Le Dernier des Mohicans/Chapitre X

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 106-117).

CHAPITRE X


J’ai peur que notre sommeil ne soit aussi prolongé demain matin que nos veilles l’ont été la nuit dernière.
ShakspeareLe songe d’une nuit d’été.


Dès que Heyward fut revenu du choc violent que lui avait fait éprouver cette infortune soudaine, il commença à faire ses observations sur l’air et les manières des sauvages vainqueurs. Contre l’usage des naturels, habitués à abuser de leurs avantages, ils avaient respecté non seulement les deux sœurs, non seulement le maître en psalmodie, mais le major lui-même, quoique son costume militaire et surtout ses épaulettes eussent attiré l’attention de quelques individus qui y avaient porté la main plusieurs fois avec le désir évident de s’en emparer ; mais un ordre du chef, prononcé d’un ton d’autorité, eut le pouvoir de les contenir, et Heyward fut convaincu qu’on avait quelque motif particulier pour les épargner, du moins quant à présent.

Tandis que les plus jeunes de ces sauvages admiraient la richesse d’un costume dont leur vanité aurait aimé à se parer, les guerriers plus âgés et plus expérimentés continuaient à faire des perquisitions dans les deux cavernes et dans toutes les fentes des rochers, d’un air qui annonçait que les fruits qu’ils venaient de recueillir de leur victoire ne leur suffisaient pas encore. N’ayant pu découvrir les victimes qu’ils désiraient surtout immoler à leur vengeance, ces barbares se rapprochèrent de leurs prisonniers, et leur demandèrent d’un ton furieux en mauvais français ce qu’était devenu la Longue-Carabine. Heyward affecta de ne pas comprendre leurs questions, et David, ne sachant pas le français, n’eut pas besoin de recourir à l’affectation. Enfin, fatigué de leurs importunités et craignant de les irriter par un silence trop opiniâtre, il chercha des yeux Magua afin d’avoir l’air de s’en servir comme d’interprète pour répondre à un interrogatoire qui devenait plus pressant et plus menaçant de moment en moment.

La conduite de ce sauvage formait un contraste frappant avec celle de ses compagnons. Il n’avait pris aucune part aux nouvelles recherches qu’on avait faites depuis la capture des quatre prisonniers ; il avait laissé ceux de ses camarades que la soif du pillage tourmentait, ouvrir la petite valise du maître en psalmodie et s’en partager les effets. Placé à quelque distance derrière les autres Hurons, il avait l’air si tranquille, si satisfait, qu’il était évident que, quant à lui du moins, il avait obtenu tout ce qu’il désirait gagner par sa trahison. Quand les yeux du major rencontrèrent les regards sinistres quoique calmes de son guide, il les détourna d’abord avec horreur ; mais sentant la nécessité de dissimuler dans un pareil moment, il fit un effort sur lui-même pour lui adresser la parole.

— Le Renard-Subtil est un trop brave guerrier, lui dit-il, pour refuser d’expliquer à un ennemi sans armes ce que lui demandent ceux dont il est le captif.

— Ils lui demandent où est le Chasseur qui connaît tous les sentiers des bois, répondit Magua en mauvais anglais ; et appuyant en même temps la main avec un sourire féroce sur des feuilles de sassafras qui bandaient une blessure qu’il avait reçue à l’épaule ; la Longue-Carabine, ajouta-t-il : son fusil est bon, son œil ne se ferme jamais ; mais de même que le petit fusil du chef blanc, il ne peut rien contre la vie du Renard-Subtil.

— Le Renard est trop brave, dit Heyward, pour songer à une blessure qu’il a reçue à la guerre et pour la reprocher à la main qui la lui a faite.

— Étions-nous en guerre, répliqua Magua, quand l’Indien fatigué se reposait au pied d’un chêne pour manger son grain ? qui avait rempli la forêt d’ennemis embusqués ? qui a voulu lui saisir le bras ? qui avait la paix sur la langue et le sang dans le cœur ? Magua avait-il dit que sa hache de guerre était hors de terre et que sa main l’en avait retirée ?

