Le Dernier des flibustiers/XVII. Roi des rois de Madagascar

XVII

ROI DES ROIS DE MADAGASCAR.


L’habitation où s’était retiré Béniowski appartenait à l’un des rares colons français qui se fussent établis à Madagascar, malgré les défenses réitérées de M. de Ternay, gouverneur de l’Île-de-France. Elle était agréablement située sur une colline près de la Tingballe, où l’Aphanasie se balançait encore à l’ancre.

Le Coureur et le Desforges, achetés aux frais du gouvernement français, avaient suivi la frégate la Consolante.

Béniowski se fit céder un pavillon qui prit le nom de Wenceslas, et qui, comparé aux maisons des naturels, était un véritable palais. – Les Malgaches, en effet, n’habitent guère que des cases, composées d’une forte charpente revêtue de feuilles de ravinala. Les murs en sont formés par un entrelacement de joncs et de palmes desséchées ; les portes et fenêtres ménagées dans une rainure où elles s’ajustent parfaitement, consistent en un cadre en bois rempli de feuillages tressés. Les naturels, manquant généralement de patience pour les travaux qui exigent du temps, se réunissent par centaines pour bâtir une seule case, et la construisent en très peu de jours.

Au milieu de l’une des deux pièces dont se compose une maison malgache est placé le salaza, châssis en gaulettes, espèce de grille carrée, élevée d’environ un mètre trente centimètres, sur lequel on fait boucaner la viande. Les meubles et ustensiles des cases les plus riches consistent simplement en un lit, quelques tabourets, un billot, des paniers, des nattes, des pots de terre, des plats en bois, des cuillers, et des gobelets en verre ; les armes et les instruments de pêche ou de labour étant l’objet d’une catégorie à part.

Les Français avaient établi leur camp autour du pavillon Wenceslas, sur lequel flottait le pavillon bleu. Ils fraternisaient avec les naturels reconnaissants de leur attachement à Râ-amini, leur ampansacape.

Déjà Béniowski n’avait plus d’autre nom ni d’autre titre, quoique son élection n’eût pas eu lieu encore. Elle fut retardée par huit jours entiers de kabars préliminaires, dans lesquels les députés et les chefs des diverses nations firent valoir leurs prétentions respectives, mais dont les conclusions ne varièrent sous aucun rapport.

Plusieurs rois qui n’avaient point quitté leurs États pour faire la guerre aux Sakalaves, comme Hiavi, chef de Foule-Pointe, et Lambouin qui régnait au Nord, étaient accourus sur les rives de la Tingballe.

Le jour du kabar sacré fut proclamé à son de trompes, – c’était le 10 octobre 1776.

Le major du Capricorne, toujours bien avisé, trouva comme à point nommé dans la cale de l’Aphanasie, une batterie de douze canons qu’il avait eu soin d’y cacher, dès le commencement de ce qu’il nommait la débâcle.

Une triple décharge de cette artillerie désormais malgache, salua le lever du soleil.

Les collines des alentours se couvrirent aussitôt d’une innombrable multitude de naturels, et six rois ou princes des plus considérables, tous habillés de blanc, pénétrèrent dans l’habitation.

C’étaient Hiavi, Lambouin, Raoul, Rafangour de la race de Ramini, Dian Tsérouge, père de Flèche-Perçante, arrivé pendant la nuit même de la province d’Anossi, et enfin Rozai, roi des Sakalaves soumis.

Béniowski, vêtu lui-même en chef malgache, armé de ses armes les plus belles et paré avec une magnificence orientale, les reçut au milieu de sa famille, de quelques officiers et de quelques autres chefs, ses frères par le serment du sang.

Rafangour porta la parole. Il exprima la confiance avec laquelle les nations malgaches investissaient Râ-amini du pouvoir suprême ; il dit quels avantages elles espéraient retirer de ses talents et de ses services ; il pria le grand chef de se rendre aux vœux du peuple, en paraissant dans la grande assemblée. Le cortège le plus pompeux se forma.

Béniowski ne tarda point à pénétrer dans un cercle de trente mille hommes armés, les chefs étant chacun à la tête de sa tribu, les femmes et les enfants dans l’intérieur.

Les principaux philoubés, rohandrians ou anacandrians s’avancèrent pour former un premier cercle ; et Béniowski se trouvant en vue de la multitude, la main droite posée sur l’épaule de Wenceslas, que la comtesse tenait de l’autre côté, Rafangour prononça la harangue suivante :

« Béni soit Zahanhare, Dieu créateur des cieux et de la terre !

« Béni le sang de Ramini à qui notre attachement est dû !

