Mercvre de France (p. 50-74).

III

terre bénie

Il avait plu la nuit, il pleuvait le matin, il pleuvrait encore le soir, et la campagne s’embrumait d’un brouillard tout spécialement sale qui faisait croire à une boue céleste, plus vaporeuse que la boue terrestre, se diluant dans les ondées. Les prairies vertes devenaient grises, la forêt verte tournait au marron, et des êtres humains passaient, visqueux, le long des routes sous les rayons de l’averse qui les semblaient détenir à la manière d’une nasse détenant des poissons.

La propriété nationale de Flachère, vue dans ces torrents d’eau, prenait une physionomie inquiétante. La ferme hollandaise, construction de bois gardant son écorce, rustique, se fonçait jusqu’au ton du granit noir ; les pendentifs, les guipures de sapin blanc, se détachaient sur elle en larmes de draps mortuaires, et la grande roue des fleurs, sectionnée par des sentiers d’une régularité désespérante, avait l’air du parterre d’un vaste mausolée correctement entouré de grilles le défendant contre les témérités des vivants. Çà et là, des petits ponts enjambaient des ruisseaux, des petits ponts en gros rondins, brillants, huileux, se fonçant aussi jusqu’au caramel, faux bois et fausse écorce, imitant le tronc d’arbre mal équarri, mais gardant en leur secrète armature l’inusable dureté du véritable fer. Les petits ruisseaux coulant sous les petits ponts glougoutaient, augmentés de fange. Les gazons, soigneusement peignés en temps ordinaire, s’imbibaient comme des éponges et une sorte de liqueur épaisse miroitait entre leurs chevelures courtes, une matière gluante pareille à la transsudation d’une maladie sébacéenne.

Interminablement les champs de betteraves s’allongeaient sous la pluie, prenant la dimension d’une mer, ayant des remous et des moires, des courants, toute une marée qui entraînait à perte de vue des vagues énormes de feuilles. Et, coupant ces champs comme des barques retournées par une bourrasque, les ponts, couleur de goudron, esquissaient leurs formes d’épaves fuyant au large. Des routes unies se déroulaient plus blanches, frangeant d’une ligne d’écume ces sombres masses de verdures et d’eau mêlées, des routes désespérément blanches.

C’était un paysage navrant.

L’homme avait découvert, du côté de la forêt, tout près de la limite gouvernementale, une hutte déserte, une espèce de cabane de berger, ou de braconnier, bâtie en claies d’osiers, que le torchis maintenait tant bien que mal à l’état de murailles. Le toit s’effondrait en avant, et, en arrière, les branches de genévrier s’ébouriffaient, laissant filtrer les averses. Cette demeure, toute primitive, avait l’avantage, pour son habitant, de dominer la situation. Devant son ouverture — car il n’y avait plus guère de porte — s’étalait ce grand pays, somptueusement désolé, jusqu’au fleuve, et par delà les rangées de peupliers masquant le fleuve remontaient les collines jusqu’au ciel. On aurait vu poindre un gendarme de plusieurs lieues. Durant la semaine de beaux jours qui venait de s’écouler, il avait été possible de coucher en plein air, tantôt dans une meule de foin, tantôt sous les petits ponts rustiques. On ne pouvait plus y tenir, maintenant ; l’eau ruisselait, suintait de partout. En marchant, elle giclait du sol comme si la pluie sortait de terre au lieu de choir. L’homme, depuis huit jours, errant de place en place, avait remarqué bien des choses anormales et subi de graves déconvenues. Cette splendide contrée donnait, au soleil, l’illusion d’un paradis, nouvel Éden administratif où tout était prévu pour exciter et punir la gourmandise, mais elle dégageait, par les mauvais temps, une abominable tristesse. Cela imitait réellement trop le cimetière. De plus, la boue de ces terrains si bien entretenus ne séchait pas, elle tachait, huilait les vêtements comme une glu. Cette boue collait sans changer de nuance, restait humide. La terre, la bonne terre naturelle dont nous sommes tous pétris, est brune d’abord, jaunâtre ensuite, s’effrite sous l’ongle et s’en va en poussière. La terre n’est pas malpropre tant qu’elle n’est pas triturée chimiquement par l’humanité. Pourquoi donc ce sol fertile se montrait-il si méchant vis-à-vis de ceux qui ne possédaient pas de vêtements de rechange ? Il ne fallait plus songer à se nettoyer une fois tombé dans un fossé de Flachère. L’homme en avait pris son parti ; une sorte de somnolence le paralysait depuis l’excellent repas qu’il s’était offert chez le directeur de la ferme-école. À quoi bon les soins de toilette ? Ses habits, jadis de drap fin et de coupe anglaise, se confondaient à présent avec le hâle de sa peau. Il aurait bientôt plus de trous que de taches et toutes ses misères s’égaliseraient sous le même vent de malheur. Son chapeau de feutre mou pleurait des larmes de deuil le long de son dos, lui plaquant ses cheveux aux tempes, et il s’essuyait d’un geste machinal en se barbouillant de noir quand cela lui glissait dans les yeux.

