Le Dernier des Mohicans/Chapitre VI

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 63-75).

CHAPITRE VI


Ces chants qui jadis étaient si doux à Sion, il en choisit judicieusement quelques-uns, et d’un air solennel : Adorons le Seigneur, dit-il.
Burns.


Heyward et ses deux compagnes virent ce mouvement mystérieux avec une inquiétude secrète ; car quoique la conduite de l’homme blanc ne leur eût donné jusqu’alors aucun motif pour concevoir des soupçons, son équipement grossier, son ton brusque et hardi, l’antipathie prononcée qu’il montrait pour les objets de sa haine, le caractère inconnu de ses deux compagnons silencieux, étaient autant de causes qui pouvaient faire naître la méfiance dans des esprits que la trahison d’un guide indien avait remplis si récemment d’une juste alarme.

Le maître de chant semblait seul indifférent à tout ce qui se passait. Il s’était assis sur une pointe de rocher, et paraissait absorbé dans des réflexions qui n’étaient pas d’une nature agréable, à en juger par les soupirs qu’il poussait à chaque instant. Bientôt on entendit un bruit sourd, comme si quelques personnes parlaient dans les entrailles de la terre, et tout à coup une lumière frappant les yeux des voyageurs, leur dévoila les secrets de cette retraite.

À l’extrémité d’une caverne profonde, creusée dans le rocher, et dont la longueur paraissait encore augmentée par la perspective et par la nature de la lumière qui y brillait, était assis le chasseur, tenant en main une grosse branche de pin enflammée. Cette lueur vive, tombant en plein sur sa physionomie basanée et ses vêtements caractéristiques, donnait quelque chose de pittoresque à l’aspect d’un individu qui, vu à la clarté du jour, aurait encore attiré les regards par son costume étrange, la raideur de membres qui semblaient être de fer, et le mélange singulier de sagacité, de vigilance et de simplicité, que ses traits exprimaient tour à tour.

À quelques pas en avant de lui était Uncas, que sa position et sa proximité permettaient de distinguer complètement. Les voyageurs regardèrent avec intérêt la taille droite et souple du jeune Mohican, dont toutes les attitudes et tous les mouvements avaient une grâce naturelle. Son corps était plus couvert qu’à l’ordinaire par un vêtement de chasse, mais on voyait briller son œil noir, fier et intrépide, quoique doux et calme. Ses traits bien dessinés offraient le teint rouge de sa nation dans toute sa pureté ; son front élevé était plein de dignité, et sa tête noble ne présentait à la vue que cette touffe de cheveux que les sauvages conservent par bravoure, et comme pour défier leurs ennemis de la leur enlever.

C’était la première fois que Duncan Heyward et ses compagnes avaient eu le loisir d’examiner les traits prononcés de l’un des deux Indiens qu’ils avaient rencontrés si à propos, et ils se sentirent soulagés du poids accablant de leur inquiétude en voyant l’expression fière et déterminée, mais franche et ouverte, de la physionomie du jeune Mohican. Ils sentirent qu’ils pouvaient avoir devant les yeux un être plongé dans la nuit de l’ignorance, mais non un perfide plein de ruses se consacrant volontairement à la trahison. L’ingénue Alice le regardait avec la même admiration qu’elle aurait accordée à une statue grecque ou romaine qu’un miracle aurait appelée à la vie ; et Heyward, quoique accoutumé à voir la perfection des formes qu’on remarque souvent chez les sauvages que la corruption n’a pas encore atteints, exprima ouvertement sa satisfaction.

— Je crois, lui répondit Alice que je dormirais tranquillement sous la garde d’une sentinelle aussi généreuse et aussi intrépide que le paraît ce jeune homme. Bien certainement, Duncan, ces meurtres barbares, ces scènes épouvantables de torture, dont nous avons tant entendu parler, dont nous avons lu tant d’horribles relations, ne se passent jamais en présence de semblables êtres.

— C’est certainement un rare exemple des qualités que ce peuple possède, répondit le major ; et je pense comme vous qu’un tel front et de tels yeux sont faits pour intimider des ennemis plutôt que pour tromper des victimes. Mais ne nous trompons pas nous-mêmes en attendant de ce peuple d’autres vertus que celles qui sont à la portée des sauvages. Les brillants exemples de grandes qualités ne sont que trop rares chez les chrétiens ; comment seraient-ils plus fréquents chez les Indiens ? Espérons pourtant, pour l’honneur de la nature humaine, qu’on peut aussi en rencontrer chez eux, que ce jeune Mohican ne trompera pas nos pressentiments, et qu’il sera pour nous tout ce que son extérieur annonce, un ami brave et fidèle.

