Le Dernier des Mohicans/Chapitre III

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 34-43).

CHAPITRE III


Avant que ces champs fussent défrichés et cultivés, nos fleuves remplissaient leur lit jusqu’à leurs bords les plus élevés ; la mélodie des ondes animait les forêts verdoyantes et sans limites, les torrents bondissaient, les ruisseaux s’égaraient, et les sources jaillissaient sous l’ombrage.
Bruyant, poëte américain.


Laissant le trop confiant Heyward et ses deux jeunes compagnes s’enfoncer plus avant dans le sein d’une forêt qui recelait de si perfides habitants, nous profiterons du privilège accordé aux auteurs, et nous placerons maintenant le lieu de la scène à quelques milles à l’ouest de l’endroit où nous les avons laissés.

Dans le cours de cette journée, deux hommes s’étaient arrêtés sur les bords d’une rivière peu large, mais, très rapide, à une heure de distance du camp de Webb. Ils avaient l’air d’attendre l’arrivée d’un tiers, ou l’annonce de quelque mouvement imprévu. La voûte immense de la forêt s’étendait jusque sur la rivière, en couvrait les eaux, et donnait une teinte sombre à leur surface. Enfin les rayons du soleil commencèrent à perdre de leur force, et la chaleur excessive du jour se modéra à mesure que les vapeurs sortant des fontaines, des lacs et des rivières, s’élevaient comme un rideau dans l’atmosphère. Le profond silence qui accompagne les chaleurs de juillet dans les solitudes de l’Amérique régnait dans ce lieu écarté, et n’était interrompu que par la voix basse des deux individus dont nous venons de parler, et par le bruit sourd que faisait le pivert en frappant les arbres de son bec, le cri discordant du geai, et le son éloigné d’une chute d’eau.

Ces faibles sons étaient trop familiers à l’oreille des deux interlocuteurs pour détourner leur attention d’un entretien qui les intéressait davantage. L’un d’eux avait la peau rouge et les accoutrements bizarres d’un naturel des bois ; l’autre, quoique équipé d’une manière grossière et presque sauvage, annonçait par son teint, quelque brûlé qu’il fût par le soleil, qu’il avait droit de réclamer une origine européenne.

Le premier était assis sur une vieille souche couverte de mousse, dans une attitude qui lui permettait d’ajouter à l’effet de son langage expressif par les gestes calmes mais éloquents d’un Indien qui discute. Son corps presque nu présentait un effrayant emblème de mort, tracé en blanc et en noir. Sa tête rasée de très près n’offrait d’autres cheveux que cette touffe[1] que l’esprit chevaleresque des Indiens conserve sur le sommet de la tête, comme pour narguer l’ennemi qui voudrait le scalper[2], et n’avait pour tout ornement qu’une grande plume d’aigle, dont l’extrémité lui tombait sur l’épaule gauche ; un tomahawk et un couteau à scalper de fabrique anglaise étaient passés dans sa ceinture, et un fusil de munition, de l’espèce de ceux dont la politique des blancs armait les sauvages leurs alliés, était posé en travers sur ses genoux. Sa large poitrine, ses membres bien formés et son air grave faisaient reconnaître un guerrier parvenu à l’âge mûr ; mais nul symptôme de vieillesse ne paraissait encore avoir diminué sa vigueur.