Lorsqu’il eut rencontré la cabane, il se sentit capable de dormir des années, il était dominé par le sommeil invincible qui s’empare de ceux qui n’ont plus l’espoir du lendemain. Il allait se vautrer là, en animal désormais tranquille, abdiquant sa dignité de personnage pensant, et, couché de tout son long sur une litière presque pourrie, un fumier de feuilles, il avait dormi profondément, sans un rêve appréciable. À son réveil, la vision morne de ce pays raviné par une pluie tenace lui semblait un cauchemar ; il devinait des choses plus mornes encore dans les dessous de ce spectacle correctement effrayant, et il demeurait immobile, étendu, le menton sur ses deux poings, écoutant le floc floc de l’eau qui agrandissait ironiquement toutes les flaques. L’homme ne songeait pas à réagir, ne s’étonnait pas. Il subissait la contagion de la tristesse calme régnant autour de lui. Il est certain que ce pays se changeait en vaste nécropole, mais, chose horrible, les morts, sous les fleurs ou la boue, devaient grouiller. Une abondante vermine travaillait les flancs de la planète en cet endroit béni. Quel genre de vermine ? On percevait des râles sourds, des hoquets, des bruits de dégorgements souterrains, tout un remue-ménage de gens ou de machines condamnés à ne pas se montrer. Il suffisait de mettre son oreille contre le sol pour se convaincre qu’il y avait quelque chose là-dessous. L’homme, très las, se souciait peu d’approfondir le mystère. Il trouvait cette terre hostile au pauvre monde, voilà tout.

Probablement une ferme-école selon les nouveaux rites de la culture intensive, un département inconnu parmi ceux de la science industrielle, et puis on devait fabriquer du sucre avec toutes ces betteraves monstres, en les faisant macérer dans l’indulgence du directeur de la colonie ! Que lui importait ! On ne rencontrait aucun sergent de ville. L’essentiel était de ne pas se laisser prendre au piège d’un salaire quelconque, car on le ferait vivre malgré lui et lui ne voulait plus que végéter. Il serait une plante, moins qu’un animal, un arbre aux racines féroces qui cherchent quand même un aliment, de la sève, afin de soutenir le cœur du chêne pourtant à jamais foudroyé.

Devant la tanière de l’homme se déroulait une nappe de terre noirâtre, inculte encore, à demi noyée par les averses ou peut-être seulement baignée par cette eau qui montait en bouillonnant des entrailles de ces champs copieusement fumés. L’endroit était nu, sans un brin d’herbe, s’imbibant par place des petites mares couleur de café. Cela ne sentait pas le fumier ordinaire. Une odeur écœurante, fade, une odeur affreuse, mais rectifiée, s’exhalait de ces bouillies de nègre, la senteur morte de choses déjà tellement mortes qu’elles n’ont plus de nom en aucune langue. Et cette odeur que transmettait la pluie tout en l’atténuant possédait aussi un vague relent de jupes sales.

