Le Dernier Jour du monastère d’Hautecombe/4


Les Oiseaux.


Mon Dieu, que vos oiseaux sont doux à contempler !
Votre voix sous le ciel voulut les appeler
Pour que le regard vît ce qu’entendait l’oreille,
Peinture et mélodie à nulle autre pareille.

Est-il œuvre qu’on aime autant que leur duvet ?
Œuvre ayant la douceur que leur plume revêt ?
Leur aile suspendue au lys qu’elle décore
Sur les muettes fleurs pose une fleur sonore,
Qui vole dans les airs, du grand arbre au buisson,
Rase le front de l’homme, effleure la moisson.
Telle du firmament part l’étoile inconstante,
Tombant pour remonter à l’éternelle tente.

Un grain fait leur festin, et ce grain vient de vous.
De ceux d’un même nid vous faites des époux,
Qui peuplent de leurs fils le lit vert des prairies,
Les sillons réjouis de leurs moissons mûries,
L’aigrette du peuplier flottant dans les airs,
La mousse des sentiers et les rochers déserts,
Tout, jusqu’au bord des toits, aimé de l’hirondelle,
Errante, mais pourtant à son berceau fidèle :
Famille aérienne, hymens mélodieux,
Qu’éparpillait sur nous la main qui fit les cieux,
Qui leur donne à chacun ce qu’il faut pour pâture,
Et se fait par leurs voix chanter à la nature.

Autre que vous, Seigneur, sait-il tous vos oiseaux ?
Peut-il de leurs palais compter tous les réseaux ?
Dire à ces nouveau-nés de voler sur leur aile,
De naviguer en l’air avec leur voile frêle ?

Vous seul avez versé l’onde au bord du sentier,
Sous les touffes d’érable, et les fleurs d’églantier,
Sous les bras du vieux tronc couronné d’ombre immense,
Fréquenté de l’oiseau dès que l’été commence ;
Là, penché vers la source, il boit sa goutte d’eau,
Et de son aile ouverte humecte le rideau.

Mais l’aigle n’y vient pas ; au creux de son repaire,
Il boit le sang qui sort des chairs de la vipère,
Fait sentir à l’aiglon leur sympathique odeur
Et respirer du sang l’héréditaire ardeur.
De l’angle du rocher contemplant son empire,
Il demande au soleil le regard qui l’inspire. :
Dans ce miroir de feu sa prunelle se plaît ;
La foudre est sa lumière et le sang est son lait ;
Comme une voile il tend l’aile sur l’ongle avide,
Plonge, et des champs de l’air bat le sonore vide,
Enlève comme un trait sa victime au vallon,
Lutte avec l’ouragan,joue avec l’aquilon.
Mais le petit oiseau fait son nid sur la terré,
Et se cache aussitôt que la foudre l’atterre :
Dans le divin palais par lui-même arrondi,
Tissé d’un fin duvet sous sa plume attiédi,
Balancé par le vent sur les fleurs d’aubépine,
De l’enfant seul il craint la folâtre rapine.

Le sort m’a vite pris ces jours si loin de moi
Où dans un nid d’oiseau ma main mettait l’émoi

Où ma mère en priant m’enseignait à bien faire,
Et de me voir grandir faisait sa seule affaire.
Ils ne sont plus ces jours où, trésor du foyer,
Je voyais sous le vent les grands arbres ployer,
Et flotter à leur bout la nouvelle couvée
Que pour charmer mes yeux ma mère avait trouvée ;
Mon cœur flottait comme elle et suivait le roulis
De la vague des airs courbant tout le taillis.
Pour apaiser un peu ces terreurs de mon âge,
On me disait alors que bercé par l’orage
Chaque oiseau doucement dans sa couche dormait
Sous l’aile du Seigneur qui sur lui se fermait ;
Que jamais vent n’avait, jetant l’œuf sur la pierre,
De ses tièdes débris attristé la poussière ;
Que l’oiseau reviendrait voler jusqu’à mes pieds,
Convive des pigeons par mon œil épiés,
Et prendrait dans la cour la part que Dieu lui donne :
Car au gré du Seigneur tout oiseau s’abandonne.