Le corps du blanc, à en juger par les parties que ses vêtements laissaient à découvert, paraissait être celui d’un homme qui depuis sa plus tendre jeunesse avait mené une vie dure et pénible. Il approchait plus de la maigreur que de l’embonpoint ; mais tous ses muscles semblaient endurcis par l’habitude des fatigues et de l’intempérie des saisons. Il portait un vêtement de chasse vert, bordé de jaune[3], et un bonnet de peau dont la fourrure était usée. Il avait aussi un couteau passé dans une ceinture semblable à celle qui serrait les vêtements plus rares de l’Indien ; mais point de tomahawk. Ses mocassins[4] étaient ornés à la manière des naturels du pays, et ses jambes étaient couvertes de vertes de guêtres de peau lacées sur les côtés, et attachées au-dessus du genou avec un nerf de daim. Une gibecière et une poudrière complétaient son accoutrement ; et un fusil à long canon[5], arme que les industrieux Européens avaient appris aux sauvages à regarder comme la plus meurtrière, était appuyé contre un tronc d’arbre voisin. L’œil de ce chasseur, ou de ce batteur d’estrade, ou quel qu’il fût, était petit, vif, ardent et toujours en mouvement, roulant sans cesse de côté et d’autre pendant qu’il parlait, comme s’il eût guetté quelque gibier ou craint l’approche de quelque ennemi. Malgré ces symptômes de méfiance, sa physionomie n’était pas celle d’un homme habitué au crime ; elle avait même, au moment dont nous parlons, l’expression d’une brusque honnêteté.

— Vos traditions même se prononcent en ma faveur, Chingachgook, dit-il en se servant de la langue qui était commune à toutes les peuplades qui habitaient autrefois entre l’Hudson et le Potomac, et dont nous donnerons une traduction libre en faveur de nos lecteurs, tout en tâchant d’y conserver ce qui peut servir à caractériser l’individu et son langage. Vos pères vinrent du couchant, traversèrent la grande rivière, combattirent les habitants du pays, et s’emparèrent de leurs terres ; les miens vinrent du côté où le firmament se pare le matin de brillantes couleurs, après avoir traversé le grand lac d’eau salée[6], et ils se mirent en besogne en suivant à peu près l’exemple que les vôtres avaient donné. Que Dieu soit donc juge entre nous, et que les amis ne se querellent pas à ce sujet !

— Mes pères ont combattu l’homme rouge à armes égales, répondit l’Indien avec fierté. N’y a-t-il donc pas de différence, Œil-de-Faucon, entre la flèche armée de pierre de nos guerriers et la balle de plomb avec laquelle vous tuez ?

— Il y a de la raison dans un Indien, quoique la nature lui ait donné une peau rouge, dit le blanc en secouant la tête en homme qui sentait la justesse de cette observation.

Il parut un moment convaincu qu’il ne défendait pas la meilleure cause ; mais enfin, rassemblant ses forces intellectuelles, il répondit à l’objection de son antagoniste aussi bien que le permettaient ses connaissances bornées.

— Je ne suis pas savant, ajouta-t-il, et je ne rougis pas de l’avouer ; mais, en jugeant d’après ce que j’ai vu faire à vos compatriotes en chassant le daim et l’écureuil, je suis porté à croire qu’un fusil aurait été moins dangereux entre les mains de leurs grands-pères qu’un arc et une flèche armée d’une pierre bien affilée, quand elle est décochée par un Indien.

— Vous contez l’histoire comme vos pères vous l’ont apprise, répliqua Chingachgook en faisant un geste dédaigneux de la main. Mais que racontent vos vieillards ? Disent-ils à leurs jeunes guerriers que lorsque les Visages-Pâles ont combattu les Hommes-Rouges, ils avaient le corps peint pour la guerre, et qu’ils étaient armés de haches de pierre et de fusils de bois ?

— Je n’ai pas de préjugés, et je ne suis pas homme à me vanter de mes avantages naturels, quoique mon plus grand ennemi, et c’est un Iroquois, n’osât nier que je suis un véritable blanc, répondit le batteur d’estrade en jetant un regard de satisfaction secrète sur ses mains brûlées par le soleil. Je veux bien convenir que les hommes de ma couleur ont quelques coutumes que, comme honnête homme, je ne saurais approuver. Par exemple, ils sont dans l’usage d’écrire dans des livres ce qu’ils ont fait et ce qu’ils ont vu, au lieu de le raconter dans leurs villages, où l’on pourrait donner un démenti en face à un lâche fanfaron, et où le brave peut prendre ses camarades à témoin de la vérité de ses paroles. En conséquence de cette mauvaise coutume, un homme qui a trop de conscience pour mal employer son temps, au milieu des femmes, à apprendre à déchiffrer les marques noires mises sur du papier blanc, peut n’entendre parler jamais des exploits de ses pères, ce qui l’encouragerait à les imiter et à les surpasser. Quant à moi, je suis convaincu que tous les Bumppos étaient bons tireurs, car j’ai une dextérité naturelle pour le fusil, et elle doit m’avoir été transmise de génération en génération, comme les saints commandements nous disent que nous sont transmises toutes nos qualités bonnes ou mauvaises, quoique je ne voulusse avoir à répondre pour personne en pareille matière. Au surplus, toute histoire a ses deux faces : ainsi je vous demande, Chingachgook, ce qui se passa quand nos pères se rencontrèrent pour la première fois.

