Le Dernier des flibustiers/XVI. Les commissaires du Roi

XVI

LES COMMISSAIRES DU ROI.


Le baume de Madagascar, les bosses succulentes des bœufs d’Antimaroa, l’excellent vin du Cap de Bonne-Espérance, et l’eau-de-vie de cognac, avaient complétement rétabli la santé du valeureux chevalier Vincent du Capricorne.

La blessure du général était cicatrisée, il envoya le major Venturel à bord de la Consolante où MM. de Bellecombe et Chevreau avaient chaque jour reçu le bulletin officiel de sa santé.

La vérité s’était faite enfin dans l’esprit de messieurs les commissaires du roi ; ils voyaient clairement que Béniowski avait été la victime des intrigues incessantes de ses nombreux ennemis.

— Je suis désolé, disait le maréchal de camp de Bellecombe à son collègue, de n’avoir que des pouvoirs restreints, dictés par un esprit hostile, – très étendus pour détruire l’ouvrage du comte de Béniowski, – nuls pour le consolider et le rendre profitable à la France.

— Remplissons notre mission à la lettre, répondait M. Chevreau, qui craignait avant tout d’hériter des inimitiés de MM. de Pierrefort, Audat, Maillart et autres, gens impitoyables comme le prouvait bien leur conduite.

Le général de Bellecombe n’insista plus. Il se réservait d’adresser au ministre un rapport impartial, équitable, loyalement élogieux.

Dès le lendemain, les commissaires du roi, accompagnés d’un nombreux état-major et d’un peloton de soldats de marine fourni par la Consolante, se dirigèrent vers le Fort-Louis, dont les portes étaient fermées.

Béniowski, en grand uniforme, entouré de ses officiers sans troupes, se tenait sur la courtine de la porte Royale. La garnison était sous les armes.

— Qui vive ? cria la sentinelle.

— France ! répondit le major Venturel.

— Qui vive ? demanda le major du Capricorne qui s’avançait pour reconnaître.

— Commissaires du roi ! répondit Venturel.

— Au nom du roi, ouvrez ! commanda Béniowski tirant son épée.

Le pont-levis s’abaissa, les tambours battirent aux champs, l’artillerie fit une salve de vingt et un coups de canon.

Les clefs de la place, posées dans un bassin d’argent aux armes de France, étaient portées par le jeune lieutenant Alexandre de Nilof et gardées par un peloton de vétérans que commandait l’adjudant Franche-Corde.

— Monsieur le maréchal de camp, dit Béniowski, j’ai l’honneur de vous rendre cette place et toutes ses dépendances, ainsi que le commandement des troupes jusqu’à ce jour sous mes ordres.

— Colonel, répondit M. de Bellecombe, je ne recevrai point ce dépôt précieux sans vous avoir hautement félicité, au nom du roi, des talents et du noble courage dont vous avez fait preuve à son service.

Les clefs passèrent entre les mains d’un officier de la suite des commissaires royaux qui inspectèrent les troupes, mornes, silencieuses, évidemment mécontentes, mais qui avaient promis à Béniowski de ne donner aucune marque d’improbation tant qu’il serait dans le fort. Les commissaires visitèrent les fortifications et magasins d’approvisionnements, après quoi, ils entrèrent dans le pavillon du commandant.

La comtesse et les gens de la maison se tenaient prêts à partir ! Déjà deux fourgons, remplis d’objets mobiliers, étaient attelés dans la grande cour.

M. Chevreau dit alors à Béniowski que l’examen de ses comptes ne laissait rien à désirer, et lui fit remettre un coffret contenant la somme de quatre cent cinquante mille francs. Une courte collation fut servie.

Enfin, Béniowski se leva.

— Messieurs les commissaires du roi, dit-il, vous êtes chez vous désormais ; je me retire.

— La frégate la Consolante est à vos ordres, dit gracieusement M. de Bellecombe.

— Je fixe ma résidence dans l’île de Madagascar, ma nouvelle patrie, répondit Béniowski.

Il mit en même temps à son chapeau une cocarde bleue, se fit dépouiller par Vasili de ses insignes de général français, et jeta sur ses épaules un manteau de laine blanche, semblable au burnous des chefs arabes et africains. Un cheval l’attendait.

La comtesse, Wenceslas, Alexandre de Nilof, l’ingénieur polonais Ubanowski et le brave Vasili montèrent aussi à cheval. – Les fourgons s’ébranlèrent.