Heyward, n’osant rétorquer l’argument de son accusateur en lui reprochant la trahison qu’il avait lui-même méditée, et dédaignant de chercher à désarmer son ressentiment par quelque apologie, garda le silence. Magua, de son côté, ne parut pas vouloir continuer la controverse, et s’appuyant de nouveau contre le rocher dont il s’était écarté un instant, il reprit son attitude d’indifférence. Mais le cri de — la Longue-Carabine ! — se renouvela dès que les sauvages impatients s’aperçurent que cette courte conférence était terminée.

— Vous l’entendez, dit Magua avec un air de nonchalance ; les Hurons demandent le sang de la Longue-Carabine, ou ils feront couler celui de ceux qui le cachent.

— Il est parti, échappé, bien loin de leur portée, répondit le major.

Magua sourit dédaigneusement.

— Quand l’homme blanc meurt, dit-il, il se croit en paix ; mais l’homme rouge sait comment tourmenter l’esprit même de son ennemi. Où est son corps ? montrez sa tête aux Hurons.

— Il n’est pas mort ; il s’est échappé.

— Est-il un oiseau qui n’ait qu’à déployer ses ailes ? demanda l’Indien en secouant la tête avec un air d’incrédulité. Est-il un poisson qui puisse nager sans regarder le soleil ? Le chef blanc lit dans ses livres, et croit que les Hurons n’ont pas de jugement.

— Sans être un poisson, la Longue-Carabine peut nager. Après avoir brûlé toute sa poudre, il s’est jeté dans le courant qui l’a entraîné bien loin, pendant que les yeux des Hurons étaient couverts d’un nuage.

— Et pourquoi le chef blanc ne l’a-t-il pas imité ? pourquoi est-il resté ? Est-il une pierre qui va au fond de l’eau, ou sa chevelure lui brûle-t-elle la tête ?

— Si votre camarade qui a perdu la vie dans le gouffre pouvait vous répondre, il vous dirait que je ne suis pas une pierre qu’un faible effort suffit pour y précipiter, répondit le major, croyant devoir faire usage de ce style d’ostentation qui excite toujours l’admiration des sauvages ; les hommes blancs pensent que les lâches seuls abandonnent leurs femmes.

Magua murmura entre ses dents quelques mots inintelligibles, et dit ensuite : — Et les Delawares savent-ils nager aussi bien que se glisser entre les broussailles ? — Où est le Grand-Serpent ?

Heyward vit par cette demande que ses ennemis connaissaient mieux que lui les deux sauvages qui avaient été ses compagnons de danger.

— Il est parti de même à l’aide du courant, répondit-il.

— Et le Cerf-Agile ? je ne le vois pas ici.

— Je ne sais de qui vous voulez parler, répondit le major, cherchant à gagner du temps.

— Uncas, dit Magua, prononçant ce nom delaware avec encore plus de difficulté que les mots anglais. Bounding-Elk est le nom que l’homme blanc donne au jeune Mohican.

— Nous ne pouvions pas nous entendre, répondit Heyward, désirant prolonger la discussion ; le mot elk signifie un élan ; comme celui deer un daim ; et c’est par le mot stag qu’on désigne un cerf.

— Oui, oui, dit l’Indien en se parlant à lui-même dans sa langue naturelle, les Visages-Pâles sont des femmes bavardes ; ils ont plusieurs mots pour la même chose, tandis que la Peau-Rouge explique tout par le son de sa voix. — Et s’adressant alors au major, en reprenant son mauvais anglais, mais sans vouloir changer le nom que les Canadiens avaient donné au jeune Mohican : — Le daim est agile, mais faible, dit-il ; l’élan et le cerf sont agiles, mais forts ; et le fils du Grand-Serpent est le Cerf-Agile. A-t-il sauté par-dessus la rivière pour gagner les bois ?

— Si vous voulez parler du fils du Mohican, répondit Heyward, il s’est échappé comme son père et la Longue-Carabine, en se confiant au courant.

Comme il n’y avait rien d’invraisemblable pour un Indien dans cette manière de s’échapper, Magua ne montra plus d’incrédulité ; il admit même la vérité de ce qu’il venait d’entendre, avec une promptitude qui était une nouvelle preuve du peu d’importance qu’il attachait personnellement à la capture de ces trois individus. Mais il fut évident que ses compagnons ne partageaient pas le même sentiment.