Un silence d’une minute suivit cette question, et l’Indien, s’étant recueilli pour s’armer de toute sa dignité, commença son court récit avec un ton solennel qui servait à en rehausser l’apparence de vérité.

— Écoutez-moi, Œil-de-Faucon, dit-il, et vos oreilles ne recevront pas de mensonges. Je vous dirai ce que m’ont dit mes pères, et ce qu’ont fait les Mohicans. Il hésita un instant, puis, jetant sur son compagnon un regard circonspect, il continua d’un ton qui tenait le milieu entre l’interrogation et l’affirmation : — L’eau du fleuve qui coule sous nos pieds ne devient-elle pas salée à certaines époques, et le courant n’en remonte-t-il pas alors vers sa source ?

— On ne peut nier que vos traditions ne vous rapportent la vérité à cet égard, car j’ai vu de mes propres yeux ce que vous me dites, quoiqu’il soit difficile d’expliquer pourquoi l’eau qui est d’abord si douce se charge ensuite de tant d’amertume.

— Et le courant ? demanda l’Indien, qui attendait la réponse avec tout l’intérêt d’un homme qui désire entendre la confirmation d’une merveille qu’il est forcé de croire, quoiqu’il ne la conçoive pas ; les pères de Chingachgook n’ont pas menti.

— La sainte Bible n’est pas plus vraie, répondit le chasseur, et il n’y a rien de plus véritable dans toute la nature : c’est ce que les blancs appellent la marée montante ou le contre-courant, et c’est une chose qui est assez claire et facile à expliquer. L’eau de la mer entre pendant six heures dans la rivière, et en sort pendant six heures, et voici pourquoi : quand l’eau de la mer est plus haute que celle de la rivière, elle y entre jusqu’à ce que la rivière devienne plus haute à son tour, et alors elle en sort.

— L’eau des rivières qui sortent de nos bois et qui se rendent dans le grand lac coule toujours de haut en bas jusqu’à ce qu’elles deviennent comme ma main, reprit l’Indien en étendant le bras horizontalement, et alors elle ne coule plus.

— C’est ce qu’un honnête homme ne peut nier, dit le blanc, un peu piqué du faible degré de confiance que l’Indien semblait accorder à l’explication qu’il venait de lui donner du mystère du flux et du reflux ; et je conviens que ce que vous dites est vrai sur une petite échelle et quand le terrain est de niveau. Mais tout dépend de l’échelle sur laquelle vous mesurez les choses : sur la petite échelle la terre est de niveau, mais, sur la grande, elle est ronde. De cette manière, l’eau peut être stagnante dans les grands lacs d’eau douce, comme vous et moi nous le savons, puisque nous l’avons vu ; mais quand vous venez à répandre l’eau sur un grand espace comme la mer, où la terre est ronde, comment croire raisonnablement que l’eau puisse rester en repos ? Autant vaudrait vous imaginer qu’elle resterait tranquille derrière les rochers noirs qui sont à un mille de nous, quoique vos propres oreilles vous apprennent en ce moment qu’elle se précipite par-dessus.

Si les raisonnements philosophiques du blanc ne semblaient pas satisfaisants à l’Indien, celui-ci avait trop de dignité pour faire parade de son incrédulité ; il eut l’air de l’écouter en homme qui était convaincu, et il reprit son récit avec le même ton de solennité.