— C’est parler comme il convient au major Heyward, dit Cora. En voyant cet enfant de la nature, qui pourrait songer à la couleur de sa peau ?

Un silence de quelques instants, et dans lequel il paraissait entrer quelque embarras, suivit cette remarque caractéristique. Il fut interrompu par la voix du chasseur, qui criait aux voyageurs d’entrer dans la caverne.

— Le feu commence à donner trop de clarté, leur dit-il quand ils furent entrés, et elle pourrait amener les Mingos sur nos traces. Uncas, baissez la couverture, et que ces coquins n’y voient que du noir. Nous n’aurons pas un souper tel qu’un major des Américains royaux aurait droit de l’attendre, mais j’ai vu des détachements de ce corps se trouver très contents de manger de la venaison toute crue et sans assaisonnement[1]. Ici nous avons du moins, comme vous le voyez, du sel en abondance, et voilà du feu qui va nous faire d’excellentes grillades. Voilà des branches de sassafras sur lesquelles ces dames peuvent s’asseoir. Ce ne sont pas des sièges aussi brillants que leurs fauteuils d’acajou ; ils ne sont pas garnis de coussins rembourrés, mais ils exhalent une odeur douce et suave[2]. Allons, l’ami, ne songez plus au poulain ; c’était une créature innocente qui n’avait pas encore beaucoup souffert : sa mort lui épargnera la gêne de la selle et la fatigue des jambes.

Uncas fit ce qui lui avait été ordonné, et quand Œil-de-Faucon eut cessé de parler, on n’entendit plus que le bruit de la cataracte, qui ressemblait à celui d’un tonnerre lointain.

— Sommes-nous en sûreté dans cette caverne ? demanda Heyward. N’y a-t-il nul danger de surprise ? Un seul homme armé se plaçant à l’entrée nous tiendrait à sa merci.

Une grande figure semblable à un spectre sortit du fond obscur de la caverne, s’avança derrière le chasseur, et prenant dans le foyer un tison enflammé, l’éleva en l’air pour éclairer le fond de cet antre. À cette apparition soudaine, Alice poussa un cri de terreur, et Cora même se leva précipitamment ; mais un mot d’Heyward les rassura en leur apprenant que celui qu’elles voyaient était leur ami Chingachgook. L’Indien, levant une autre couverture, leur fit voir que la caverne avait une seconde issue, et, sortant avec sa torche, il traversa ce qu’on pourrait appeler une crevasse des rochers, à angle droit avec la grotte dans laquelle ils étaient, mais n’étant couverte que par la voûte des cieux, et aboutissant à une autre caverne à peu près semblable à la première.

— On ne prend pas de vieux renards comme Chingachgook et moi dans un terrier qui n’a qu’une entrée, dit le chasseur en riant. Vous pouvez voir maintenant si la place est bonne. Le rocher est d’une pierre calcaire, et tout le monde sait qu’elle est bonne et douce, de sorte qu’elle ne fait pas un trop mauvais oreiller quand les broussailles et le bois de sapin sont rares. Eh bien ! la cataracte tombait autrefois à quelques pas de l’endroit où nous sommes, et elle formait une nappe d’eau aussi belle et aussi régulière qu’on puisse en voir sur tout l’Hudson. Mais le temps est un grand destructeur de beauté, comme ces jeunes dames ont encore à l’apprendre, et la place est bien changée. Les rochers sont pleins de crevasses, et la pierre en est plus molle à certains endroits que dans d’autres ; de sorte que l’eau y a pénétré, y a formé des creux, a reculé en arrière, s’est frayé un nouveau chemin, et s’est divisée en deux chutes qui n’ont plus ni forme ni régularité.

— Et dans quelle partie de ces rochers sommes-nous ? demanda le major.

— Nous sommes près de l’endroit où la Providence avait d’abord placé les eaux, mais où, à ce qu’il paraît, elles ont été trop rebelles pour rester. Trouvant le rocher moins dur des deux côtés, elles l’ont percé pour y passer, après nous avoir creusé ces deux trous pour nous cacher, et ont laissé à sec le milieu de la rivière.