Par les ordres du maréchal-de-camp, gouverneur provisoire, les tambours battirent aux champs, la garnison présenta les armes et l’artillerie fit une salve de vingt et un coups de canon.

Lorsque Béniowski, violemment ému, passa devant le front de la troupe, le major Vincent du Capricorne salua de l’épée en criant :

— Vive Râ-amini !

Tous les soldats français poussèrent le même cri ; M. de Bellecombe, fort surpris, se tourna vers eux.

— M. le major, demanda-t-il au chevalier, que signifie ce nom étrange ?

— Ce nom, général, est désormais celui du roi des rois de Madagascar.

Le maréchal-de-camp tira son épée, fit battre un ban et dit :

— Officiers, sous-officiers et soldats, au nom du roi, il vous est ordonné de reconnaître pour seul et unique commandant des troupes et forts de Madagascar le major Venturel, ici présent.

Quelques murmures se firent entendre.

— Silence ! cria Vincent du Capricorne. – Très bien ! dit le général, je n’en attendait pas moins de votre subordination, M. le chevalier du Sanglier. – Vous allez recevoir vous-même une autre destination.

Le rude grognard salua sans répondre. Se retournant vers la troupe, le général cria :

— Vive le roi !

Venturel, l’état-major et les soldats de la Consolante répétèrent seuls ce cri.

Tous les officiers, sous-officiers et soldats de la légion arrachaient à la fois leurs cocardes ; le porte-drapeau fit un pas hors des rangs pour planter en terre le drapeau fleurdelisé.

Le général de Bellecombe pâlit de colère.

— Major Venturel ! dit-il, et vous tous, Messieurs, suivez-moi !

Il voulait, à la tête des soldats de marine, s’emparer de la porte du fort, et dût-il se faire écraser, s’opposer à la désertion en masse de toute la garnison.

— Mordious ! général, ne nous poussez pas à bout !… mille tonnerres ! s’écriait Vincent du Capricorne, – Voulez-vous une boucherie inutile ?… La légion Béniowski vous cède la place sans souffler mot et vous n’êtes pas content !… Par le flanc gauche ! gauche !… Pas accéléré, marche ! – Les canons sont déchargés et la clef de la poudrière est dans ma poche, général !… Vive Madagascar !… vive Râ-amini !…

M. Chevreau suppliait son collègue de ne pas opposer une résistance inutile. – Venturel essaya bien d’ébranler le peloton des soldats de marine de la frégate ; mais ceux-ci riaient sous cape. – Le chevalier du Capricorne, qui les avait si galamment débarrassés du baron de Luxeuil, leur commandant, était le héros des passavants de la Consolante.

Il s’ensuivit que le bataillon-Béniowski sortit tambour battant de la place.

Sur les glacis eut lieu une distribution de cocardes bleues. Flèche-Perçante déploya le drapeau bleu de Madagascar. – Et la troupe se remit en marche pour l’habitation du roi des rois.

Venturel composait donc à lui seul l’état-major et la garnison de Louisbourg et de tous les postes du nord de Madagascar. À quelque chose malheur est bon ! – car neuf mois plus tard, le subordonné major avait réalisé son rêve ; il jouissait de sa retraite dans son village du Rouergue, et même, il fut décoré de la croix de Saint-Louis, sur la proposition formelle de M. de Bellecombe, maréchal-de-camp, inspecteur général des colonies.

Le fort Auguste, le fort Saint-Jean, le port Choiseul et les constructions élevées sur file d’Aiguillon, avaient été, en désespoir de cause, évacués à peu près de même que Louisbourg. Le pavillon français continua pourtant de flotter, un peu par négligence, un peu par hasard, sur quelques points secondaires, et entre autres à l’île de Sainte-Marie, à Foule-Pointe et à Tamatave.

Béniowski ordonna que ces modestes établissements fussent respectés, – car il conservait toujours de secrètes sympathies pour la patrie de ses plus braves compagnons. Il ne voulait pas désespérer encore de l’avenir ; il comptait surtout, ainsi que la comtesse Salomée, sur le concours décisif de la mission catholique, et, quoi qu’il en eût dit sous une impression d’amer découragement, il ne se résignait pas, sans douleur, à n’être que le chef d’un peuple barbare, que le successeur direct des aventuriers et pirates de la Providence, ou enfin, – comme on le répétait au ministère, – le Dernier des Flibustiers.