Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXIV

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 294-306).

CHAPITRE XXIV.


Ainsi parla le sage ; les rois, sans plus de retard, terminent le conseil et obéissent à leur chef.
PopeTraduction de l’Iliade.


Un seul instant suffit pour convaincre Heyward qu’il s’était trompé en se croyant resté seul dans la hutte. Une main s’appuya sur son bras en le serrant fortement, et il reconnut la voix d’Uncas, qui lui disait bien bas à l’oreille :

— Les Hurons sont des chiens. La vue du sang d’un lâche ne peut jamais faire trembler un guerrier. La Tête-Grise et le Sagamore sont en sûreté ; le fusil d’Œil-de-Faucon ne dort pas. Sortez d’ici ; Uncas et la Main-Ouverte doivent paraître étrangers l’un à l’autre. — Pas un mot de plus !

Duncan aurait voulu en apprendre davantage ; mais son ami, le poussant vers la porte avec une force mêlée de douceur, l’avertit à propos des nouveaux dangers qu’ils couraient tous deux si l’on venait à découvrir leur liaison.

Cédant donc à la nécessité, quoiqu’à contre-cœur, il sortit, et se mêla dans la foule qui était près des cabanes. Les feux qui expiraient dans la clairière ne jetaient plus qu’une lumière sombre et douteuse sur les êtres qui allaient et venaient ou s’assemblaient en groupes, et cependant il arrivait quelquefois que la flamme, se ranimant un instant, jetait un éclat passager qui pénétrait jusque dans l’intérieur de la grande cabane, où l’on voyait Uncas, seul, debout, dans la même attitude, ayant à ses pieds le corps du Huron qui venait d’expirer. Quelques guerriers y entrèrent alors, et emportèrent le cadavre dans les bois, soit pour lui donner la sépulture, soit pour le livrer à la voracité des animaux.

Après la fin de cette scène solennelle, Duncan entra dans différentes cabanes sans qu’on lui adressât aucune question, sans qu’on fît même attention à lui, dans l’espoir d’y trouver quelques traces de celle pour l’amour de qui il s’était exposé à de tels risques. Dans la situation où se trouvait en ce moment toute la peuplade, il lui aurait été facile de fuir et de rejoindre ses compagnons, s’il en avait eu le moindre désir. Mais indépendamment de l’inquiétude continuelle qui tourmentait son esprit relativement à Alice, un intérêt nouveau, quoique moins puissant, l’entraînait chez les Hurons.

Il continua ainsi pendant quelque temps à aller de hutte en hutte, vivement contrarié de n’y avoir rien trouvé de ce qu’il cherchait. Renonçant enfin à une poursuite inutile, il retourna vers la cabane du conseil, dans l’espoir d’y rencontrer David, et dans le dessein de le questionner pour mettre fin à des doutes qui lui devenaient trop pénibles.

En arrivant à la porte de la hutte qui avait été la salle de justice et le lieu de l’exécution, il vit que le calme était rétabli sur tous les visages. Les guerriers y étaient assemblés de nouveau ; ils fumaient tranquillement, et conversaient gravement sur les principaux incidents de leur expédition à William-Henry. Quoique le retour de Duncan dût leur rappeler les circonstances un peu suspectes de son arrivée parmi eux, il ne produisit aucune sensation visible. La scène horrible qui venait de se passer lui parut donc favoriser ses vues, et il se promit de ne négliger aucun moyen de profiter de cet avantage inespéré.

Il entra dans la cabane sans avoir l’air d’hésiter, et s’assit avec gravité. Un seul coup d’œil furtif suffit pour l’assurer que Uncas était encore à la même place, mais que David ne se trouvait pas dans l’assemblée. Le jeune Mohican n’était soumis à aucune contrainte ; seulement un jeune Huron, assis à peu de distance, fixait sur lui des regards vigilants, et un guerrier armé était appuyé contre le mur, près de la porte. Sous tout autre rapport, le captif semblait en liberté ; cependant il lui était interdit de prendre part à la conversation, et son immobilité l’aurait fait prendre pour une belle statue plutôt que pour un être doué de la vie.