— Nous sommes donc dans une île ?

— Oui ; ayant une chute d’eau de chaque côté, et la rivière par devant et par derrière. Si nous avions la lumière du jour, je vous engagerais à monter sur le rocher pour vous faire voir la perversité de l’eau. Elle tombe sans règle et sans méthode. Tantôt elle saute, tantôt elle se précipite ; ici elle se glisse, là elle s’élance ; dans un endroit elle est blanche comme la neige, dans un autre elle est verte comme l’herbe ; d’un côté elle forme des torrents qui semblent vouloir entrouvrir la terre ; d’un autre, elle murmure comme un ruisseau et a la malice de former des tourbillons, pour user la pierre comme si ce n’était que de l’argile. Tout l’ordre de la rivière a été dérangé. À deux cents toises d’ici, en remontant, elle coule paisiblement, comme si elle voulait être fidèle à son ancien cours ; mais alors les eaux se séparent, et vont battre leurs rives à droite et à gauche ; elles semblent même regarder en arrière, comme si c’était à regret qu’elles quittent le désert pour aller se mêler avec l’eau salée. Oui, Madame, ce tissu aussi fin qu’une toile d’araignée, que vous portez autour du cou, n’est qu’un filet à prendre du poisson auprès des dessins délicats que la rivière trace en certains endroits sur le sable, comme si, ayant secoué le joug, elle voulait essayer toutes sortes de métiers. Et que lui en revient-il cependant ? Après avoir fait ses fantaisies quelques instants, comme un enfant entêté, la main qui l’a faite la force à sauter le pas ; ses eaux se réunissent, et elle va paisiblement se perdre dans la mer, où il a été ordonné de tout temps qu’elle se perdrait.

Quoique les voyageurs entendissent avec plaisir une description du Glenn[3] faite avec tant de simplicité, et qui les portait à croire qu’ils se trouvaient en lieu de sûreté, ils n’étaient pas disposés à apprécier les agréments de cette caverne aussi favorablement qu’Œil-de-Faucon. D’ailleurs leur situation ne leur permettait guère de chercher à approfondir toutes les beautés naturelles de cet endroit ; et comme le chasseur, tout en leur parlant, n’avait interrompu ses opérations de cuisine que pour leur indiquer avec une fourchette cassée dont il se servait, la direction de quelques parties du fleuve rebelle, ils ne furent pas fâchés que la péroraison de son discours fût consacrée à leur annoncer que le souper était prêt.

Les voyageurs, qui n’avaient rien pris de la journée, avaient grand besoin de ce repas, et, quelque simple qu’il fût, ils y firent honneur. Uncas se chargea de pourvoir à tous les besoins des dames, et il leur rendit tous les petits services qu’il était en son pouvoir, avec un mélange de grâce et de dignité qui amusa beaucoup Heyward, car il n’ignorait pas que c’était une innovation aux usages des Indiens, qui ne permettent pas aux guerriers de s’abaisser à aucuns travaux domestiques, et surtout en faveur de leurs femmes. Cependant, comme les droits de l’hospitalité étaient sacrés parmi eux, cette violation des coutumes nationales et cet oubli de la dignité masculine ne donnèrent lieu à aucun commentaire.

S’il se fût trouvé dans la compagnie quelqu’un assez peu occupé pour jouer le rôle d’observateur, il aurait pu remarquer que le jeune chef ne montrait pas une impartialité parfaite dans les services qu’il rendait aux deux sœurs. Il est vrai qu’il présentait à Alice, avec toute la politesse convenable, la calebasse remplie d’eau limpide, et l’assiette de bois bien taillée, remplie d’une tranche de venaison ; mais quand il avait les mêmes attentions pour sa sœur, ses yeux noirs se fixaient sur la physionomie expressive de Cora, avec une douceur qui en bannissait la fierté qu’on y voyait ordinairement briller. Une ou deux fois il fut obligé de parler pour attirer l’attention de celles qu’il servait, et il le fit en mauvais anglais, mais assez intelligible, et avec cet accent indien que sa voix gutturale rendait si doux[4], que les deux sœurs le regardaient avec étonnement et admiration. Quelques mots s’échangèrent pendant le cours de ces services rendus et reçus, et ils établirent entre les parties toutes les apparences d’une liaison cordiale.