L’homme se dit que l’heure venait de déterrer un repas quelconque. La veille, il avait mangé de délicates petites carottes nouvelles, délicieusement sucrées, mais cela ne l’avait pas rassasié. Cependant, s’il avait faim, il manquait de courage pour la chasse, de l’excitation nécessaire qui lui ferait trouver bons les légumes crus. L’air de cette contrée offrant tous les luxes des tables bourgeoises bien servies, les primeurs, les gros fruits et les fleurs splendides, ne vous donnait pas un grand appétit par surcroît. L’homme sentait son estomac malade, peut-être faute de viande, peut-être à cause de cette spéciale odeur, ce relent d’évier mal lavé, que répandait la belle terre bénie, toute grasse de son fumier onctueux. Il était incapable d’aller voler des cerises ou d’exiger le poulet rôti directorial. Ce qu’il faisait là, gisant comme une loque, il n’en savait plus rien, mais il devinait qu’il commençait à pourrir. Et ses instincts lui demeurant fidèles, il s’efforça de protester un peu.

Un vol de corbeaux vint s’abattre en tournoyant dans le champ inculte. Les sombres oiseaux se posèrent sur des mottes de boue, et là, les pattes triturant, le bec plongeant, ils fouillèrent. Ils prenaient l’allure de vieux savants humant avec délice les immondes matières premières devant servir à la glorieuse transformation de l’or.

L’un deux s’approcha familièrement de l’homme couché, le bec luisant, tendant son gros nez d’acier bleui au feu des forges, dardant une paire d’yeux cerclés de rouge, bésicles de personnage cruel et railleur.

L’homme eut un léger frisson.

— Est-ce qu’il me croit mort ? songea-t-il.

Et pour se prouver à lui-même qu’il ne l’était pas, il saisit un caillou, le lança d’un geste furieux.

L’oiseau poussa un cri de malédiction, pivota un instant, puis resta les ailes raides.

D’un mouvement souple, l’homme rampa et vint se pencher sur son agonie.

— Eh bien, mon vieux ? Le mort saisit le vif ! dit-il en l’agrippant par ses plumes hérissées.

L’homme contemplait sa proie, les regards vagues.

— Non, ce n’est pas tendre comme du poulet, mais avec des aromates, on pourrait essayer tout de même.

Rentré chez lui, il se mit à creuser un trou, organisa un âtre, consolida un fragment de tuyau qui passait au milieu du toit de genévrier ; trois pierres lui servirent de chenets, de lèche-frite et une baguette de bois mince lui permit d’embrocher son oiseau plumé, vidé, de le faire tant bien que mal rôtir devant un feu qui fumait un peu, tout en parfumant la viande, car il avait choisi comme combustible la branche maîtresse du toit. Le corbeau, le bec bas, tournait, petit cadavre lamentable, écorché d’un côté, brûlé de l’autre ; il avait des cuisses violettes, des pattes noires, et son œil rouge dardait un dernier sortilège.

— Ce n’est pas très mauvais, déclara l’homme après le festin.

Il s’essuya la bouche et, de nouveau, se coucha, puisqu’il manquait de chaise, à plat ventre, contempla la morne tristesse de la campagne. Il fallait bien accepter son misérable sort comme cette terre, inondée d’horreur, avait l’air d’accepter sa répugnante fécondité. Au loin, les corbeaux fuyaient, bande lugubre n’aimant pas les surprises de la vie humaine.

Le champ vers deux heures se peupla d’ouvriers, une seconde bande noire vint remplacer l’autre. La pluie fondue en brouillard estompait des silhouettes d’hommes et de femmes dont les jambes paraissaient plus sombres que le reste du corps. Le tueur de corbeau s’aperçut qu’ils étaient tous chaussés de grandes bottes. Il connaissait ce genre de bottes-là… oui… on en rencontrait le soir dans les carrefours parisiens, des paires de jambes toutes pareilles qui remontaient les escaliers obscurs, surgissaient des orifices des égouts. Quel singulier pays où les travailleurs de la terre, les piocheurs, les laboureurs, portaient des bottes d’égoutiers ? On avait donc à se défendre contre l’animosité de la boue ? Non seulement elle collait, mais elle était venimeuse ? Les paysans, silencieux, semblaient chercher des points de repères dans leur champ ; ils tenaient des crocs de métal, de longues cannes de fer, et ils plongeaient de temps en temps dans le flot de cette vase fétide, remuaient à la façon d’inspecteurs d’une ligne qui serrent l’écrou d’un rail. Que signifiait ce travail ? Les femmes suivaient, drainant la boue et l’égalisant. Peu à peu l’eau des flaques diminuait, était bue lentement par des bouches invisibles. Cependant il continuait à pleuvoir.