« Bénie la loi de nos pères, qui nous ordonne d’obéir à un chef issu de la race de Ramini !

« Nous avons éprouvé que la désunion est une punition de Dieu.

« Affaiblis par nos divisions, nous avons toujours été la proie du plus fort, car nous étions méchants et sourds à la voix de la justice.

« Ô rois et peuples de Madagascar, soumettez-vous au chef légitime que je vous présente et à qui j’offre cette sagaye pour qu’il soit le seul ompiandrian et ampansacabe de Madagascar, comme l’était notre père Ramini ! »

À ces mots, pliant le genou devant Béniowski, le chef sambarive lui présentait le javelot qui, comme un sceptre impérial, devait être l’emblème de sa puissance.

Les indigènes ne poussèrent qu’une acclamation, longtemps répétée par les échos des montagnes.

— Vive Râ-amini !… vive l’ampansacabe ! s’écria le chevalier du Capricorne.

Les volontaires poussèrent le même cri.

— Flèche-Perçante, mes amours à la vanille, dit l’intrépide aventurier, j’étais vice-roi d’Anossi tout à l’heure et toi vice-reine. Du coup, je réclame de l’avancement, je veux être roi du Midi sous l’empereur de Madagascar ! mille cornes de licornes !… Ma majesté est satisfaite !… Malgré ça, j’aurais bien voulu causer un peu avec votre cher papa et savoir où en est mon pauvre Fort-Dauphin, que j’appellerai Fort-Capricorne.

Rafangour s’était relevé, les nations faisaient silence, le futur roi des provinces méridionales se tut.

— « Écoutez ma voix, reprenait le chef des Sambarives, écoutez un prince issu lui-même du sang sacré. – Ô Rohandrians et Philoubés, Anacandrians, Ondatzis, Voadziris, Louhavouhits, Ontsoas et Oundevous, hommes libres ou esclaves, maîtres et serviteurs, et vous aussi Ombiasses, docteurs et savants, et vous aussi, Ompissas, errants de tribu en tribu, reconnaissez tous l’ampansacabe, soumettez-vous à lui, obéissez à ses ordres, c’est la loi du sang de vos pères !… »

Rafangour, s’adressant à Béniowski, ajouta encore :

« Et toi, digne fils de Ramini, implore l’assistance de Zahanhare, créateur des mondes, afin qu’il t’éclaire de son esprit. Sois juste, aime tes peuples comme tes enfants, que leur bonheur soit le tien ! Ne demeure pas étranger à leurs besoins, aide-les dans leurs infortunes. Gouverne par tes conseils les rois et les princes, rohandrians et anacandrians ; protège les Ondatzis, Voadziris et Louhavouhits ; veille avec un soin paternel sur les Ontsoas ; ne méprise pas les Oundevous ; seconde les prêtres de notre Père du ciel ; ne proscris point les Ompissas eux-mêmes, afin qu’ils redeviennent gens de bien parmi leurs nations, et fais enfin que tous les Malgaches regardent leur maître comme leur père, ainsi qu’il en était du temps de Ramini, notre aïeul. »

Ce long discours, qui donne idée de la pompeuse éloquence en honneur à Madagascar, fut suivi des marques de soumission les plus humbles.

Béniowski vit les cinquante mille indigènes, guerriers, esclaves, femmes ou enfants de la grande assemblée nationale, se prosterner la face contre terre. Enfin, présentant à l’assemblée son fils Wenceslas :

— Longue vie au sang de Ramini et à la nation madécasse ! dit-il. Puisse le Dieu qui créa les cieux et les terres nous accorder à tous une carrière longue et heureuse !

Reprenant la nomenclature des classes et des castes, Béniowski promit solennellement à chacune d’elles sa protection paternelle et sa juste bienveillance. Chaque fois le peuple poussait des cris d’allégresse.

Un grand festin qui se prolongea jusqu’au coucher du soleil, suivit la fête de l’élection du roi des rois.

Les premiers d’entre les chefs dînèrent à la table même de Râ-amini avec sa famille et le chevalier du Capricorne, dont la joie n’était plus sans partage, car Dian Tsérouge, rohandrian de Manambaro et père de Flèche-Perçante, venait de lui apprendre que le capitaine Frangon, profitant de son absence, était rentré par surprise au Fort-Dauphin.