Heyward avait vu trop récemment un exemple terrible des châtiments infligés dans cette peuplade, entre les mains de laquelle il s’était volontairement livré en voulant montrer un excès d’assurance. Il aurait de beaucoup préféré le silence et la méditation aux discours, dans un moment où la découverte de ce qu’il était véritablement pouvait lui être si funeste. Malheureusement pour cette prudente résolution, tous ceux avec qui il se trouvait ne paraissaient pas en avoir adopté une semblable. Il n’était assis que depuis quelques minutes, à la place qu’il avait sagement choisie, un peu à l’ombre, quand un vieux chef qui était à son côté, lui adressa la parole en français :

— Mon père du Canada n’oublie pas ses enfants, dit-il, et je l’en remercie. Un mauvais esprit vit dans la femme d’un de mes jeunes guerriers. Le savant étranger peut-il l’en délivrer ?

Heyward avait quelque connaissance des jongleries que pratiquent les charlatans indiens, quand on suppose que le malin esprit s’est emparé de quelqu’un de leur peuplade. Il vit à l’instant que cette circonstance pouvait favoriser ses projets, et il aurait été difficile de lui faire en ce moment une proposition plus satisfaisante. Sentant pourtant la nécessité de conserver la dignité du personnage qu’il avait adopté, il calma son émotion, et répondit avec un air de mystère convenable à son rôle :

— Il y a des esprits de différentes sortes ; les uns cèdent au pouvoir de la sagesse, les autres lui résistent.

— Mon frère est un grand médecin, répondit l’Indien ; il essaiera.

Un geste de consentement fait avec gravité, fut toute la réponse d’Heyward. Le Huron se contenta de cette assurance, et reprenant sa pipe, il attendit le moment convenable pour sortir. L’impatient Heyward maudissait tout bas les graves coutumes des sauvages ; mais il fut obligé d’affecter une indifférence semblable à celle du vieux chef, qui était pourtant le père de la prétendue possédée.

Dix minutes se passèrent, et ce court délai parut un siècle au major, qui brûlait de commencer son noviciat en empirisme. Enfin le Huron quitta sa pipe, et croisa sur sa poitrine sa pièce de calicot, pour se disposer à partir. Mais en ce moment, un guerrier de grande taille entra dans l’appartement, et s’avançant en silence, il s’assit sur le même fagot qui servait de siège à Duncan. Celui-ci jeta un regard sur son voisin, et un frisson involontaire parcourut tout son corps lorsqu’il reconnut Magua.

Le retour soudain de ce chef artificieux et redoutable retarda le départ du vieux chef. Il ralluma sa pipe ; plusieurs autres en firent autant, et Magua lui-même, prenant la sienne, la remplit de tabac, et se mit à fumer avec autant d’indifférence et de tranquillité que s’il n’eût pas été deux jours absent, occupé d’une chasse fatigante.

Un quart d’heure, dont la durée parut au major égale à l’éternité, se passa de cette manière, et tous les guerriers étaient enveloppés d’un nuage de fumée, quand l’un d’eux, s’adressant au nouveau venu, lui dit : — Magua a-t-il trouvé les élans ?

— Mes jeunes guerriers fléchissent sous le poids, répondit Magua ; que Roseau-Pliant aille à leur rencontre, il les aidera.

Ce nom, qui ne devait plus être prononcé dans la peuplade, fit tomber les pipes de toutes les bouches, comme si le tuyau n’en avait plus transmis que des exhalaisons impures. Un sombre et profond silence se rétablit dans l’assemblée, pendant que la fumée, s’élevant en petites colonnes spirales, montait vers le toit pour s’échapper par l’ouverture, dégageant de ses tourbillons le bas de l’appartement, et permettant à la torche d’éclairer les visages basanés des chefs.

Les yeux de la plupart d’entre eux étaient baissés vers la terre ; mais quelques jeunes gens dirigèrent les leurs vers un vieillard à cheveux blancs qui était assis entre deux des plus vénérables chefs de la peuplade. On ne remarquait pourtant en lui rien qui attirât particulièrement l’attention. Il avait l’air mélancolique et abattu, et son costume était celui des Indiens de la classe ordinaire. De même que la plupart de ceux qui l’entouraient, il avait les yeux fixés sur la terre ; mais les ayant levés un instant pour jeter un regard autour de lui, il vit qu’il était devenu l’objet d’une curiosité presque générale, et se levant aussitôt, il rompit le silence en ces termes :

— C’est un mensonge ! Je n’avais pas de fils. Celui qui en portait le nom est oublié. Son sang était pâle, et ne sortait pas des veines d’un Huron. — Les maudits Chippewas ont trompé ma squaw. — Le grand Esprit a voulu que la race Wiss-en-tush s’éteignît. — Je suis content qu’elle se termine en moi. — J’ai dit.