Cependant la gravité de Chingachgook restait imperturbable ; il s’était assis dans l’endroit le plus voisin de la lumière ; et ses hôtes, dont les regards inquiets se dirigeaient souvent vers lui, en pouvaient mieux distinguer l’expression naturelle de ses traits, sous les couleurs bizarres dont il était chamarré. Ils trouvèrent une ressemblance frappante entre le père et le fils, sauf la différence qu’y apportaient le nombre des années et celui des fatigues et des travaux que chacun d’eux avait subis. La fierté habituelle de sa physionomie semblait remplacée par ce calme indolent auquel se livre un guerrier indien quand nul motif ne l’appelle à mettre en action son énergie. Il était pourtant facile de voir, à l’expression rapide que ses traits prenaient de temps en temps, qu’il n’aurait fallu qu’exciter un instant ses passions pour que les traits artificiels dont il s’était bigarré le visage afin d’intimider ses ennemis, produisissent tout leur effet.

D’un autre côté, l’œil actif et vigilant du chasseur n’était jamais en repos ; il mangeait et buvait avec un appétit que la crainte d’aucun danger ne pouvait troubler, mais son caractère de prudence ne se démentait jamais. Vingt fois la calebasse ou le morceau de venaison restèrent suspendus devant ses lèvres, tandis qu’il penchait la tête de côté comme pour écouter si nul son étranger ne se mêlait au bruit de la cataracte ; mouvement qui ne manquait jamais de rappeler péniblement à nos voyageurs combien leur situation était précaire, et qui leur faisait oublier la singularité du local où la nécessité les avait forcés à chercher un asile. Mais comme ces pauses fréquentes n’étaient suivies d’aucune observation, l’inquiétude qu’elles causaient se dissipait bientôt.

— Allons, l’ami, dit Œil-de-Faucon vers la fin du repas, en retirant de dessous des feuilles un petit baril, et en s’adressant au chanteur qui, assis à son côté, rendait une justice complète à sa science en cuisine, goûtez ma bière de sapinette : elle vous fera oublier le malheureux poulain, et ranimera en vous le principe de la vie. Je bois à notre meilleure amitié, et j’espère qu’un avorton de cheval ne sèmera pas de rancune entre nous. Comment vous nommez-vous ?

— La Gamme, David La Gamme, répondit le maître en psalmodie, après s’être machinalement essuyé la bouche avec le revers de la main, pour se préparer à noyer ses chagrins dans le breuvage qui lui était offert.

— C’est un fort beau nom, répliqua le chasseur après avoir vidé une calebasse de la liqueur qu’il brassait lui-même, et qu’il parut savourer avec le plaisir d’un homme qui s’admire dans ses productions ; un fort beau nom vraiment, et je suis convaincu qu’il vous a été transmis par des ancêtres respectables. Je suis admirateur des noms, quoique les coutumes des blancs à cet égard soient bien loin de valoir celles des sauvages. Le plus grand lâche que j’aie jamais connu s’appelait Lion, et sa femme Patience avait l’humeur si querelleuse, qu’elle vous aurait fait fuir plus vite qu’un daim poursuivi par une meute de chiens. Chez les Indiens, au contraire, un nom est une affaire de conscience, et il indique en général ce qu’est celui qui le porte. Par exemple, Chingachgook signifie grand serpent, non qu’il soit réellement un serpent, grand ou petit, mais on lui a donné ce nom parce qu’il connaît tous les replis et les détours du cœur humain, qu’il sait garder prudemment le silence, et qu’il frappe ses ennemis à l’instant où ils s’y attendent le moins. Et quel est votre métier ?

— Maître indigne dans l’art de la psalmodie.

— Comment dites-vous ?

— J’apprends à chanter aux jeunes gens de la levée du Connecticut.

— Vous pourriez être mieux employé. Les jeunes chiens ne rient et ne chantent déjà que trop dans les bois, où ils ne devraient pas respirer plus haut qu’un renard dans sa tanière. Savez-vous manier le fusil ?

— Grâce au ciel, je n’ai jamais eu occasion de toucher ces instruments meurtriers.

— Vous savez peut-être dessiner, tracer sur du papier le cours des rivières et la situation des montagnes dans le désert, afin que ceux qui suivent l’armée puissent les reconnaître en les voyant ?

— Je ne m’occupe pas de semblables choses.

— Avec de pareilles jambes, un long chemin doit être court pour vous. Je suppose que vous êtes quelquefois chargé de porter les ordres du général ?