— Nous arrivâmes de l’endroit où le soleil se cache pendant la nuit, en traversant les grandes plaines qui nourrissent les buffles sur les bords de la grande rivière ; nous combattîmes les Alligewis, et la terre fut rougie de leur sang. Depuis les bords de la grande rivière jusqu’aux rivages du grand lac d’eau salée, nous ne rencontrâmes plus personne. Les Maquas nous suivaient à quelque distance. Nous dîmes que le pays nous appartiendrait depuis l’endroit où l’eau ne remonte plus dans ce fleuve jusqu’à une rivière située à vingt journées de distance du côté de l’été. Nous conservâmes en hommes le terrain que nous avions conquis en guerriers. Nous repoussâmes les Maquas au fond des bois avec les ours : ils ne goûtèrent le sel que du bout des lèvres ; ils ne pêchèrent pas dans le grand lac d’eau salée, et nous leur jetâmes les arêtes de nos poissons.

— J’ai entendu raconter tout cela, et je le crois, dit le chasseur, voyant que l’Indien faisait une pause ; mais ce fut longtemps avant que les Anglais arrivassent dans ce pays.

— Un pin croissait alors où vous voyez ce châtaignier. Les premiers Visages-Pâles qui vinrent parmi nous ne parlaient pas anglais ; ils arrivèrent dans un grand canot, quand mes pères eurent enterré le tomahawk[7] au milieu des hommes rouges. Alors, Œil-de-Faucon, — et la voix de l’Indien ne trahit la vive émotion qu’il éprouvait en ce moment qu’en descendant à ce ton bas et guttural qui rendait presque harmonieuse la langue de ce peuple, — alors, Œil-de-Faucon, nous ne faisions qu’un peuple, et nous étions heureux. Nous avions des femmes qui nous donnaient des enfants ; le lac salé nous fournissait du poisson ; les bois, des daims ; l’air, des oiseaux ; nous adorions le Grand-Esprit, et nous tenions les Maquas à une telle distance de nous, qu’ils ne pouvaient entendre nos chants de triomphe.

— Et savez-vous ce qu’était alors votre famille ? Mais vous êtes un homme juste, pour un Indien, et comme je suppose que vous avez hérité de leurs qualités, vos pères doivent avoir été de braves guerriers, des hommes sages ayant place autour du feu du grand conseil.

— Ma peuplade est la mère des nations ; mais mon sang coule dans mes veines sans mélange. Les Hollandais débarquèrent et présentèrent à mes pères l’eau de feu[8]. Ils en burent jusqu’à ce que le ciel parût se confondre avec la terre, et ils crurent follement avoir trouvé le Grand-Esprit. Ce fut alors qu’ils perdirent leurs possessions ; ils furent repoussés loin du rivage pied par pied, et moi qui suis un chef et un Sagamore, je n’ai jamais vu briller le soleil qu’à travers les branches des arbres, et je n’ai jamais visité les tombeaux de mes pères.

— Les tombeaux inspirent des pensées graves et solennelles, dit le blanc, touché de l’air calme et résigné de son compagnon ; leur aspect fortifie souvent un homme dans ses bonnes intentions. Quant à moi, je m’attends à laisser mes membres pourrir sans sépulture dans les bois, à moins qu’ils ne servent de pâture aux loups. Mais où se trouve maintenant votre peuplade qui alla rejoindre ses parents dans le Delaware il y a tant d’années ?

— Où sont les fleurs de tous les étés qui se sont succédé depuis ce temps ? Elles se sont fanées, elles sont tombées les unes après les autres. Il en est de même de ma famille, de ma peuplade ; tous sont partis tour à tour pour la terre des esprits. Je suis sur le sommet de la montagne, il faut que je descende dans la vallée, et quand Uncas m’y aura suivi, il n’existera plus une goutte du sang des Sagamores, car mon fils est le dernier des Mohicans.

— Uncas est ici, dit une autre voix à peu de distance, avec le même ton doux et guttural ; que voulez-vous à Uncas ?

