ce collage d’étiquette sur une pauvre diablesse de plante déracinée qui a l’envie modeste de vivre très en dehors du sol.

Marguerite riposta :

— La meilleure manière pour sécher sur pied, Monsieur, devant les très excellentes choses qu’on vous offre. (Elle hocha le front, plus grave :) Mais je ne vous juge pas d’après les cerises. Nous avons lu les journaux depuis un mois… et…

L’homme sombre tressaillit, dressa un visage anxieux au-dessus des herbes, parut verdâtre :

— Les journaux ! fit-il d’une voix brève. Alors que savez-vous ?

— Oh ! rien, presque rien. Sinon qu’un jeune homme, grand, maigre, aux yeux très noirs, a jeté une bombe, qui n’a pas éclaté, sous le porche d’une église où il n’y avait, du reste, personne. Mon père pense que c’est vous, car on n’a pas retrouvé ce jeune homme.

L’anarchiste retomba de tout son long, riant de son rire en bruit de crécelle.

— Voilà une belle découverte. Je dois avoir la police à mes trousses.

Et il s’étendit beaucoup plus à son aise.

— Écoutez-moi, continua-t-elle d’un ton mesuré, plein de bienveillance, nous ne savons rien encore de précis et cela me permet de vous faire signe. Quand nous saurons exactement votre histoire, il faudra vous dénoncer, ce sera très ennuyeux. D’un autre côté, on ne peut guère vous donner asile dans un… jardin du gouvernement, une propriété nationale ! Et puis nous devons recevoir la visite du ministre de l’Agriculture, le meilleur ami de mon père, qui ne viendra pas sans être accompagné d’un ou deux agents de la sûreté. Votre présence gâterait la cérémonie tout de même. S’il vous fallait un secours pour…

— … M’aller faire pendre ailleurs, hein ?

— Ou mieux, si vous consentiez à vous déguiser en honnête ouvrier ?

— Un piège, chère Mademoiselle. Non, merci. Pas blanchir la boue pour aucun gouvernement. Je me moque du résultat, j’aurai toujours le temps de me fiche à l’eau.

— Ni religion, ni loi, ni Dieu, ni maître… Vous n’avez pas peur de la mort, Monsieur l’anarchiste ?

— Je n’ai peur que de vous, Mademoiselle, parce qu’en ce moment vous me cachez ma destinée comme une fleur cache une vipère.

Elle eut à son tour un tressaillement, un frisson délicieux malgré son émoi de jouer ce rôle solennel de complice.

— Je ne vous cache pas de serpent, je vous assure. Je profite d’une discussion que je n’ai pas provoquée pour vous dire que vous avez tort. Comment vous appelez-vous, Monsieur ?

— Fulbert, Mademoiselle.

— Vous êtes sans famille ?

— Tout ce qu’il y a de plus orphelin. Peut-être encore un vieil oncle qui ne lit jamais les journaux et m’a déshérité dès ma sortie du collège.

— Mais pourquoi, s’écria Marguerite étourdiment, lancer une bombe dans un endroit où il n’y avait personne à tuer ?

— Exquise réflexion de femme ! En effet, c’est absurde de n’avoir tué personne… mais avant la bombe… qu’en savez-vous ?

Elle eut peur, se leva. Cet homme extraordinaire parlait décidément trop bien. Elle l’apprivoisait moins qu’elle se sentait s’apprivoiser elle-même. Sale et noir comme sa boue extérieure, mais d’un charme puissant de fruit défendu, de saveur amère, la changeant un peu des douceâtres primeurs de ses jardins particuliers.

Elle murmura, tandis que ses yeux bleu pervenche brillaient d’une fugitive lueur de rosée matinale :

— Jurez-moi que vous n’êtes pas un assassin. Je vous croirai.

Il se leva de son côté, soudain grandi jusqu’au fantôme par la maigreur de ses membres s’étirant.

— Vous seriez bien désolée de me croire, chère Mademoiselle. C’est égal ! Quelle conversation ! Quelle idylle ! Et dire qu’il fut un temps d’innocence où cela m’aurait peut-être amusé ! Non. Je ne jure pas. Je suis, je reste le voleur de cerises, et les cerises cela ressemble à de grosses gouttes de sang tombant du ciel. Qui peut jurer de ne pas aimer le sang ? Vous-mêmes, êtes-vous certaine de me haïr comme je le mérite ? Vous êtes bonne, curieuse, orgueilleuse, ennuyée, c’est-à-dire capable de tout ! Je passe et je vous amuse. Seulement, vous, vous ne sauriez me distraire. On ne vidange pas facilement un cerveau comme le mien. J’irai donc dans un autre fossé attendre les agents du ministre, le meilleur ami de votre père, ou je choisirai l’affranchissement final. Bonsoir.

Il s’éloigna vers le fond du bosquet, traînant sa gaule à la remorque d’un machinal mouvement de bras.

Marguerite eut une impulsion nerveuse contre laquelle sa vanité d’enfant blanche ne put réagir. Elle marcha vivement derrière lui et l’appela :

— Monsieur Fulbert !

— Quoi encore ? fit-il d’un rude accent de chemineau qu’on dérange de sa flemme.

— Je ne vous dénoncerai pas, moi, toujours !

— Eh ! qui vous demande sa grâce, ici ?

— Ne vous fâchez pas, Monsieur, je voulais vous aider à vous sauver, car il me semble que vous le méritez.

— Sauvé, par une femme ! Non. Merci, chère Mademoiselle, j’ai tellement horreur des femmes que… je tiens à ne rien leur devoir, pas même la vie !

Et il se retira du salon de verdure du pas qu’un prince aurait pris pour abréger une audience.