— Non ; je ne m’occupe que de ma vocation, qui est de donner des leçons de musique sacrée.

— C’est une singulière vocation ! passer sa vie comme l’oiseau-moqueur[5] à imiter tous les tons hauts ou bas qui peuvent sortir du gosier de l’homme ; eh bien ! l’ami, je suppose que c’est le talent dont vous avez été doué ; je regrette seulement que vous n’en ayez pas reçu un meilleur, comme celui d’être bon tireur, par exemple. Mais voyons, montrez-nous votre savoir-faire dans votre métier, ce sera une manière amicale de nous souhaiter le bonsoir : il est temps que ces dames aillent reprendre des forces pour le voyage de demain, car il faudra partir de grand matin, et avant que les Maquas aient commencé à remuer.

— J’y consens avec grand plaisir, répondit David en ajustant sur son nez ses lunettes montées en fer et tirant de sa poche son cher petit volume. Que peut-il y avoir de plus convenable et de plus consolant, ajouta-t-il en s’adressant à Alice, que de chanter les actions de grâces du soir après une journée où nous avons couru tant de périls ? Ne m’accompagnerez-vous pas ?

Alice sourit ; mais regardant Heyward, elle rougit et hésita.

— Et pourquoi non ? dit le major à demi-voix ; sûrement ce que vient de vous dire celui qui porte le nom du roi-prophète mérite considération dans un pareil moment.

Encouragée par ces paroles, Alice se décida à faire ce que lui demandait David et ce que lui suggéraient en même temps sa piété, son goût pour la musique, et sa propre inclination.

Le livre fut ouvert à un hymne qui était assez bien adapté à la situation dans laquelle se trouvaient les voyageurs, et où le poète traducteur, se bornant à imiter simplement le monarque inspiré d’Israël, avait rendu plus de justice à la poésie brillante du prophète couronné. Cora déclara qu’elle chanterait avec sa sœur, et le cantique sacré commença après que le méthodique David eut préludé avec son instrument, suivant son usage, pour donner le ton.

L’air était lent et solennel. Tantôt il s’élevait aussi haut que pouvait atteindre la voix harmonieuse des deux sœurs, tantôt il baissait tellement que le bruit des eaux semblait former un accompagnement à leur mélodie. Le goût naturel et l’oreille juste de David gouvernaient les sons, et les modifiaient de manière à les adapter au local dans lequel il chantait, et jamais des accents aussi purs n’avaient retenti dans le creux de ces rochers. Les Indiens étaient immobiles, avaient les yeux fixes et écoutaient avec une attention qui semblait les métamorphoser en statues de pierre. Le chasseur, qui avait d’abord appuyé son menton sur sa main avec l’air d’une froide indifférence, sortit bientôt de cet état d’apathie. À mesure que les strophes se succédaient, la raideur de ses traits se relâchait : ses pensées se reportaient au temps de son enfance, où ses oreilles avaient été frappées de semblables sons, quoique produits par des voix bien moins douces, dans les églises des colonies. Ses yeux commencèrent à devenir humides ; avant la fin du cantique, de grosses larmes sortirent d’une source qui paraissait desséchée depuis longtemps, et coulèrent sur des joues qui n’étaient plus accoutumées qu’aux eaux des orages.

Les chanteurs appuyaient sur un de ces tons bas et en quelque sorte mourants que l’oreille saisit avec tant de volupté, quand un cri qui semblait n’avoir rien d’humain ni de terrestre fut apporté par les airs, et pénétra non seulement dans les entrailles de la caverne, mais jusqu’au fond du cœur de ceux qui y étaient réunis. Un silence profond lui succéda, et l’on aurait dit que ce bruit horrible et extraordinaire retenait les eaux suspendues dans leur chute.

— Qu’est-ce que cela ? murmura Alice après quelques instants d’inquiétude terrible.

— Que signifie ce bruit ? demanda Heyward à voix haute. Ni le chasseur ni aucun des Indiens ne lui répondirent. Ils écoutaient comme s’ils se fussent attendus à entendre répéter une seconde fois le même cri ; leur visage exprimait l’étonnement dont ils étaient eux-mêmes saisis. Enfin ils causèrent un moment en langue delaware, et Uncas sortit de la caverne par l’issue opposée à celle par laquelle les voyageurs y étaient entrés. Après son départ, le chasseur répondit en anglais à la question qui avait été faite.

