Le Dernier des Mohicans/Chapitre XX

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 241-254).

CHAPITRE XX


Terre d’Albanie ! permets-moi d’arrêter sur toi mes regards, ô toi, nourrice sévère d’hommes sauvages !
Lord Byron.


Le ciel était encore parsemé d’étoiles quand Œil-de-Faucon se disposa à éveiller les dormeurs. Munro et Heyward entendirent le bruit, et secouant leurs habits, ils étaient déjà sur pied tandis que le chasseur les appelait à voix basse à l’entrée de l’abri grossier sous lequel ils avaient passé la nuit. Lorsqu’ils en sortirent, ils trouvèrent leur guide intelligent qui les attendait, et qui ne les salua que par un geste expressif pour leur recommander le silence.

— Dites vos prières en pensées, leur dit-il à l’oreille en s’approchant d’eux ; celui à qui vous les adressez connaît toutes les langues, celle du cœur, qui est la même partout, et celles de la bouche, qui varient suivant les pays. Mais ne prononcez pas une syllabe, car il est rare que la voix d’un blanc sache prendre le ton qui convient dans les bois, comme nous l’avons vu par l’exemple de ce pauvre diable, le chanteur. — Venez, continua-t-il en marchant vers un rempart détruit : descendons par ici dans le fossé, et prenez garde en marchant de vous heurter contre les pierres et les débris.

Ses compagnons se conformèrent à ses injonctions, quoique la cause de toutes ces précautions extraordinaires fût encore un mystère pour l’un d’eux. Lorsqu’ils eurent marché quelques minutes dans le fossé qui entourait le fort de trois côtés, ils le trouvèrent presque entièrement comblé par les ruines des bâtiments et des fortifications écroulées. Cependant avec du soin et de la patience ils parvinrent à y suivre leurs conducteurs, et ils se trouvèrent enfin sur les rives sablonneuses de l’Horican.

— Voilà une trace que l’odorat seul peut suivre, dit le chasseur en jetant en arrière un regard satisfait sur le chemin difficile qu’ils venaient de parcourir ; l’herbe est un tapis dangereux pour l’homme qui y marche en fuyant ; mais le bois et la pierre ne prennent pas l’impression du mocassin. Si vous aviez porté vos bottes, il aurait pu y avoir quelque chose à craindre ; mais quand on a sous les pieds une peau de daim convenablement préparée, on peut en général se fier en toute sûreté sur les rochers. Faites remonter le canot un peu plus haut, Uncas ; à l’endroit où vous êtes, le sable prendrait la marque d’un pied aussi facilement que le beurre des Hollandais dans leur établissement sur la Mohawk. — Doucement ! doucement ! que le canot ne touche pas terre ; sans quoi les coquins sauraient à quel endroit nous nous sommes embarqués.

Le jeune Indien ne manqua pas de suivre cet avis, et le chasseur, prenant dans les ruines une planche dont il appuya un bout sur le bord du canot où Chingachgook était déjà avec son fils, fit signe aux deux officiers d’y entrer ; il les y suivit, et après s’être bien assuré qu’ils ne laissaient derrière eux aucune de ces traces qu’il semblait tellement appréhender, il tira la planche après lui et la lança avec force au milieu des ruines qui s’étendaient jusque sur le rivage.

Heyward continua à garder le silence jusqu’à ce que les deux Indiens, qui s’étaient chargés de manier les rames, eussent fait remonter le canot jusqu’à quelque distance du fort, et qu’il se trouvât au milieu des ombres épaisses que les montagnes situées à l’orient jetaient sur la surface limpide du lac.

— Quel besoin avions-nous de partir d’une manière si précipitée, et avec tant de précautions ? demanda-t-il à Œil-de-Faucon.

— Si le sang d’un Onéida pouvait teindre une nappe d’eau comme celle que nous traversons, vous ne me feriez pas une telle question ; vos deux yeux y répondraient. Ne vous souvenez-vous pas du reptile qu’Uncas a tué hier soir ?