— Et Jean de Paris, mordious ?… qu’a-t-il fait ? Où est-il ?… Qu’est-il devenu ?… Voilà, mille tonnerres, ce que je craignais !…

Jean de Paris épousait alors une princesse dans la vallée d’Amboule…

— Au diable l’épouseur !… Corne de licorne ! million de potences !… Me perdre ma première place forte !… Ah ! Stéphanof !… – À quelque chose malheur est bon, puisque je sais où retrouver ce bandit !…

— Calmez-vous, mon ami, dit Béniowski au chevalier. Je vous aurais donné l’ordre de rendre le Fort-Dauphin aux Français, qui en sont les maîtres légitimes. Mes desseins ne sont pas de déclarer la guerre au roi, que je servais il y a peu de jours encore. L’indépendance de Madagascar est prochaine ; je n’y souffrirai plus la concession du moindre lambeau de territoire à aucune puissance européenne ; mais je ne déposséderai pas la France des points où elle a le droit de faire flotter son drapeau. D’ailleurs, les îles Mascareignes, où l’on ne cultive que les denrées coloniales, s’approvisionnent de vivres dans ce pays ; il nous est nécessaire de conserver la première de nos branches de commerce. – Qu’importe l’établissement des Français dans le Fort-Dauphin, si leur puissance ne s’étend jamais au-delà d’une portée de canon !

— Mort de ma vie !… Jean de Paris aura maille à partir avec moi, mordious !… disait le chevalier entre ses dents.

Il se dérida pourtant, lorsque le roi des rois fit part de ses projets aux officiers français, rohandrians, anacandrians et autres chefs réunis après le dîner dans une vaste salle de kabar.

Béniowski déclara qu’il instituerait un conseil suprême composé de princes, rohandrians et philoubés, soit Malgaches, soit Européens, parmi lesquels seraient choisis les rois, vice-rois et gouverneurs des provinces. – Séance tenante, il maintint Hiavi comme roi de Foule-Pointe et de l’Est et Lambouin comme roi du Nord. Le chef des Zaffi-Hibrahim fut déclaré vice-roi de Sainte-Marie et de la baie d’Antongil et sous le nom de Capricorne Ier, qu’il se donnait à lui-même, Vincent du Sanglier se vit élever à la dignité de roi des provinces méridionales, soumises ou à soumettre.

— À la bonne heure !… À la santé du roi des rois et de tous les rois… y compris les reines !…

Des toastes sans nombre se succédèrent.

Mais dès que la lune se leva sur l’horizon, une autre cérémonie qui ne manquait pas de grâce fut célébrée par les femmes, que Flèche-Perçante, reine du Midi, introduisait en présence de la reine des reines, la mère des mères.

Elles étaient toutes décorées de l’ordre pieux d’Alihiza-Salama et s’avançaient en chantant l’hymne du salut des enfants, composé par Flèche-Perçante en l’honneur de la comtesse, qui ne put retenir ses larmes, lorsque des milliers de mères levant leurs enfants dans leurs bras crièrent :

— Bénie Salomée ! bénie la mère de nos fils et de nos filles ! béni l’ange sauveur !

Les chefs fumaient gravement, les esclaves avaient allumé des torches, dont la clarté s’unissait à celle des astres de la nuit pour illuminer la plaine.

Après le cantique, un serment fut prêté par le chœur des femmes, qui en disaient la formule en formant des pas et des figures de danse. Elles juraient d’obéir à la reine des reines et de la choisir pour arbitre de toutes les querelles auxquelles les hommes ne devaient point se mêler.

De grandes réjouissances populaires, les danses et les chants nationaux remplirent le reste de la nuit[1].

Le lendemain, le conseil suprême se réunit pour assister à la rédaction du procès-verbal de la grande cérémonie, pièce qui fut écrite en lettres romaines, dans la langue du pays, et qui est restée comme monument historique !

Deux mois s’écoulèrent ensuite en travaux législatifs pour constituer le nouvel empire, et, pendant ces préliminaires, Béniowski eut la satisfaction profonde de recevoir la soumission de tous les Sakalaves, qui reconnurent alors le roi Rozai et le ramenèrent triomphalement à Bombetoc, sa capitale.


Les immenses difficultés de la tâche que Béniowski s’était imposée ne tardèrent pas à lui sembler insurmontables sans le concours d’une puissance européenne. – Il avait organisé la force armée, établi des courriers par eau, percé quelques routes, distribué les commandements entre les chefs les plus habiles ; malheureusement, la question commerciale dominait toutes choses.

Les Français renvoyés par messieurs de Ternay et Maillart tenaient un langage menaçant ; quelques désordres partiels se manifestèrent. Plusieurs officiers de Fort-Louis ajoutèrent le poids de leur influence au dessein secret que formait déjà Béniowski de retourner en France pour y présenter en personne l’état de Madagascar, un exposé de ses véritables intérêts et un plan complet qui combattrait les préventions du ministre.