— Ce que c’est ou ce que ce n’est pas, dit-il, voilà ce que personne ici ne saurait dire, quoique Chingachgook et moi nous ayons parcouru les forêts depuis plus de trente ans. Je croyais qu’il n’existait pas un cri d’Indien ou de bête sauvage que mes oreilles n’eussent entendu ; mais je viens de reconnaître que je n’étais qu’un homme plein de présomption et de vanité.

— N’est-ce pas le cri que poussent les guerriers sauvages quand ils veulent épouvanter leurs ennemis ? demanda Cora en ajustant son voile avec un calme que sa sœur ne partageait pas.

— Non, non ! répondit le chasseur ; c’était un cri terrible, épouvantable, qui avait quelque chose de surnaturel ; mais si vous entendez une fois le cri de guerre, vous ne vous y méprendrez jamais. Eh bien ! ajouta-t-il en voyant rentrer le jeune chef, et en lui parlant en son langage, qu’avez-vous vu ? Notre lumière perce-t-elle à travers les couvertures ?

La réponse fut courte, faite dans la même langue, et elle parut décisive. Illustration

— On ne voit rien du dehors, dit Œil-de-Faucon en secouant la tête d’un air mécontent, et la clarté qui règne ici ne peut nous trahir. Passez dans l’autre caverne, vous qui avez besoin de dormir, et tâchez d’y trouver le sommeil, car il faut que nous nous levions avant le soleil, et que nous tâchions d’arriver à Édouard pendant que les Mingos auront encore les yeux fermés.

Cora donna l’exemple à sa sœur en se levant sur-le-champ, et Alice se prépara à l’accompagner. Cependant, avant de sortir, elle pria tout bas le major de les suivre. Uncas leva la couverture pour les laisser passer ; et comme les sœurs se retournaient pour le remercier de cette attention, elles virent le chasseur assis devant les tisons qui s’éteignaient, le front appuyé sur ses deux mains, de manière à prouver qu’il était occupé à réfléchir profondément sur le bruit inexplicable qui avait interrompu si inopinément leurs dévotions du soir.

Heyward prit une branche de sapin embrasée, traversa le passage, entra dans la seconde caverne, et y ayant placé sa torche, de manière qu’elle pût continuer à brûler, il se trouva seul avec ses deux compagnes, pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté les remparts du fort Édouard.

— Ne nous quittez pas, Duncan, dit Alice au major. Il est impossible que nous songions à dormir en un lieu comme celui-ci, quand cet horrible cri retentit encore à nos oreilles.

— Examinons d’abord, répondit Heyward, si vous êtes bien en sûreté dans votre forteresse, et ensuite nous parlerons du reste.

Il s’avança jusqu’au fond de la caverne, et il y trouva une issue comme à la première ; elle était également cachée par une couverture qu’il souleva, et il respira alors l’air pur et frais qui venait de la rivière. Une dérivation de l’onde coulait avec rapidité dans un lit étroit et profond creusé par elle dans le rocher, précisément à ses pieds ; elle refluait sur elle-même, s’agitait avec violence, bouillonnait, écumait, et se précipitait ensuite en forme de cataracte dans un gouffre. Cette défense naturelle lui parut un boulevard qui devait mettre à l’abri de toute crainte.

— La nature a établi de ce côté une barrière impénétrable, leur dit-il en leur faisant remarquer ce spectacle imposant avant de laisser retomber la couverture ; et comme vous savez que vous êtes gardées en avant par de braves et fidèles sentinelles, je ne vois pas pourquoi vous ne suivriez pas le conseil de notre bon hôte. Je suis sûr que Cora conviendra avec moi que le sommeil vous est nécessaire à toutes deux.

— Cora peut reconnaître la sagesse de cet avis sans être en état de le mettre en pratique, répondit la sœur aînée en se plaçant à côté d’Alice sur un amas de branches et de feuilles de sassafras. Quand nous n’aurions pas entendu ce cri épouvantable, assez d’autres causes devraient écarter le sommeil de nos yeux. Demandez-vous à vous-même, Heyward, si des filles peuvent oublier les inquiétudes que doit éprouver un père quand il songe que des enfants qu’il attend passent la nuit il ne sait où, au milieu d’une forêt déserte, et parmi des dangers de toute espèce !