— Je ne l’ai pas oublié ; mais vous m’avez dit qu’il était seul, et un homme mort n’est plus à craindre.

— Sans doute, il était seul pour faire son coup ; mais un Indien dont la peuplade compte tant de guerriers a rarement à craindre que son sang coule sans qu’il en coûte promptement le cri de mort à quelqu’un de ses ennemis.

— Mais notre présence, l’autorité du colonel Munro seraient une protection suffisante contre le ressentiment de nos alliés, surtout quand il s’agit d’un misérable qui avait si bien mérité son sort. J’espère qu’une crainte si futile ne vous a pas fait dévier de la ligne directe que nous devons suivre ?

— Croyez-vous que la balle de ce coquin aurait dévié si Sa Majesté le roi d’Angleterre se fût trouvée sur son chemin ? Pourquoi ce Français, qui est capitaine général du Canada, n’a-t-il pas enterré le tomahawk de ses Hurons, si vous croyez qu’il soit si facile à un blanc de faire entendre raison à des Peaux-Rouges ?

La réponse qu’Heyward se disposait à faire fut interrompue par un gémissement profond, arraché à Munro par les images cruelles que lui retraçait cette question ; mais après un moment de silence, par déférence pour les chagrins de son vieil ami, il répondit à Œil-de-Faucon d’un ton grave et solennel :

— Ce n’est qu’avec Dieu que le marquis de Montcalm peut régler cette affaire.

— Oui, il y a de la raison dans ce que vous dites à présent, car cela est fondé sur la religion et sur l’honneur. Il y a une grande différence pourtant entre jeter un régiment d’habits blancs entre des sauvages et des prisonniers qu’ils massacrent, et faire oublier par de belles paroles à un Indien courroucé qu’il porte un fusil, un tomahawk et un couteau, quand la première que vous lui adressez doit être pour l’appeler mon fils. Mais, Dieu merci, continua le chasseur en jetant un regard de satisfaction sur le rivage du fort William-Henry qui commençait à disparaître dans l’obscurité, et en riant tout bas à sa manière, il faut qu’ils cherchent nos traces sur la surface de l’eau ; et à moins qu’ils ne se fassent amis des poissons, et qu’ils n’apprennent d’eux quelles sont les mains qui tenaient les rames, nous aurons mis entre eux et nous toute la longueur de l’Horican avant qu’ils aient décidé quel chemin ils doivent suivre.

— Avec des ennemis en arrière et des ennemis en face, notre voyage paraît devoir être très dangereux.

— Dangereux ! répéta Œil-de-Faucon d’un ton fort tranquille ; non pas absolument dangereux ; car avec de bons yeux et de bonnes oreilles, nous pouvons toujours avoir quelques heures d’avance sur les coquins. Et au pis aller, s’il fallait en venir aux coups de fusil, nous sommes ici trois qui savons ajuster aussi bien que le meilleur tireur de toute votre armée. Non pas dangereux. Ce n’est pas que je prétende qu’il soit impossible que nous nous trouvions serrés de près, comme vous dites vous autres, que nous ayons quelque escarmouche, mais nous ne manquons pas de munitions, et nous trouverons de bons couverts.

Il est probable qu’en parlant de danger, Heyward, qui s’était distingué par sa bravoure, l’envisageait sous un tout autre rapport qu’Œil-de-Faucon. Il s’assit en silence ; et le canot continua à voguer sur les eaux du lac pendant plusieurs milles[1].

Le jour commençait à paraître quand ils arrivèrent dans la partie de l’Horican qui est parsemée d’une quantité innombrable de petites îles, la plupart couvertes de bois. C’était par cette route que Montcalm s’était retiré avec son armée, et il était possible qu’il eût laissé quelques détachements d’Indiens, soit pour protéger son arrière-garde, soit pour réunir les traîneurs. Ils s’en approchèrent donc dans le plus grand silence, et avec toutes leurs précautions ordinaires.