— Je ne comprends rien à leurs travaux, songeait l’homme. Ils m’empêchent de digérer !

Il devenait de plus en plus certain que la pluie sortait de la terre dans cette étrange contrée. On aveuglait la voie d’eau et le sol se séchait, malgré les cataractes du ciel, reprenant sa consistance normale.

Les ouvriers, bien vêtus, bien nourris, mais de teint blafard — sans doute un effet de lumière courant jaunâtre là-haut sur les collines — ne disaient rien, les femmes ne se disputaient pas, ne chantaient pas ; elles manœuvraient avec une indolence flagrante. On s’imaginait aisément l’état d’âme de ces gens à voir leurs mouvements ni fatigués ni actifs : cela pousserait bien tout seul. Et on triturait cela d’un bec solide et sûr imitant les corbeaux. La terre, pressée comme une éponge, rendait l’eau, gardait la fange, une haleine tiède soufflait, en dessous, pour gonfler les grains et on devait récolter le lendemain, du train où l’on entendait ronfler les machines.

— M’ont-ils vu ? se demandait l’homme un peu inquiet.

Personne, du reste, ne s’occupait de lui. Ces gens sérieux, tout à leur affaire, n’avaient pas l’idée de lui disputer la possession de sa cabane. Il se trouvait entre les deux limites : l’une, la muraille gouvernementale séparant le champ de la forêt, l’autre, un imperceptible renflement du sol qui se prolongeait à l’infini, sorte d’immense serpent qu’on aurait enterré le long de la plaine. Il faisait partie du déchet, un coin de broussaille et de bruyères qu’on défricherait plus tard, si le gouvernement reculait sa borne ! Pour le moment, on avait assez de travail ailleurs, le vagabond pouvait demeurer là, très inconnu et très inutile, avec le dernier bagage du pittoresque. Derrière lui, la forêt mystérieuse gardait encore des sites charmants qui ne produisaient pas de fleurs doubles, ou de légumes à cornes, et il aurait la récolte des simples, simple lui-même.

Il tâchait de se rappeler le nom de cette forêt. Mais, lacune bizarre, il ne se rappelait pas de nom de forêt, ne retrouvait au fond de sa mémoire endolorie qu’un titre de boulevard : les Filles du Calvaire. Cela ne se rapportait nullement à sa question mentale. Il dormit un moment, abruti par les miasmes fluant du sol, et il fut réveillé dans un roulement de coups sourds. Il regarda, effaré, autour de lui. Les ouvriers, espacés dans le champ, n’étaient plus que des ombres chinoises se baissant, se relevant en gestes énigmatiques, leurs grandes bottes, leurs crocs de fer et leurs chapeaux de paille leur donnant un aspect à la fois conquérant et pacifique. Les coups sourds se précipitaient en grondement sinistre. Un orage ? Non. S’il faisait une lourde tiédeur d’étuve en bas, en haut, on n’apercevait ni lueur, ni nuage, tout était gris sans déchirure. Les grondements venaient de la terre comme la pluie. Dans cet endroit du monde tout était factice, et on ne voulait contracter aucune dette envers le ciel.

L’homme, après une heure d’attention, comprit enfin qu’il s’agissait du canon ! Derrière lui et derrière la forêt il y avait une école d’artillerie ; après les champs de légumes monstres, le champ de tir où fleurissaient les obus de gros calibre imitant l’éclatement de gros melons trop mûrs au soleil de l’industrie moderne.

— C’est complet ! songea l’homme. Des soldats, maintenant ? Quel paradis !

De très mauvaise humeur, il se leva, fit craquer ses membres et sortit résolument de sa tanière.