Le malheureux père jeta un regard autour de lui, comme pour chercher des applaudissements dans les yeux de ceux qui l’avaient écouté ; mais les usages sévères de sa nation avaient exigé un tribut trop pénible d’un faible vieillard. L’expression de ses yeux démentait le langage fier et figuré qui venait de sortir de sa bouche ; la nature triomphait intérieurement du stoïcisme, et tous les muscles de son visage ridé étaient agités par suite de l’angoisse intérieure qu’il éprouvait. Il resta debout une minute, pour jouir d’un triomphe si chèrement acheté, et alors, comme si la vue des hommes lui eût été à charge, il s’enveloppa la tête dans sa couverture, et sortit avec le pas silencieux d’un Indien, pour aller dans sa hutte se livrer à sa douleur avec une compagne qui avait le même âge que lui et le même sujet d’affliction.

Les Indiens, qui croient à la transmission héréditaire des vertus et des défauts, le laissèrent partir en silence ; et après son départ un des chefs, avec une délicatesse qui pourrait quelquefois servir d’exemple dans une société civilisée, détourna l’attention des jeunes gens du spectacle de faiblesse dont ils venaient d’être témoins, en adressant la parole à Magua d’une voix enjouée.

— Les Delawares, dit-il, ont rôdé dans nos environs comme des ours qui cherchent des ruches pleines de miel. Mais qui a jamais surpris un Huron endormi ?

Un sombre et sinistre nuage couvrit le front de Magua, tandis qu’il s’écriait :

— Les Delawares des Lacs ?

— Non ; ceux qui portent le jupon de squaw sur les bords de la rivière du même nom. Un d’entre eux est venu jusqu’ici.

— Nos guerriers lui ont-ils enlevé sa chevelure ?

— Non, répondit le chef en lui montrant Uncas toujours ferme et immobile ; il a de bonnes jambes, quoique son bras soit fait pour la bêche plutôt que pour le tomahawk.

Au lieu de montrer une vaine curiosité pour ce captif d’une nation odieuse, Magua continua à fumer avec son air habituel de réflexion, quand il n’avait pas besoin de recourir à l’astuce ou d’employer son éloquence sauvage. Quoique secrètement étonné de ce qu’il venait d’apprendre, il ne se permit de faire aucune question, se réservant d’éclaircir ses doutes dans un moment plus convenable. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes, que, secouant les cendres de sa pipe, et se levant pour resserrer la ceinture qui soutenait son tomahawk, il tourna la tête du côté du prisonnier qui était à quelque distance derrière lui.

Uncas paraissait méditer profondément, mais il voyait tout ce qui se passait ; s’apercevant du mouvement de Magua, il en fit un de son côté, afin de ne pas avoir l’air de le craindre, et leurs regards se rencontrèrent. Pendant deux minutes, ces deux hommes, fiers et indomptables, restèrent les yeux fixés l’un sur l’autre, sans qu’aucun d’eux pût faire baisser ceux de son ennemi. Le jeune Mohican semblait dévoré par un feu intérieur, ses narines étaient ouvertes comme celles d’un tigre forcé par les chasseurs, et son attitude était si fière, si imposante, que l’imagination n’aurait pas eu besoin d’un grand effort pour se le représenter comme l’image du dieu de la guerre de sa nation. Les traits de Magua n’étaient pas moins enflammés ; il semblait d’abord ne respirer que la rage et la vengeance ; mais sa physionomie n’exprima plus qu’une joie féroce lorsqu’il s’écria à haute voix :

— Le Cerf-Agile !

En entendant ce nom formidable et bien connu, tous les guerriers se levèrent en même temps, et la surprise l’emporta un instant sur le calme stoïque des Indiens. Toutes les bouches semblèrent ne former qu’une seule voix en répétant ce nom haï et respecté ; les femmes et les enfants, qui étaient près de la porte, le répétèrent comme en écho ; leurs cris furent portés jusqu’aux habitations les plus éloignées ; tous ceux qui s’y trouvaient en sortirent, et de longs hurlements terminèrent cette scène.