Les Hurons avaient attendu le résultat de ce court entretien avec la patience qui caractérise les sauvages, et dans le plus profond silence. Quand ils virent les deux interlocuteurs rester muets, tous leurs yeux se tournèrent sur Magua, lui demandant de cette manière expressive le résultat de ce qui venait d’être dit. L’Indien étendit le bras vers la rivière, et quelques mots joints à ce geste suffirent pour leur faire comprendre ce qu’étaient devenus ceux qu’ils voulaient sacrifier à leur vengeance.

Dès que ce fait fut généralement connu, les sauvages poussèrent des hurlements horribles qui annonçaient de quelle fureur ils étaient transportés en apprenant que leurs victimes leur avaient échappé, les uns couraient comme des frénétiques, en battant l’air de leurs bras ; les autres crachaient dans la rivière, comme pour la punir d’avoir favorisé l’évasion des fugitifs et privé les vainqueurs de leurs droits légitimes. Quelques-uns, et ce n’étaient pas les moins redoutables, jetaient de sombres regards sur les captifs qui étaient en leur pouvoir, et semblaient ne s’abstenir d’en venir à des actes de violence contre eux que par l’habitude qu’ils avaient de commander à leurs passions ; il en était qui joignaient à ce langage muet des gestes menaçants. Un d’entre eux alla même jusqu’à saisir d’une main les beaux cheveux qui flottaient sur le cou d’Alice, tandis que de l’autre, brandissant un couteau autour de sa tête, il semblait annoncer de quelle horrible manière elle serait dépouillée de ce bel ornement.

Le jeune major ne put supporter cet affreux spectacle, et tenta un effort aussi désespéré qu’inutile pour voler au secours d’Alice ; mais on lui avait lié les mains, et au premier mouvement qu’il fit, il sentit la main lourde du chef indien s’appesantir sur son épaule. Convaincu qu’une résistance impuissante ne pourrait servir qu’à irriter encore davantage ces barbares, il se soumit donc à son destin, et chercha à rendre quelque courage à ses malheureuses compagnes, en leur disant qu’il était dans le caractère des sauvages d’effrayer par des menaces qu’ils n’avaient pas l’intention d’exécuter.

Mais tout en prononçant des paroles de consolation qui avaient pour but de calmer les appréhensions des deux sœurs, Heyward n’était pas assez faible pour se tromper lui-même. Il savait que l’autorité d’un chef indien était établie sur des fondements bien peu solides, et qu’il la devait plus souvent à la supériorité de ses forces physiques qu’à aucune cause morale. Le danger devait donc se calculer en proportion du nombre des êtres sauvages qui les entouraient. L’ordre le plus positif de celui qui paraissait leur chef pouvait être violé à chaque instant par le premier furieux qui voudrait sacrifier une victime aux mânes d’un ami ou d’un parent. Malgré tout son calme apparent et son courage, il avait donc le désespoir et la mort dans le cœur, quand il voyait un de ces hommes féroces s’approcher des deux malheureuses sœurs, ou seulement fixer de sombres regards sur des êtres si peu en état de résister au moindre acte de violence.

Ses craintes se calmèrent pourtant un peu quand il vit le chef appeler autour de lui ses guerriers pour tenir une espèce de conseil de guerre. La délibération fut courte ; peu d’orateurs prirent la parole, et la détermination parut unanime. Les gestes que tous ceux qui parlèrent dirigeaient du côté du camp de Webb, semblaient indiquer qu’ils craignaient une attaque de ce côté : cette considération fut probablement ce qui accéléra leur résolution, et ce qui mit ensuite une grande promptitude dans leurs mouvements.

Pendant cette courte conférence, Heyward eut le loisir d’admirer la prudence avec laquelle les Hurons avaient effectué leur débarquement après la cessation des hostilités.