Chingachgook quitta la rame, et le chasseur la prenant, se chargea avec Uncas de diriger l’esquif dans les nombreux canaux qui séparaient toutes ces petites îles, sur chacune desquelles des ennemis cachés pouvaient se montrer tout à coup pendant qu’ils avançaient. Les yeux du Mohican roulaient sans cesse d’île en île et de buisson en buisson, à mesure que le canot marchait, et l’on aurait même dit que sa vue voulait atteindre jusque sur le sommet des rochers qui s’élevaient sur les rives du lac, et pénétrer dans le fond des forêts.

Heyward, spectateur doublement intéressé, tant à cause des beautés naturelles de ce lieu, que par suite des inquiétudes qu’il avait conçues, commençait à croire qu’il s’était livré à la crainte sans motif suffisant, quand les rames restèrent immobiles tout à coup, à un signal donné par Chingachgook.

— Hugh ! s’écria Uncas presque au même instant que son père frappait un léger coup sur le bord du canot, pour donner avis de l’approche de quelque danger.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le chasseur ; le lac est aussi uni que si jamais le vent n’y eût soufflé, et je puis voir sur ses eaux jusqu’à la distance de plusieurs milles ; mais je n’y aperçois pas même un canard.

L’Indien leva gravement une rame, et la dirigea vers le point sur lequel ses regards étaient constamment fixés. À quelque distance devant eux était une de ces îles couvertes de bois, mais elle paraissait aussi paisible que si le pied de l’homme n’en eût jamais troublé la solitude.

Duncan avait suivi des yeux le mouvement de Chingachgook :

— Je ne vois que la terre et l’eau, dit-il, et le paysage est charmant.

— Chut ! dit le chasseur. Oui, Sagamore, vous ne faites jamais rien sans raison. Ce n’est qu’une ombre ; mais cette ombre n’est pas naturelle. — Voyez-vous, major, ce petit brouillard qui se forme au-dessus de cette île ? Mais on ne peut l’appeler un brouillard, car il ressemble plutôt à un petit nuage en forme de bande.

— Ce sont des vapeurs qui s’élèvent de l’eau.

— C’est ce que dirait un enfant. Mais ne voyez-vous pas que ces prétendues vapeurs sont plus noires vers leur base ? On les voit distinctement sortir du bois qui est à l’autre bout de l’île. Je vous dis, moi, que c’est de la fumée, et, suivant moi, elle provient d’un feu qui est près de s’éteindre.

— Eh bien ! abordons dans l’île, et sortons de doute et d’inquiétude. Elle est trop petite pour qu’il s’y trouve une troupe bien nombreuse, et nous sommes cinq.

— Si vous jugez de l’astuce d’un Indien par les règles que vous trouvez dans vos livres, ou seulement avec la sagacité d’un blanc, vous vous tromperez souvent, et votre chevelure courra grand risque.

Œil-de-Faucon s’interrompit un instant pour réfléchir en examinant avec encore plus d’attention les signes qui lui paraissaient indiquer la présence de quelques ennemis ; après quoi il ajouta :

— S’il m’est permis de donner mon avis en cette affaire, je dirai que nous n’avons que deux partis à prendre : le premier est de retourner sur nos pas, et de renoncer à la poursuite des Hurons ; le…

— Jamais ! s’écria Heyward plus haut que les circonstances ne le permettaient.

— Bien, bien, continua le chasseur en lui faisant signe de se modérer davantage. Je suis moi-même de votre avis : mais j’ai cru devoir à mon expérience de vous exposer les deux alternatives. En ce cas, il faut pousser en avant, et s’il y a des Indiens ou des Français dans cette île, ou dans quelque autre, nous verrons qui saura le mieux ramer. — Y a-t-il de la raison dans ce que je dis, Sagamore ?

Le Mohican ne répondit qu’en laissant tomber sa rame. Comme il était chargé de diriger le canot, ce mouvement indiqua suffisamment son intention, et il fut si bien secondé, qu’en quelques minutes ils arrivèrent à un point d’où ils pouvaient voir la rive septentrionale de l’île.