Cependant les chefs avaient repris leur place, comme s’ils eussent été honteux du mouvement auquel ils s’étaient laissés entraîner. Ils gardaient le silence ; mais tous, les yeux fixés sur le captif, examinaient avec curiosité un ennemi dont la bravoure avait été fatale à tant de guerriers de leur nation.

C’était un triomphe pour Uncas, et il en jouissait, mais sans en donner d’autre preuve extérieure que ce fier et calme mouvement des lèvres qui, dans tous les pays et dans tous les temps, fut toujours l’emblème du mépris. Magua s’en aperçut ; serrant le poing, il étendit le bras en le secouant d’un air de menace vers le prisonnier, et s’écria en anglais :

— Mohican, il faut mourir !

— Les eaux de la source de Santé, répondit Uncas en delaware, ne rendraient pas la vie aux Hurons qui sont morts sur la montagne ; leurs ossements, y blanchiront. — Les Hurons sont des squaws, et leurs femmes des hiboux. — Allez, rassemblez tous les chiens de Hurons, afin qu’ils puissent voir un guerrier. — Mes narines sont offensées ; elles sentent le sang d’un lâche.

Cette dernière allusion excita un profond ressentiment ; car un grand nombre des Hurons entendaient, de même que Magua, la langue dont Uncas venait de se servir. Le rusé sauvage vit sur-le-champ qu’il pouvait tirer avantage de la disposition générale des esprits, et il résolut d’en profiter.

Laissant tomber la peau qui lui couvrait une épaule, il étendit un bras, et annonça ainsi qu’il allait se livrer aux inspirations de sa fatale et astucieuse éloquence. Quoiqu’il eût perdu, par suite de sa désertion, une partie de son influence sur ses concitoyens, personne ne lui refusait du courage, et on le regardait comme le premier orateur de la nation. Aussi ne manquait-il jamais d’auditeurs, et presque toujours il réussissait à entraîner les autres à son opinion ; mais en cette occasion ses moyens naturels puisaient une nouvelle force dans sa soif de vengeance.

Il commença par raconter tout ce qui s’était passé à l’attaque du rocher de Glenn, la mort de plusieurs de ses compagnons, et la manière dont les plus redoutables de leurs ennemis leur avaient échappé ; il peignit ensuite la situation de la petite montagne sur laquelle il s’était retiré avec les prisonniers tombés entre ses mains, ne dit pas un mot du supplice barbare qu’il avait voulu leur faire subir, et passa rapidement à l’attaque subite de la Longue-Carabine, du Grand-Serpent et du Cerf-Agile, qui avaient massacré ses compagnons par surprise, et l’avaient lui-même laissé pour mort.

Ici il fit une pause, comme pour payer un tribut de regrets aux défunts, mais plutôt pour examiner quel effet produisait sur ses auditeurs le commencement de son discours. Tous les yeux étaient fixés sur lui, et tous les Indiens l’écoutaient avec une telle attention et dans une immobilité si complète, qu’il aurait pu se croire environné de statues.

Alors baissant sa voix, qu’il avait jusqu’alors tenue sur un ton clair, sonore et élevé, il énuméra les qualités admirables des défunts, sans en oublier aucune qui pût faire une impression favorable : l’un n’avait jamais été à la chasse sans revenir chargé de gibier ; l’autre savait découvrir les traces des ennemis les plus rusés ; celui-ci était brave à toute épreuve, celui-là d’une générosité sans exemple. En un mot, il traça ses portraits de manière que, dans une peuplade qui n’était composée que d’un petit nombre de familles, chaque corde qu’il touchait tour à tour vibrait dans le cœur de quelqu’un de ses auditeurs.