On a déjà dit que la moitié de cette petite île était un rocher au pied duquel s’étaient arrêtés quelques troncs d’arbres que les eaux y avaient entraînés. Ils avaient choisi ce point pour y faire leur descente, probablement parce qu’ils ne croyaient pas pouvoir remonter le courant rapide, formé plus bas par la réunion des deux chutes d’eau. Pour y réussir, ils avaient porté le canot dans les bois, jusqu’au delà de la cataracte ; ils y avaient placé leurs armes et leurs munitions, et tandis que deux sauvages les plus expérimentés se chargeaient de le conduire avec le chef, les autres le suivaient à la nage. Ils avaient débarqué ainsi au même endroit qui avait été si fatal à ceux de leurs compagnons qui y étaient arrivés les premiers, mais avec l’avantage d’être en nombre bien supérieur et d’avoir des armes à feu. Il était impossible de douter que tel eût été leur arrangement pour arriver, puisqu’ils le conservèrent pour partir. On transporta le canot par terre, d’une extrémité de l’île à l’autre, et on le lança à l’eau près de la plate-forme où le chasseur avait lui-même amené ses compagnons.

Comme les remontrances étaient inutiles et la résistance impossible, Heyward donna l’exemple de la soumission à la nécessité en entrant dans le canot dès qu’il en reçut l’ordre, et il y fut suivi par David La Gamme. Le pilote chargé de conduire le canot, y prit place ensuite, et les autres sauvages le suivirent en nageant. Les Hurons ne connaissaient ni les bas-fonds, ni les rochers à fleur d’eau du lit de cette rivière, mais ils étaient trop experts dans ce genre de navigation pour commettre aucune erreur, et pour ne pas remarquer les signes qui les annoncent. Le frêle esquif suivit donc le courant rapide sans aucun accident, et au bout de quelques instants les captifs descendirent sur la rive méridionale du fleuve, presque en face de l’endroit où ils s’étaient embarqués la soirée précédente.

Les Indiens y tinrent une autre consultation qui ne fut pas plus longue que la première, et pendant ce temps quelques sauvages allèrent chercher les chevaux, dont les hennissements de terreur avaient probablement contribué à faire découvrir leurs maîtres. La troupe alors se divisa ; le chef, suivi de la plupart de ses gens, monta sur le cheval du major, traversa la rivière, et disparut dans les bois, laissant les prisonniers sous la garde de six sauvages, à la tête desquels était le Renard-Subtil. Ce mouvement inattendu renouvela les inquiétudes d’Heyward.

D’après la modération peu ordinaire de ces sauvages, il avait aimé à se persuader qu’on les gardait prisonniers pour les livrer à Montcalm. Comme l’imagination de ceux qui sont dans le malheur sommeille rarement, et qu’elle n’est jamais plus active que lorsqu’elle est excitée par quelque espérance, si faible et si éloignée qu’elle puisse être, il avait même pensé que le général français pouvait se flatter que l’amour paternel l’emporterait chez Munro sur le sentiment de ce qu’il devait à son roi ; car, quoique Montcalm passât pour un esprit entreprenant, pour un homme plein de courage, on le regardait aussi comme expert dans ces ruses politiques, qui ne respectent pas toujours les règles de la morale, et qui déshonoraient si généralement à cette époque la diplomatie européenne.

Mais en ce moment tous ces calculs ingénieux se trouvaient dérangés par la conduite des Hurons. Le chef, et ceux qui l’avaient suivi, se dirigeaient évidemment vers l’extrémité de l’Horican ; et ils restaient au pouvoir des autres, qui allaient les conduire sans doute au fond des déserts. Désirant sortir à tout prix de cette cruelle incertitude, et voulant dans une circonstance si urgente essayer le pouvoir de l’argent, il surmonta la répugnance qu’il avait à parler à son ancien guide, et se retournant vers Magua, qui avait pris l’air et le ton d’un homme qui devait maintenant donner des ordres aux autres, il lui dit d’un ton amical, et qui annonçait autant de confiance qu’il put prendre sur lui d’en montrer :

— Je voudrais adresser à Magua des paroles qu’il ne convient qu’à un si grand chef d’entendre.

L’Indien se retourna, le regarda avec mépris, et lui répondit :

— Parlez, les arbres n’ont point d’oreilles.

— Mais les Hurons ne sont pas sourds ; et les paroles qui peuvent passer par les oreilles des grands hommes d’une nation enivreraient les jeunes guerriers. Si Magua ne veut pas écouter, l’officier du roi saura garder le silence.