— Votre père est un soldat, Cora ; il sait qu’il est possible de s’égarer dans ces bois, et…

— Mais il est père, Duncan, et la nature ne peut perdre ses droits.

— Que d’indulgence il a toujours eue pour tous mes désirs, pour mes fantaisies, pour mes folies ! dit Alice en s’essuyant les yeux. Nous avons eu tort, ma sœur, de vouloir nous rendre auprès de lui dans un pareil moment !

— J’ai peut-être eu tort d’insister si fortement pour obtenir son consentement ; mais j’ai voulu lui prouver que si d’autres le négligeaient, ses enfants du moins lui restaient fidèles.

— Quand il apprit votre arrivée à Édouard, dit le major, il s’établit dans son cœur une lutte violente entre la crainte et l’amour paternel ; mais ce dernier sentiment, rendu plus vif par une si longue séparation, ne tarda pas à l’emporter. C’est le courage de ma noble Cora qui les conduit, me dit-il, et je ne veux pas tromper son espoir. Plût au ciel que la moitié de sa fermeté animât celui qui est chargé de garder l’honneur de notre souverain !

— Et n’a-t-il point parlé de moi, Heyward ? demanda Alice avec une sorte de jalousie affectueuse. Il est impossible qu’il ait tout à fait oublié celle qu’il appelait sa petite Elsie !

— Cela est impossible, après l’avoir si bien connue, répondit le major. Il a parlé de vous dans les termes les plus tendres, et a dit une foule de choses que je ne me hasarderai pas à répéter, mais dont je sens bien vivement toute la justesse. Il était une fois…

Duncan s’interrompit, car tandis que ses yeux étaient fixés sur Alice, qui le regardait avec tout l’empressement d’une tendresse filiale qui craignait de perdre une seule de ses paroles, le même cri horrible qui les avait déjà effrayés se fit entendre une seconde fois. Quelques minutes se passèrent dans le silence de la consternation, et tous trois se regardaient, attendant avec inquiétude la répétition du même cri. Enfin la couverture qui fermait la première entrée se souleva lentement, et le chasseur parut à la porte avec un front dont la fermeté commençait à s’ébranler devant un mystère qui semblait les menacer d’un danger inconnu, contre lequel son adresse, son courage et son expérience pouvaient échouer.



  1. Relish. Dans le langage vulgaire, l’assaisonnement d’un plat est appelé par les Américains relish, et l’on semble attacher plus d’importance à l’assaisonnement qu’au met principal. Ces termes provinciaux sont souvent placés dans la bouche des acteurs, suivant leur condition. La plupart de ces termes sont d’un usage local, et d’autres sont tout à fait particuliers à la classe d’hommes à laquelle le personnage appartient. Dans le cas présent le chasseur se sert de ce mot sans faire positivement allusion au sel dont la société était abondamment pourvue.
  2. Il y a ici un jeu de mots qu’il faut désespérer de traduire. L’acajou se dit en anglais mahogany : Œil-de-Faucon le prononce my hog-Guinea, ce qui veut dire mon cochon de Guinée, et il ajoute que le sassafras a une odeur bien supérieure à celle du cochon de Guinée et de tous les cochons du monde. C’est un calembour sauvage qui ne ferait peut-être pas fortune à Paris ; mais il est intraduisible.
  3. Les chutes du Glenn sont sur l’Hudson, à environ quarante ou cinquante milles au-dessus de la tête de la marée, c’est-à-dire au lieu où la rivière devient navigable pour des sloops. La description de cette pittoresque et remarquable petite cataracte est suffisamment correcte, quoique l’application de l’eau aux usages de la vie civilisée ait matériellement altéré ses beautés. L’île rocheuse et les deux cavernes sont bien connues des voyageurs, et la première supporte maintenant la pile d’un pont qui est jeté sur la rivière, immédiatement au-dessus de la chute. Pour expliquer le goût d’Œil-de-Faucon, on doit se rappeler que les hommes prisent le plus ce dont ils jouissent le moins. Ainsi, dans un nouveau pays, les bois et autres beautés naturelles, que dans l’ancien monde on conserverait à tout prix, sont détruits simplement dans la vue d’améliorer (improving), comme on dit aujourd’hui.
  4. Le sens des mots indiens se détermine principalement par le ton avec lequel ils sont prononcés.
  5. On connaît l’aptitude de ces oiseaux à imiter la voix et le chant des autres.