À l’exception de Sa Majesté Capricorne Ier, roi du Midi, qui désapprouva toujours énergiquement le projet, tous les Français, dont huit faisaient partie du Conseil suprême, et la comtesse étaient d’accord.

Un dernier kabar solennel fut convoqué.

Remplis d’une confiance illimitée dans la sagesse de leur élu, les Malgaches agréèrent sa proposition et consentirent à son voyage en Europe, entrepris dans le dessein de conclure un traité d’alliance et de commerce avec le roi de France ou celui de toute autre nation. Béniowski devait ramener des hommes habiles dans les divers arts et métiers, et prendre toutes les mesures qu’il jugerait utiles pour l’avenir de ses peuples. Les Rohandrians jurèrent de rester fidèles à leur ampansacabe, quelle que fût la durée de son absence, et de ne contracter aucun traité avec les Européens sans son consentement. Ils déclarèrent, en outre, qu’après une année et demie, ils cesseraient de souffrir aucun établissement dans leur île. – Capricorne Ier avait chaudement poussé à cette motion. Ils exigeaient enfin que leur ampansacabe s’obligeât à revenir, qu’il réussît ou non dans son entreprise, et qu’en cas de retards, il leur donnât de ses nouvelles.

Béniowski, profondément ému, prêta serment avec une sincérité qui fut inébranlable.

— Je reviendrai au milieu de vous ! Peuples de Madagascar, je reviendrai, ne serait-ce que pour mourir sur votre terre, ma patrie, ma seule patrie désormais !… Je le jure sur la tête de mon fils, je le jure sur le salut de mon âme, je le jure par le sang de mes ancêtres et par le nom du Dieu éternel !… – Mais si je mourais loin de vous, je voudrais encore que mes ossements vous fussent rapportés, et j’adjure ma femme, mon fils, Vasili mon fidèle serviteur, et tous les amis qui m’accompagneront, d’accomplir cette volonté sacrée !… – Peuples de Madagascar, votre bonheur à venir est mon seul vœu, mon unique ambition, ma vie et mon âme !…

Le roi Capricorne, qui conserva toujours son franc parler, n’ayant cessé d’exprimer ses craintes, Rafangour, Raoul, Dian Tsérouge et quelques autres des plus dévoués, se jetèrent à genoux et fondirent en pleurs.

— Ô notre père ! s’il est vrai que tu doives courir de si grands dangers, ne pars pas !… reste parmi tes enfants !…

« Leurs lamentations et leurs larmes ébranlèrent ma résolution, – a dit Béniowski, – mais, hélas ! ma destinée l’emporta !… »

Les pleurs, les cris, les sanglots redoublèrent lorsqu’il sortit de son habitation royale et se dirigea vers l’Aphanasie, prête à mettre sous voiles.

La foule s’assemblait sur la rive ; des clameurs de deuil, des plaintes déchirantes furent entendues alors de toutes parts. – Ne pouvant maîtriser ses émotions, Béniowski se voila la face.

— Oh ! la vertu !… dit Vincent du Capricorne en passant la paume de sa main sur ses cils humides. – Mordious ! mes pauvres camarades, notre roi des rois n’a jamais eu qu’un défaut, mais plus gros qu’un 74 !… Vertueux !…

Franche-Corde, Sans-Quartier, Jambe-d’Argent et leurs valeureux compagnons parurent unanimes à cet égard. – Il s’agissait à cette heure d’aller prendre possession du royaume du midi. Guy-Mauve Gobe-l’As battit le pas accéléré. Leurs Majestés Capricorne Ier et Flèche-Perçante montèrent à cheval. – On partit.

C’était le 14 décembre 1776. –

Alors, l’Aphanasie disparaissait à l’horizon, emportant le comte et la comtesse de Béniowski, leur jeune fils Wenceslas, leurs serviteurs, Alexandre de Nilof, dont le cœur battait de l’espoir de retrouver Rixa Hensky, plus gracieuse que jamais ; enfin, un certain nombre d’officiers ou de soldats français qui avaient demandé d’être du voyage.

Les yeux fixés sur les rivages de la grande île qui s’effaçait dans le lointain, pensif et roulant des pensers inquiets, l’aventureux Maurice-Auguste était en proie à des pressentiments sombres comme les nuages de la nuit. Il s’éloignait d’un peuple ami pour aller mendier l’appui de l’Europe indifférente, où cent ennemis acharnés, où mille obstacles inconnus anéantiraient ses efforts.

— Le sort en est jeté ! dit-il enfin avec force. Je vais !… je veux !… Il faut !

Une mélancolie poignante emplissait l’âme altière du dernier des flibustiers, roi des rois de Madagascar.


  1. Voyages et Mémoires de Bényowsky, t. II, p. 452.