— Les voilà ! dit le chasseur. Vous voyez bien clairement la fumée à présent, et deux canots, qui plus est. Les coquins n’ont pas encore jeté les yeux de notre côté, sans quoi nous entendrions leur maudit cri de guerre. — Allons, force de rames, mes amis, nous sommes déjà loin d’eux, et presque hors de portée d’une balle.

Un coup de fusil l’interrompit, et la balle tomba dans l’eau à quelques pieds du canot. D’affreux hurlements qui partirent en même temps de l’île leur annoncèrent qu’ils étaient découverts, et presque au même instant une troupe de sauvages, se précipitant vers leurs canots, y montèrent à la hâte, et se mirent à leur poursuite. À cette annonce d’une attaque prochaine, la physionomie du chasseur et des deux Mohicans resta impassible ; mais ils appuyèrent davantage sur leurs rames, de sorte que leur petite barque semblait voler sur les eaux comme un oiseau.

— Tenez-les à cette distance, Sagamore, dit Œil-de-Faucon en regardant tranquillement par-dessus son épaule, en agitant encore sa rame ; tenez-les à cette distance. Les Hurons n’ont jamais eu dans toute leur nation un fusil qui ait une pareille portée, et je sais le chemin que peut faire mon tueur de daims.

S’étant assuré qu’on pouvait sans lui maintenir le canot à une distance convenable, le chasseur quitta la rame et prit sa carabine. Trois fois il en appuya la crosse à son épaule, et trois fois il la baissa pour dire à ses compagnons de laisser les ennemis s’approcher un peu plus. Enfin, ses yeux ayant bien mesuré l’espace qui l’en séparait, il parut satisfait, et plaçant sa main gauche sous le canon de son fusil, il allait en lâcher le chien quand une exclamation soudaine d’Uncas lui fit tourner la tête de son côté.

— Qu’y a-t-il donc ? lui demanda-t-il. Votre hugh ! vient de sauver la vie à un Huron que je tenais au bout de ma carabine. Quelle raison avez-vous eue pour crier ainsi ?

Uncas ne lui répondit qu’en lui montrant le rivage oriental du lac, d’où venait de partir un autre canot de guerre qui se dirigeait vers eux en ligne droite. Le danger dans lequel ils se trouvaient était alors trop évident pour qu’il fût besoin d’employer la parole pour le confirmer : Œil-de-Faucon quitta sur-le-champ son fusil pour reprendre la rame, et Chingachgook dirigea le canot plus près de la rive occidentale, afin d’augmenter la distance qui se trouvait entre eux et ses nouveaux ennemis poussant des cris de fureur. Cette scène inquiétante tira Munro lui-même de la stupeur dans laquelle ses infortunes l’avaient plongé.

— Gagnons la rive, dit-il avec l’air et le ton d’un soldat intrépide ; montons sur un de ces rochers, et attendons-y ces sauvages. — À Dieu ne plaise que moi ou aucun de ceux qui me sont attachés nous accordions une seconde fois quelque confiance à la bonne foi des Français ou de leurs adhérents !

— Celui qui veut réussir quand il a affaire aux Indiens, répliqua Œil-de-Faucon, doit oublier sa fierté, et s’en rapporter à l’expérience des naturels du pays. — Tirez davantage du côté de la terre, Sagamore ; nous gagnons du terrain sur les coquins ; mais ils pourraient manœuvrer de manière à nous donner de l’embarras, à la longue.

Le chasseur ne se trompait pas ; car lorsque les Hurons virent que la ligne qu’ils suivaient les conduirait fort en arrière du canot qu’ils cherchaient à atteindre, ils en décrivirent une plus oblique, et bientôt les deux canots se trouvèrent voguant parallèlement à environ cent toises de distance l’un de l’autre. Ce fut alors une sorte de défi de vitesse, chacun des deux canots cherchant à prendre l’avance sur l’autre, l’un pour attaquer, l’autre pour échapper. Ce fut sans doute par suite de la nécessité où ils étaient de ramer que les Hurons ne firent pas feu sur-le-champ ; mais ils avaient l’avantage du nombre, et les efforts de ceux qu’ils poursuivaient ne pouvaient durer longtemps. Duncan en ce moment vit avec inquiétude le chasseur regarder autour de lui avec une sorte d’embarras, comme s’il eût cherché quelque nouveau moyen pour accélérer ou assurer leur fuite.