Le chasseur tira son couteau de sa gaine de cuir, et fit un mouvement involontaire de l’autre main pour saisir son fusil ; mais l’Indien ne parut nullement ému de cette interruption inattendue, et ne détourna pas même la tête pour voir qui parlait ainsi.

Presque au même instant un jeune guerrier passa sans bruit entre eux d’un pas léger, et alla s’asseoir sur le bord du fleuve. Le père ne fit aucune exclamation de surprise, et tous restèrent en silence pendant quelques minutes, chacun paraissant attendre l’instant où il pourrait parler sans montrer la curiosité d’une femme ou l’impatience d’un enfant. L’homme blanc sembla vouloir se conformer à leurs usages, et, remettant son couteau dans sa gaine, il observa la même réserve.

Enfin Chingachgook levant lentement les yeux vers son fils : — Eh bien ! lui demanda-t-il, les Maquas osent-ils laisser dans ces bois l’empreinte de leurs mocassins ?

— J’ai été sur leurs traces, répondit le jeune Indien, et je sais qu’ils y sont en nombre égal aux doigts de mes deux mains ; mais ils se cachent en poltrons.

— Les brigands cherchent à scalper ou à piller, dit l’homme blanc, à qui nous laisserons le nom d’Œil-de-Faucon que lui donnaient ses compagnons. — L’actif Français Montcalm enverra ses espions jusque dans notre camp, plutôt que d’ignorer la route que nous avons voulu suivre.

— Il suffit, dit le père en jetant les yeux vers le soleil qui s’abaissait vers l’horizon ; ils seront chassés comme des daims de leur retraite. Œil-de-Faucon, mangeons ce soir, et faisons voir demain aux Maquas que nous sommes des hommes.

— Je suis aussi disposé à l’un qu’à l’autre, répondit le chasseur ; mais pour attaquer ces lâches Iroquois, il faut les trouver ; et pour manger, il faut avoir du gibier. — Ah ! parlez du diable et vous verrez ses cornes. Je vois remuer dans les broussailles, au pied de cette montagne, la plus belle paire de bois que j’aie aperçue de toute cette saison. Maintenant, Uncas, ajouta-t-il en baissant la voix en homme qui avait appris la nécessité de cette précaution, je gage trois charges de poudre contre un pied de wampum[9], que je vais frapper l’animal entre les deux yeux, et plus près de l’œil droit que du gauche.

— Impossible, s’écria le jeune Indien en se levant avec toute la vivacité de la jeunesse ; on n’aperçoit que le bout de ses cornes.

— C’est un enfant, dit le blanc en secouant la tête et en s’adressant au père ; croit-il que quand un chasseur voit quelque partie du corps d’un daim, il ne connaisse pas la position du reste ?

Il prit son fusil, l’appuya contre son épaule, et il se préparait à donner une preuve de l’adresse dont il se vantait, quand le guerrier rabattit son arme avec la main.

— Œil-de-Faucon, lui dit-il, avez-vous envie de combattre les Maquas ?

— Ces Indiens connaissent la nature des bois comme par instinct, dit le chasseur en appuyant par terre la crosse de son fusil, en homme convaincu de son erreur ; et se tournant vers le jeune homme : — Uncas, lui dit-il, il faut que j’abandonne ce daim à votre flèche, sans quoi nous pourrions le tuer pour ces coquins d’Iroquois.

Le père fit un geste d’approbation, et son fils, se voyant ainsi autorisé, se jeta ventre à terre, et s’avança vers l’animal en rampant et avec précaution. Lorsqu’il fut à distance convenable du buisson, il arma son arc d’une flèche avec le plus grand soin, tandis que les bois du daim s’élevaient davantage, comme s’il eût senti l’approche d’un ennemi. Un instant après on entendit le son de la corde tendue ; une ligne blanche sillonna l’air et pénétra dans les broussailles, d’où le daim sortit en bondissant. Uncas évita adroitement l’attaque de son ennemi rendu furieux par sa blessure, lui plongea son couteau dans la gorge tandis qu’il passait près de lui, et l’animal, faisant un bond terrible, tomba dans la rivière dont les eaux se teignirent de son sang.