Le sauvage dit quelques mots avec insouciance à ses compagnons, qui s’occupaient gauchement à préparer les chevaux des deux sœurs, et s’éloignant d’eux de quelques pas, il fit un geste avec précaution pour indiquer à Heyward de venir le joindre.

— Parlez à présent, dit-il, si vos paroles sont telles que le Renard-Subtil doive les entendre.

— Le Renard-Subtil a prouvé qu’il était digne du nom honorable que lui ont donné ses pères canadiens, dit le major. Je reconnais maintenant la prudence de sa conduite ; je vois tout ce qu’il a fait pour nous servir ; et je ne l’oublierai pas quand l’heure de la récompense sera arrivée. Oui, le Renard a prouvé qu’il est non seulement un grand guerrier, un grand chef dans le conseil, mais encore qu’il sait tromper ses ennemis.

— Qu’a donc fait le Renard ? demanda froidement l’Indien.

— Ce qu’il a fait ? répondit Heyward ; il a vu que les bois étaient remplis de troupes d’ennemis, à travers lesquels il ne pouvait passer sans donner dans quelque embuscade, et il a feint de se tromper de chemin afin de les éviter ; ensuite il a fait semblant de retourner à sa peuplade, à cette peuplade qui l’avait chassé comme un chien de ses wigwams, afin de regagner sa confiance, et quand nous avons enfin reconnu quel était son dessein, ne l’avons-nous pas bien secondé en nous conduisant de manière à faire croire aux Hurons que l’homme blanc pensait que son ami le Renard était son ennemi ? Tout cela n’est-il pas vrai ? Et quand le Renard eut, par sa prudence, fermé les yeux et bouché les oreilles des Hurons, ne leur a-t-il pas fait oublier qu’ils l’avaient forcé à se réfugier chez les Mohawks ? Ne les a-t-il pas engagés ensuite à s’en aller follement du côté du nord, en le laissant sur la rive méridionale du fleuve avec leurs prisonniers ? Et maintenant ne va-t-il pas retourner sur ses pas et reconduire à leur père les deux filles du riche Écossais à tête grise ? Oui, oui, Magua, j’ai vu tout cela, et j’ai déjà pensé à la manière dont on doit récompenser tant de prudence et d’honnêteté. D’abord le chef de William-Henry sera généreux comme doit l’être un si grand chef pour un tel service. La médaille[1] que porte Magua sera d’or au lieu d’être d’étain ; sa corne sera toujours pleine de poudre ; les dollars sonneront dans sa poche en aussi grande quantité que les cailloux sur les bords de l’Horican ; et les daims viendront lui lécher la main, car ils sauront qu’ils ne pourraient échapper au long fusil qui lui sera donné. Quant à moi, je ne sais comment surpasser la générosité de l’Écossais, mais je… oui… je…

— Que fera le jeune chef qui est arrivé du côté où le soleil est le plus brûlant ? demanda l’Indien, voyant Heyward hésiter parce qu’il désirait terminer son énumération par ce qui excite le plus vivement les désirs de ces peuplades sauvages.

— Il fera couler devant le wigwam de Magua, répondit le major, une rivière d’eau de feu aussi intarissable que celle qu’il a maintenant sous les yeux, au point que le cœur du grand chef sera plus léger que les plumes de l’oiseau-mouche, et son haleine plus douce que l’odeur du chèvrefeuille sauvage.

Magua avait écouté dans un profond silence le discours insinuant et adroit de Duncan, qui s’était expliqué avec lenteur pour produire plus d’impression. Quand le major parla du stratagème qu’il supposait avoir été employé par l’Indien pour tromper sa propre nation, celui-ci prit un air de gravité prudente. Quand il fit allusion aux injures qu’il présumait avoir forcé le Huron à s’éloigner de sa peuplade, il vit briller dans les yeux de Magua un éclair de férocité si indomptable, qu’il crut avoir touché la corde sensible ; et quand il arriva à la partie de son discours où il cherchait à exciter la cupidité, comme il avait voulu animer l’esprit de vengeance, il obtint du moins une sérieuse attention de son auditeur. La question que le Renard lui avait adressée avait été faite avec tout le calme et toute la dignité d’un Indien ; mais il était facile de voir à l’expression de ses traits qu’il réfléchissait profondément à la réponse qu’il devait faire à son tour.