Il était grand, très maigre, de teint bistré et d’allures violentes tout à fait étrangères au pays. Loup sortant du bois. Ses prunelles, bleues à force d’être noires, jetaient du phosphore. Il représentait bien la bête enragée qui se lève, dans l’homme pauvre, les jours de disette, et le carnassier, en lui, devait avoir des goûts d’homme moins raisonnable que ceux de la bête, car, n’ayant plus faim, il allait à la conquête de choses beaucoup moins nécessaires que la dépouille d’un oiseau.

— Il faut déterminer ma situation ou je ne dormirai pas tranquille. Ce coin de nature est le seul à peu près naturel ici. Il me plaît, je veux le garder.

Il traversa le champ, se dépêtrant des fondrières avec peine, et il avisa l’un des ouvriers, le salua poliment, tout en secouant son feutre trempé d’eau.

— Monsieur, dit-il de son ton bref et autoritaire, vous allez me donner les renseignements dont j’ai besoin.

— À votre service, fit le travailleur, qui était un garçon placide, solidement bâti quoique très blême sous le brouillard.

Les hommes se mesurèrent des yeux. Le costume de celui qui abordait l’autre était couvert de boue. L’ouvrier le remarqua, lui qui tâtait cette même boue d’un croc prudent.

— Écoutez, fit-il de son ton tranquille sans attendre les questions, il ne faut pas vous coucher par terre. C’est très mauvais de ce temps-là.

— On se couche où l’on peut, mon ami, répliqua l’homme agacé de cette prévenance. Je venais justement pour vous demander si vous aviez besoin de la cabane que j’habite.

— Non, bien sûr.

— Alors, on ne me dérangera pas ?

— Jamais de la vie ! C’est un ancien raffut, mais vous feriez mieux de coucher à la grange. Manque pas de paillasse et pourvu que vous ne flanquiez pas le feu… Est-ce que vous en usez ?

Il lui tendait une blague.

— Non. Merci. Je voudrais savoir si tout le pays appartient à M. Davenel.

— Le pays ? Le pays ? Ben, il est à la nation, au gouvernement, à tout le monde, quoi ? M. Davenel est le directeur, sans être le propriétaire. Est-ce que vous avez eu des histoires avec le gouvernement ?

Heureux de se reposer, l’ouvrier, en causant, bourrait une pipe, son croc de fer fiché devant lui. Les camarades étaient loin et n’avaient pas pour lui l’attrait de cet inconnu.

— Allons ! Je vois ce qu’il en est ! Vous avez fait la bombe, hein ? reprit le paysan, pour qui lancer la bombe ou faire la fête étaient synonymes.

— Si M. Davenel, votre directeur, vous l’a dit, ce doit être vrai. Moi, je voudrais savoir où prendre quelques provisions. J’ai un peu d’argent, mais je ne veux pas me risquer dans les villages voisins.

— Bon ! Ça se comprend de reste. On doit vous chercher. Ici vous serez à l’abri de tout. Hier, notre chef d’équipe nous a commandé, de la part du gérant, que ceux qui trouveraient un homme noir sur leur chemin n’auraient qu’à faire semblant de rien. Le gérant, c’est M. le Directeur.

Une espèce de honte, ou de morgue, empêchait l’homme noir de s’enquérir du métier de ces hommes qui le supposaient un honnête perturbateur de foule. Il était tombé dans leur boue sans idée préconçue parce que les jambes lui avaient manqué ce jour-là. Pourquoi leur demanderait-il le genre de malpropreté qu’ils brassaient devant lui ? La meilleure dignité humaine est encore l’absence de toute curiosité.

L’ouvrier ajouta :

— Il y a des cantines du côté de la crèche de Mademoiselle. Un grand hangar vitré qu’on éclaire à l’électrique le soir. Là on vend de tout pour les équipes de la coopérative. Et puis du vin, pas méchant, puis du tabac… mais excusez, puisque vous n’en prenez pas. C’est dommage ! Ici on en a besoin contre le mauvais air.

— J’y suis, songea l’homme noir. Ils ont peur des fièvres. Ils assainissent un marais.

Il remit son chapeau, s’orienta, et se dirigea du côté de la ferme hollandaise en suivant une des routes blanches, si rectilignes.

Le long de cette route, il compta une dizaine de maisonnettes assez semblables à de petites chapelles expiatoires, où presque invariablement se trouvait une femme sur la porte, triant une salade.