— Éloignez-vous encore un peu plus du soleil, Sagamore, dit Œil-de-Faucon ; je vois un de ces coquins quitter la rame, et c’est sans doute pour prendre un fusil. Un seul membre atteint parmi nous pourrait leur valoir nos chevelures. — Encore plus à gauche, Sagamore ; mettons cette île entre eux et nous.

Cet expédient ne fut pas inutile ; car, tandis qu’ils passaient sur la gauche d’une longue île couverte de bois, les Hurons, désirant se maintenir sur la même ligne, furent obligés de prendre la droite. Le chasseur et ses compagnons ne négligèrent pas cet avantage, et dès qu’ils furent hors de la portée de la vue de leurs ennemis, ils redoublèrent des efforts qui étaient déjà prodigieux. Les deux canots arrivèrent enfin à la pointe septentrionale de l’île comme deux chevaux de course qui terminent leur carrière ; cependant les fugitifs étaient en avance, et les Hurons, au lieu de décrire une ligne parallèle, les suivaient par derrière, mais à moins de distance.

— Vous vous êtes montré connaisseur en canots, Uncas, en choisissant celui-ci parmi ceux que les Hurons avaient laissés près de William-Henry, dit le chasseur en souriant et plus satisfait de la supériorité de son esquif que de l’espoir qu’il commençait à concevoir d’échapper aux sauvages. Les coquins ne songent plus qu’à ramer, et au lieu de plomb et de poudre, c’est avec des morceaux de bois plats qu’il nous faut défendre nos chevelures.

— Ils se préparent à faire feu, s’écria Heyward quelques instants après, et comme ils sont en droite ligne, ils ne peuvent manquer de bien ajuster.

— Cachez-vous au fond du canot avec le colonel, dit le chasseur.

— Ce serait donner un bien mauvais exemple, répondit Heyward en souriant, si nous nous cachions à l’instant du danger.

— Seigneur Dieu ! s’écria Œil-de-Faucon, voilà bien le courage d’un blanc ! mais de même que beaucoup de ses actions, il n’est pas fondé en raison. Croyez-vous que le Sagamore, qu’Uncas, que moi-même, qui suis un homme de sang pur, nous hésiterions à nous mettre à couvert dans une circonstance où il n’y aurait aucune utilité à nous montrer ? Et pourquoi donc les Français ont-ils entouré Québec de fortifications, s’il faut toujours combattre dans des clairières ?

— Tout ce que vous dites peut être vrai, mon digne ami, répliqua Heyward ; mais nos usages ne nous permettent pas de faire ce que vous nous conseillez.

Une décharge des Hurons interrompit la conversation, et tandis que les balles sifflaient à ses oreilles, Duncan vit Uncas tourner la tête pour savoir ce qu’il devenait ainsi que Munro. Il fut même obligé de reconnaître que, malgré la proximité des ennemis et le danger qu’il courait lui-même, la physionomie du jeune guerrier ne portait les traces d’aucune autre émotion que l’étonnement de voir des hommes s’exposer volontairement à un péril inutile.

Chingachgook connaissait probablement mieux les idées des blancs à ce sujet, car il ne fit pas un seul mouvement, et continua à s’occuper exclusivement de diriger la course du canot. Une balle frappa la rame qu’il tenait, à l’instant où il la levait, la lui fit tomber des mains, et la jeta à quelques pieds en avant dans le lac. Un cri de joie s’éleva parmi les Hurons, qui rechargeaient leurs fusils. Uncas décrivit un arc dans l’eau avec sa rame, et, par ce mouvement, faisant passer le canot près de celle de son père qui flottait sur la surface, celui-ci la reprit, et la brandissant au-dessus de sa tête en signe de triomphe, il poussa le cri de guerre des Mohicans, et ne songea plus qu’à accélérer la marche du frêle esquif.