Après quelques instants de silence, le Huron porta une main sur les feuilles qui servaient de bandage à son épaule blessée, et dit avec énergie :

— Les amis font-ils de pareilles marques ?

— Une blessure faite par la Longue-Carabine à un ennemi aurait-elle été aussi légère ?

— Les Delawares rampent-ils comme des serpents dans les broussailles pour infecter de leur venin ceux qu’ils aiment ?

— Le Grand-Serpent se serait-il laissé entendre par des oreilles qu’il aurait voulu rendre sourdes ?

— Le chef blanc brûle-t-il jamais sa poudre contre ceux qu’il regarde comme ses frères ?

— Manque-t-il jamais son but quand il veut sérieusement tuer ? Ces questions et les réponses se succédèrent rapidement, et furent suivies d’un autre intervalle de silence. Duncan crut que l’Indien hésitait, et, pour s’assurer la victoire, il recommençait l’énumération de toutes les récompenses qui lui seraient accordées, quand celui-ci l’interrompit par un geste expressif.

— Cela suffit, dit-il ; le Renard-Subtil est un chef sage, et vous verrez ce qu’il fera. Allez, et que votre bouche soit fermée. Quand Magua parlera, il sera temps de lui répondre.

Heyward, s’apercevant que les yeux de l’Indien étaient fixés avec une sorte d’inquiétude sur ses compagnons, se retira sur-le-champ, pour ne pas avoir l’air d’avoir des intelligences suspectes avec leur chef. Magua s’approcha des chevaux, et affecta d’être satisfait des soins que ses camarades avaient pris pour les équiper. Il fit signe alors au major d’aider les deux sœurs à se mettre en selle, car il ne daignait se servir de la langue anglaise que dans les occasions importantes et indispensables.

Il ne restait plus aucun prétexte plausible de délai, et Duncan, quoique bien à contrecœur, rendant à ses compagnes désolées le service qui lui était ordonné, tâcha de calmer leurs craintes en leur faisant part à voix basse et en peu de mots des nouvelles espérances qu’il avait conçues. Les deux sœurs tremblantes avaient grand besoin de quelque consolation, car à peine osaient-elles lever les yeux, de crainte de rencontrer les regards farouches de ceux qui étaient devenus les maîtres de leur destinée. La jument de David avait été emmenée par la première troupe, de sorte que le maître de chant fut obligé de marcher à pied aussi bien que Duncan. Cette circonstance ne parut pourtant nullement fâcheuse à celui-ci, qui pensa qu’il pourrait en profiter pour rendre la marche des sauvages moins rapide, car il tournait encore bien souvent ses regards du côté du fort Édouard, dans le vain espoir d’entendre dans la forêt quelque bruit qui indiquerait l’arrivée du secours dont ils avaient un si pressant besoin.

Quand tout fut préparé, Magua donna le signal du départ, et reprenant ses fonctions de guide, il se mit lui-même en tête de la petite troupe pour la conduire. David marchait après lui ; l’étourdissement que lui avait causé sa chute était complètement dissipé, la douleur de sa blessure était moins vive, et il semblait avoir pleine connaissance de sa fâcheuse position. Les deux sœurs le suivaient, ayant le major à leur côté ; les Indiens fermaient la marche, et ne se relâchaient pas un instant de leur précaution et de leur vigilance.

Ils marchèrent ainsi quelque temps dans un profond silence, qui n’était interrompu que par quelques mots de consolation que le major adressait de temps en temps à ses deux compagnes, et par quelques pieuses exclamations par lesquelles David exhalait l’amertume de ses pensées, en voulant exprimer une humble résignation. Ils s’avançaient vers le sud, dans une direction presque opposée à la route qui conduisait à William-Henry. Cette circonstance pouvait faire croire que Magua n’avait rien changé à ses premiers desseins ; mais Heyward ne pouvait supposer qu’il résistât à la tentation des offres séduisantes qu’il lui avait faites, et il savait que le chemin le plus détourné conduit toujours à son but un Indien qui croit devoir recourir à la ruse.