— Voilà qui est fait avec l’adresse d’un Indien, dit le chasseur avec un air de satisfaction, et cela méritait d’être vu. Il paraît pourtant qu’une flèche a besoin d’un couteau pour finir la besogne.

— Chut ! s’écria Chingachgook, se tournant vers lui avec la vivacité d’un chien de chasse qui sent la piste du gibier.

— Quoi ! il y en a donc une troupe ! dit le chasseur, dont les yeux commençaient à briller de toute l’ardeur de sa profession habituelle. S’ils viennent à portée d’une balle, il faut que j’en abatte un, quand même les Six Nations devraient entendre le coup de fusil. — Entendez-vous quelque chose, Chingachgook ? Quant à moi, les bois sont muets pour mes oreilles.

— Il n’y avait qu’un seul daim, et il est mort, répondit l’Indien en se baissant tellement que son oreille touchait presque la terre ; mais j’entends marcher.

— Les loups ont peut-être fait fuir les daims dans les bois, et les poursuivent dans les broussailles.

— Non, non, dit l’Indien en se relevant avec un air de dignité, et en se rasseyant sur la souche avec son calme ordinaire ; ce sont des chevaux d’hommes blancs que j’entends. Ce sont vos frères, Œil-de-Faucon ; vous leur parlerez.

— Sans doute je leur parlerai, et dans un anglais auquel le roi ne serait pas honteux de répondre. Mais je ne vois rien approcher, et je n’entends aucun bruit ni d’hommes ni de chevaux. Il est bien étrange qu’un Indien reconnaisse l’approche d’un blanc plus aisément qu’un homme qui, comme ses ennemis mêmes en conviendront, n’a aucun mélange dans son sang, quoiqu’il ait vécu assez longtemps avec les Peaux-Rouges pour en être soupçonné. — Ah ! j’ai entendu craquer une branche sèche. — Maintenant j’entends remuer les broussailles. — Oui, oui ; je prenais ce bruit pour celui de la chute d’eau. — Mais les voici qui arrivent. — Dieu les garde des Iroquois !



  1. Les guerriers de l’Amérique du Nord se rasaient les cheveux et ne conservaient qu’une petite touffe sur le sommet de la tête, afin que leurs ennemis pussent s’en servir en arrachant le scalp au moment de leur chute. Le scalp était le seul trophée admissible de la victoire ; aussi il était plus important d’obtenir le scalp d’un guerrier que de le tuer. Quelques tribus attachaient une grande importance à l’honneur de frapper un corps mort. Ces pratiques ont presque entièrement disparu parmi les Indiens des États de l’Atlantique.
  2. Le lecteur doit excuser l’introduction du mot scalper. Il se présentera trop souvent pour y suppléer par une périphrase.
  3. Hunting-shirt, espèce de blouse de chasse. C’est un vêtement pittoresque, court et orné de franges et de glands. Les couleurs ont la prétention d’imiter les nuances du feuillage, afin de cacher le chasseur aux yeux de sa proie. Plusieurs corps des milices américaines ont été habillés ainsi, et cet uniforme est un des plus remarquables des temps modernes. La blouse de chasse est souvent blanche.
  4. Ou mocassine, espèce de chaussure.
  5. Le fusil de l’armée est toujours court, celui du chasseur est long.
  6. Mississipi. Le chasseur fait allusion à une tradition qui est très populaire parmi les États de l’Atlantique ; on déduit de cette circonstance une nouvelle preuve de leur origine asiatique, quoiqu’une grande incertitude règne dans l’histoire des Indiens.
  7. Les Indiens enterraient un tomahawk pour exprimer que la guerre était finie.
  8. L’eau-de-vie.
  9. Le wampum est la monnaie des sauvages de l’Amérique septentrionale : ils composent le wampum avec des coquillages d’une certaine espèce qu’ils unissent en forme de chapelets, de ceintures, etc. ; cette monnaie se mesure au lieu de se compter. Des présents de wampum précèdent tous les traités de paix et d’amitié.