— Les ossements de ces guerriers, continua-t-il, sont-ils dans la sépulture de leurs ancêtres ? Vous savez qu’ils n’y sont pas. Leurs esprits sont allés du côté du soleil couchant ; ils traversent déjà les grandes eaux pour se rendre dans la terre des esprits. Mais ils sont partis sans vivres, sans fusils, sans couteaux, sans mocassins, nus et pauvres comme à l’instant de leur naissance. Cela est-il équitable ? Entreront-ils dans le pays des justes comme des Iroquois affamés ou de misérables Delawares ? Rencontreront-ils leurs frères sans armes entre leurs mains, sans vêtements sur leurs épaules ! Que penseront nos pères en les voyant arriver ainsi ? Ils croiront que les peuplades Wyandots ont dégénéré ; ils les regarderont de mauvais œil, et diront : Un Chippewas est venu ici sous le nom de Huron. — Mes frères, il ne faut pas oublier les morts ; une Peau-Rouge n’oublie jamais. Nous chargerons le dos de ce Mohican jusqu’à ce qu’il plie sous le faix, et nous le dépêcherons après nos compagnons. Ils nous appellent à leur secours ; et, quoique nos oreilles ne soient pas ouvertes pour les entendre, ils nous crient : — Ne nous oubliez pas ! Quand ils verront l’esprit de ce Mohican courir après eux avec son lourd fardeau, ils sauront que nous ne les avons pas oubliés, et ils continueront leur voyage plus tranquillement ; et nos enfants diront : — Voilà ce que nos pères ont fait pour leurs amis, et nous devons en faire autant pour eux. Qu’est-ce qu’un Yengeese ? Nous en avons tué un grand nombre ; mais la terre est encore pâle. Ce n’est que le sang d’un Indien qui peut laver une tache faite au nom des Hurons. Que ce Delaware meure donc !

Il est aisé de s’imaginer quel effet une telle harangue, prononcée avec force, dut produire sur un tel auditoire. Magua avait mélangé avec tant d’adresse ce qui devait émouvoir les sentiments naturels de ses concitoyens et ce qui pouvait éveiller leurs idées superstitieuses, que leurs esprits, déjà disposés par une longue habitude à sacrifier des victimes aux mânes de leurs compagnons, perdirent tout vestige d’humanité pour ne plus songer qu’à satisfaire à l’instant même leur soif de vengeance.

Un guerrier dont les traits respiraient une férocité plus que sauvage s’était fait remarquer par la vive attention avec laquelle il avait écouté l’orateur. Son visage avait exprimé successivement toutes les émotions qu’il éprouvait, jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que l’expression de la haine et de la rage. Dès que Magua eut cessé de parler, il se leva en poussant un hurlement qu’on aurait pu prendre pour celui d’un démon, et brandit au-dessus de sa tête sa hache brillante et bien affilée. Ce cri, ce mouvement furent trop prompts pour que quelqu’un eût pu s’opposer à son projet sanguinaire, si quelqu’un en avait eu le dessein. À la lumière de la torche, on vit une ligne brillante traverser l’appartement, et une autre ligne noire la croiser au même instant : la première était la hache, qui volait vers son but ; la seconde était le bras de Magua, qui en détournait la direction. Le mouvement de celui-ci ne fut pas sans utilité ; car l’arme tranchante ne fit qu’abattre la longue plume qui ornait la touffe de cheveux d’Uncas ; et elle traversa le faible mur de terre de la hutte, comme si elle eût été lancée par une baliste ou une catapulte.

Duncan avait entendu l’horrible cri du guerrier barbare : il avait vu son geste, mais à peine un mouvement machinal l’avait-il porté à se lever, comme s’il eût pu être de quelque secours à Uncas, qu’il vît que le péril était passé, et sa terreur se changea en admiration. Le jeune Mohican était debout, les yeux fixés sur son ennemi, et sans montrer la moindre émotion. Il sourit comme de pitié, et prononça en sa langue quelques expressions de mépris.

— Non, dit Magua après s’être assuré que le captif n’était pas blessé ; il faut que le soleil brille sur sa honte ; il faut que les squaws voient sa chair trembler, et prennent part à son supplice, sans quoi notre vengeance ne serait qu’un jeu d’enfant. Qu’on l’emmène dans le séjour des ténèbres et du silence. Voyons si un Delaware peut dormir aujourd’hui et mourir demain.

De jeunes guerriers saisirent alors le prisonnier, le garrottèrent avec des liens d’écorce, et l’emmenèrent hors de la cabane. Uncas marcha d’un pas ferme ; cependant cette fermeté sembla se démentir quand il arriva à la porte ; car il s’y arrêta un instant ; mais ce n’était que pour se retourner, et jeter à la ronde sur le cercle de ses ennemis un regard de fierté dédaigneuse. Ses yeux rencontrèrent ceux de Duncan, et ils semblaient lui dire que toute espérance n’était pas encore perdue.