Les cris — Le Grand-Serpent ! la Longue-Carabine ! le Cerf-Agile ! partirent à la fois des canots qui les poursuivaient, et semblèrent animer d’une nouvelle ardeur les sauvages qui les remplissaient. Le chasseur, tout en ramant vigoureusement de la main droite, saisit son tueur de daims de la gauche, et releva au-dessus de sa tête en le brandissant comme pour narguer les ennemis. Les Hurons répondirent à cette insulte, d’abord par des hurlements de fureur, et presque au même instant par une seconde décharge de leurs mousquets. Une balle perça le bord du canot ; et l’on entendit les autres tomber dans l’eau à peu de distance. On n’aurait pu découvrir en ce moment critique aucune trace d’émotion sur le visage des deux Mohicans ; leurs traits n’exprimaient ni crainte ni espérance ; leur rame était le seul objet qui parût les occuper. Œil-de-Faucon tourna la tête vers Heyward et lui dit en souriant :

— Les oreilles des coquins aiment à entendre le bruit de leurs fusils ; mais il n’y a point parmi les Mingos un œil qui soit capable de bien ajuster dans un canot qui danse sur l’eau. Vous voyez que les chiens de démons ont été obligés de diminuer le nombre de leurs rameurs pour pouvoir charger et tirer, et en calculant au plus bas, nous avançons de trois pieds pendant qu’ils en font deux.

Heyward, qui ne se piquait pas de si bien calculer les degrés de vitesse relative des deux canots, n’était pas tout à fait aussi tranquille que ses compagnons ; cependant il reconnut bientôt que, grâce aux efforts et à la dextérité de ceux-ci, et à la soif du sang qui tourmentait les autres, ils avaient véritablement gagné quelque chose sur leurs ennemis.

Les Hurons firent feu une troisième fois, et une balle toucha la rame du chasseur à vingt lignes de sa main.

— À merveille ! dit-il après avoir examiné avec attention l’endroit que la balle avait frappé ; elle n’aurait pas entamé la peau d’un enfant, bien moins encore celle de gens endurcis par les fatigues, comme nous le sommes. Maintenant, major, si vous voulez remuer cette rame, mon tueur de daims ne sera pas fâché de prendre part à la conversation.

Duncan saisit la rame, et s’en servit avec une ardeur qui suppléa à ce qui pouvait lui manquer du côté de l’expérience. Cependant le chasseur avait pris son fusil, et après en avoir renouvelé l’amorce, il coucha en joue un Huron, qui se disposait de son côté à tirer. Le coup partit, et le sauvage tomba à la renverse, laissant échapper son fusil dans l’eau. Il se releva pourtant presque au même instant ; mais ses mouvements et ses gestes prouvaient qu’il était grièvement blessé. Ses camarades, abandonnant leurs rames, s’attroupèrent autour de lui, et les trois canots devinrent stationnaires.

Chingachgook et Uncas profitèrent de ce moment de relâche pour reprendre haleine ; mais Duncan continua à ramer avec le zèle le plus constant. Le père et le fils jetèrent l’un sur l’autre un coup d’œil d’un air calme, mais plein d’intérêt. Chacun d’eux voulait savoir si l’autre n’avait pas été blessé par le feu des Hurons, car ils savaient tous deux que dans un pareil moment ni l’un ni l’autre n’aurait fait connaître cet accident par une plainte ou une exclamation de douleur. Quelques gouttes de sang coulaient de l’épaule du Sagamore, et celui-ci, voyant que les yeux d’Uncas y étaient attachés avec inquiétude, prit de l’eau dans le creux de sa main pour laver la blessure, se contentant de lui prouver ainsi que la balle n’avait fait qu’effleurer la peau en passant.