Vous, qui de jours pareils avez le souvenir,
Ces beaux jours, n’est-ce pas, ne devraient pas finir ?
Éclore chaque jour au souffle des caresses,
Éveillé par la main qui joue avec vos tresses,
Être au bras de l’amour, dès l’aurore emporté,
Sentir chaque désir par un baiser compté,
Ne rencontrer que joie aux regards qu’on rencontre,
C’est le lot de l’enfant sous le ciel qu’on lui montre !

Jouant avec l’oiseau, plus folâtre que lui,
S’il joue avec le mal, il pleure… tout a fui !…

A vos douceurs, mon Dieu, vous mettez vite un terme ;
Ainsi l’oiseau qui chante, évadé de son germe,
Dans les lacs du chasseur finit avec ses chants,
En ces mêmes sillons, au bord des mêmes champs,
Où le soc oublia cette plante épargnée
Qui réservait pour lui sa graine dédaignée.
L’âge que vous aimez, c’est, l’enfance pourtant,
Et nul autre à vos yeux n’est pur qu’en l’imitant.
Oh ! soyez donc béni par ces voix consolantes,
Et, plus haut, dans les airs, par ces tribus volantes
Qui s’en vont d’arbre en arbre, en tourbillons joyeux,
Gazouiller votre nom que savent tous les cieux !
Le rameau couronné de leur troupe d’automne
Forme un concert vivant que chacun d’eux entonne,
Volant de l’arbre au champ, par le grain convié ;
Et, comme un tissu d’or en tombant déplié,
L’aile qui se dévoile à chaque instant reflète
Ces couleurs que toucha la céleste palette !

Quand les frimas viendront sur les pas des hivers
Dérober leurs sillons à ces hôtes divers,
Et que le givre aura, de ses flèches d’albâtre,
Armé contre eux les bois qu’ils avaient pour théâtre,
Exilés de ces lieux que le ciel leur reprend,
Qui surent les secrets de leurs amours dernières,

De l’onde encor liquide ils suivront le courant,
Des chars, parmi la neige, attendront les ornières,
Et le pied du passant qui les voit moins peureux
Épier le brin noir, où le pied fait son creux.
L’enfant verra l’oiseau venir jusqu’à la porte
Lui demander muet ce que le vent emporte,
Et sous son toit de chaume, adopté pour abri,
Passer la huit meilleure au lieu qui l’a nourri.

Scènes des premiers ans, douce part de l’enfance,
L’homme mûr vous sourit sous le poids ; qui l’offense.
Montant, le jour entier, un chemin escarpé,
Il retombe, le soir ; de maux enveloppé.
Par de folles douleurs son âme profanée
Dans chaque heure qui fuit prend le poids d’une année,
Et lutteur généreux de l’éternel combat,
Il attend pour finir le grand coup qui l’abat.
S’il se lève un vent doux qui passe et le soulage,
Ce vent n’est pas si doux que celui d’un autre âge,
Lorsqu’au champ paternel il n’enviait qu’oiseaux,
Captivés par l’appât ou pris dans ses réseaux.

Oh ! bénis soient ces lieux que la vertu décore,
Où mes yeux voient grandir l’enfant qui joue encore,
L’enfant qu’on aime à voir avant de le nommer,
L’enfant dont un regard est plus fait pour charmer
Que tous ces noms altiers proclamés dans l’arène,
Pour être d’un parti l’idole souveraine !

Heureux qui suit l’enfant dans le chemin qu’il suit,
Dont le cœur par la bouche en parlant se produit.
Et qui, se défiant de l’humaine sagesse,
De Dieu brigue sans fin l’onctueuse largesse !
Il n’a pas à compter, au déclin de ses ans,
D’autres jours devenus dès souvenirs pesans,
Et son couchant n’est pas, battu par les orages,
Un naufrage de plus s’ajoutant aux naufrages.
De sa fenêtre où croît le cep qui la finit,
De quelque oiseau du ciel il peut toucher le nid,
Voir le soleil lever sur sa cour qui fourmille
D’hôtes volant plus bas, discordante famille,
Attirés dès l’aurore au seuil qui les nourrit,
Au seuil qui tant de fois à leur foule s’ouvrit,
Où les petits enfants viennent pour les surprendre,
Et leur tendent des mains qui ne peuvent les prendre :
Ces plaisirs sont sans fiel, et d’autres, si vantés,
Parmi les maux réels ont lieu d’être comptés.