— Les gardiennes de la nécropole ! fit l’homme noir en ricanant.

Une de ces ménagères lui indiqua le plus court chemin pour gagner les cantines. On n’entendait plus les salves d’artillerie, le vent ayant changé. Une atmosphère saturée d’odeurs écœurantes pesait, lourde à la tête, et dans cet été mouillé on éprouvait la sensation de respirer un bain d’eau de vaisselle.

— Je ne me ferai pas facilement à la belle nature, se disait l’homme.

Sur le seuil des cantines, il hésita. Des bonnes en tablier blanc emballaient des paniers de fruits et classaient des petites caisses dans des grandes. Au-dessus des fourneaux, des bassines, contenant des compotes et des confitures, bouillaient et écumaient. Un ouvrier, marmiton ou égoutier, épluchait des fraises, les doigts ruisselant de leur sang grenat.

C’était une coopérative entre gens du même bâtiment : des parts de légumes et de fruits mises en commun, les restants de vendange de l’année dernière, le surplus du blé ; la boutique des sages où tout se revendait à bas prix aux désordonnés, avec le bénéfice de la bonne, cependant, épouse d’un contre-maître, fort experte à trousser la marchandise sur les comptoirs. Ces braves ouvriers calculaient modérément ce que les bourgeois faisaient sans modération, et peut-être, parvenus à la fortune, ils inventeraient pire que leurs patrons, quoique avec moins de formes. Un réfectoire s’allongeait, interminable, couvert de gobelets, de cruches et d’assiettes.

Table d’hôte des célibataires de la coopérative de Flachère, on y servait une nourriture abondante et variée dont chaque part était lilliputienne avec la plus stricte justice. La première année on avait eu des déluges de soupe, la seconde année une avalanche de légumes. Maintenant, l’appétit coupé, on se bornait à des petites portions de collège sans aucune sucrerie de couvent, car on avait assez des confitures. Les porcs de la ferme bâfraient des sacs de fruits, et on pouvait dire orgueilleusement du peuple de Flachère qu’il jetait son superflu aux pourceaux.

L’homme noir entra, demanda un litre de vin et du pain. Les bonnes l’entourèrent, leur coiffe blanche toute dressée de curiosité.

— Comment vous appelez-vous ? Êtes-vous de la société ? Vous n’avez pas la remise ? Et votre livret ? Ah bien ! C’est donc vous le jeune homme noir ? C’est Monsieur qui a dîné chez les directeurs. Ernestine, une bouteille ! Nous allons vous fournir ça et tout de suite.

Abasourdi d’être déjà le point de mire de tant de personnes, lui qui se cachait depuis huit jours, l’homme noir balbutia :

— Vous êtes bien aimables, Mesdemoiselles. Je vous remercie, mais, non, je ne suis d’aucune société…

Ce fut comme s’il avait déclaré ses quartiers de noblesse.

L’anarcho ! ouït-il chuchoter.

Un ouvrier, qui étudiait un compte sur une ardoise, lui adressa la parole d’un ton d’orateur.

— Eh ! salut, compagnon ! Sois le bien venu parmi nous. On se la coule douce à Flachère et si tu es fatigué, repose-toi. Les patrons c’est des zigs ! T’as tout le temps de réfléchir. D’ailleurs, c’est nous les patrons. Vive la sociale !

Et ce frère, un peu titubant, lui poissa la main.

— Veux-tu trinquer ?

— Soit !

Ils trinquèrent. Les servantes émerveillées le regardaient boire. Il buvait sec ce jeune homme inconnu. Le bruit s’était répandu dans la petite ville que formait la ferme hollandaise qu’il dévorait des volailles entières comme un sauvage.

Une bonne le tira par la manche.

— Méfiez-vous de Clouel ! C’est un équipier de nuit. Il est toujours saoul et fait des bêtises. Surtout ne lui confiez rien de vos affaires. Les saoulards, c’est des mouchards, ils rapportent.

L’homme noir eut un sourire.

— Ah ! Combien vous dois-je ?

— Rien de rien, M. Davenel vous a ouvert du crédit. C’est un si brave homme !