— Doucement, major, plus doucement ! dit le chasseur après avoir rechargé sa carabine. Nous sommes déjà un peu trop loin pour qu’un fusil puisse bien faire son devoir. Vous voyez que ces coquins sont à tenir conseil ; laissons-les venir à portée : on peut se fier à mon œil en pareil cas. Je veux les promener jusqu’au bout de l’Horican, en les maintenant à une distance d’où je vous garantis que pas une de leurs balles ne nous fera plus de mal qu’une égratignure tout au plus, tandis que mon tueur de daims en abattra un deux fois sur trois.

— Vous oubliez ce qui doit nous occuper le plus, répondit Heyward en remuant la rame avec un nouveau courage. Pour l’amour du ciel, profitons de notre avantage, et mettons plus de distance entre nous et nos ennemis.

— Songez à mes enfants ! s’écria Munro d’une voix étouffée, et au désespoir d’un père ! Rendez-moi mes enfants !

Une longue habitude de déférence aux ordres de ses supérieurs avait appris au chasseur la vertu de l’obéissance. Jetant un regard de regret vers les canots ennemis, il déposa son fusil dans le fond de l’esquif ; et prit la place de Duncan, dont les forces commençaient à s’épuiser. Ses efforts furent secondés par ceux des Mohicans, et quelques minutes mirent un tel intervalle entre les Hurons et eux, que Duncan en respira plus librement, et se flatta de pouvoir arriver au but de tous ses désirs.

Le lac prenait en cet endroit une largeur beaucoup plus considérable, et la rive dont ils étaient peu éloignés continuait encore à être bordée par de hautes montagnes escarpées. Mais il s’y trouvait peu d’îles, et il était facile de les éviter. Les coups de rames bien mesurés se succédaient sans interruption, et les rameurs montraient autant de sang-froid que s’ils venaient de disputer le prix d’une course sur l’eau.

Au lieu de côtoyer la rive occidentale, sur laquelle il fallait qu’ils descendissent, le prudent Mohican dirigea sa course vers ces montagnes, derrière lesquelles on savait que Montcalm avait conduit son armée dans la forteresse redoutable de Ticonderoga. Comme les Hurons paraissaient avoir renoncé à les poursuivre, il n’existait pas de motif apparent pour cet excès de précaution. Cependant ils continuèrent pendant plusieurs heures à suivre la même direction, et ils arrivèrent enfin dans une petite baie, sur la rive septentrionale du lac : les cinq navigateurs descendirent à terre, et le canot fut retiré sur le sable. Œil-de-Faucon et Heyward montèrent sur une hauteur voisine, et le premier, après avoir considéré avec attention pendant quelques minutes les eaux limpides du lac, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, fit remarquer à Heyward un point noir, placé à la hauteur d’un grand promontoire, à plusieurs milles de distance.

— Le voyez-vous ? lui demanda-t-il, et si vous le voyez, votre expérience d’homme blanc et votre science dans les livres vous apprendraient-elles ce que ce peut être, si vous étiez seul à trouver votre chemin dans ce désert ?

— À cette distance, je le prendrais pour quelque oiseau aquatique, si c’est un être animé.

— C’est un canot de bonne écorce de bouleau, et sur lequel se trouvent de rusés Mingos qui ont soif de notre sang. Quoique la Providence ait donné aux habitants des bois de meilleurs yeux qu’à ceux qui vivent dans des pays peuplés, et qui n’ont pas besoin d’une si bonne vue, cependant il n’y a pas de sauvages assez clairvoyants pour apercevoir tous les dangers qui nous environnent en ce moment. Les coquins font semblant de ne songer qu’à leur souper ; mais dès que le soleil sera couché, ils seront sur notre piste comme les plus fins limiers. Il faut leur donner le change, ou nous ne réussirons pas dans notre poursuite, et le Renard-Subtil nous échappera. Ces lacs sont quelquefois utiles, particulièrement quand le gibier se jette à l’eau, ajouta le chasseur en regardant autour de lui avec une légère expression d’inquiétude, mais ils ne mettent pas à couvert, à moins que ce ne soient les poissons. Dieu sait ce que deviendrait le pays si les établissements des blancs s’étendaient jusqu’au delà des deux rivières. La chasse et la guerre perdraient tout leur charme.