Magua, satisfait du succès qu’il avait obtenu, ou occupé de projets ultérieurs, ne songea pas à faire de nouvelles questions. Croisant sur sa poitrine la peau qui le couvrait, il sortit de l’appartement sans parler davantage d’un sujet qui aurait pu devenir fatal à celui auprès duquel il s’était placé. Malgré son ressentiment toujours croissant, sa fermeté naturelle et sa vive inquiétude pour Uncas, Heyward se sentit soulagé par le départ d’un ennemi si dangereux et si subtil. L’agitation qu’avait produite le discours de Magua commençait aussi à se calmer. Les guerriers avaient repris leur place, et de nouveaux nuages de fumée remplirent l’appartement. Pendant près d’une demi-heure on ne prononça pas une syllabe, et à peine remua-t-on les yeux, un silence grave et réfléchi étant la suite ordinaire de toutes les scènes de tumulte et de violence parmi ces peuples à la fois si impétueux et si impassibles.

Au lieu de se diriger vers les cabanes où le major avait déjà fait des recherches inutiles, son compagnon s’avança, en droite ligne vers la base d’une montagne voisine couverte de bois, qui dominait le camp des Hurons. D’épais buissons en défendaient les approches, et ils furent obligés de suivre un sentier étroit et tortueux. Les enfants avaient recommencé leurs jeux dans la clairière. Armés de branches d’arbres, ils s’étaient rangés sur deux lignes, entre lesquelles chacun d’eux courait tour à tour à toutes jambes pour gagner le poteau protecteur.

Pour rendre l’imitation plus complète, ils avaient allumé plusieurs grands feux de broussailles, dont la lueur éclairait les pas de Duncan et donnait un caractère encore plus sauvage au paysage. En face d’un grand rocher, ils entrèrent dans une espèce d’avenue formée dans la forêt par les daims lors de leurs migrations périodiques. Précisément en cet instant les enfants jetèrent de nouveaux combustibles sur le brasier le plus voisin ; il en jaillit une vive flamme dont l’éclat frappa la surface blanche du rocher, fut répercuté dans l’avenue où ils venaient d’entrer, et leur fit apercevoir une espèce de grosse boule noire qui se trouvait à quelque distance sur le chemin.

L’Indien s’arrêta, comme s’il n’eût su s’il devait avancer davantage, et son compagnon s’approcha de lui. La boule noire, qui d’abord avait paru stationnaire, commença alors à se mouvoir d’une manière qui parut inexplicable à Duncan. Le feu ayant jeté en ce moment un nouvel éclat, montra cet objet sous une forme plus distincte. Heyward reconnut que c’était un ours monstrueux ; mais quoiqu’il grondât d’une manière effrayante, il ne donnait aucun autre signe d’hostilité, et au lieu de continuer à s’avancer, il se rangea sur le bord du chemin, et s’assit sur ses pattes de derrière. Le Huron l’examina avec beaucoup d’attention, et s’étant sans doute assuré que cet intrus n’avait pas de mauvaises intentions, il continua tranquillement à marcher.

Duncan, qui savait que les Indiens apprivoisaient quelquefois ces animaux, suivit l’exemple de son compagnon, croyant que c’était quelque ours favori de la peuplade qui était entré dans la forêt pour y chercher des ruches de mouches à miel, dont ces animaux sont fort friands.

Ils passèrent à deux ou trois pieds de l’ours, qui n’apporta aucune opposition à leur marche, et le Huron, qui en l’apercevant avait hésité à avancer et l’avait examiné avec tant d’attention, ne montra plus la moindre inquiétude, et ne jeta pas même un seul regard du côté de l’animal. Cependant Heyward ne pouvait s’empêcher de tourner la tête en arrière de temps en temps pour surveiller les mouvements du monstre et se mettre en garde contre une attaque soudaine. Il éprouva un certain malaise en le voyant suivre leurs pas, et il allait en prévenir l’Indien, quand celui-ci, ouvrant une porte d’écorce qui fermait l’entrée d’une caverne creusée par la nature, sous la montagne, lui fit signe de l’y suivre. Duncan ne fut pas fâché de trouver une retraite si à propos, et il allait tirer la porte après lui, quand il sentit une résistance qui s’opposait à ses efforts. Il se retourna, vit la patte de l’ours tenant la porte, et l’animal suivit ses pas. Ils étaient alors dans un passage étroit et obscur, et il était impossible de retourner en arrière sans rencontrer le redoutable habitant des bois. Faisant donc de nécessité vertu, il continua à avancer en se tenant aussi près de son conducteur qu’il était possible. L’ours était toujours sur ses talons ; il grondait de temps en temps, et il appuya même deux ou trois fois ses pattes énormes sur le dos du major, comme s’il eût voulu empêcher qu’on pénétrât plus avant dans la caverne.