Ils firent ainsi plusieurs milles dans des bois dont on ne pouvait apercevoir la fin, et rien n’annonçait qu’ils fussent près du but de leur voyage. Le major examinait souvent la situation du soleil, dont les rayons doraient alors les branches des pins sous lesquels ils marchaient. Il soupirait après l’instant où la politique de Magua lui permettrait de prendre une route plus conforme à ses espérances. Enfin il s’imagina que le rusé sauvage, désespérant de pouvoir éviter l’armée de Montcalm, qui avançait du côté du nord, se dirigeait vers un établissement bien connu situé sur la frontière, appartenant à un officier distingué qui y faisait sa résidence habituelle, et qui jouissait d’une manière spéciale des bonnes grâces des Six Nations. Être remis entre les mains de sir William Johnson lui paraissait une alternative préférable à celle de gagner les déserts du Canada pour tourner l’armée de Montcalm ; mais, avant d’y arriver, il restait encore bien des lieues à faire dans la forêt, et chaque pas l’éloignait davantage du théâtre de la guerre où l’appelaient son honneur et son devoir.

Cora seule se rappela les instructions que le chasseur leur avait données en les quittant, et toutes les fois que l’occasion s’en présentait, elle étendait la main pour saisir une branche d’arbre dans l’intention de la briser. Mais la vigilance infatigable des Indiens rendait l’exécution de ce dessein aussi difficile que dangereuse, et elle renonçait à ce projet, en rencontrant les regards farouches des sombres gardiens qui la surveillaient, se hâtant alors de faire un geste indiquant une alarme qu’elle n’éprouvait pas, afin d’écarter leurs soupçons. Une fois pourtant, une seule fois elle réussit à briser une branche de sumac, et par une pensée soudaine elle laissa tomber un de ses gants pour laisser une marque plus certaine de leur passage. Cette ruse n’échappa point à la pénétration du Huron qui était près d’elle ; il ramassa le gant, le lui rendit, brisa et froissa quelques branches de sumac, de manière à faire croire que quelque animal sauvage avait traversé ce buisson, et porta la main sur son tomahawk avec un regard si expressif et si menaçant, que Cora en perdit complètement l’envie de laisser après elle le moindre signe qui indiquât leur route.

À la vérité, les chevaux pouvaient imprimer sur la terre les traces de leurs pieds ; mais chaque troupe des Hurons en avait emmené deux, et cette circonstance pouvait induire en erreur ceux qui auraient pu arriver pour leur donner du secours.

Heyward aurait appelé vingt fois leur conducteur, et se serait hasardé à lui faire une remontrance, si l’air sombre et réservé du sauvage ne l’eût découragé. Pendant toute sa marche, Magua se retourna à peine deux ou trois fois pour jeter un regard sur la petite troupe, et ne prononça jamais un seul mot. N’ayant pour guide que le soleil, ou consultant peut-être ces marques qui ne sont connues que de la sagacité des Indiens, il marchait d’un pas assuré, sans jamais hésiter, et presque en ligne directe, dans cette immense forêt, coupée par de petites vallées, des montagnes peu élevées, des ruisseaux et des rivières. Que le sentier fût battu, qu’il fût à peine indiqué ou qu’il disparût totalement, il n’en marchait ni avec moins de vitesse, ni d’un pas moins assuré : il semblait même insensible à la fatigue. Toutes les fois que les voyageurs levaient les yeux, ils le voyaient à travers les troncs de pins, marchant toujours du même pas et le front haut. La plume dont il avait paré sa tête était sans cesse agitée par le courant d’air que produisait la rapidité de sa marche.

Cette marche rapide avait pourtant son but. Après avoir traversé une vallée où serpentait un beau ruisseau, il se mit à gravir une petite montagne, mais si escarpée, que les deux sœurs furent obligées de descendre de cheval pour pouvoir le suivre. Lorsqu’ils en eurent gagné le sommet, ils se trouvèrent sur une plate-forme où croissaient quelques arbres, au pied de l’un desquels Magua s’était déjà étendu pour y chercher le repos dont toute la troupe avait le plus grand besoin.



  1. Il a longtemps été d’usage parmi les blancs qui voulaient se concilier les Indiens les plus importants, de leur donner des médailles pour porter à la place de leurs grossiers ornements. Celles qui sont données par les Anglais ont pour empreinte l’image du roi régnant, et celles qui sont données par les Américains, l’image du président.