— Fort bien ; mais ne perdons pas un instant sans nécessité absolue.

— Je n’aime pas beaucoup cette fumée que vous voyez s’élever tout doucement le long de ce rocher, derrière le canot. Je réponds qu’il y a d’autres yeux que les nôtres qui la voient, et qu’ils savent ce qu’elle veut dire. Mais les paroles ne peuvent remédier à rien, et il est temps d’agir.

Œil-de-Faucon descendit de l’éminence sur laquelle il était avec le major, en ayant l’air de réfléchir profondément ; et ayant rejoint ses compagnons, qui étaient restés sur le rivage, il leur fit part du résultat de ses observations en langue delaware, et il s’ensuivit une courte et sérieuse consultation. Dès qu’elle fut terminée, on exécuta sur-le-champ ce qui venait d’être résolu.

Le canot, qu’on avait tiré sur le sable, fut porté sur les épaules, et la petite troupe entra dans le bois, en ayant soin de laisser des marques très visibles de son passage. Ils rencontrèrent une petite rivière qu’ils traversèrent, et trouvèrent à peu de distance un grand rocher nu et stérile, et sur lequel ceux qui auraient voulu suivre leurs traces n’auraient pu espérer de voir les marques de leurs pas. Là ils s’arrêtèrent et retournèrent sur leurs pas jusqu’à la rivière, en ayant soin de marcher à reculons. Elle pouvait porter leur canot, et y étant montés, ils la descendirent jusqu’à son embouchure, et rentrèrent ainsi dans le lac. Un rocher qui s’y avançait considérablement, empêchait heureusement que cet endroit pût être aperçu du promontoire, près duquel ils avaient vu un des canots des Hurons, et la forêt s’étendant jusqu’au rivage, il paraissait impossible qu’ils fussent découverts de si loin. Ils profitèrent de ces avantages pour côtoyer la rivière en silence, et quand les arbres furent sur le point de leur manquer, Œil-de-Faucon déclara qu’il croyait prudent de débarquer de nouveau.

La halte dura jusqu’au crépuscule. Ils remontèrent alors dans leur canot, et favorisés par les ténèbres, ils firent force de rames pour gagner la côte occidentale. Cette côte était hérissée de hautes montagnes, qui semblaient serrées les unes contre les autres ; cependant l’œil exercé de Chingachgook y distingua un petit havre, dans lequel il conduisit, le canot avec toute l’adresse d’un pilote expérimenté.

La barque fut encore tirée sur le rivage, et transportée jusqu’à une certaine distance dans l’intérieur du bois, où elle fut cachée avec soin sous un amas de broussailles. Chacun prit ses armes et ses munitions, et le chasseur annonça à Munro et à Heyward que ses deux compagnons et lui étaient maintenant prêts à commencer leurs recherches.



  1. Les beautés du lac George sont bien connues de tout voyageur américain ; relativement à la hauteur des montagnes qui l’entourent et à ses accessoires, il est inférieur aux plus beaux lacs de la Suisse et de l’Italie. Dans ses contours et la pureté de son eau, il est leur égal ; dans le nombre et la disposition de ses îles et de ses îlots, il est de beaucoup au-dessus d’eux tous.

    On assure qu’il y a quelques centaines de ces îles sur une pièce d’eau qui a moins de trente milles de longueur. Les canaux naturels qui unissent ce qu’on peut appeler en effet deux lacs, sont couverts d’îles qui n’ont quelquefois entre elles que quelques pieds de distance. Le lac lui-même varie, dans sa largeur, de un à trois milles.

    L’État de New-York est remarquable par le nombre et la beauté de ses lacs ; une de ses frontières repose sur la vaste étendue du lac Ontario, tandis que le lac Champlain s’étend presque pendant cent milles le long d’un autre. Onéida, Cayuga, Canandaigua, Seneca et George sont des lacs de trente milles de longueur ; ceux d’une plus petite proportion sont innombrables. Sur la plupart de ces lacs il y a maintenant de superbes villages, et on y voyage très souvent sur des bateaux à vapeur.