Il est difficile de décider si Heyward aurait pu soutenir longtemps une position si extraordinaire ; mais il y trouva bientôt quelque soulagement. Il avait marché en ligne droite vers une faible lumière. Au bout de deux ou trois minutes de marche il arriva à l’endroit d’où partait cette clarté.

Une grande cavité du rocher avait été arrangée avec art, de manière à former différents appartements, dont les murs de séparation étaient construits en écorce, en branches et en terre ; des crevasses à la voûte y laissaient entrer la lumière pendant le jour, et l’on y suppléait la nuit par du feu et des torches : c’était le magasin des armes, des approvisionnements, des effets les plus précieux des Hurons, et principalement des objets qui appartenaient à la peuplade en général, sans être la propriété particulière d’aucun individu. La femme malade, qu’on croyait victime d’un pouvoir surnaturel, y avait été transportée parce qu’on supposait que le malin esprit qui la tourmentait trouverait plus de difficulté à pénétrer à travers les pierres d’un rocher qu’à travers les feuilles formant le toit d’une cabane. L’appartement dans lequel entrèrent Duncan et son guide lui avait été abandonné. Elle était couchée sur un lit de feuilles sèches et entourée d’un groupe de femmes, au milieu desquelles Heyward reconnut son ami David La Gamme.

Un seul coup d’œil suffit pour apprendre au prétendu médecin que la malade était dans un état qui ne lui laissait aucun espoir de faire briller des talents qu’il ne possédait pas. Elle était attaquée d’une paralysie universelle, avait perdu la parole et le mouvement, et ne semblait pas même sentir ses souffrances. Heyward ne fut pas fâché que les simagrées qu’il allait être obligé de faire pour jouer convenablement son rôle aux yeux des Indiens ne fussent que pour une femme trop malade pour y prendre intérêt et se livrer à de vaines espérances. Cette idée contribua à calmer quelques scrupules de conscience, et il allait commencer ses opérations médicales et magiques, quand il fut prévenu par un docteur aussi savant que lui dans l’art de guérir, et qui voulait essayer le pouvoir de la psalmodie.

David, qui était prêt à entonner un cantique lorsque le Huron et Duncan étaient arrivés, attendit d’abord quelques instants, et prenant ensuite le ton de son instrument, se mit à chanter avec une ferveur qui aurait opéré un miracle s’il n’avait fallu pour cela que la foi dans l’efficacité de ce remède. Personne ne l’interrompit, les Indiens croyant que sa faiblesse d’esprit le mettait sous la protection immédiate du ciel, et Duncan étant trop charmé de ce délai pour chercher à l’abréger. Tandis que le chanteur appuyait sur la cadence qui terminait la première strophe, le major tressaillit en entendant les mêmes sons répétés par une voix sépulcrale qui semblait n’avoir rien d’humain ; il regarda autour de lui, et vit dans le coin le plus obscur de l’appartement l’ours assis sur ses pattes de derrière, balançant son corps à la manière de ces animaux, et imitant par des grondements sourds les sons que produisait la mélodie du chanteur.

Il est plus facile de se figurer que de décrire l’effet que produisit sur David un écho si étrange et si inattendu. Il ouvrit de grands yeux, sa bouche, quoique également ouverte, resta muette sur-le-champ. La terreur, l’étonnement, l’admiration, lui firent oublier quelques phrases qu’il avait préparées pour annoncer à Heyward des nouvelles importantes, et s’écriant à la hâte en anglais : — Elle vous attend, — elle est ici ! — Il s’enfuit de la caverne.