— En vérité ? Cela m’honore beaucoup. Je suis traité comme un prince. Le gîte, le pain et le vin à discrétion. Ce n’est plus la peine de tuer les corbeaux.

— Quels corbeaux ? Mon Dieu, le pauvre ! Il a mangé du corbeau. C’est à en crever de ce temps-là ! Vous devriez venir coucher avec nous.

Ça aussi ? répondit-il en regardant la fille fixement.

Celle-ci rougit et se sauva, affectant de rire, mais elle avait eu peur. Le regard de cet homme n’était pas très rassurant.

— Prenez toujours une couverture et ce traversin. Demain on vous enverra une paillasse neuve, déclara la plus âgée des bonnes, une puissante femme.

Et elle lui empila sur les bras une masse d’objets très utiles.

— Cependant, je voudrais payer, je n’ai que peu d’argent, mais…

— À vous revoir ! fit la grosse femme, le poussant vers la porte.

Et il entendit qu’on riait à l’intérieur, de cette excellente farce socialiste. Puisqu’on possédait beaucoup et qu’il n’avait rien, cela ne coûtait pas grand’chose de l’apprivoiser en lui donnant de ce superflu que les porcs finiraient par refuser.

Il s’en alla, chargé, se butant à tous les fils de fer dont le socialisme docile de ce peuple se laissait entourer. Chemin faisant il monologuait, la bouche amère du vin qu’il venait de boire.

— Je croyais que c’était plus difficile que ça de s’inventer anarchiste. Comme ces pauvres gens sont heureux de rencontrer leur maître au détour d’un sentier ! Le moindre exercice illégal de la force contre le droit, et les voilà se passionnant à l’idée qu’ils l’ont échappé belle ! Leur patron en chef tremble pour ses cerises et sa popularité, les patrons en sous-chef sont tellement abrutis par leur coutume de boire ensemble que celui qui boit tout seul finit par leur inspirer du respect. Je vais être nourri et logé à leurs frais simplement parce qu’on m’a reconnu d’une autre espèce, au nom de je ne sais quel principe d’économie politique. Le crime absurde qui consiste à lancer des bombes sur des créatures inoffensives leur semble mille fois plus respectable que le crime d’un qui voudrait se venger de son ennemi. Les gestes de l’instinct ne leur paraissent admissibles que s’ils sont réglés d’avance par des lois, tout un système de théories, c’est-à-dire les contraires mêmes de l’instinct… Mon Dieu ! Comme c’est lourd à porter ce que je porte !…

Et l’homme noir soupira sans songer peut-être précisément aux objets qui encombraient ses deux bras.

À tâtons, il réintégra son domicile, car la nuit tombait, une nuit opaque, épaisse, vous prenant à la gorge comme de la suie. Les salves d’artillerie s’étaient tues et les sourds grognements de la terre s’apaisaient. Dans la campagne s’allumaient des lampes ; les fermes, les granges, toutes les petites maisonnettes le long des routes rectilignes ouvraient un œil derrière les larmes de la pluie. Une nouvelle existence, plus normale, commençait. Des femmes accueillaient leur homme, retour des champs, le faix d’herbages sur l’épaule, des enfants piaillaient, on posait des soupières sur des tables. M. Davenel dépliait une serviette éblouissante et directoriale en face de sa fille qui rêvait, le nez flairant les branches de roses d’une corbeille. On fermait des fenêtres. Lui, l’inconnu, restait seul, dehors, dans l’ombre, supportant le double fardeau de la réprobation et de la pitié, roi sans autre royaume que celui de la terreur, misérable dont la misère était le luxe momentané, par-dessus tout, l’homme capable d’un crime dont sa propre conscience ne pouvait pas l’absoudre puisqu’il se condamnait à vivre loin de la vie. Lâcheté ou mépris, il préférait ne pas leur fournir son contingent de travail. Il n’était pas de chez eux et ne leur servirait à rien, car il n’aimait ni la terre, ni les humains, encore moins le monde, la société… Il n’aimait rien pour avoir trop aimé, mal aimé.

Il s’allongea en s’enveloppant de la couverture.

— Dormir ! Dormir ! Tout oublier ! Il n’y a plus rien qui vaille la peine de ma peine.